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Le flamenco est un art à la fois musical et chorégraphique, de transmission orale et qui se déroule la plupart du temps sur une scène[1]. C’est un art souvent qualifié de musique traditionnelle et attaché par un certain nombre de caractéristiques à l’Espagne et plus précisément à l’Andalousie ainsi qu’à une communauté, les Gitans[2] d’Andalousie. Cependant, le flamenco n’en utilise pas moins des technologies qui lui permettent d’exister sous d’autres formes que l’oralité ou la performance scénique et d’être accessible dans la plupart des régions du monde. En se dotant de conditions techniques de production et de diffusion nouvelles, les manières d’être du flamenco et les manières de l’écouter sont considérablement transformées. Dans cet article, il s’agira donc de chercher à comprendre les transformations que connaît le genre artistique flamenco par sa rencontre avec les technologies d’enregistrement et de diffusion, qu’elles soient mécaniques, numériques ou cybernétiques[3]. Plus précisément, il s’agira d’étudier deux transformations importantes : premièrement celle due à l’enregistrement du flamenco (audio et vidéo), deuxièmement celle due à sa présence sur Internet.

Tout d’abord, l’utilisation de techniques d’enregistrement audio et vidéo a surtout permis de réécouter (ou de revoir) du flamenco. Cela peut sembler contradictoire avec une certaine dimension de son esthétique, que partagent d’ailleurs certainement l’ensemble des arts dits performatifs, puisque l’enregistrement audio ou vidéo semble figer en un objet réitérable à l’identique ce qui était initialement donné à voir comme une interprétation spontanée soumise aux aléas du présent[4]. Le problème s’accroît d’autant plus si l’on considère que le flamenco comporte une part d’improvisation. Réécouter ou revoir du flamenco, art essentiellement performatif, serait alors une manière « incorrecte » d’en faire l’expérience, ou peut-être serait-ce avoir affaire à un nouvel objet puisque nous verrons que les technologies d’enregistrement ont également permis de produire directement du flamenco sans passer par l’espace scénique.

La seconde transformation importante, à savoir la diffusion du flamenco sur Internet, semble à son tour constituer une rupture dans l’histoire de cet art, puisqu’il devient dès lors accessible partout où une connexion Internet existe dans le monde, atténuant fortement son caractère local et traditionnel[5]. Cette disponibilité mondiale du flamenco va là aussi entraîner des transformations du genre, notamment l’accentuation des fusions avec d’autres genres et pratiques artistiques[6], mais également la création continuelle d’objets liés au flamenco, qu’il s’agisse de productions artistiques flamencas nouvelles (spectacles, enregistrements audio et vidéos) ou de supports venant simplement enrichir et diffuser la culture flamenca par d’autres médiums (tels que les sites Web pédagogiques).

Il s’agit donc de se demander que devient le flamenco, cet art de la scène andalou, à une époque où la musique et la danse ne sont plus uniquement pensées comme une exécution en temps réel sur scène, mais existent également sous la forme d’enregistrements audio et vidéos, disponibles mondialement sur Internet.

Afin d’étudier cette rencontre du flamenco avec ces technologies, nous commencerons par proposer une typologie des différents supports de production et de diffusion que connaît le flamenco, puis nous tenterons d’en dégager les principales conséquences sur le fonctionnement esthétique du genre et ses éventuelles transformations.

Les différents supports de production et de diffusion du flamenco

Une posture récurrente, adoptée tant par une certaine flamencologie[7] que par les artistes eux-mêmes, a été d’opposer le flamenco, genre musical et chorégraphique de l’oralité, aux diverses technologies d’enregistrement et de diffusion à d’autres fins que la simple conservation[8]. Pourtant, ce rejet des technologies d’enregistrement découle d’une vision romantique de ce genre, consistant à l’enraciner dans une origine populaire lointaine et à en faire une pratique uniquement intime et familiale (voire exclusivement ethnique), certes longtemps hégémonique, mais aujourd’hui largement nuancée par les études plus contemporaines[9]. Il est désormais admis que le flamenco, plus ou moins tel qu’on le connaît aujourd’hui, est une musique urbaine plutôt récente (du milieu du xixe siècle) et dont la formation progressive est donc quasi contemporaine aux premiers enregistrements sonores. Contrairement aux idées reçues, son histoire est ainsi depuis toujours traversée et construite par les nombreuses innovations techniques et technologiques qui ont cours depuis la fin du xixe siècle.

Espace scénique et enregistrements

On pourra schématiquement distinguer trois grands types de support de production et de diffusion du flamenco, c’est-à-dire des dispositifs par lesquels il est créé et/ou rendu accessible, des moyens sur lesquels il repose et qui lui servent d’appui à la fois pour se produire, mais aussi pour se diffuser :

  1. L’espace scénique et festif. Il s’agit du support le plus traditionnel, le moyen de production et de diffusion premier du flamenco[10], qui explique qu’on définisse le genre d’abord comme un art de la scène, un spectacle ou tout simplement une pratique vivante. Le support scénique (entendu au sens propre et figuré) est un dispositif particulier, qui est à la fois un support de diffusion et de production, géographiquement et temporellement situé. Il nécessite la coprésence des artistes et du public, celui-ci étant alors le spectateur direct (voire l’acteur, surtout dans le cas du flamenco[11]) d’une production artistique se déroulant dans un espace-temps délimité. Le flamenco peut alors être considéré comme relevant de la classe de la performance au sens large, c’est-à-dire un type d’art lié à un dispositif scénique ainsi qu’à un déroulement temporel et spatial (et ce étant valable aussi bien dans le cadre d’un spectacle que dans un cadre plus familial ou privé).

  2. L’enregistrement matérialisé. Le flamenco est cependant enregistré très tôt dans son histoire, de manière quasiment contemporaine à son développement scénique[12]. On possède en effet des enregistrements flamencos datant de la toute fin du xixe siècle, alors que le phonographe vient tout juste d’être inventé[13]. Ce dispositif se distingue drastiquement du support scénique puisqu’il ne nécessite pas la coprésence des artistes et du public : il dépend davantage d’outils techniques qui matérialisent l’enregistrement (sur cylindre, bande, disque, cd, dvd) ou permettent de le diffuser (phonographe, tourne-disque, baladeur cd, lecteur dvd, chaîne Hi-Fi). Au gré de l’évolution des techniques d’enregistrement et du développement d’une industrie phonographique et cinématographique, le flamenco devient alors un objet ré-écoutable et visible à l’envie. En se commercialisant sous cette forme, il semble alors connaître un changement de grande importance puisqu’il n’est plus uniquement produit et diffusé via l’espace scénique, mais se donne aussi à voir et à écouter sous un format phonographique ou vidéographique – propre aux arts mécanisés tels que le cinéma ou la pop dont il ne faisait a priori pas partie (Gayraud 2018, p. 8-9). Le principal changement est donc qu’il acquiert le don d’ubiquité et de répétabilité[14]. On peut ajouter que l’enregistrement flamenco est à ses débuts davantage un support de diffusion qu’un support de production : beaucoup d’enregistrements sont de simples traces de performances, l’espace scénique restant en ce sens le support de production principal. Cependant, depuis les années 1970, le flamenco prend une autre forme, celle d’oeuvres phonographiques et/ou vidéographiques[15] dans lesquelles l’enregistrement devient alors un support de production, nous y reviendrons.

  3. L’enregistrement numérique dématérialisé et diffusé dans l’espace cybernétique[16]. Comme la majorité des objets musicaux et chorégraphiques au xxie siècle, le flamenco rencontre les technologies numériques et la mise en réseau Internet. Il s’agit d’un support permettant essentiellement de contenir et de diffuser un enregistrement, mais cette fois de manière dématérialisée, en passant par l’intermédiaire d’un encodage sous la forme d’un fichier numérique. Le flamenco est ainsi plus facilement diffusable puisqu’il s’émancipe d’un certain nombre de contraintes matérielles auxquelles étaient soumis les précédents enregistrements (le cd, par exemple, est une marchandise nécessitant des coûts de production, de fabrication et de diffusion bien supérieurs à ceux d’un album destiné à être diffusé en streaming). Grâce à Internet, le flamenco devient un objet numérique, virtuel[17], accessible partout, en tout temps et par tous.

Ces trois types de supports ou dispositifs du flamenco que sont l’espace scénique, l’enregistrement matérialisé et l’enregistrement dématérialisé coexistent aujourd’hui.

Figure 1

Typologie des dispositifs de production et de diffusion du flamenco.

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L’internationalisation du flamenco

La diffusion du flamenco n’est pas la même en fonction de ces différents supports. Plus précisément, à mesure que ces supports se transforment, un phénomène que l’on pourrait appeler d’internationalisation du flamenco s’intensifie. Certes, le genre a toujours eu une dimension internationale[18], mais celle-ci prend de l’ampleur à mesure que changent les supports :

  1. Via le support scénique (dans son acception essentiellement commerciale), l’internationalisation du flamenco existe bel et bien, mais reste plutôt restreinte. D’une part, l’espace scénique limite la diffusion du flamenco à un seul point spatio-temporel et possède des coûts relativement importants (il faut faire venir les artistes, les loger, louer une salle, recruter du personnel, promouvoir le spectacle, etc.). D’autre part, on peut également constater que lorsque le flamenco s’internationalise via l’espace scénique, il s’agit bien souvent de renvoyer le spectateur à un certain exotisme andalou. Lorsque le flamenco se déroule hors de son lieu de naissance et de pratique habituel, il s’agit bien d’une internationalisation, mais celle-ci permet au public de voyager, d’être amené dans l’univers plus ou moins fantasmé de l’Andalousie (lo andaluz). L’internationalisation du flamenco via l’espace scénique possède ainsi un caractère à la fois restreint et éminemment touristique.

  2. Via les enregistrements matérialisés, le phénomène d’internationalisation du flamenco s’accroît puisqu’il devient exportable au même titre que n’importe quelle autre marchandise. Tout au long du xxe siècle, l’industrie musicale et l’évolution des technologies ont facilité la production d’enregistrements et leur diffusion (techniques d’enregistrement de plus en plus accessibles, appareils de lecture toujours plus faciles d’accès et à moindre coût). Le flamenco devient alors accessible plus massivement et n’est plus systématiquement renvoyé à un phénomène culturel spécifiquement andalou ; il devient une facette du panel musical mondial (l’exemple paradigmatique étant le succès discographique planétaire de Paco de Lucía[19]).

  3. Via les enregistrements numériques dématérialisés et leur diffusion dans l’espace cybernétique, la transmission du flamenco s’émancipe des contraintes et barrières physiques (telles que la distance) inhérentes à la diffusion des objets matériels comme le disque. L’omniprésence du flamenco sur la toile, sous une forme que l’on pourrait appeler virtuelle, laisse penser que son internationalisation ne connaît guère plus de limites (si ce n’est celle d’avoir accès au réseau Internet) et accentue le fait qu’il est considéré comme un genre artistique parmi d’autres, au même titre que le rock ou le jazz, plus forcément localisé comme le sont généralement les musiques dites traditionnelles[20].

La dématérialisation du flamenco et sa mise en réseau

Le flamenco est aujourd’hui majoritairement écouté et visionné virtuellement à travers le monde par le biais du Web, supplantant en grande partie les usages d’écoute sur support matériel[21]. En quoi cela constitue-t-il une transformation par rapport aux usages précédents ? Quelles différences peut-on finalement faire entre ce type d’enregistrement numérique et l’enregistrement sur support matériel que l’on connaissait auparavant ? Ne devrait-on pas simplement considérer la numérisation du flamenco comme le prolongement du disque ?

En effet, si on pouvait, dans le passage du support scénique à l’enregistrement matérialisé, noter une transformation dans la nature de l’objet flamenco – on passe d’un objet performatif à un objet enregistré réitérable –, il semble au contraire que l’enregistrement matérialisé et l’enregistrement dématérialisé soient des dispositifs qui concernent un même type d’objet flamenco : un enregistrement. Ce dernier constitue une importante rupture ontologique, un véritable changement de nature qui vient bouleverser le champ du musical (Arbo 2020, p. 31). Le changement apporté par le troisième support discuté ne semble en revanche pas être un changement dans la nature de l’objet, mais un changement dans son degré de diffusion : le flamenco n’a jamais été aussi présent et accessible dans le monde qu’en tant qu’objet numérique diffusé dans l’espace cybernétique que constitue le Web. La diffusion et l’accessibilité du flamenco sous cette forme virtuelle ne fait certes qu’accentuer un phénomène d’internationalisation du flamenco (sous sa forme enregistrée) déjà existant, mais ce, d’une manière inédite[22]. C’est donc l’intensité du phénomène, un changement quantitatif, qui justifie la théorisation si ce n’est d’un changement de paradigme, du moins d’une rupture notable[23].

Ce degré de diffusion inédit contribue notamment à effacer l’attachement géographique du flamenco à l’Andalousie : le support numérique mis en réseau, via le Web, a tendance à gommer la provenance géographique pour mettre toutes les informations et objets sur un même plan[24]. Une internationalisation d’une autre nature voit ainsi le jour via Internet : il ne s’agit plus tant d’exporter une partie de la culture andalouse à travers le monde afin de la faire connaître (comme cela pouvait être le cas avec le support scénique et, dans une moindre mesure, avec le support enregistré matérialisé) ou de répondre à un désir d’exotisme, mais de mettre à disposition un matériau artistique, un objet culturel du monde[25], que d’autres cultures peuvent s’approprier, pratiquer et transformer.

Vers une transformation du genre ?

Les technologies d’enregistrement puis leur diffusion via les technologies numériques semblent donc constituer une rupture par rapport à l’espace scénique, notamment un changement quantitatif significatif en ce qui concerne l’accès au flamenco. Le changement de médium, autrement dit le passage du support scénique à l’enregistrement matériel puis à l’enregistrement dématérialisé diffusé sur Internet, entraîne un changement d’échelle non négligeable quant à l’accessibilité du flamenco. Mais quelles transformations ces technologies entraînent-elles sur le genre lui-même, sur ses propriétés esthétiques ? On observera deux types de transformations : celles entraînées par ces technologies en tant qu’elles constituent de nouveaux modes de diffusion du flamenco, et celles entraînées par les technologies elles-mêmes, directement dans la production du flamenco.

Conséquences de la diffusion mondiale du flamenco : les fusions et les transferts culturels

Commençons par une des conséquences du nouveau mode de diffusion du flamenco, autrement dit, les conséquences de sa présence mondiale : l’amplification des fusions et du mélange des genres[26]. Le flamenco connaît, déjà depuis les années 1970, une multitude de fusions avec des genres musicaux que l’on pourrait qualifier de phonographiques[27] tels que le rock[28], la pop, le jazz[29] ou encore la musique électronique. Ces fusions, amorcées grâce à l’amélioration des techniques d’enregistrement et à la fluidification des réseaux de communication mondiaux, s’intensifient considérablement et de manière inédite avec Internet et les réseaux sociaux. Puisqu’aujourd’hui, la réception d’une musique traditionnelle dans un contexte qui lui est étranger est devenue un lieu commun, des musiques issues d’une multitude de contextes géographiques s’influencent et alimentent constamment des productions locales.

Le flamenco n’échappe donc pas à un certain devenir mondialisé des arts : il est repris, adapté et transformé par les cultures qu’il traverse, participant notamment à la création d’une world music, c’est-à-dire une musique avant tout accessible par l’enregistrement et faisant référence de manière plus ou moins directe à des performances traditionnelles elles-mêmes plus ou moins mélangées avec d’autres genres musicaux (Darsel 2014 ; Laborde 1997). La dématérialisation semble en effet entraîner la création d’un espace transculturel (et une tendance à l’universalisation et au cosmopolitisme[30]) où le flamenco n’est plus simplement un genre représentatif de lo andaluz, une musique et une danse attachées à un territoire (l’Andalousie), mais un matériau musical et chorégraphique voyageur[31] susceptible d’être utilisé dans des créations de n’importe quel contexte culturel.

En tant qu’exemples de fusions et de transferts transculturels contemporains impliquant le flamenco, on pourrait entre autres citer le travail, encore méconnu, de Farnaz Ohadi ou celui, au contraire très célèbre, de Rosalía. Farnaz Ohadi fait se rencontrer le flamenco et la culture iranienne, soit la musique persane et la langue farsi. On peut distinguer plus précisément deux sortes de transferts culturels au sein de son travail : l’un qui relève de la traduction au sens large – l’artiste conserve la musique (et parfois même le caractère général du texte) pour ne changer que la langue chantée –, et l’autre qui relève de la fusion à proprement parler, c’est-à-dire du mélange des caractéristiques musicales de deux genres distincts[32]. Cette rencontre est rendue possible surtout grâce à la mondialisation des moyens de communication et de diffusion de la musique : ils permettent à une artiste iranienne vivant au Canada de connaître et même de pratiquer le flamenco jusqu’à l’intégrer à son propre langage artistique[33].

Dans le cas du second exemple, celui de la chanteuse Rosalía originaire de Barcelone, il s’agit d’une multitude de fusions du flamenco avec de la pop, du RnB, du reggaeton ou encore du rap et de la trap. Contrairement à Farnaz Ohadi, il ne s’agit pas de fusionner le flamenco avec une musique traditionnelle, mais de lui faire rencontrer les genres musicaux mondiaux urbains nés au début du xxie siècle. Il s’agit ici davantage d’un cas d’émulation stylistique[34], c’est-à-dire d’incorporation de styles étrangers dans un style local et vice versa[35], créant ainsi un objet se situant à l’intersection de différentes échelles culturelles (le flamenco étant considéré comme un style plus local que la pop par exemple). Comme illustration concrète, on peut écouter deux versions d’une même letra[36] traditionnelle de flamenco, connue comme la cantiña de la Mejorana, la première version dans sa forme traditionnelle par la chanteuse (cantaora) Carmen Linares (1996), et la seconde par Rosalía (2017).

Prends ce couteau doré

Et mets-toi aux quatre coins

Donne-moi des coups de poignards

Et ne dis pas que tu m’oublies

Ne le dis jamais

Avec tout cet air que tu transportes

Quand tu vas naviguer

C’est jusqu’à la lanterne de la poupe

Que tu réussiras à éteindre[37]

Dans cet exemple, extrait du premier album de Rosalía – c’est-à-dire l’album qui conserve le plus les traits traditionnels du flamenco –, nous pouvons constater que la letra, la mélodie et dans une certaine mesure le rythme traditionnel[38] précédemment entendus dans l’interprétation de Carmen Linares sont conservés. Ce qui change, c’est d’abord l’interprétation. Le type de voix utilisée, très sensuelle et dans un registre à peine chanté, voire plutôt susurré, rappelle certains effets utilisés dans la musique pop[39], avec beaucoup de fragilité dramatisant davantage la dimension affective mélancolique du morceau par rapport à la version traditionnelle. Puis l’accompagnement est caractérisé par une technique de guitare plus caractéristique davantage proche du blues et du folk que du flamenco[40]. La chanteuse barcelonaise n’aura de cesse de transformer le flamenco, de le fusionner avec d’autres musiques « urbaines » sans néanmoins le perdre totalement de vue[41].

Conséquences des technologies d’enregistrement : la création d’oeuvres phonographiques  et filmiques flamencas et de nouvelles pratiques d’écoute

Une des conséquences de la rencontre du flamenco avec les technologies des studios d’enregistrement est la création de ce que l’on pourrait appeler des oeuvres phonographiques flamencas. Autrement dit, il ne s’agit plus de simplement capter une performance (comme c’est le cas d’un enregistrement-témoin, ayant vocation de garder trace d’une représentation), mais de créer directement, par l’enregistrement, une oeuvre inédite, qui n’existe que par lui. Le flamenco, genre essentiellement performatif, va donc prendre une forme qui n’est pas celle d’origine à partir du xxe siècle, la forme d’une oeuvre phonographique, et ce, grâce à des enregistrements constructions par opposition aux enregistrements-témoins ou documents. Les techniques d’enregistrement ne sont plus considérées uniquement comme des moyens de capter le son ou l’image, mais elles façonnent un produit sonore et/ou visuel qui ne se trouvera nulle part ailleurs que dans l’enregistrement (Arbo 2017)[42].

Ainsi, à partir des années 1970, un grand nombre de disques et de films flamencos cessent d’être la simple captation d’une performance de flamenco traditionnel. On assiste notamment à cette période – correspondant à l’essor des techniques de studio et à la production des premiers albums concepts dans le monde musical du rock et de la pop (Tournès 2008 p. 116) – aux premières créations flamencas proprement discographiques. La référence historique et esthétique concernant les oeuvres phonographiques flamencas serait le chanteur (cantaor) et compositeur Enrique Morente (1942-2010) qui, très tôt dans sa carrière, prend possession des techniques de manipulations sonores en studio[43]. Après l’enregistrement d’anthologies somme toute classiques du flamenco, Enrique Morente produira des albums dans lesquels le studio d’enregistrement semble lui-même considéré comme un instrument à part entière (Worms 2021, p. 248), tel que l’album Omega (1996), El pequeño reloj (2003) ou encore Pablo de Málaga (2008). La pièce « A Ramon Montoya » de l’album El Pequeño reloj est en ce sens un exemple paradigmatique d’oeuvre phonographique, puisqu’elle consiste en une reprise de la « Rondeña » de Ramón Montoya (1880-1949), guitariste et compositeur flamenco de la première moitié du xxe siècle. Morente reprend littéralement l’enregistrement de la composition de Montoya daté de 1936 et, grâce aux technologies offertes par le studio, va alors superposer des voix (comme la sienne et celle d’Estrella Morente), des effets (notamment d’écho) à cet enregistrement initial, créant une nouvelle pièce qui ne peut en aucun cas être jouée sur une scène dans le cadre d’une performance et qui n’existe donc que par l’enregistrement. De manière générale, les technologies d’enregistrement ouvrent le flamenco à la superposition de voix[44] et à leur transformation ainsi qu’à l’ajout de bruitages. Le flamenco contemporain suit cette voie amorcée par Enrique Morente et l’intensifie notamment avec l’usage des ressources musicales offertes par l’électronique et l’informatique. On retiendra notamment le travail de Daniel Muñoz, dit Artomático[45], ou l’album El jardín de las delicias de Cécile Évrot et El Kinki en 2017[46].

Bien évidemment, avec le développement de telles oeuvres, les pratiques d’écoute du flamenco se transforment : l’enregistrement rompt complètement avec l’écoute traditionnelle du flamenco sur scène (où il y avait coprésence des artistes et du public) en imposant une écoute individuelle, réitérable et sans interaction possible. Il est d’ailleurs intéressant de noter que certains enregistrements en studio chercheront à reproduire l’ambiance sonore de la salle de spectacle en intégrant volontairement dans leurs enregistrements-constructions des jaleos ou encore des applaudissements factices. C’est le cas par exemple de la cantaora Laura Vital dans Tejiendo Lunas (2015) qui intègre des jaleos ou encore de Rosalía qui, dans son dernier album Motomami (2022), donne l’impression d’un live lors de la dernière piste, « Flor de Sakura ».

Conséquences des enregistrements numériques et de leur diffusion cybernétique : de nouveaux objets flamencos ? De nouvelles pratiques ? Une nouvelle écoute ?

Y a-t-il d’autres conséquences de la dématérialisation sur le genre flamenco que celles dues à sa diffusion à grande échelle ? Nous avons vu que le flamenco existe d’abord sous la forme de performances via le dispositif scénique entendu au sens large (qu’il soit commercial ou simplement familial et festif), puis sous la forme d’enregistrements (audio et vidéos) via les supports matériels et dématérialisés. Cependant, on peut se demander s’il existe des objets flamencos dont l’existence est conditionnée par le support numérique et qui ne sont ni des performances ni des enregistrements. On peut effectivement constater l’apparition de nouveaux objets qui font désormais partie de la manière dont se pratique le flamenco[47] tels que le flamenco streaming en direct, c’est-à-dire un spectacle de flamenco (développé notamment durant la pandémie) sans public et accessible depuis chez soi à une date et à une heure données. Pour le spectateur comme pour les artistes, il ne s’agit ni tout à fait d’une performance (le spectateur n’est pas en mesure d’interagir comme il le ferait en présentiel[48], et à l’inverse, les artistes ne ressentent pas la présence du public), ni tout à fait d’un enregistrement (on ne peut en principe pas revoir le spectacle). À titre d’exemples, on peut penser à la plateforme flamencostreaming, aux tablaos en streaming du groupe parisien Puro Flamenco, ou encore au cycle de flamenco par Internet Red Panorama Flamenco des 2 et 9 mai 2020 au Teatro Alia de Valencia, un festival virtuel où les artistes proposaient des représentations depuis chez eux. Aujourd’hui, hors pandémie, il subsiste bien souvent le mode hybride, c’est-à-dire avec un public présent et, en parallèle, une captation et une diffusion en streaming[49]. De nombreuses applications et des vidéos « tutoriels » dédiés au flamenco apparaissent également, liés à l’apprentissage du flamenco, par exemple les applications Compás builder, Flamenco Dance Steps, Cante Grande, ou les vidéos YouTube La Armonía en el flamenco de Poala Hermosín et Recursos vocales del flamenco de Alba Guerrero. Ce sont la plupart du temps des outils de travail qui aident à l’étude de la pratique du flamenco, accessibles en ligne, généralement de manière gratuite. Ces objets ont considérablement transformé le processus de transmission orale du flamenco, au point de devenir aujourd’hui indispensables[50]. De même, les sites pédagogiques et critiques dédiés au flamenco, à son histoire, à ses letras, à ses différents styles, à ses créations et à ses événements contemporains se sont beaucoup développés, par exemple les sites Flamencópolis, De Palo en Palo, Flamencoweb, la phonotèque canteytoque ou le portail numérique ExpoFlamenco. On peut également citer la création de spectacles scéniques et numériques avec l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux sur scène[51], et la création de vidéoclips[52], c’est-à-dire des types d’enregistrements créés spécifiquement pour leur diffusion sur les réseaux sociaux tels que le phénomène (encore marginal) de video arte de baile flamenco[53]. De manière générale, on peut également remarquer l’apparition d’objets vidéos flamencos sur les réseaux sociaux, qui ne sont pas des produits finis au même titre que le serait un vidéoclip et que l’on appelle les reels[54]. Il s’agit de courtes vidéos généralement produites au cours de répétitions ou de séances de travail, qui ne durent habituellement que quelques secondes et où l’on peut voir, par exemple, un pas de danse, une falseta[55] de guitare ou une phrase de chant. Peut-être qu’avec ce dernier exemple, on assiste à un nouveau format d’objet flamenco, un objet original puisqu’inachevé, ne relevant ni de la performance ni de l’oeuvre phonographique et n’ayant pas tant vocation à tenir lieu d’oeuvre mais à être un instant capté, une trouvaille montrée, qui nous renvoie néanmoins à la performance et qui s’apparente à un retour à l’enregistrement-témoin ou document. Ce qui relevait auparavant davantage du lieu intime et privé de la répétition est ainsi exposé sur les réseaux sociaux et devient un objet public.

Cependant, on peut noter qu’au sein des objets et pratiques cités ici, il faudrait distinguer ce qui relève bien d’une production artistique flamenca nouvelle de ce qui vient simplement enrichir la culture flamenca par d’autres médiums (tels que les applications ou les sites Web), qui ne sont pas des productions artistiques à proprement parler. Ce sont des objets périphériques qui peuvent d’ailleurs encourager ou aider la production du flamenco, mais sans pour autant constituer eux-mêmes des objets artistiques. Le flamenco en tant que genre artistique repose en ce sens d’abord sur des spectacles et des enregistrements (y compris sous de nouvelles formes telles que les reels) ; ce sont ces objets que nous jugeons et qui sont les points de référence du débat esthétique. Mais il n’en reste pas moins que l’ensemble de ces nouveaux objets, même périphériques, concourent à la production du flamenco et jouent un rôle majeur dans son évolution en facilitant considérablement sa pratique, en permettant par exemple de développer des dispositions chez les artistes comme chez les spectateurs-auditeurs pour le comprendre et le pratiquer. En somme, grâce à ces objets périphériques, les propriétés esthétiques du flamenco sont plus facilement repérables.

Plus encore, on peut penser que les technologies actuelles et en particulier les supports numériques diffusés sur le Web influencent la pratique même du flamenco, au-delà de la seule fusion précédemment discutée. Les modes de transmission de plus en plus virtuels et massifs semblent en effet influencer le genre dans sa forme scénique, notamment en créant des effets de mode et des habitudes, que ce soit au niveau des palos[56] pratiqués, des letras[57] chantées ou des structures musicales effectuées[58]. Bien que ces effets existent depuis toujours dans l’histoire du flamenco – chaque période ayant par exemple ses palos à la mode[59] –, ils s’appliquent désormais à une communauté flamenca devenue mondiale, qui a accès de manière immédiate à des supports précis et complets, enregistrés et répétables tels que les vidéos et reels déjà mentionnés. Cette très large communauté est donc en mesure de prendre connaissance très rapidement des dernières créations, de cibler des letras, des falsetas, des jeux de pieds ou des structures précises et de les reproduire. La communication entre artistes flamencos du monde entier en est également facilitée puisque ces supports diffusent la codification flamenca (et peut-être, dans une certaine mesure, contribuent à la fixer et à l’homogénéiser[60]). Il est ainsi possible de jouer ensemble sans répétition préalable entre musiciens et danseurs de nationalités différentes. Le flamenco semble ainsi se composer de plus en plus d’un répertoire de pièces dites traditionnelles que les artistes maîtrisent et reproduisent et que l’on peut voir dans les tablaos du monde entier selon les mêmes structures, ou les mêmes types de letras[61]. Autrement dit, l’accès numérique semble fournir une base collective pour la pratique scénique du flamenco, internationale et que l’on a tendance à regrouper sous le terme de flamenco traditionnel. Parallèlement, ce répertoire dit traditionnel et qui constitue une base commune aux aficionados du monde entier connaît bien sûr des phénomènes de transculturalité[62] et est donc également réapproprié localement comme illustré précédemment par le travail de la chanteuse Farnaz Ohadi[63].

Enfin, dans les conséquences des technologies numériques et cybernétiques, il convient de citer de nouvelles pratiques d’écoute, notamment celle de la playlist permise par les plateformes de streaming : le flamenco s’insère alors dans des listes de morceaux, généralement faites par un auditeur, et dans lesquelles vont possiblement se côtoyer une multitude d’autres genres, tous étant alors mis sur le même plan. L’écoute via la playlist n’est plus tout à fait caractérisée par une certaine homogénéité stylistique, comme c’était le cas durant l’écoute d’un album[64]. La playlist rend souvent compte de contrastes importants entre les titres qui la composent puisque ce qui en assure une certaine unité est généralement le seul goût de l’auditeur qui la crée. Elle sera donc composée au fur et à mesure du parcours musical de cet auditeur, parcours qui non seulement ne cesse de s’enrichir, mais qui de plus peut se révéler particulièrement hétérogène. Le flamenco, en ayant la possibilité d’être mélangé à d’autres genres au sein d’une même playlist, ne fait donc plus forcément l’objet d’une écoute spécialisée par des aficionados. En investissant ces nouveaux lieux d’écoute que sont les plateformes de streaming, il est peu à peu considéré comme un genre musical parmi d’autres, plutôt que comme une musique traditionnelle, locale et spécialisée. L’impact des nouvelles technologies et en particulier du Web qui permet la diffusion d’enregistrements audio et vidéos semble ainsi être de modifier les modes de transmission, la réception, les contenus et les formes mêmes de l’expression artistique flamenca.

Conclusion

On pourrait penser que les changements de supports de diffusion ne sont que des questions d’ordre technique n’impactant en rien le fonctionnement esthétique d’un art. Cependant, non seulement nos habitudes et styles de vie sont fortement conditionnés par les changements d’échelle rendus possibles grâce à l’avènement des technologies, mais les supports de diffusion transforment aussi les modes de production, impactant le genre lui-même et bouleversant ainsi nos critères d’identification de ce qui est ou non du flamenco.

Nous venons de voir que le flamenco n’est plus seulement un art de la scène : il peut prendre différentes formes passant du statut de performance scénique à celui d’oeuvre phonographique, puis à celui d’objet virtuel, complexifiant ainsi son mode d’existence, notamment par le décalage temporel et/ou spatial entre sa production et sa réception. Avec cette ouverture à différentes formes, il se produit des transformations dans la manière dont le flamenco est produit, diffusé et écouté, de sorte que l’on peut dire que les supports techniques bouleversent non seulement la diffusion des musiques, mais également leur mode de fonctionnement, leur statut ontologique et nos pratiques d’écoute.

Enfin, les différentes technologies que le flamenco a été amené à rencontrer au cours de son histoire remettent sans cesse en question sa définition et nous invitent à repenser son statut d’art traditionnel, local et de transmission orale. D’une part, il n’est plus la pratique exclusivement scénique d’une certaine communauté occupant un territoire précis, mais il est plutôt diffusé et pratiqué dans de nombreux pays du monde. D’autre part, sa transmission s’appuie grandement aujourd’hui non plus sur une transmission directe par imitation, mais sur des enregistrements qui semblent constituer un répertoire de référence et qui sont accessibles partout dans le monde grâce au réseau Internet, créant dans la foulée des effets de mode au sein même du genre et influençant l’évolution de sa pratique scénique.

Les transformations induites par les technologies d’enregistrement et de diffusion ne sont pas seulement propres au flamenco, mais montrent néanmoins que le flamenco s’insère dans une histoire de la musique et de l’art bien plus générale : il s’agit d’un genre artistique initialement oral et performatif qui rencontre des technologies lui permettant de continuer à exister en tant que pratique artistique bien vivante, c’est-à-dire créatrice. Bien plus qu’une archive témoignant du passé, le flamenco demeure alors un genre éminemment actuel et en constante évolution.