Article body

« L’accord signifie la coïncidence des comportements actuels et une prévision sur les comportements à venir, dans le but de surmonter des contradictions présentes et d’éviter certains types de contradictions futures »

Charles Chaumont[1]

Peut-on envisager, d’un strict point de vue de la théorie du droit, l’idée d’un Traité germano-douala? Cette question n’a pas encore été tranchée par les publicistes camerounais. Elle n’a même jamais fait l’objet d’un traitement spécifique. En effet, les problématiques liées au Traité germano-douala n’ont jusqu’ici été envisagées que par les historiens. Ainsi, l’année 1884 est présentée comme le repère de l’histoire des institutions et faits sociaux du Cameroun[2]. L’ancien doyen de l’Université de Dschang, Roger-Gabriel Nlep, l’a convoquée en 1996 pour situer la question autochtone[3] au sein des régions camerounaises[4] dans le contexte du constitutionnalisme libéral[5]. Est autochtone, explique l’auteur, « au plan de la réalité historique, sociologique, géographique, celui qui était quelque part en 1884. Il est autochtone à cet endroit. Même si ses arrière-grands-parents ont vendu les terrains, même s’ils ont aliéné les terres [sic] tout ce qui a été donné à Douala aux européens, tout ce qui a été arraché à Njombé, à Edéa, à Bafoussam, au Nord, cela ne veut pas dire que cela n’a pas été donné ou arraché à quelqu’un[6] ».

Le Traité germano-douala (ci-après « le Traité de 1884 ») a été signé le 12 juillet 1884 entre deux firmes commerciales allemandes et les rois Ndumbé Lobè Bell et Akwa Dika Mpondo de la côte camerounaise. On peut y lire :

Nous soussignés, rois et chefs du territoire nommé Cameroun, situé le long du fleuve Cameroun, entre les fleuves Bimbia au nord et Kwakwa au sud, et jusqu’au 4° 10’, degré de longitude nord, avons aujourd’hui au cours d’une assemblée tenue en la factorerie allemande sur le rivage du roi Akwa, volontairement décidé que : Nous abandonnons totalement aujourd’hui nos droits concernant la souveraineté, la législation et l’administration de notre territoire à MM. Edouard Schmidt, agissant pour le compte de la firme C. Woermann, et Johannes Voss, agissant pour le compte de la firme Jantzen et Thormählen, tous deux à Hambourg, et commerçant depuis des années dans ces fleuves. Nous avons transféré nos droits de souveraineté, de législation et d’administration de notre territoire aux firmes sus-mentionnés avec les réserves suivantes : 1. Le territoire ne peut être cédé à une tierce personne. 2. Tous les traités d’amitié et de commerce qui ont été conclus avec d’autres Gouvernements étrangers doivent rester pleinement valables. 3. Les terrains cultivés par nous, et les emplacements sur lesquels se trouvent des villages, doivent rester la propriété des possesseurs actuels et de leurs descendants. 4. Les péages [impôt versé par les commerçants aux monarques locaux pour l’exploitation des terres] doivent être payés annuellement, comme par le passé, aux rois et aux chefs. 5. Pendant les premiers temps de l’établissement d’une administration ici, nos coutumes locales et nos usages doivent être respectés[7].

Plusieurs autres conventions, rapprochant les monarques de cette contrée et les Européens, ont été passées avant cette date. On citera entre autres : le contrat anglo-douala du 10 juin 1840, le traité anglo-douala du 7 mai 1841 et le traité anglo-douala du 29 avril 1852, tous relatifs à la cessation de la vente et du transfert des esclaves; l’Accord anglo-douala[8] du 13 décembre 1861 abolissant la pratique du meurtre par représailles, ou encore l’Accord Akwa-Woermann du 30 janvier 1883 relatif à la protection des biens et agents de la firme Woermann sur le rivage de la ville d’Akwa[9]. Mais contrairement aux conventions sus-énumérées, le Traité de 1884 situe nettement la rupture de l’ordre primitif et le début de l’aventure du droit moderne au Cameroun[10].

En effet, l’année 1884 marque le début de la Conférence internationale de Berlin (1884-1885) qui aurait tracé les frontières du pays[11] et établi, selon François de Vitoria, « l’indépendance des peuplades barbares et […] leur souveraineté rudimentaire[12] ». Il y suivra une longue péripétie qui aboutit à un ordre juridique autonome[13]. L’histoire est assez importante ; elle pourrait nourrir des volumes entiers. On en retient nécessairement qu’à l’issue de cette dite conférence, et au rebours de l’idée d’une souveraineté et d’une indépendance (rudimentaires), le Cameroun devient un pupille de l’Allemagne, au gré du régime international du Protectorat[14]. En 1919, à la Conférence de paix de Versailles, il est placé, au même titre que les autres possessions[15] de l’Allemagne, défaite à la Première Guerre mondiale, sous administration internationale et confié à l’Angleterre et à la France, suivant la division territoriale réalisée sous le régime transitoire du condominium franco-britannique (1914-1916)[16].

Le territoire administré par la France accède à la souveraineté internationale au soir du 1er janvier 1960. Il devient la République du Cameroun. Le 1er septembre 1961, au terme d’un plébiscite organisé par l’ONU les 11 et 12 février de la même année, la partie administrée par la Grande Bretagne se rattache à cette République pour former l’ensemble camerounais. Le Cameroun naît donc de quatre étapes : le Traité de 1884, la possession allemande, la dépossession de l’Allemagne et l’administration internationale. On dira que le développement de l’ordre constitutionnel camerounais est postérieur à 1960, année de son accession à l’indépendance[17], et que sa souveraineté a été déterminée par le droit international public (DIP).

Dans cette perspective, le Traité de 1884 sert de pendant au DIP. Il s’aligne sur les variations sémantiques du droit des gens (jus intra gentes[18] et jus inter gentes[19]) en passant par le droit international classique jusqu’au droit moderne formalisé au sortir de la guerre de trente ans (1648)[20]. On pourrait en raccourcir l’étude à partir d’un double contexte contradictoire dont l’importance se mesure dans les mécanismes d’édification du droit au Cameroun : la colonisation et la décolonisation qui ont immédiatement précédé l’autonomie constitutionnelle de ce qu’on pourrait qualifier, dans la logique de l’ordre westphalien, d’entité non civilisée[21]. En cela, le Traité de 1884 s’intercale entre les logiques du droit intemporel[22] et les exigences de la modernité juridique. Étudier le Traité de 1884 aujourd’hui, c’est, partant de l’idée du droit intemporel, connaître du « droit historique »[23]. Cela expliquerait sans doute le désintérêt que ce texte suscite chez les juristes. Il reste cependant que le Traité de 1884 est un texte juridique et, en tant que tel, pourrait être analysé sous l’angle du droit.

Qu’est-ce, du point de vue du droit, qu’un traité ? Aux termes de l’article 2-1 a de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 : « l’expression "traité" s’entend d’un accord international conclu par écrit entre États et régi par le droit international, qu’il soit consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa dénomination particulière[24] ». On pourrait relever de cette définition, sous trois aspects, plusieurs points d’étude : la formation du traité qui met en relief la qualité des parties (capacité et consentement), de l’objet (la question de la licéité de l’objet) et de la cause (rationalité et but poursuivis par les parties), l’application du traité et la rupture du lien conventionnel qui font intervenir le régime juridique en termes de règle applicable et de compétences à mobiliser en cas de contentieux.

La présente étude sera singulièrement consacrée à la formation du Traité de 1884, à savoir la capacité et le consentement des acteurs, l’objet et la cause du lien conventionnel. Ce choix se justifie du fait que l’objet du Traité de 1884 reste un mystère. La souveraineté a été évoquée. Celle-ci pouvait-elle faire l’objet d’un transfert au moment de la formation du Traité de 1884 ? S’agissait-il de la souveraineté telle qu’on la connaît de nos jours? Si tel est le cas, le transfert de la souveraineté, qui suppose une aliénation, se conjugue-t-il avec l’idée de réserves? Un autre point, sans doute le plus important, qui justifie le choix de la formation plutôt que de l’application du Traité de 1884 est la qualité des acteurs et notamment de la partie camerounaise dont le statut mérite d’être réévalué à la faveur de l’adoption en 2007 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[25]. On comprend que l’étude envisage d’analyser les principes qui ont gouverné le droit intemporel et leurs implications dans le droit moderne.

Pour une part, au plan formel, en ce que le Traité de 1884 traite des questions liées à la souveraineté (rudimentaire) et à la propriété foncière (on le verra dans les développements) il relève les principes de la « légalité coloniale[26] ». Des auteurs comme Hugo Grotius[27], l’un des pères fondateurs du DIP[28], en ont fait large diffusion. La « théorie du droit de conquête[29] » qu’on découvre au même moment que la « seconde scolastique espagnole[30] » en est l’expression irréductible. Au nombre des principes qu’elle entretient, on notera le protectorat international[31], l’occupation effective[32], l’accession[33] ou encore le bail commercial[34].

D’autre part, en conséquence, le rapport à la souveraineté et au territoire prolonge l’influence du Traité de 1884 dans l’ordre juridique camerounais. On le sait de fait, les frontières tracées en 1884 forment aujourd’hui encore la base territoriale de l’État du Cameroun. Elles ont été consolidées au nom du principe de l’intangibilité des frontières par le droit régional africain[35]. Le rapport à la souveraineté et tout au moins au territoire illustre l’hypothèse d’un ordre constitutionnel holistique[36]. En cela, le Traité de 1884 sert de relais entre le DIP et le droit constitutionnel. Certains auteurs ont, à partir de ce moment, distingué le droit constitutionnel de la décolonisation du droit constitutionnel des nouveaux États[37]. Le premier est marqué par le recours au DIP justement. Le professeur de droit public Olivier de Frouville écrira dans cette artère que la promotion des libertés des peuples et leur conciliation avec la souveraineté des États colonisateurs procèdent d’une constitution substantielle[38]. Le rapport entre le droit intemporel et le DIP moderne, voire le droit constitutionnel, s’établit ici autour de la notion de peuple qui a été mobilisée d’un contexte à l’autre : des peuples acteurs du jus inter gentes[39] aux États sujets du DIP classique[40] et des États aux peuples sujets du DIP moderne. Une étape à une autre, une qualification à une autre : peuples « sans droit » dans le droit intemporel, peuple titulaire du droit à l’autodétermination en DIP moderne[41] et peuple objet du droit constitutionnel suivant le rapport au dèmos (pouvoir constituant[42]) posé par les révolutionnaires[43].

Le Traité de 1884 présente dès lors deux points d’actualité qui se recoupent. D’une part, il aborde les notions de peuple, que le renouveau démocratique de la décennie 1990 a réinventé[44]. D’autre part, il présente la notion de territoire, qui en ressort reconfiguré du fait que la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones en réactualisant la dialectique entre le territoire national et la question des terres ancestrales[45]. Le renouveau des droits des peuples démontre, pourrait-on dire, l’intérêt du sujet.

Les parties au Traité de 1884 avaient-elles la capacité requise en matière contractuelle? Avaient-elles seulement la qualité de sujet de DIP? L’objet de ce traité pouvait-il rentrer dans le commerce juridique international? Ces préoccupations permettent d’entreprendre une étude juridique sur les logiques qui gouvernent la formation des contrats de droit public depuis la Conférence internationale de Berlin. Elles mettent en perspective le double aspect subjectif et objectif du droit international conventionnel. Nous envisagerons schématiquement ce double aspect de cette façon : le statut des acteurs du Traité germano-douala du 12 juillet 1884 (I) et les linéaments de fond ou la recherche de l’objet du traité sous étude (II).

I. Le statut des acteurs du Traité germano-douala du 12 juillet 1884

Dans le langage juridique, la notion de statut prend en compte l’état et la capacité d’un sujet de droit[46]. Étudier le statut des acteurs du Traité de 1884 revient à analyser leur personnalité juridique à partir de ces critères. D’une part, partant du critère de la capacité, il s’agira de savoir si les principales parties étaient qualifiées pour signer un accord international, sous la forme d’un traité (A). D’autre part, pour ce qui est du critère d’état, on s’intéressera aux rapports de force entre les parties, étant entendu que le droit international relationnel poursuit, au nom du principe de la souveraineté, l’éthique égalitaire (B).

A. La qualité des parties

Les rois Ndumbé Lobé Bell et Dika Mpondo Akwa[47] et messieurs Edouard Schmidt[48] et Johannes Voss[49] avaient-ils qualité pour internationalement agir? La question est une palissade. En effet, si leur accord a produit des effets juridiques au-delà du cadre national, ils méritent d’être qualifiés de sujets de droit international et, mieux encore, de sujets de droit international dotés de la capacité contractuelle requise à l’article 2 de la Convention de 1969[50].

1. Peuples autochtones, compagnies à charte : des sujets de droit international par qualification

Parler de sujets de droit international par qualification revient à ramer à contre-courant de la logique moderne. On sait en effet que depuis les travaux de Thomas Hobbes[51], lui-même précédé par Samuel von Pufendorf[52], la qualité de sujets de droit international est limitée aux États et à leurs représentants légaux[53]. Emer de Vattel en livre un éloquent aperçu :

Les Nations traitent et communiquent entre elles par l’intermédiaire de ministres publics dont il peut exister plusieurs ordres et différentes espèces, mais qui possèdent tous ce caractère essentiel [et] commun, d’être des représentants d’une puissance étrangère[54].

Cette idée reprise par les contemporains se présentait déjà sous la plume de Charles Salomon :

La communauté internationale est formée d’un certain nombre de personnes juridiques internationales (et cette qualité, ainsi que les avantages qui en découlent, n’est reconnue qu’aux États) qui seules peuvent être le sujet de rapports juridiques internationaux[55].

À l’évidence, on ne tire pas suffisamment les conséquences des rapports juridiques internationaux et on procède non pas par qualification, mais par identification. Par sujets de droit international, il convient donc d’entendre les États dont la capacité juridique est liée à la personnalité de l’ONU et, par extension de ladite personnalité, les organisations internationales[56]. Cette circonscription témoigne-t-elle d’un choix idéologique? On est en droit de le penser puisque la question a été tranchée à Reims[57]. Michel Troper rappelle à ce propos qu’« on appelle sujets de droit non pas ceux qui ont la personnalité, mais ceux qui ont un droit, n’importe lequel […] la question n’est plus de savoir si les peuples sont des sujets de droit pour en faire découler des droits, mais de savoir s’ils ont un droit pour affirmer ensuite qu’ils sont sujets[58] ». Dans la même veine, la Cour internationale de justice (CIJ)[59] établit la corrélation entre la « capacité d’agir et la personnalité internationale[60] ». Le fait d’avoir conclu un traité ne serait-il pas dès lors tributaire de la qualité de sujet de droit? Si tel est le cas, et ça l’est, les deux parties au Traité de 1884 méritent d’être regardées comme des sujets de droit, international de surcroît, du moment où le droit qu’elles ont produit est tributaire « de la souveraineté externe[61] ».

La notion de sujet de droit s’intercale en effet entre le droit objectif et l’exercice des droits subjectifs. Est sujet de droit toute entité (physique ou morale) destinataire d’un ensemble de prérogatives formulées par le droit positif[62]. Par transposition, on dira que sont sujets de DIP tous ceux qui ont une habilitation, un droit, à agir au-delà de l’ordre juridique national. La question n’est pas tant de savoir si ce droit ou cette habilitation a été formellement posé par le DIP, mais de savoir si son exercice a dépassé le cadre du jus civilis[63]. Ainsi, pourrait-on avancer qu’en reconnaissant que le « Consul général en mission dans l’Afrique […] a négocié avec des chefs indépendants[64] », Bismarck, un acteur déterminant de l’ordre westphalien, dévoilait la personnalité internationale des chefs indigènes. L’idée de chefs indépendants promeut une double identité de souverains (chefs indépendants) et de peuple indépendant. Toute chose qui justifierait, selon François de Vitoria, l’idée d’État[65].

Or, la notion de peuple dont la qualification a suivi le droit à l’indépendance[66] fut évoquée à cette époque pour désigner une contradiction interne à la légalité coloniale. On parlait de peuples « sans droit[67] » ou de peuples « hors du droit[68] » pour entreprendre la dichotomie, qui sera entretenue dans le contexte onusien, entre « peuples barbares[69] » et « nations civilisées »[70]. À la différence de celles-ci, ceux-là ne pouvaient prétendre à aucun droit et donc à la qualité de sujet de droit international. Cette conception suit la théorie de Lorimer qui attribue la capacité juridique au prorata du développement socio-économique[71]. La formule consacrée est : « les créatures non raisonnables ne peuvent avoir des droits[72] ». Elle a justifié l’idée de la colonisation[73], le droit à posséder ou à déposséder au nom d’une définition hellénique du principe de la mise en valeur[74]. Le principe de la représentation qu’on verra dans les prochains développements en sort dévalué : le représentant légal (un gouvernement établi[75]) parle au nom d’un représenté a-juridique (un peuple juridiquement non-identifié). C’est là une incompréhension qui ne s’ajuste pas à la raison juridique et à laquelle les contemporains ont apporté une correction.

Il ressort en effet de l’étude d’Alfonso Martinez recommandée par Martinez Cobo, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question autochtone, que les traités conclus entre peuples autochtones et États relèvent du droit international[76] . Ainsi est-on fondé, en considération de la capacité juridique des rois Bell et Akwa, de conclure que le Traité de 1884 établit la personnalité juridique du peuple au nom duquel ils ont agi. Dans l’étude citée, Martinez Cobo reconnaît d’une manière générale aux autochtones ou indigènes d’hier la qualité de peuples au sens du droit international (§ 186, 265). Une telle qualification entretient en droit constitutionnel la psychose du droit à constituer un État. « La peur du séparatisme est une hantise rémanente dans les États subsahariens où le constituant adopte très souvent une attitude prudente à l’égard des notions anthropologiques jugées éminemment sensibles[77] », écrit Jean Njoya. La solution de principe à l’ordre régional africain va dans ce sens.

Dans l’affaire Congrès du peuple katangais, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ComADHP) pose que : « le Katanga est tenu d'user d'une forme d'auto-détermination qui soit compatible avec la souveraineté et l'intégrité territoriale du Zaïre[78] ». La ComADHP récuse la dimension internationale de la notion de peuple au sein des États constitués. Dans la Communication 155/96 (affaire Social and Economic Rights Action Center and Center of Economic and Social Rights vs. Nigeria[79]), elle utilise indifféremment les dénominations « peuple Ogoni[80] », « société Ogoni[81] », « communauté Ogoni[82] » et « communautés Ogoni[83] » pour réduire le droit à l’autodétermination à la constitution de l’État[84]. On dira que les communautés qui peuplent l’État et qui entretiennent avec lui des liens de droit jouissent d’une personnalité juridique[85] et des droits subjectifs[86]. Le Traité de 1884 porte dès lors un intérêt pour le droit constitutionnel camerounais. Il a le mérite de poser le cadre historique de la question autochtone consacrée en 1996[87] pour singulièrement situer l’identité des personnalités devant présider, en application de l’article 57-3 de la Constitution[88], les Conseils régionaux au Cameroun[89]. Au-delà de l’ordre constitutionnel, la psychose que l’évocation de la notion de peuples autochtones engendre ne pourrait-elle pas trouver une solution dans une nouvelle problématisation de « la question des sujets du droit international[90] »? Le moins qu’on puisse dire est que l’adoption en 2007 d’une Déclaration internationale des droits des peuples autochtones[91] – dont l’article 3 proclame l’idée d’autodétermination – augure une figure politique « dénationalisée […] capable de s’adapter, aussi bien au pluralisme national, qu’à l’intégration supranationale[92] ».

Pour ce qui est de la partie allemande, on relèvera que la doctrine coloniale a « reconnu la qualité des sujets de droit aux grandes compagnies à chartes[93] ». Il s’agit là d’une qualification justifiée par la capacité à commercer au-delà du cadre national. Corrélativement, la qualification de sujets de droit international justifie l’hypothèse d’un commerce juridique international. Un commerce qui s’exerce, en l’espèce, à partir de la capacité contractuelle. Les parties au Traité de 1884 sont donc, non seulement des sujets de droit international, mais aussi et surtout des sujets de droit international dotés de la capacité contractuelle.

2. Des sujets de droit international dotés de la capacité contractuelle

En DIP, il ne suffit pas d’être sujet de droit pour signer un traité. Aux termes de la Convention de 1969, la capacité contractuelle n’est reconnue qu’aux agents ou représentants justifiant « des pleins pouvoirs appropriés[94] ». La qualification de Traité germano-douala soulève à cette suite l’inévitable question de savoir si la partie allemande fut représentée par des plénipotentiaires et si Douala jouissait du statut d’entité autonome. Il s’agit d’une préoccupation propre aux contemporains. On l’a, de fait, souligné dans les précédents développements : la capacité juridique suit la qualité de sujet de droit, celle-ci étant subordonnée à l’exercice d’une prérogative juridique. À l’époque de l’établissement du Traité de 1884, cette capacité était attachée à deux principes : la représentation et le plébiscite.

L’idée de représentation se résume dans cette formule de François de Vitoria : « Le peuple ne peut pas disposer de lui-même sans le consentement de ses princes [et] les princes ne peuvent disposer de lui sans son consentement[95] ». Il s’agit là d’une procédure rigide dont l’exigence est requise dans le processus de la validation des traités ayant trait à la souveraineté. Le rapport entre représentant et représenté fait de l’un et de l’autre des titulaires partiels de la capacité juridique. Le premier (le prince) disposait de l’animus, la capacité liée à l’attribut de souverain[96] et le second du corpus, une caractéristique essentielle à la définition de la propriété foncière[97]. L’animus et le corpus réalisent une corrélation entre le représentant et le représenté. En ce qui concerne le plébiscite, il était requis spécifiquement pour les traités d’annexion. L’idée est savamment résumée par Hugo Grotius : « s’agissant des intérêts sociaux, les membres doivent se soumettre à la majorité, parce qu’on doit présumer qu’ils ont voulu l’existence d’un moyen de décider des affaires; or, il serait injuste que la minorité l’emportât; ainsi, d’après le droit naturel, l’opinion de la majorité a le même effet que celle de l’ensemble[98] ». Précisément, « [l]a souveraineté peut aussi être aliénée par celui à qui elle appartient, roi ou peuple. Mais, s’agissant d’une province, il faut, en outre le consentement du peuple qui l’habite[99] ».

Le Traité de 1884 a été signé par les rois accompagnés de témoins. Il s’agirait ainsi d’un traité passé sous l’égide du principe de la représentation et non du plébiscite, puisque l’exigence de la majorité requise dans ce cas n’a pas été établie. Il ne s’est donc pas agi d’un traité d’annexion. La présence de ces acteurs justifie toutefois l’hypothèse d’une capacité contractuelle, suivant l’impératif juridique (le principe de la représentation) qui l’a entretenue à cette époque. Quid de la partie allemande?

Partant de l’idée que la qualité de sujet de droit était reconnue aux compagnies à charte, la partie allemande avait elle aussi la capacité internationale. Pouvait-elle pour autant établir un traité? L’affaire ne semble pas simple. En effet, une question a consisté à se demander si Edouard Schmidt et Johannes Voss ont agi en tant que plénipotentiaires. La Weltpolitik de Bismarck, qui exigeait une neutralité des États sur le commerce outre-mer, l’entretient. Le doyen François-Xavier Mbome rapporte que l’homme d’État a proposé, dans un pacte signé entre son pays, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Italie, d’écarter la Grande-Bretagne du commerce transatlantique du fait de son idéologie colonialiste[100]. La mission confiée au Consul général Gustav Nachtigal, basé à Tunis (Tunisie), visait elle-même à rassurer les commerçants allemands face à la menace colonialiste anglaise. Dans ce cas, le Traité de 1884 était avant tout un accord commercial qui étendait aux deux autres parties celui passé le 30 janvier 1883 par les seuls Edouard Schmidt et le roi Akwa. Il ne pouvait précisément s’agir d’un traité d’annexion qui promeut l’idée de colonialisme; le plus important étant que cet accord relève la capacité juridique des firmes allemandes.

Une « parade » a consisté à associer le Consul général Gustav Nachtigal[101], ou encore Edouard Woermann[102], à l'entreprise en qualité de représentant de l’Empire du Reich. Cette contradiction n’est-elle pas de nature à renforcer le doute sur les intentions de la partie allemande, sans besoin d’aller jusqu'à la conclusion que le Traité de 1884 n’est pas le fait de « deux autorités politiques[103] »? Il en est ainsi lorsqu’un certain Edouard Woermann, qu’on disait en villégiature à Douala et dont le rôle dans la politique allemande au Cameroun n’a jamais été établi, est consigné dans les Mémoires du Reichstag comme signataire du Traité de 1884, au détriment du Consul Nachtigal[104]. Le moins qu’on puisse dire est que la supposée présence de l’un comme celle de l’autre entend donner au document la nature juridique d’un traité d’annexion, en vertu du principe de la délégation d’exercice dont a parlé Georges Bry[105]. Mais cette intention ne saurait être validée du moment où la procédure usuelle n’a pas été établie : s’il y a bien eu traité, du fait de l’entreprise des sujets de droit dotés « de la capacité requise[106] », il ne s’agit toutefois pas d’un traité d’annexion. La manoeuvre de la partie allemande, qui consiste à suppléer l’action des firmes commerciales par l’intervention des autorités publiques de l’État, oblige une analyse des rapports de forces, tant il est vrai que la validité d’un traité en DIP est subordonnée au respect de la liberté contractuelle. C’est la question de l’éthique égalitaire en droit international relationnel qui se décline par les principes de la capacité à lier et du consentement à être lié.

B. L’éthique égalitaire entre les parties : le consentement à être lié et la capacité à lier

Le consentement à être lié et la capacité à lier mettent en évidence l’éthique égalitaire entre les parties. Cette éthique suit le principe d’égalité entre sujets de DIP entretenu par la règle de la souveraineté. Malheureusement, le consentement à être lié et la capacité à lier se présentent comme un droit subjectif qui requiert très faiblement l’intervention du droit objectif, ce qui est de nature à abandonner les relations entre nations à la merci des États économiquement ou militairement importants. Le traité sous étude en apporte l’évidence en démontrant que derrière le masque de l’éthique égalitaire se cache un rapport de force.

1. Le consentement à être lié et la capacité à lier : un droit subjectif faiblement promu par le droit objectif

Le droit des traités est fondé sur le principe de la libre volonté des sujets de droit international. Ce principe se traduit par trois propriétés au moins : l’absence d’une erreur, d’un dol ou de toute forme de contrainte. On y tire deux formules : un consentement sans équivoque et un consentement non vicié. Le traité est donc la forme juridique de la rencontre de volontés, mais aussi l’histoire l’enseigne à propos des traités signés entre vainqueurs et vaincus[107], un rapport de force[108]. En effet, ainsi que l’a écrit Jean-Marc Trigeaud, la volonté « constitue le fondement de la convention[109] ». Une telle conception est un panneau muet, car, s’il est acquis qu’en matière contractuelle la volonté crée le droit, elle n’est pas tout le droit. Dire d’ailleurs que la volonté crée le droit revient à envisager l’acte juridique comme un pur fait[110]; un fait découlant, certes, des sujets de droit, mais qui échappe à la procédure usuelle de la formation du droit et dont la substance (volonté) relève de la psychologie. D’où l’idée justifiée de considérer la volonté comme extérieure à la convention[111]. Celle-ci est en effet une opération d’échange qui poursuit l’idée de justice. En cela, l’éthique égalitaire nécessite l’intervention du législateur : on parle de « volonté légale[112] » par opposition à « la volonté contractuelle[113] ». Cela est déjà admis pour ce qui est de la licéité, voire de la rationalité, de l’objet des contrats. Aussi est-il proscrit en DIP de statuer unilatéralement sur les essais nucléaires ou encore sur la répression du génocide[114]. Si le DIP a ainsi limité l’expression de la volonté par des « considérations élémentaires d’humanité[115] », il reste indifférent pour ce qui est du support de cette volonté. Cette indifférence qui participe d’une méconnaissance du rapport de force dans la formation du contrat en général, et en DIP singulièrement, témoigne de l’état lacunaire du droit positif des traités. Un état lacunaire rattaché à une conception de plus en plus marginale du DIP[116], et qui ne saurait dès lors promouvoir l’éthique égalitaire.

En effet, le contenu des notions de dol, d’erreur ou encore d’indétermination de la contrainte[117] ne semblent pas à même de promouvoir l’expression d’une volonté libre et éclairée. Jean Salmon écrit de là que « le système juridique relatif aux traités, tend à sacraliser le traité […] [quelles que soient] les conditions concrètes [de son] élaboration[118] ». Cet idéalisme paraît être conçu pour promouvoir la sécurité juridique. Il poursuit, écrit l’auteur, « la stabilité des situations, le maintien des traités quelqu’inégales qu’aient pu être les conditions d’établissement de ces traités, quelqu’oppressif et injuste que puisse être le contenu[119] ». Et de conclure, la « forme "traité", dans ce système, demeure le véhicule de l’oppression, ou en tout cas il a vocation à l’être […] et rien n’est fait pour l’en empêcher[120] ». L’état du droit positif des traités promeut dès lors la perspective de la « vassalisation plus ou moins consentie[121] », de la « volonté sous contrainte[122] » ou « d’accords viciés[123] » développée par le doyen Maurice Kamto[124]. Cette perspective de lacune et d’injustice est même entretenue dans les articles 34 à 38 de la Convention de 1969[125]. L’idée qui ressort de ces textes est qu’on pourrait passer, au gré de la performance des forces en présence, de l’exigence d’une libre volonté à une volonté présumée. En cela, le traité est lui-même voué à l’échec puisqu’en réponse à la rupture de l’éthique égalitaire, violer le traité reste le seul moyen de recours[126]. Jean Salmon écrit dans cette ligne qu’à « la force que représente le maintien du droit, l’État qui est ou se croit victime de l’injustice ne peut plus opposer que la violence (la violation du droit) à la violence institutionnalisée[127] ». Cette solution semble toutefois s’éloigner des prévisions juridiques. La question, du point de vue du droit, est de savoir si la rupture de l’éthique égalitaire peut entraîner la nullité du traité. La réponse varie d’un contexte à un autre.

François de Vitoria, partant de la raison qui a présidé le droit intemporel, y répondrait par l’affirmative. Il écrit qu’un titre concédé par un chef indigène est attaquable dès lors que sont soulignées « l’ignorance du cédant, la disproportion psychologique des cocontractants et la peur qui vicie le consentement[128] ». De l’avis de l’auteur, le « traité doit être exempt des vices qui en entraineraient la nullité, l’erreur et la crainte[129] ». Le droit positif des traités reste quant à lui indécis et en l’état, seuls l’usage de la force armée et la violation d’une norme impérative de droit international conduisent à une telle nullité[130]. Toutefois, il convient de le reconnaître, cet idéalisme juridique ne va pas sans saper l’éthique égalitaire entretenue par le principe du libre consentement[131]. Le Traité de 1884 en offre un éloquent exemple.

2. Une faible promotion qui rompt l’éthique égalitaire dans la formation des contrats

La situation de la partie camerounaise au Traité de 1884 illustre, on peut le voir, la rupture de l’éthique égalitaire requise en droit international relationnel. Deux aspects du consentement à être lié et de la capacité à lier pourraient être relevés à ce propos : le système d’énonciation (facteur linguistique) et l’état de nécessité dans lequel se trouvaient les rois Bell et Akwa.

D’une part, la volonté de la partie camerounaise pourrait être considérée comme précaire (et donc ni libre, ni éclairée) du fait de l’état de nécessité dû aux conditions d’insécurité qui embarrassent les chefs de la rive droite du Wouri dès la fin des années 1870. Le 7 avril 1879, le roi Akwa et les princes Déïdo Akwa, Joe Garner et Black tentent de saisir la Reine Victoria d’Angleterre à ce sujet, allant jusqu’à invoquer la possibilité d’abandonner leur souveraineté à la faveur de l’établissement de la législation anglaise. Le 8 mars 1881, c’est le roi Ndumbé Lobè Bell, second signataire du Traité de 1884, qui saisit, par correspondance, le Consul Howett pour le même objet. Le 8 novembre de la même année, les notables et témoins à l’acte du 12 juillet 1884, Ndoumbe Lobe et Mpondo Ngando, écrivent dans le même sens au chef du gouvernement anglais Gladstone. En réaction au silence de la chancellerie britannique, les régents se tournent, bon gré malgré, vers l’Allemagne.

On pourrait s’arrêter à ce niveau pour relever l’idée d’un droit à l’assistance qui, souligne Christian-Frédéric de Wolff, prend sa forme objective à partir d’une convention dûment établie[132]. Il s’agit d’un devoir de mémoire dicté par « la morale du besoin[133] » et n’ayant aucune conséquence juridique : « la nécessité ne valide pas l’aliénation faite par l’État d’une de ses provinces[134] », écrit Hugo Grotius. De l’avis du doyen François-Xavier Mbome, le Traité de 1884 sert avant tout « de bouclier militaire et commercial aux chefs Douala contre leurs adversaires de Bonabéri[135] ». Dans cette perspective, la clause principale du contrat portait sur une réalité autre, ce qui serait constitutif d’une erreur au sens de l’article 48 de la Convention de 1969[136]. L’idée pourrait d’ailleurs se justifier à partir du système d’énonciation qui a présidé l’établissement du Traité de 1884.

D’autre part, il convient en effet de se demander si le vocabulaire utilisé dans la formulation des clauses du Traité de 1884 était à la portée des indigènes, notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte d’une rationalité exogène. Les notions de territoire et de souveraineté avaient-elles un sens pour les primitifs Africains? Il se pose à ce niveau deux questions que le droit positif réduit par une faible solution. En quelle langue le Traité de 1884 a-t-il été formulé? C’est la question de la langue du droit. D’apparence banale, cette préoccupation n’a pourtant pas moins de conséquences sur l’expression de la volonté des parties[137]. « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude », rétorquerait-on. Il ne demeure pas qu’une volonté éclairée requiert une claire compréhension des exigences du contrat. Hugo Grotius écrit à ce propos que « la volonté ne produit d’effets juridiques qu’eu tant qu’elle se manifeste […] d’une manière expresse[138] ». Il faut préciser que la version la plus répandue du Traité de 1884 est celle traduite par le pasteur Jean-René Brutsch et publiée en allemand dans les Mémoires du Reichstag en 1914. Or, la version originale, mystérieusement disparue, serait en anglais, langue étrangère aux deux parties[139]. La curiosité est grande. Le droit positif résout pareille équation à partir du principe du sens approprié[140], mais cela ne constituerait qu’un début de solution.

Les notions de souveraineté et de territoire énoncées dans le Traité de 1884 avaient-elles le même sens pour les deux parties? Quel en serait le sens approprié pour chacune d’elles? C’est la question du langage juridique qui oppose, en l’espèce, deux rationalités : la raison internationale, entretenue par les logiques de la légalité coloniale, et le système coutumier. La solution viendrait de la règle générale d’interprétation qui prend en compte le préambule et tout accord ou pratique ultérieurs à l’élaboration du traité[141]. Partant de là, il sera difficile d’admettre que le Traité de 1884 poursuivait l’abandon de la souveraineté ainsi qu’on l’entend en DIP aujourd’hui. Deux causes sont à mettre à l’actif de cette conclusion : l’accord commercial passé en 1883[142] et le fait que la partie camerounaise prélevait, en tant qu’entité souveraine, un impôt sur les activités commerciales exercées sur le territoire objet de la convention. Tout cela mis ensemble oblige une analyse serrée des thèses ayant trait à l’objet du Traité de 1884.

II. Les linéaments de fond ou la recherche de l’objet du Traité germano-douala du 12 juillet 1884

Le droit des traités accorde très peu d’intérêt au contenu des conventions. Seuls sont exigés les impératifs de licéité (l’intérêt mutuel[143]) et de conformité au jus cogens[144]. La clause principale du Traité de 1884 a-t-elle satisfait ces exigences? Cela est une question accessoire. La question principale est de savoir quel était l’objet du traité en question. L’hypothèse la mieux promue consiste en l’idée que le territoire et la souveraineté du Cameroun forment l’objet du Traité de 1884 (A). Il s’agit d’une hypothèse qui ne reflète pas la cause du lien conventionnel. En effet, si la partie camerounaise a entendu prélever un impôt sur l’activité commerciale et protéger les accords passés avec d’autres puissances dans ce domaine, c’est parce que le Traité de 1884 est un accord commercial (B).

A. La question du territoire et de la souveraineté comme objet du Traité germano-douala du 12 juillet 1884

« Nous abandonnons totalement aujourd’hui nos droits concernant la souveraineté, la législation et l’administration de notre territoire[145] ». Deux préoccupations suivent cette énonciation : pouvait-on légalement abandonner les droits liés à la souveraineté et au territoire? S’agit-il, d’autre part, de la souveraineté et du territoire tels qu’on les conçoit aujourd’hui? Aucune réponse n’aiderait à avancer la nature de la chose objet du traité. Bien plus, les régimes juridiques appliqués au territoire et à la souveraineté rendent l’objet du Traité de 1884 difficile à identifier. L’hypothèse qui présente la souveraineté et le territoire comme objet de ce traité n’est donc pas aisée à admettre, du moins si l’on s’en tient aux réserves formulées par la partie camerounaise.

1. Un objet difficile à identifier au gré de la divergence des régimes applicables à la souveraineté et au territoire

La recherche de l’objet est liée à la licéité du pactum de 1884. Pour y parvenir, il conviendrait de se référer à la rationalité coloniale. Les principes qui gouvernent le droit à ce moment se rencontrent, on l’a vu à l’introduction de cette étude, dans la théorie de la conquête qui a justifié les différentes formes d’annexion et d’expropriation régies par deux régimes juridiques. Le Traité de 1884 en est un exemple. Son contenu, la nature des choses et les rapports qu’elles enfantent, opposent le droit public au droit civil. Cette opposition permet de rechercher son objet à partir de l’idée d’annexion ou d’acquisition.

L’annexion est liée à l’abandon de la souveraineté et des droits annexes[146]. Elle fait partie des traités signés sous l’empire du droit public. On parle de contrats des princes qui « appartiennent au droit des gens et sont par lui interprétés, plutôt que par le droit civil[147] ». De tels contrats rentrent, précisément, dans la catégorie d’« actes du roi considéré comme roi[148] »; lesquels ne sauraient, précise Hugo Grotius, être régis par « les lois civiles[149] ». Il suit la conclusion que la souveraineté, qui en était le principal objet, devait être écartée du régime des res divini juris[150] parce que constitutive d’un extra commercium nostrum[151]. Cette conclusion vaut pour tout contrat, y compris les contrats de cession, ayant trait à la souveraineté. On pourrait déjà s’arrêter à ce niveau pour relever la difficulté à faire de la souveraineté la chose-objet du Traité de 1884. Non pas qu’elle ne puisse pas l’être, mais du fait qu’il n’est pas aisé d’établir, on l’a vu, que messieurs Edouard Schmidt, agissant au nom de la firme C. Woermann, et Johannes Voss, agissant au nom de messieurs Jantzen et Thormählen portaient l’attribut de plénipotentiaires. Même en admettant cette hypothèse, rien n’établit qu’ils aient pu agir directement en lieu et place du roi de l’empire du Reich afin que soit admise l’idée d’un contrat de droit public.

Il apparaît donc, ainsi que l’ont rapporté des auteurs comme Monique Chemillier-Gendreau, qu’il était d’usage de distinguer la propriété de la souveraineté[152]. Cette distinction s’appliquait aux sujets de droit. D’une part, on avait les peuples propriétaires des terres et, d’autre part, les nations « civilisées » seules capables d’user des droits de souverain[153]. On comprend qu’en cas de conflit, les secondes l’emportent sur les premiers, les droits du souverain englobant et dépassant, dans ce contexte, le droit de la propriété[154]. Il en ressort que les nations « civilisées » ou considérées comme telles gardaient la latitude de jouir des vertus de la propriété. C’est ce qui explique la proclamation unilatérale des res nullius[155]. La souveraineté a d’ailleurs été considérée comme l’outil de l’oppresseur[156]. Certains auteurs appliquaient aux deux choses, la souveraineté et le territoire, le même régime, partant de l’idée que le droit de propriété fait partie intégrante des droits de souverain[157].

Hugo Grotius rapporte : « Depuis l’établissement de la propriété, il est de droit naturel que les hommes puissent transférer à d’autres leurs biens. La souveraineté peut aussi être aliénée par celui à qui elle appartient[158] ». Les questions liées à la souveraineté et au territoire se rencontrent, pourrait-on dire, dans le régime de la propriété immobilière[159]. Partant de cette considération, l’on conclurait que la souveraineté pouvait être régie par le droit civil, qu’elle pouvait faire l’objet d’une acquisition[160].

Or, l’acquisition était dans bien des cas le résultat d’un vide juridique. On la supposait soit à partir de l’usucapion qui permettait de présumer une volonté tacite, soit de l’occupation qui s’exerçait sur une propriété vacante et sans maître ou encore en cas de prescription si le territoire avait été abandonné[161]. Elle gouvernait, dans ce dernier cas, le droit des premiers occupants, le jus inventionis[162]. Encore que, même dans le cas de l’usucapion, l’acquisition était « une institution de droit civil[163] ». On dira donc qu’elle ne pouvait régir la question de la souveraineté que l’on ne saurait évoquer dans l’hypothèse des terres sans maîtres. Ce mécanisme apporte la preuve que le territoire, tout au moins, était classé dans la catégorie des choses susceptibles de propriété[164].

Le droit de la propriété et la souveraineté semblent donc être gouvernés par des régimes différents, quoique substantiellement proches. Pour des auteurs comme Charles Salomon, confondre les régimes de la souveraineté et de la propriété foncière a une conséquence sur la nature de l’État[165]. Monique Chemillier-Gendreau fait remarquer en cela que les « sols et les personnes sont liés[166] » et que ce lien est établi à partir de la relation entre « l’appropriation et la qualité de la personne appropriante[167] ». Le premier auteur explique par ailleurs que l’acquisition n’était possible que pour les objets pouvant constituer un bien vénal[168]. L’erreur aurait donc consisté, écrit François de Vitoria, à assimiler « les groupes politiques à des personnes : dès lors le droit des États sur leurs territoires sera régi par les règles du droit de propriété[169] ». Cette erreur fut relevée par la plupart des auteurs[170]. On insistera sur la pensée dominante qui a consisté à appliquer à chaque régime une règle propre : le droit civil à l’acquisition[171] et le droit public à l’annexion qui portait l’idée de transfert de la souveraineté. Le Traité de 1884 a été signé par les promoteurs des compagnies à charte. Il ne pouvait dès lors être totalement régi par le droit public. Encore que, même dans ce cas, le régime de la souveraineté ne semble pas entamé, du moment où les réserves formulées par la partie camerounaise semblent récuser l’idée de transfert de souveraineté, voire même d’une cession du territoire[172].

2. Un objet difficile à admettre au gré des réserves formulées par la partie camerounaise

La question de la légalité du Traité de 1884 suit, ainsi qu’on vient immédiatement de le voir, celle de la rationalité du droit des gens. Partant de là, on est en droit de récuser l’idée d’un traité d’annexion. Du point de vue de la procédure, on relèvera que la règle du plébiscite d’annexion n’a pas été respectée. Hugo Grotius note à cet effet que, si la souveraineté peut être aliénée, cette aliénation nécessite, s’agissant de la cession d’une province (pays dans le contexte de l’étude), « le consentement du peuple qui l’habite ou de ses représentants[173] ». La présence des témoins à la signature du Traité de 1884 entend-elle remplir cette exigence? Rien ne l’indique, ni ne le récuse. En revanche, on sera plus tranché en ce qui concerne le fond de la question. Les réserves formulées par la partie camerounaise semblent clairement indiquer que la souveraineté et le territoire, tels qu’on les entend aujourd’hui, n’étaient pas en cause.

Comment en effet comprendre qu’un acte qui entend le transfert de la souveraineté – ce qui suppose, rappelle le professeur Alain Pellet, une complète aliénation juridique[174] – soit assorti de réserves interdisant la cession du territoire[175]? A-t-on transféré la souveraineté sans territoire[176]? On le voit, l’hypothèse de la cession de la souveraineté recèle des contradictions. Tel pourrait finalement être le qualificatif du Traité de 1884, qui dit à la fois une chose[177] et son contraire[178]. Il supposerait l’annexion du Cameroun dans toute sa splendeur, tout en indiquant, avec précision, la référence ratione loci (compétence territoriale) des compétences en jeu : le pays nommé Cameroun, situé le long du fleuve Cameroun[179], entre les rivières Bimbia au nord et Kwakwa au sud. La curiosité est grande. Elle l’est d’autant que la même rhétorique a été utilisée dans un autre accord passé avec les représentants du territoire dénommé small-batanga six jours après le Traité de 1884.

Il est écrit dans ce texte, dit Traité germano-small batanga du 18 juillet 1884, que :

We, undersigned King Japite and Chef Ngangwe of the country small Batanga situated between the Lotte crek and the Lokunje river at a distance of ten miles in land and I, Ndingi chef of the village of Launge have today in the german factory on the beach, voluntarily decided as follows : We give this day our rights of sovereignty over this our country entirely up to Mr. H. Dettmering, acting for Mr C. Woermann of Hambourg for many years trading in this place under the following reservations: 1- Under reservation of the rights of third persons. 2-Reserving that all friendship and commercial treaties concluded before with other foreign governments shall have full power. 3-That the land cultivated by us, the places and villages are built on shall be the property of the present owners and their successors[180].

La délimitation territoriale des compétences en jeu y est tout aussi précise que dans le traité sous étude. La question de la souveraineté et du territoire du Cameroun ne semble pas ressortir de ces différents textes. S’il en était question, un seul traité suffirait pour justifier l’annexion de tout le pays. Le Traité de 1884 n’aurait pas pu lier tout le pays à moins qu’on ait ignoré qu’il était peuplé de peuplades dont l’organisation différait d’une contrée à une autre. D’ailleurs, la théorie du plébiscite d’annexion récusait que l’acte de quelques personnes, fussent-elles des chefs indigènes, ne lia pas tout le peuple. Cette procédure rigide a été conçue comme une condition de validité des traités d’annexion[181]. Elle n’a pas été mobilisée en 1884, et donc, il ne s’est pas agi d’un traité d’annexion ni de cession de la souveraineté et encore moins d’acquisition qui ne s’applique qu’aux terres sans maîtres.

Le moins qu'on puisse dire est que les énoncés du texte signé par un après-midi du 12 juillet 1884 à la factorerie allemande relèvent d’une rationalité méconnue des indigènes. Dans le code africain au moment de la formation du traité sous étude, la question de la propriété était réglée séparément des problématiques liées à la souveraineté. Il ressort en effet des témoignages que les dignitaires locaux « espéraient pouvoir suivre sans dommage pour leur société, l’évolution d’un commerce auquel ils étaient fondamentalement liés[182] ». La tension entretenue par la confusion de la souveraineté à la propriété s’est prolongée par l’importation du système Torrens[183]. Elle oppose aujourd’hui, en droit constitutionnel, l’État et les collectivités coutumières à partir de la question de savoir qui est le propriétaire des terres. La question a divisé la doctrine. La solution semble toutefois ressortir d’une formule chère à Francis Hamon et Michel Troper : l’État exerce sur le territoire un droit réel institutionnel[184]. Elle permet de concilier l’article 10 de la Constitution de la République démocratique du Congo[185] et l’article 21 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[186], par exemple. On dira que l’État exerce la souveraineté sur les ressources naturelles au nom de l’ensemble des composantes de la nation, en tenant précisément compte de la spécificité de certaines communautés. Au Cameroun, depuis 1994[187], le législateur a réglé la question de la propriété par l’institution d’un droit foncier communautaire[188]. La raison juridique du droit intemporel laisse donc croire que, tel qu’il se présente, le Traité de 1884 visait autre chose que l’annexion du Cameroun. Il s’agissait pour nous d’un accord commercial, ainsi qu’il ressort des réserves formulées par la partie camerounaise.

B. Le Traité germano-douala du 12 juillet 1884 : un accord commercial

L’idée que le Traité de 1884 aurait engagé la souveraineté du Cameroun aura surplombé toute autre qualification. Des auteurs comme Engelbert Mveng ont pourtant défendu, sans grand écho, la thèse d’une « colonisation commerciale[189] ». Or, l’histoire semble corroborer l’hypothèse de l’établissement des firmes commerciales allemandes à Douala, l’une des zones africaines les plus convoitées à ce moment-là. La clause d’établissement commercial pourrait en tout état de cause se justifier à partir du lien de réciprocité et même du changement de circonstances.

1. Un accord promu par la clause de réciprocité

La clause de réciprocité porte une valeur éthique : c’est l’équilibre entre les parties qui poursuit l’idée d’égalité et donc de justice relevée plus haut. Elle constitue aujourd’hui la condition sine qua non de la réalisation des contrats en droit public. Le Conseil constitutionnel français a posé à cet effet que la convention porte un « caractère à la fois relatif et contingent[190] » dès lors qu’une des parties peut ne pas satisfaire l’exigence de réciprocité. Dans ce cas, le lien conventionnel est rompu sans autre forme de procédure. La clause de réciprocité a aussi une valeur pédagogique. Elle renseigne sur la cause du contrat, le but poursuivi par les parties. À partir de là, l’on pourrait tenter de statuer sur l’objet du contrat. Ces trois propriétés du lien de réciprocité sont envisageables dans notre contexte d’étude.

D’abord, pour ce qui est de la valeur pédagogique, il suffit de se demander quel but voulaient atteindre les parties au Traité de 1884. La partie camerounaise s’engage à transférer, voire à abandonner totalement, les « droits concernant la souveraineté, la législation et l’administration[191] » de son territoire et en contrepartie, la partie allemande accepte, par sa signature, de respecter, en tant qu’engagement, de ne pas céder le territoire « à une tierce personne[192] », de respecter les traités d’amitié et de commerce en vigueur qui unissent la partie camerounaise à « d’autres gouvernements étrangers[193] », de respecter le droit de propriété sur les terrains cultivés par les autochtones et de payer annuellement et donc continuellement « les péages[194] ». L’on a de part et d’autre une liste hétéroclite d’engagements au point où, isoler l’objet du traité n’est pas une sinécure. Que pouvaient vouloir les deux parties? Il est assez évident que la partie camerounaise voulait jouir du titre de sujet de droit et commercer avec des puissances étrangères, du droit de la propriété sur les terres mises en valeur. La position de la partie allemande est quant à elle difficile à souligner. Si elle acquiert les titres de législateur, d’administrateur et donc les droits de souverains, comment admettre l’idée de ne pas disposer du territoire, de respecter la présence des puissances concurrentes et de payer un impôt? Notre position est qu’il ne s’agissait pas d’un transfert de la souveraineté, mais d’un accord commercial qui consolidait l’accord Akwa-Woermann relatif à la protection des biens et agents de la firme Woermann sur le rivage de la ville d’Akwa, signé un an plus tôt, le 30 janvier 1883. Dans ce nouvel accord, la partie allemande n’offre quasiment aucune contrepartie, sinon le paiement de l’impôt. Cet engagement, du reste insignifiant, marque la deuxième propriété du lien de réciprocité.

Ensuite, l’objet de contrat est valable dès lors que le lien de réciprocité est respecté. Or, trois ans après l’entrée en vigueur du Traité de 1884, les firmes allemandes entendent s’émanciper du paiement du Koumi, l’impôt prélevé sur les activités commerciales. L’on rapporte que « le Koumi fut payé pour la dernière fois aux chefs par les commerçants européens le 1er avril 1887[195] ». Cet incident a une double conséquence : elle illustre d’une part, on le verra dans les prochains développements, le changement de circonstances et on est en droit de dire qu’il s’est agi en 1884 d’un lien conventionnel portant sur les activités commerciales. D’autre part, l’inobservation de la clause de réciprocité marque la fin du lien juridique qui unit les deux parties. Selon Hugo Grotius, « [u]n traité public n’oblige une partie qu’autant que l’autre fournit les prestations qu’elle a promises[196] ». Cet acte est donc constitutif d’une violation de la convention pouvant entraîner, conformément à l’article 62 de la Convention de 1969[197], une nullité au nom de la clause rebus sic stantibus. Cette clause relative au changement fondamental de circonstances pourrait mieux être convoquée à la suite des évènements. Nous y reviendrons (2).

Enfin, la clause de réciprocité promeut le rapport d’affaire[198] ou la cause du contrat. Dans cette perspective, elle entretient l’idée de fidélité et de bonne foi bien connue chez les civilistes[199]. La fidélité, écrit Jean-Marc Trigeaud, c’est « le respect de la parole donnée[200] ». Elle ne se confond pas à la bonne foi qui s’apprécie à partir du régime des vices de consentement. La première se rapporte à « la promesse juridique[201] » et la seconde à « la promesse morale[202] ». On verra dans la règle pacta sunt servanda[203] le prolongement de la première. Elle est aussi la plus évidente, la plus facile à déterminer. C’est pour cette raison qu’il aisé d’établir que la partie allemande n’a pas respecté sa promesse juridique qui consistait à payer continuellement l’impôt relativement à l’activité commerciale qu’elle exerçait en concurrence avec d’autres puissances étrangères sur le long des rives de la ville d’Akwa. On assistera ainsi à un changement de circonstances de contrat qui tend, manifestement sans succès, à masquer l’objet principal du Traité de 1884.

2. Un accord promu à partir du changement de circonstances

Le changement de circonstances, lorsqu’il est le fait d’une action extérieure, n’a pas d’incidence dans la validité du contrat. L’équilibre de celui-ci est donc brisé dès lors que ce changement est le fait de l’une des parties. Cette solution pourrait parfaitement être illustrée par le traité sous étude. En effet, par deux actes significatifs, l’administration allemande est sortie des clauses du Traité de 1884.

D’une part, par un arrêté signé le 19 juin 1895, le gouverneur du Cameroun Jesco Von Puttkamer interdit aux autochtones « d’exercer tout commerce sur la Sanaga, la voie fluviale qui ouvrait l’accès aux pays Bassa et Yaoundé[204] ». De constat général, on est bien éloigné des obligations posées par la partie camerounaise le 12 juillet 1884. Ces obligations entendaient, pour l’essentiel, laisser libre cours au commerce européen sur les rives du Wouri conformément à la deuxième réserve formulée par les autochtones afin de protéger « les traités d’amitié et de commerce qui ont été conclus avec d’autres gouvernements étrangers[205] ». L’idée consistait à passer d’un accord commercial à un traité d’annexion. Cela pourrait aisément se comprendre puisqu’à la fin de l’année 1885, le Cameroun est devenu un pupille de l’Allemagne à la faveur des conclusions de la Conférence internationale de Berlin.

D’autre part, et dans le même ordre d’idées, le Reich promulgue, le 15 juin 1896, une ordonnance impériale instituant la notion de terres vacantes et sans maîtres pour identifier les terrains inoccupés[206]. L’ordonnance de 1896 donne, et c’est le moins qu’on puisse dire, un sens à la politique allemande de l’Hinterland. Elle ambitionne surtout d’introduire le droit moderne dans la gestion des terres, disons dans l’appréhension des titres de propriété. Par quels moyens une société marquée par l’oralité[207] pouvait-elle « prouver » des droits aux membres d’une société dans laquelle l’écrit constitue le moyen irréfutable de preuve[208]? Dans la stricte tradition africaine, tentèrent d’expliquer les monarques locaux,

toutes les terres d’une communauté appartiennent à l’ensemble des individus, chacun n’ayant sur la parcelle qu’il occupe qu’un droit d’usufruit. Ces terres sont généralement placées sous la tutelle d’un chef et ne sont limitées que par les terres des tribus voisines. Même temporairement inoccupées, elles ne sauraient être considérées comme terres vacantes et sans maîtres[209].

Techniquement, l’on conteste la qualification de res nullius dans ce cadre parce que les terres inoccupées ne sont pas comparables à une île déserte qui aurait illustré, en droit romain, l’absence du droit de propriété[210]. Alexandre-Dieudonné Tjouen rapporte que, malgré les oppositions des indigènes pour qui les terres inoccupées sont peut-être vacantes mais appartiennent « aux ancêtres et à leurs lignages[211] », l’administration allemande classe les terrains visés dans le domaine impérial : on parle sans titre de terres de la Couronne[212]. La souveraineté, disons plus modestement la propriété foncière, passe de l’autochtone à l’allochtone (personne d’origine étrangère) par défaut de preuve du premier et sans besoin de preuve pour le second.

Face aux réticences de la partie allemande se dresseront les résistances des collectivités coutumières. En 1910, l’administration allemande exproprie, de force, les riverains du plateau Joss. Les autochtones, dirigés par le chef Rudolph Douala Manga Bell, protestent courageusement contre cette mesure. Trois ans plus tard, Manga Bell est démis de ses fonctions puis pendu quatre jours après en compagnie de son cousin Ngoso Din. Voilà qui fait de l’année 1884 une référence dans la conscience collective, un espace de recueillement pour les peuples autochtones.

Ce changement fondamental de circonstances pourrait, en dernière analyse, constituer une violation de l’accord mutuel et, dans ce cas, invalider la convention à partir d’une contradiction entre la règle et la réalité nouvelle qui n’a pas contribué à la former[213].

***

Le Cameroun aurait-il été livré à l’Allemagne alors que juridiquement il n’existait pas encore? La question de sa souveraineté pouvait-elle être engagée du seul fait du nom Cameroun, ou précisément Río dos Camarões[214], inventé par les marins portugais en 1472? La question de la souveraineté engageait-elle le destin des seules contrées locales représentées par les rois Ndumbé Lobè Bell et Akwa Dika Mpondo? Les parties au Traité de 1884 avaient-elles les qualités requises pour rentrer dans le commerce juridique international? Autant de préoccupations qui démontrent l’intérêt d’une étude de grande envergure sur le traité signé le 12 juillet 1884.

Le texte de 1884 mérite-t-il finalement le qualificatif de traité au sens moderne du terme? La réponse dépendra sans doute de la ligne méthodologique qu’on y appliquera. Olivier Jouanjan n’enseigne-t-il pas, non sans avoir utilement rappelé que tout sujet est relatif[215], que le concept et la connaissance ne sont pas dans l’expérience mais dans la faculté créatrice[216]? Autant d’ailleurs le préciser, l’ambition n’était pas ici d’analyser la valeur juridique du Traité de 1884, mais d’en relever quelques aspects qui pourraient orienter la formation ou l’application du droit moderne.

Pour une part, le Traité de 1884 serait efficient pour la détermination du titre juridique d’autochtone au Cameroun. Un statut qu’on conteste aujourd’hui aux peuples que la modernité, après la colonisation, a emballé dans le « fagot » de la mixité urbaine[217]. Un statut pourtant établit depuis l’époque coloniale[218]. En effet, le Traité de 1884 tend à relever que les peuples autochtones seraient de véritables sujets de droit et de droit international précisément. On a vu à la suite de François de Vitoria que les principes d’intermédiation – représentation par les princes – et du plébiscite d’annexion – représentation immédiate – marquent la qualification juridique des peuples et de leurs gouvernants. Il convient de souligner rapidement que l’absence de ce plébiscite témoigne de ce que le Traité de 1884 n’était pas un traité d’annexion. Hugo Grotius le rappelait : lorsqu’il s’agit de statuer sur les intérêts de la société, la voix de la majorité est requise[219]. Cette question est entrée dans la postérité[220]. Il s’agit de manière serrée de promouvoir le droit à l’autodétermination qui, souligne la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, oblige l’adoption de l’une des formes d’administration suivantes : « auto-gouvernement, gouvernement local, fédéralisme, confédéralisme[221] ».

D’autre part, l’idée d’un traité imposait la question de sa validité. Il était courant de distinguer l’annexion de la cession et de l’occupation. Cette distinction induit trois types de régimes juridiques. Le traité d’annexion, on l’a dit, était soumis à une procédure rigide (avis des princes et consultation du peuple). De toute évidence, il n’en a pas été question en 1884. Dire que le Traité de 1884 livrait le Cameroun à l’Allemagne consiste donc à méconnaître cette exigence. L’annexion qui s’en est suivie rentre dans le cadre de l’unilatéralisme, dans le cadre de la conquête pour reprendre François de Vitoria[222]. La cession quant à elle pouvait être envisagée, avec cette réserve que le Traité de 1884 impliquait l’aliénation de la souveraineté et le territoire. Or, dans ce cas, la cession devait techniquement aboutir à l’annexion et, pour cela, exigeait la procédure décrite plus haut. En effet, s’il était d’usage de confondre la souveraineté aux droits de la propriété en application du droit romain, l’on entretenait tout de même une distinction entre le domaine royal (droit public) et le domaine des particuliers (droit privé)[223]. De la sorte, la souveraineté, qui rentre dans le premier domaine, ne pouvait être considérée comme un bien vénal, sauf à faire du roi (indigène ou européen) une personne privée, une personne susceptible d’appropriation. Cette dernière perspective n’était pas envisageable même pour les indigènes, qu’ils eussent été des infidèles ou des cannibales. L’occupation n’était donc possible que pour les terres sans maîtres, ce qui ne ressort pas du Traité de 1884, du moment où la partie allemande s’est engagée à payer un impôt prélevé sur l’activité économique. Cette clause qui marque l’obligation de la partie européenne a cessé d’être remplie à partir de 1887. On y voit une cause de rupture du lien conventionnel. Le paiement de l’impôt atteste, en tout état de cause, de ce que le Traité de 1884 était un accord commercial.

Alors, y a-t-il eu un lien conventionnel en 1884? Oui. Un traité? Oui, sous le prisme de la légalité coloniale, avec la réserve que l’éthique égalitaire qui préside le droit conventionnel n’était pas établie. Ce n’était pas un traité d’annexion, de cession ou d’occupation, mais un accord commercial, un traité d’« attribution de sphère d’influence[224] »; un traité dont le lien juridique a été rompu en 1887 lorsque la partie allemande a cessé de remplir son obligation. La suite n’est qu’un rapport de force. François de Vitoria écrit dans cette ligne qu’il ne suffit pas « de prendre pour acquérir juridiquement[225] ». Les traits semblent avoir été forcés dans le but de justifier l’idée d’un traité d’annexion alors même qu’une qualification autre – à l’exemple de la convention d’établissement commercial – n’aurait pas dispensé le Cameroun d’une annexion programmée[226]. Grosso modo, on pourrait établir rétroactivement l’idée d’un ordre juridique qu’on situerait avant le droit international public moderne et dont les principes influencent fortement le droit constitutionnel au Cameroun.