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I. INTRODUCTION

Faire une étude visant à démontrer le lien entre le droit international pénal et le régime politique est une entreprise d’autant plus risquée qu’aucune des deux notions n’a fait l’objet d’une définition qui fait l’unanimité dans la doctrine.

Toutefois, la notion de droit international pénal sera abordée ici dans son acception la plus stricte c’est-à-dire comme l’ensemble des normes, essentiellement de droit international public, qui organisent la répression des infractions internationales violant les principes d’humanité, laquelle répression pouvant être assurée par une juridiction pénale internationale. Il s’agira plus précisément de l’ensemble des règles qui portent sur la répression du génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et du crime d’agression.

En ce qui concerne le régime politique, il faut dire que, bien qu’il soit largement enseigné dans les universités et couramment employé par les auteurs, ce concept mérite quelques clarifications terminologiques puisque sa définition est loin de susciter l’adhésion de tous les spécialistes. Pendant longtemps, et sous l’influence de Maurice Duverger, un régime politique était vu comme « une certaine combinaison d’un système de partis, d’un mode de scrutin, d’un ou plusieurs types de décisions, d’une ou plusieurs structures de groupe de pression[1] ». Jean-Louis Quermonne, par contre, considère qu’un régime politique est « l’ensemble des éléments d’ordre idéologique, institutionnel et sociologique qui concourent à former le gouvernement d’un pays donné pendant une période déterminée[2] ».

Néanmoins, cette définition n’est pas du tout satisfaisante, car elle instaure une confusion entre le régime politique, concept lié à la science juridique, et le système politique, qui est normalement rattaché à la science politique. D’ailleurs, parlant du système politique, Gabriel Almond et Bingham Powel font référence aux organes politiques, à l’ordre économique et social, à la culture, à l’histoire, aux valeurs, bref à « toutes les structures dans leurs aspects politiques[3] ».

Il faut tout simplement dire qu’un régime politique est l’ensemble des règles et pratiques juridiques, fondées en général sur la constitution, qui déterminent la nature des rapports entre les différents pouvoirs d’État et entre ceux-ci et les particuliers[4]. La nature des régimes politiques influe sur le fonctionnement d’ensemble des ordres juridiques, d’où leur impact sur la diffusion effective du droit international pénal.

Lorsqu’il est fait référence au concept de régime politique, il faut toujours garder à l’esprit le fait qu’il repose essentiellement sur le droit constitutionnel d’un État qui, par ailleurs, peut très bien ne pas être en phase avec les règles démocratiques favorisant l’émergence d’un État de droit. Sans cette précaution, on pourrait par exemple penser que tous les États membres de l’Union africaine mettent automatiquement en oeuvre les principes de cette organisation qui proclame notamment qu’elle est attachée au « respect des principes démocratiques, des droits de l’homme, de l’État de droit et de la bonne gouvernance[5] » et qu’elle peut « […] intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité[6] ». Il est vrai que c’est dans le cadre de l’Union africaine que les Chambres africaines extraordinaires pour la répression des crimes commis au Tchad entre 1982 et 1990 ont été créées[7]. Celles-ci ont d’ailleurs pu, le 30 mai 2016, condamner l’ancien président du Tchad Hissène Habré pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture, en l’occurrence pour violences sexuelles et viols commis au Tchad lorsqu’il était chef de l’État[8].

Cependant, la création de ces Chambres juridictionnelles au Sénégal, c’est-à-dire loin du pays du principal accusé, n’a pas manqué de soulever des difficultés politico-juridiques dans le contexte sénégalais[9]. Par contre, ces juridictions sont apparues après coup comme une étape importante vers l’adoption du Protocole de Malabo du 27 juin 2014 portant amendements au Protocole portant sur le Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme qui devrait avoir des compétences étendues pour réprimer les crimes relevant du droit international et des crimes transnationaux[10].

Ainsi, force est de constater que les ordres juridiques internes africains n’ont pas vraiment su mettre sur pied des assises institutionnelles fiables pour la répression des crimes internationaux les plus graves. En Côte d’Ivoire, par exemple, où Simone Gbagbo, l’épouse de l’ancien président du pays (lui-même remis à la Cour pénale internationale (CPI) le 30 novembre 2011[11]) est jugée depuis le 31 mai 2016 pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre[12], d’aucuns considèrent qu’Alassane Ouattara, le successeur de Laurent Gbagbo, s’est appuyé sur un régime politique non démocratique pour garantir l’impunité à des proches pourtant impliqués dans la commission des crimes internationaux les plus graves à l’occasion des violences postélectorales de 2010 et 2011[13].

Le fait est que les régimes politiques ont une grande influence sur l’adoption des mécanismes juridictionnels et plus précisément sur le fonctionnement des systèmes juridiques répressifs. On peut dès lors s’interroger sur la portée d’une telle influence sur l’effectivité du droit international pénal. Il est constant que les régimes politiques démocratiques, qui ont comme leitmotiv les droits de l’homme, soient davantage favorables à l’application des normes internationales pénales que les régimes politiques non démocratiques qui, très souvent, s’illustrent par la mise en oeuvre des politiques liberticides, voire criminelles. Malheureusement, beaucoup d’États africains semblent appartenir à cette dernière catégorie.

Contrairement à quelques grandes démocraties occidentales impliquées dans certains crimes particulièrement graves commis dans des pays lointains à l’occasion d’une politique étrangère belliciste très peu encadrée par le droit constitutionnel et le régime politique, mais motivés par des enjeux stratégiques et économiques, des États africains non démocratiques perpètrent encore de nos jours des massacres sur leurs propres populations dans le but de préserver les intérêts de quelques gouvernants. C’est pourquoi il faut assurer, au sein de ces États, le contrôle des pouvoirs d’État influençant la diffusion effective du droit international pénal (II), ce qui favorisera l’aménagement des droits fondamentaux des particuliers africains soumis à l’application des normes internationales pénales (III).

II. Le contrôle des pouvoirs d’État influençant la diffusion effective du droit international pénal en Afrique

L’une des principales causes des conflits ayant débouché sur la commission des crimes de droit international pénal en Afrique peut être le déséquilibre structurel ou fonctionnel qui existe parfois au sein des différents pouvoirs d’État. Ce déséquilibre ayant très souvent profité à l’exécutif, il n’est pas étonnant que ce dernier ait quelquefois eu la propension à instaurer un mode de gouvernement non démocratique.

Il faut admettre que l’État africain issu de la colonisation juridique occidentale a eu du mal à assimiler les leçons de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs. Le grand penseur français disait à juste titre que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir[14] ». C’est cette idée de contrôle mutuel des pouvoirs qui devrait justifier, d’une part, l’encadrement des pouvoirs politiques susceptibles d’entraver la diffusion des normes internationales pénales dans les droits internes africains (A) et d’autre part, l’organisation des systèmes juridictionnels favorisant la diffusion effective du droit international pénal dans les droits internes africains (B).

A. L’encadrement des pouvoirs politiques susceptibles d’entraver la diffusion des normes internationales pénales dans les droits internes africains

L’encadrement des pouvoirs politiques qui peuvent constituer un obstacle à la diffusion du droit international pénal sur le continent africain passe bien entendu par la limitation du pouvoir exécutif (1), ce qui devrait favoriser une plus grande indépendance du pouvoir législatif (2).

1. Intérêt de la limitation du pouvoir exécutif pour l’effectivité du droit international pénal en Afrique

Dans les pays occidentaux où le libéralisme politique a été érigé en principe sacro-saint d’organisation de l’État, les régimes politiques sont, à l’exception du modèle atypique de la France[15], soit présidentiels, soit parlementaires[16] avec d’une part une séparation rigide des pouvoirs et d’autre part, une séparation souple des pouvoirs[17]. C’est l’expérience du passé, marquée par les abus de l’exécutif, qui a justifié la limitation des pouvoirs de ce dernier et en particulier du chef de l’État.

Par contre, Rodolfo Sacco a pu dire que, malgré l’héritage colonial, « dans toute l’Afrique, on constate une grande concentration du pouvoir dans les mains du chef de l’État[18] ». Les régimes politiques africains, qualifiés généralement de présidentialistes, sont très souvent soit une altération du modèle français dans la plupart des pays francophones, soit une déviation du régime présidentiel dans les autres pays. Toujours est-il que les pouvoirs considérables dont disposent les chefs d’État africains leur permettent d’exercer un certain contrôle sur le pouvoir judiciaire. Ceci est d’autant plus vrai que dans la plupart des pays africains francophones par exemple, le chef de l’État est encore[19] le chef de la magistrature dont il préside le Conseil[20]. Ce pouvoir sur la justice n’est pas seulement formel à l’image de celui qui émanait de l’article 65 de la Constitution du 4 octobre 1958 antérieur à la Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République[21] ; il est bien réel dans la mesure où, dans la pratique constitutionnelle, le chef de l’État africain francophone exerce son emprise sur les institutions pouvant faire contrepoids à son pouvoir[22]. Il faut dire qu’on a pu observer dans des pays africains, une

préséance présidentielle directe si elle est une volonté explicite du texte constitutionnel ; ou indirecte si elle est une conséquence de l’interprétation de ses pouvoirs dans un sens ultra-personnel par le chef de l’État lui-même[23].

Dans ces conditions, il est impossible d’imaginer qu’un procès puisse avoir lieu sereinement dans la plupart des pays africains si le pouvoir exécutif décide de s’y opposer. Consciente de cette réalité, la CPI a considéré que des criminels soudanais, kenyans ou libyens[24] devaient impérativement lui être remis afin d’éviter toute obstruction du pouvoir exécutif dans le déroulement des procès.

Dans les procès à forte connotation politique, comme ceux portant sur les crimes de droit international pénal, il n’est pas exclu que l’exécutif se livre à des manoeuvres visant à protéger certaines personnalités proches du pouvoir et responsables des crimes internationaux les plus graves. Ainsi, au Rwanda[25], en Libye[26] ou encore en Côte d’Ivoire[27], il a été reproché aux nouveaux dirigeants d’avoir instauré une justice des vainqueurs à l’issue des conflits au cours desquels les crimes de droit international pénal avaient été commis[28].

Il peut d’ailleurs arriver que les manoeuvres politiciennes de l’exécutif visant à paralyser la fonction juridictionnelle trouvent leur justification dans une disposition légale. Ainsi, au Cameroun par exemple, le très controversé article 64 du Code de procédure pénale camerounais prévoit que :

[l] e Procureur général près une Cour d’Appel peut, sur autorisation écrite du ministre chargé de la Justice, requérir par écrit puis oralement, l’arrêt des poursuites pénales à tout stade de la procédure avant l’intervention d’une décision au fond, lorsque ces poursuites sont de nature à compromettre l’intérêt social ou la paix publique.[29]

Dans les faits, beaucoup d’États africains semblent considérer la séparation des pouvoirs plus comme un outil formel qu’un moyen visant à démocratiser le fonctionnement des institutions étatiques. Dès lors, il n’est pas surprenant que la prééminence de l’exécutif ainsi que son incursion dans les domaines réservés traditionnellement aux autres pouvoirs soient érigées en mode de gouvernement[30].

Pour relativiser l’influence de l’exécutif au sein des institutions africaines, il est possible de souligner le fait que même dans les pays occidentaux, la puissance exécutive soit devenue la « clé de voûte[31] » des institutions. Pour Louis Favoreu, elle « apparaît désormais comme le véritable centre d’impulsion et de décision, en matière politique, économique ou sociale comme en matière diplomatique ou militaire[32] ». Cet auteur relève le fait qu’un gain de légitimité démocratique des chefs d’État ou de gouvernement est à l’origine d’une forme de personnalisation du pouvoir par le détenteur du pouvoir exécutif[33]. Néanmoins, dans les grandes démocraties, des contre-pouvoirs permettent d’éviter tout risque d’autoritarisme de l’exécutif.

Par contre, en Afrique, les élections confèrent au chef de l’État des pouvoirs à la fois institutionnels et symboliques d’une portée exceptionnelle. En effet, dans l’inconscient collectif africain réside l’idée qu’une fois élu, un chef n’est pas tenu de partager le pouvoir avec les autres organes de l’État ou avec d’autres personnalités[34]. Cette réalité sociologique est confortée par une conception surannée de la démocratie, qui repose d’abord et avant tout sur le suffrage politique, et qui fait souvent abstraction de la séparation des pouvoirs telle qu’elle est mise en oeuvre en Occident. Dans un contexte où le risque d’autoritarisme du pouvoir exécutif est très élevé, il est difficile de mettre effectivement en oeuvre les normes internationales pénales, d’autant plus qu’en Afrique, les instances parlementaires chargées de transposer le droit international en droit interne sont très souvent sous la coupe du chef de l’État, d’où l’intérêt de préconiser une nécessaire indépendance du pouvoir législatif.

2. Droit international pénal et indépendance du pouvoir législatif en Afrique

L’indépendance du pouvoir législatif dans les États africains est une nécessité dans la mesure où il est souvent instrumentalisé par l’exécutif, qui lui retire ainsi toute légitimité en termes de représentativité nationale. La soumission de la plupart des instances législatives du continent africain au chef de l’État découle du fait que, malgré les transitions démocratiques amorcées depuis le début des années 1990, le spectre du parti unique continue de planer sur les institutions de certains États. Ceci risque de faciliter une forme de confusion des pouvoirs au profit de l’exécutif qui considère que le fonctionnement des assemblées parlementaires doit lui être favorable.

De plus, par le contrôle qu’il exerce sur l’administration et le processus électoral, le président de la République détermine souvent la composition du Parlement où des personnalités politiques lui sont en général inféodées. Nul besoin de souligner que dans ces conditions, il n’existe pas de pouvoir législatif indépendant du pouvoir exécutif. Dès lors, donner son indépendance au Parlement revient finalement à limiter les pouvoirs du chef de l’État dont les affinités religieuses, ethniques ou politiques avec certains parlementaires peuvent lui permettre de bénéficier, le cas échéant, d’un soutien inconditionnel dans le cadre de sa politique législative. En effet, comme le dit à juste titre Rodolfo Sacco, en Afrique,

le lien avec la société intermédiaire, tribu ou confrérie, est fortement ressenti, et c’est pourquoi le représentant politique pense qu’il doit d’abord protéger les intérêts de la société intermédiaire qui l’a élu.[35]

Une telle conception du pouvoir a des conséquences graves sur le contenu des normes juridiques adoptées au sein des instances parlementaires. Parfois, c’est sous la pression du pouvoir exécutif que le Parlement va adopter ou abroger des lois. En ce qui concerne précisément les normes internationales pénales, le Parlement kenyan, par exemple, a décidé, sous la pression de l’exécutif, d’adopter en septembre 2013 une motion visant à permettre le retrait du Kenya du Statut de Rome[36]. Ce pays avait pourtant ratifié le Statut de Rome en mars 2005[37] avant qu’Uhuru Kenyatta, élu président en 2012 et cité à comparaître devant la CPI depuis 2011 pour son rôle supposé dans les crimes liés aux violences postélectorales de 2007/2008[38], ne décide de couper tout lien entre son pays et la juridiction pénale internationale permanente. Pour éviter que ce dangereux précédent ne se reproduise dans les autres États africains parties au Statut de Rome, il devient impérieux d’oeuvrer en faveur de l’organisation des systèmes juridictionnels favorisant la diffusion du droit international pénal dans l’ordre juridique interne.

B. L’organisation des systèmes juridictionnels favorisant la diffusion du droit international pénal dans les droits internes africains

Les systèmes juridictionnels africains ne peuvent être conformes aux normes internationales pénales que s’ils favorisent l’arrimage des magistratures africaines avec les problématiques du droit international pénal (1), ce qui passe aussi par la définition d’une réelle indépendance des magistrats africains (2).

1. Arrimage des magistratures africaines aux problématiques du droit international pénal

La diffusion effective du droit international pénal dans les ordres juridiques africains dépend en grande partie de la capacité des magistratures africaines à répondre aux exigences internationales en matière de répression des crimes internationaux les plus graves. En attendant, en Afrique, on reproche très souvent à la justice de rendre « des décisions qui ne sont pas, en général et malheureusement, à la hauteur des espérances des populations africaines, de plus en plus avides de démocratie et de respect des droits de l’homme[39] ». Pourtant, en droit international, le principe de subsidiarité favorable à la compétence des juges nationaux pour la répression des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité est conditionné par le respect scrupuleux des principes modernes de la justice par le droit interne.

Au-delà de l’aspect matériel du droit pénal qui relève surtout de la responsabilité du législateur, le juge africain doit se montrer vigilant à l’égard des règles procédurales dont il doit assurer le respect à l’occasion d’un litige. Cette sollicitation peut apparaître comme étant élémentaire et même sans intérêt étant donné que toute juridiction pénale est soumise à un certain nombre de principes directeurs qui régissent impérativement le procès. Alioune Badara Fall a cependant fait le constat selon lequel la justice africaine fait preuve de laxisme dans le respect des normes pénales portant aussi bien sur la recevabilité d’une requête que sur le déroulement du procès[40]. Pour cet auteur, la situation du juge africain est alarmante puisqu’il est

dépendant du pouvoir politique, incapable de fixer une jurisprudence fiable formée de règles cohérentes, peu scrupuleux des règles déontologiques ou morales, il se retrouve très souvent écarté dans un premier temps et n’est sollicité par le justiciable que lorsque d’autres modalités de résolution des conflits mieux connues sont épuisées sans donner satisfaction.[41]

Il semblerait que la justice moderne africaine ne réponde pas toujours aux aspirations des justiciables. De plus, il est impossible de nier la responsabilité des magistrats africains dans le discrédit de l’institution juridictionnelle. Seulement, les errements des juges ne semblent pas spécialement préoccuper les pouvoirs publics tant que les répercussions sociales ou politiques d’un procès restent limitées. Mais, suite à la commission des crimes internationaux particulièrement graves qui risquent de compromettre irrémédiablement la paix sociale, l’État va s’appuyer, comme au Rwanda ou encore au Burundi, sur une justice traditionnelle qui suscite davantage l’adhésion des populations.

Toutefois, le discrédit de la justice moderne en Afrique est peut-être moins lié à sa conception sur le plan juridique qu’à sa pratique. Au reste, le fait qu’aujourd’hui les victimes africaines des crimes internationaux les plus graves souhaitent faire appel à la justice internationale constitue un bémol à la méfiance qu’ils éprouvent à l’égard des institutions juridictionnelles modernes africaines. Ainsi, ces dernières pourraient bénéficier d’un regain de légitimité et de crédibilité auprès des justiciables si elles assimilaient et mettaient en oeuvre les principes du droit international pénal. Il va sans dire qu’elles ne devraient pas se limiter, comme c’est en général le cas en Afrique, à de simples « opérations ponctuelles, commandées par la pression d’un facteur puissant : l’opinion publique, nationale et extranationale[42] ». En effet, les citoyens ne se sentent moralement liés par les décisions d’une juridiction que si celle-ci est réputée pour rendre des décisions justes et équitables[43]. Il va sans dire que le manque d’équité que l’on peut reprocher à la justice moderne africaine a été à l’origine de son discrédit, même s’il ne faut pas négliger un paramètre important qui est l’absence d’indépendance des magistrats africains.

2. Droit international pénal et indépendance des magistrats africains

L’indépendance est la condition sine qua non de l’impartialité du juge « puisqu’un juge qui est dépendant de quelque façon que ce soit de l’une des parties ne peut être, et plus particulièrement ne peut apparaître, comme étant impartial[44] ». Néanmoins, dans la plupart des États africains, c’est le pouvoir politique qui est garant de l’indépendance de la justice[45]. Cette immixtion de la politique dans l’univers normalement réservé au juge ne peut que contribuer à la paralysie de la justice lorsque l’exécutif, notamment, décide de perturber ou tout simplement d’interrompre le cours d’un procès.

Les constitutions africaines garantissent en principe l’indépendance de la justice, même si une certaine incongruité juridique voudrait que cette indépendance soit assurée par le président de la République. Toutefois, Jean Du Bois De Gaudusson a fait remarquer qu’en Afrique, les normes juridiques ne sont pas effectivement mises en oeuvre ; à telle enseigne qu’« au-delà des principes proclamés, la justice est dans la réalité de ses relations avec le pouvoir politique un service subordonné et étroitement dépendant[46] ». Dans de nombreux pays africains l’emprise des politiques sur les juges contraint très souvent ceux-ci à fonder leurs décisions sur des concepts juridiques aux contours insaisissables. Ainsi, pour les affaires particulièrement sensibles dans lesquelles le pouvoir politique a tout intérêt à tirer les ficelles, le juge, soumis à toutes sortes de pressions, peut recourir à des notions telles que l’ordre public ou encore l’intérêt général pour justifier les verdicts qui doivent être en phase avec les intérêts défendus avec opiniâtreté par l’exécutif. Ce dernier peut d’autant plus aisément influencer la justice qu’en tant que chef suprême de la magistrature, le chef de l’exécutif[47] est souvent responsable de la carrière des magistrats[48]. Ainsi, la promotion de ces derniers dépendra très souvent de leur docilité, ou de leur volonté de se laisser assujettir par le pouvoir politique.

Lorsque s’ouvriront les contentieux portant sur la commission des crimes internationaux les plus graves, les politiques tapis dans l’ombre de la justice n’hésiteront pas, le cas échéant, à invoquer des concepts très en vogue depuis les indépendances tels que l’unité nationale, la paix publique, ou encore l’intégrité territoriale[49]. Mais ces notions trop fuyantes pour l’analyste juridique risquent d’être employées d’une part pour protéger des personnalités proches du pouvoir suspectées d’être compromises dans la commission des crimes les plus graves, et d’autre part au contraire pour sanctionner sévèrement certains adversaires politiques, car les procès concernant les génocides, les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité sont en général des moments de règlement des comptes politiques. De plus, dans les pays africains francophones, la notion d’acte de gouvernement[50] pouvant s’appuyer au demeurant sur un mobile politique[51], confère une immunité juridictionnelle à certaines mesures prises par l’exécutif au détriment de l’indépendance de la justice[52].

L’absence d’indépendance du juge africain ne peut être sans conséquence sur la diffusion des normes internationales pénales dans les ordres juridiques internes. La sérénité des magistrats est liée à leur indépendance à la fois formelle et fonctionnelle par rapport à l’environnement dans lequel s’exerce la fonction de juger. C’est pourquoi il est normalement admis que

l’État, titulaire du droit de punir, l’institution judiciaire, cadre d’intervention du magistrat, et le justiciable, parti au procès, se voient privés de tout pouvoir de pression sur l’auteur de la décision.[53]

La partialité du juge a pour principale cause les pressions que les acteurs externes à une juridiction exercent sur la justice. Très souvent, c’est le magistrat du parquet, véritable cheval de Troie au sein du prétoire, vu la tutelle que le ministre de la Justice exerce sur lui, qui se fait le porte-parole de la politique pénale de l’exécutif à l’occasion d’un litige. Telle est en tout cas la réalité qui prévaut au sein des États africains francophones qui ont hérité d’une organisation juridictionnelle analogue à celle de la France[54]. Mais partout ailleurs, le magistrat sera écartelé entre la nécessité de dire le droit ou de rendre la justice et sa fidélité à l’exécutif dont il prendra en compte les exigences s’il ne veut pas voir sa carrière être compromise.

Il est vrai qu’en théorie, le fait que le juge ne soit soumis qu’au droit et en l’occurrence à la constitution et à la loi, devrait garantir son indépendance vis-à-vis des autres institutions de l’État. Pourtant, sous la pression de l’exécutif pouvant s’opposer à la tenue de certains procès, le juge peut toujours se contenter d’invoquer de manière lapidaire l’ordre public ou l’intérêt général pour éviter d’être accusé d’avoir foulé au pied le droit ou de s’être rendu coupable d’un déni de justice. Le fait est que l’indépendance du juge implique aussi sa liberté de raisonnement, qui peut être appréciée à la lecture de la décision de justice qu’il rend. Il doit être libre de qualifier lui-même les faits et de s’appuyer en conséquence sur les dispositions juridiques afférentes.

Le pouvoir d’appréciation que le juge a sur un dossier pénal doit lui permettre de déterminer en toute liberté si la personne poursuivie est coupable ou innocente des faits qui lui sont imputés[55]. Ensuite, seules les voies de recours permettront aux justiciables et éventuellement au ministère public de remettre en cause la décision du juge auprès d’une juridiction supérieure. Paradoxalement, toutefois, plus le pouvoir d’appréciation du juge conféré par la loi sera large, plus il faudra imaginer qu’il subira les assauts répétés des acteurs externes et tout particulièrement de l’exécutif qui le poussera à adopter une certaine ligne de conduite.

Les pressions de l’exécutif peuvent transparaître dans le réquisitoire du parquet. Toutefois, dans les systèmes juridictionnels des États modernes y compris ceux d’Afrique, la fonction du juge est indépendante de celle du ministère public[56], généralement incarnée par le procureur. Celui-ci a normalement la latitude que lui donne la loi pour décider si une affaire est digne de faire l’objet d’une poursuite auprès d’une juridiction[57]. Lorsqu’il aura décidé de l’opportunité des poursuites, il prendra ensuite les réquisitions nécessaires pour convaincre le juge du bien-fondé d’une sanction pénale qu’il faudra infliger à la personne poursuivie. Néanmoins, les réquisitions du ministère public n’ont pas force contraignante à telle enseigne que les juges ont a priori les coudées franches pour prendre leurs décisions en toute indépendance et en toute impartialité. C’est pourquoi tous les actes de réquisition du parquet sont antérieurs à la décision définitive du juge.

Il ne faut toutefois pas se faire beaucoup d’illusions sur l’indépendance du juge dans le contexte africain marqué par la prééminence du pouvoir exécutif, soutenu par le pouvoir législatif. Montesquieu lui-même, pourtant grand théoricien de la séparation des pouvoirs, ne reconnaissait en réalité que la puissance législative et la puissance exécutive représentant « l’une la volonté générale de l’État, [et] l’autre l’exécution de cette volonté générale[58] ». Ainsi, même s’il lui arrive de parler de la puissance de juger, il finit par dire sans fard que « des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en reste que deux…[59] ». Même si ce point de vue a été exprimé il y a plusieurs siècles déjà[60], il est plus que d’actualité dans la plupart des États africains aujourd’hui.

Finalement, l’indépendance du juge africain ne s’exerce effectivement qu’à l’égard des particuliers qui ne peuvent en principe poursuivre en justice des magistrats parce ce que ceux-ci auraient rendu une décision qui leur est défavorable. De plus, lorsque les juges statuent en collégialité, aucun particulier ne peut normalement exiger de l’un d’eux la révélation de la décision qu’il a prise dans le secret des délibérations[61]. La seule voie de droit qui reste aux particuliers insatisfaits devant une juridiction est l’exercice des voies de recours. Cette règle est valable aussi bien pour les procédures pénales ordinaires que pour celles qui sont relatives à la mise en oeuvre des normes internationales pénales qui semblent militer en faveur d’un meilleur aménagement des droits fondamentaux des particuliers.

III. L’aménagement des droits fondamentaux des particuliers africains soumis à l’application du droit international pénal

Les normes internationales pénales sont issues d’un ordre juridique qui est fortement imprégné de l’idée de droits de l’homme en tant que prérogatives réservées essentiellement à l’individu[62]. C’est une conception du droit qui n’est pas en phase avec la philosophie juridique africaine, qui est avant tout préoccupée par la préservation des intérêts collectifs[63]. Dès lors, il n’est pas étonnant que pendant longtemps, la plupart des régimes politiques africains se soient illustrés par la négation des droits fondamentaux des particuliers et plus précisément des personnes physiques.

Dans le champ pénal, au droit traditionnel marqué par une volonté de conciliation pas forcément favorable aux victimes, les pouvoirs publics africains ont superposé un système pénal moderne draconien basé sur l’idée d’une sanction exemplaire faisant souvent fi des droits garantis aux délinquants. C’est pourquoi la diffusion du droit international pénal dans les ordres juridiques internes des États africains implique nécessairement une meilleure prise en compte des droits des accusés (A), mais aussi de ceux des victimes (B).

A. Les droits des accusés et la diffusion du droit international pénal en Afrique

Lorsqu’il est fait allusion au droit pénal, le commun des mortels songe d’abord et avant tout à la répression, aux mécanismes qui la président ainsi qu’à son efficacité. Pourtant, les systèmes répressifs modernes s’appuient prioritairement sur des principes consignés aussi bien dans la Magna carta libertatum du 15 juin 1215[64] que dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[65], et qui voudraient qu’il ne soit possible de « valablement statuer et juger qu’en observant les formes d’une procédure régulière[66] ». L’histoire de l’Angleterre et de la France révèle d’ailleurs que, très souvent, ce sont les arrestations et les condamnations arbitraires qui ont poussé les hommes à faire des révolutions qui ont fortement contribué à façonner les sociétés contemporaines. Ainsi, de nos jours, les régimes politiques démocratiques reconnaissent un certain nombre de prérogatives aux accusés afin de les prémunir notamment contre les erreurs judiciaires qui feraient d’eux les victimes de l’appareil répressif. Ces prérogatives rentrent normalement dans la catégorie des droits garantis conçus comme « l’ensemble des prérogatives dont dispose l’individu pour faire valoir et assurer la défense de ses autres droits et libertés, spécialement devant la justice[67] ».

L’importance des droits garantis de l’accusé est attestée par leur dimension internationale. Au reste, bon nombre d’auteurs s’accordent pour dire que 

[p]armi les droits fondamentaux, ce sont ceux dont la portée universelle est sans doute la plus forte, car on ne conçoit pas, à la différence de la liberté de religion, du droit de propriété par exemple, qu’ils puissent être appliqués de manière différente selon les pays au-delà d’un standard minimum.[68]

Au niveau international par exemple, le Statut de Rome consacre son long article 67 aux droits de l’accusé impliqué dans la commission des crimes internationaux les plus graves. Pour réprimer ces crimes dans leurs ordres juridiques, les États et en particulier les États africains, sont tenus de respecter les droits garantis aux personnes poursuivies s’ils ne veulent pas contrevenir aux standards minimums de procédure pénale reconnus par les normes internationales qui découlent notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[69]. Cette exigence est très importante pour les individus, car c’est l’assurance que ceux-ci ne se verront pas infliger une sanction inique à l’occasion d’un procès irrégulier et arbitraire qui ignore leurs droits.

Les droits reconnus aux personnes poursuivies pour avoir commis des actes graves dépendent sans conteste de la nature du régime politique du pays où les faits incriminés seront sanctionnés. Ainsi, de grands délinquants seraient plutôt dans une mauvaise posture s’ils se retrouvaient face au juge d’un État dictatorial ou autocratique, tant il est certain que cette catégorie d’État ne fait pas grand cas de leurs droits et les considère au contraire comme des ennemis. Dans les États démocratiques, la réalité sera toute autre, puisque ceux-ci admettent normalement que même les criminels les plus invétérés puissent bénéficier d’un minimum de garanties face à la justice.

Toutefois, la répression des crimes internationaux les plus graves se fait généralement au sein d’États qui sortent d’un conflit armé, qui peut être la conséquence soit d’une dictature sanguinaire ayant débouché sur une guerre civile (cas de la Libye au moment de la chute de Mouammar Kadhafi en 2011), soit d’un processus démocratique ayant avorté (cas des violences postélectorales au Kenya en 2007-2008 et en Côte d’Ivoire en 2010-2011). C’est pourquoi, même si les États africains, qui en vertu du principe de subsidiarité prévu par le Statut de Rome peuvent réprimer les crimes internationaux les plus graves, reconnaissent formellement un certain nombre de droits garantis aux accusés, il n’en demeure pas moins que les tensions sociales et le besoin viscéral de régler des comptes qui animent les populations d’une société post-conflictuelle peuvent être à l’origine de la remise en cause des droits des personnes accusées d’avoir commis les crimes les plus ignobles. Ainsi, il est utile de mettre en exergue le contenu des droits des accusés que les États africains concernés sont tenus de respecter afin de ne pas heurter les principes du droit international des droits de l’homme devant favoriser un procès équitable.

Dans les systèmes juridiques démocratiques, les accusés bénéficient d’au moins trois principaux droits fondamentaux qui font l’objet d’une reconnaissance au niveau international. Il s’agit du droit au juge, des droits de la défense et du droit à la sécurité juridique[70].

Le droit au juge peut être considéré comme une banalité. Pourtant, du point de vue de l’accusé, une telle garantie n’est pas toujours évidente, en l’occurrence lorsqu’on lui impute des crimes d’une certaine gravité. Ce droit permettra à un criminel de bénéficier effectivement d’un procès équitable, placé sous la houlette d’un juge impartial se trouvant au-dessus de toute considération partisane.

Louis Favoreu a rappelé que le droit au juge tire sa source des règles juridiques anglo-saxonnes qui protègent les individus, grâce à l’habeas corpus, contre une arrestation et un emprisonnement arbitraire[71], sans oublier le fait que la clause de due process of law[72], issue du droit américain, garantit le droit d’être entendu par un juge[73]. Les principes de l’habeas corpus et du due process ont été repris dans la plupart des constitutions démocratiques ainsi que dans les textes internationaux tels que la Convention européenne des droits de l’homme[74], la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[75] ou encore le Statut de Rome[76]. Le droit au juge implique nécessairement des devoirs pour le juge. Celui-ci doit notamment faire en sorte que le principe du contradictoire soit respecté. De plus, il a l’obligation de motiver sa décision afin de prouver son impartialité.

Quant aux droits de la défense, ils sont le corollaire nécessaire du droit au juge, ce qui peut expliquer le fait qu’ils soient eux aussi liés à l’habeas corpus et au due process. Ils constituent un

ensemble de droits appartenant à une personne qui se trouve partie à un litige soit en dehors de tout procès, qui est l’objet d’une mesure défavorable, ayant le caractère de sanction ou prise en considération de sa personne.[77]

Les droits de la défense impliquent d’entrée de jeu qu’un accusé soit tenu informé des faits qu’on lui impute, ce qui suppose qu’on puisse l’autoriser à accéder au dossier contenant les charges retenues contre lui[78]. Aussi, un criminel a le droit d’être interrogé oralement ou par écrit sur les actes qu’on lui reproche, afin qu’il puisse éventuellement faire des observations préliminaires à l’accusation, tout en sachant bien entendu qu’il doit disposer d’un délai raisonnable pour préparer sa défense comme l’exige le principe du contradictoire.

Pour se défendre, l’accusé a droit à l’assistance d’un avocat et le cas échéant, à l’aide d’un interprète. Dans un État de droit, le soutien d’un avocat est normalement de mise dès la garde à vue[79] et l’accusé peut également bénéficier d’une assistance juridique lorsqu’il est dans l’indigence[80]. À l’audience, un accusé doit avoir la possibilité de présenter au juge tous les éléments qui peuvent lui permettre de se disculper et, en cas de condamnation, bénéficier des voies de recours[81]. Il peut aussi faire intervenir des témoins à décharge[82] au procès ou contester les éléments de preuve apportés par les témoins à charge[83].

Par ailleurs, comme l’a souligné le Conseil constitutionnel français, la garantie des droits de la défense « implique, notamment en matière pénale, l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties[84] ». Il faut en effet éviter que l’accusation représentée souvent par le ministère public n’utilise de manière disproportionnée les moyens institutionnels dont il dispose pour remettre gravement en cause les droits garantis à un accusé.

En ce qui concerne la sécurité juridique, elle permet essentiellement à un individu de ne pas voir ses droits acquis être remis en cause et de continuer ainsi à bénéficier de toutes les protections juridiques afférentes à l’État de droit. Considérée comme un droit fondamental, la sécurité juridique repose sur des règles telles que le principe de légalité des délits et des peines[85], le droit à la non-rétroactivité des lois pénales d’incrimination plus sévère[86], le droit à l’application rétroactive d’une loi pénale plus douce[87], le droit de ne se voir infliger que des peines nécessaires[88], sans oublier le droit à la présomption d’innocence[89].

Appliquées scrupuleusement dans le contexte africain, les garanties juridiques octroyées aux accusés dans les États démocratiques et dans l’ordre juridique international devraient favoriser une meilleure effectivité du droit international pénal qui prend aussi en considération les droits des victimes.

B. Les droits des victimes et la diffusion du droit international pénal en Afrique

Les droits des victimes restent une problématique importante (1) même s’il est possible aujourd’hui de déterminer clairement leur portée (2).

1. Problématique des droits des victimes

La principale justification des droits des victimes réside dans le fait que celles-ci sont l’incarnation d’une société meurtrie par les effets d’une infraction. Lorsqu’en plus les infractions qu’elles ont subies sont de nature criminelle, elles ont d’autant plus besoin de la protection de l’État qui leur accorde dès lors un certain nombre de droits leur permettant de faire réparer dans la mesure du possible le préjudice qui est à l’origine de leur souffrance.

En Afrique, la problématique des droits des victimes est d’autant plus importante que celles-ci sont souvent sacrifiées sur l’autel de la réconciliation, tant dans la société traditionnelle (pardon au sein des juridictions traditionnelles) que dans la société moderne (pardon avec les lois d’amnistie). C’est ainsi que de l’Afrique du Sud post-apartheid à la Côte d’Ivoire, en passant par le Rwanda, la Sierra Leone, la Tunisie et bien d’autres pays[90], la notion de justice transitionnelle a été conçue comme « un instrument pertinent au service de l’accompagnement de ces transitions de la dictature à la démocratie, de la guerre à une paix durable[91] ». Celle-ci fait au demeurant référence à

divers processus et mécanismes mis en oeuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation.[92]

Il n’est toutefois pas rare que, dans un tel contexte, le rétablissement de la paix publique se fasse au détriment des droits des victimes. Cependant, en réalité, même dans les sociétés démocratiques, les victimes ont souvent été marginalisées au sein du procès pénal. C’est ainsi que parlant de la situation des victimes en France, Serges Guinchard et Jacques Buisson considèrent qu’elles sont soumises à une certaine idéologie qui tend à les écarter du procès pénal, en tout cas à les cantonner à une place plus axée sur leurs intérêts civils que sur leur participation à la poursuite d’une sanction répressive[93].

Il est vrai que lorsqu’un trouble est occasionné par un délinquant, le pouvoir exécutif met tout en oeuvre, grâce à la police, à la gendarmerie ou à tout autre service d’investigation, pour faire appliquer la loi sans toutefois prendre toujours directement en compte les intérêts des victimes parfois reléguées au statut de partie civile.

De plus, à l’issue d’un conflit armé au cours duquel les crimes internationaux les plus graves ont été commis, tout laisse croire que la grande préoccupation des pouvoirs publics est avant tout d’une part de restaurer l’autorité de l’État, et d’autre part de rétablir dans la mesure du possible la paix sociale. Cette paix se construit souvent sur la base de conciliabules politiques qui peuvent favoriser soit le recours aux lois d’amnistie partielle ou totale pour les crimes commis à l’occasion d’un conflit armé, soit la mise en oeuvre du pouvoir de grâce exercé par le chef de l’État. Il va sans dire qu’une telle situation est loin d’être favorable aux victimes dont la reconnaissance des souffrances et des préjudices subis doit être à la base de la reconstruction d’une société post-conflictuelle.

Aujourd’hui, en droit international pénal, la défense des intérêts de l’humanité est au fond indissociable de ceux des victimes. Pourtant, pendant longtemps, les tribunaux pénaux internationaux ad hoc répugnaient à admettre un droit d’accès des victimes à leurs prétoires et préféraient leur accorder un statut de témoin[94]. Il faut attendre la création de la CPI pour que les victimes soient entendues dans le cadre de la procédure pénale internationale[95]. C’est sans doute la particularité de l’ordre juridique international, où les personnes morales de droit public comme les États et les organisations internationales occupent une place prépondérante, qui a longtemps justifié le rôle très effacé des victimes devant les juridictions pénales internationales. Il a fallu des décennies pour prendre conscience du fait que la justice pénale internationale ne pouvait plus ignorer les droits des victimes. Le Statut de Rome prend très bien en compte les droits des victimes des crimes internationaux les plus graves dont il détermine assez clairement la portée[96].

2. La portée des droits des victimes

Bien avant le Statut de Rome, la plupart des systèmes juridiques modernes avaient déterminé la portée des droits des personnes victimes d’infractions pénales. En fait, le droit international pénal n’a pu s’inspirer au fil du temps que des principales législations nationales. Celles-ci se sont construites en prenant en compte progressivement la notion de victime pénale qui fait référence à la personne « qui a subi personnellement l’atteinte à l’intérêt légitime protégé par l’infraction dont elle dénonce la commission au juge répressif[97] ».

La personne victime peut être aussi bien physique que morale, réalité que reconnaît d’ailleurs la règle 85 (a et b) du Règlement de procédure et de preuve, considérations relatives à la mise en oeuvre de la CPI (Règlement de procédure et de preuve)[98]. Le premier droit de la victime est celui de l’action civile, s’il est possible de concevoir ce droit comme étant celui d’exiger une réparation pour le préjudice subi. Cependant, en droit français par exemple, l’action civile semble avoir une portée plus large, même si elle est d’abord et avant tout une facette du droit au juge. Quoi qu’il en soit, Anne D’Hauteville considère qu’

en se constituant partie civile, la victime demande à la justice pénale de rechercher la vérité et de condamner les coupables, ainsi que d’évaluer l’indemnisation de tous ses préjudices, indemnisation qui devra être payée par l’auteur responsable (ou par son assureur de responsabilité, ou par le Fonds de garantie des victimes)[99].

Mais, en France, si la victime « est un agent de la répression pénale, un sujet du droit[100] », la réalité est différente dans les autres démocraties occidentales, où l’on considère la plupart du temps l’État comme le dépositaire de l’action pénale dont il a en quelque sorte l’exclusivité. C’est pourquoi en Allemagne, aux États-Unis ou aux Pays-Bas, il est couramment admis que « the victim does not have a right to be heard at the trial, to appeal a decision or to private prosecution[101] ».

Pour les États africains, si le droit international pénal ne les contraint pas a priori à adopter une procédure pénale fort avantageuse pour les victimes à l’image de celle de la France, ils pourraient toujours se rapprocher d’une solution adoptée par le Statut de Rome qui a réussi à trouver une voie médiane entre les règles faisant des victimes des acteurs au procès pénal et celles les excluant complètement.

Ainsi, devant la CPI, les individus et en particulier les victimes « peuvent stimuler le début d’enquête par le Procureur[102] », qui pourrait débuter une affaire en présentant des arguments pertinents à la chambre préliminaire. Mais, dans les États africains ayant adopté une procédure pénale analogue à celle de la France, les victimes ont en principe la possibilité de porter une plainte leur permettant le cas échéant de mettre en mouvement l’action publique[103]. Rien n’interdit en effet aux États d’accorder aux victimes des droits plus importants que ceux prévus en droit international pénal.

Les victimes ont aussi droit à l’information qui leur permettra de prendre conscience de la portée de leurs prérogatives. Ce droit peut viser par exemple à les renseigner sur la procédure, comme le prévoit notamment la règle 92 du Règlement de procédure et de preuve. Leur droit de représentation doit aussi être assuré[104], avec au besoin une aide juridictionnelle pour les plus démunis[105]. Ce droit de représentation leur permet notamment d’intervenir à toutes les étapes de la procédure dès la phase préliminaire du procès[106].

Il est constant que la possibilité de demander des réparations, et surtout de les obtenir, reste un droit fondamental pour les victimes[107]. C’est pourquoi le Statut de Rome a prévu, d’une part, un droit de réparation pour le compte des victimes dans son article 75 et d’autre part, un fonds au profit de celles-ci dans son article 79[108].

Les réparations peuvent porter sur « la restitution, l’indemnisation ou la réhabilitation, à accorder aux victimes ou à leurs ayants droit[109] ». Il est vrai que certaines modalités d’indemnisation pour le compte des victimes peuvent nécessiter des moyens financiers trop importants pour des États africains qui peuvent se trouver dans une situation économique déplorable.

IV. Conclusion

Le lien entre l’effectivité du droit international pénal et la nature des régimes politiques des États peut difficilement être contesté. Quoi qu’il en soit, sur le continent africain, la réalité institutionnelle est dans la plupart des cas le principal obstacle à l’effectivité du droit international pénal dans les ordres juridiques internes. En effet, l’omnipotence du pouvoir exécutif a pour conséquence logique de fragiliser les pouvoirs législatifs et juridictionnels qui ne peuvent dès lors contribuer efficacement à la diffusion du droit international pénal qui a pour objectif de favoriser la répression des crimes internationaux les plus graves dont les Africains sont très souvent victimes.

Pourtant, aujourd’hui, le fait que des États africains ayant ratifié le Statut de Rome non seulement s’opposent à toute coopération avec la CPI, mais menacent également de se retirer du Statut de cette juridiction[110], démontre bien le caractère non démocratique de certains régimes politiques, qui peuvent dès lors garantir l’impunité aux personnes qui bénéficient d’une position de pouvoir au sein des institutions ou de la faveur d’un pouvoir exécutif toujours prompt à faire triompher les considérations politiques au détriment de la règle de droit.