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Vers la fin du xixe siècle, l’étude du local, alors appelée « folk-lore », a été définie comme la « science du peuple français » (Meyran 2009, p. 85) qui permet la fabrication d’« un nouveau pan de l’identité nationale » (ibid.) en identifiant les traces d’une « France authentique » (ibid., p. 93). À cette époque, le folklore est d’abord et avant tout associé à l’expression vernaculaire d’une culture disparaissant au gré de l’avancement des connaissances. On retrouve ainsi la parution d’une série d’ouvrages anthologiques visant la sauvegarde des chansons dites folkloriques tels Contes populaires de la Haute-Bretagne (1880) et Littérature orale de Haute-Bretagne (1881), tous deux de Paul Sébillot, ou encore Littérature orale de la Picardie (1883) de Henry Carnoy, Chansons populaires de l’Alsace (1883a et b) de Jean-Baptiste Weckerlin et Trente mélodies populaires de Basse-Bretagne recueillies et harmonisées (1885) par Louis-Albert Bourgault-Ducoudray. Les propos tenus par ces auteurs dans leur préface soulignent à profusion que « peu à peu les vieux récits s’oublient ; ils disparaîtraient peut-être même tout à fait, si les femmes ne les conservaient dans leur mémoire pour amuser les enfants » (Sébillot 1880, p. viii) et que « l’on a honte de redire ces “vieilleries” des temps passés » (Carnoy 1883, p. vi). Les compilateurs sont donc motivés par une volonté de sauvegarde, de conservation du folklore des provinces françaises, à la suite des projets semblables entrepris en Angleterre[1] et Allemagne[2]. Le folklore musical est particulièrement exploré par les folkloristes français·e·s – la discipline sera plus tard nommée ethnologie –, certain·e·s abordant leur objet d’étude d’une perspective ruraliste en idéalisant la vie en province, d’autres préférant une posture érudite (Müller 2009). Ces recherches, présentées comme une façon de revaloriser la vie dans la France excentrée, étaient d’abord et avant tout motivées par une volonté politique d’édification de la nation et de reconquête culturelle des territoires (la Bretagne, les Cévennes, la Provence, etc.) (ibid.).

Les quatre articles retenus, issus du Ménestrel, du Courrier musical, et de La Revue musicale, permettent de donner un aperçu de la place qu’occupait le folklore dans la presse musicale française de 1912 à 1935. Ils illustrent les différentes façons par lesquelles les musicographes français·e·s ont abordé le folklore après la course à la cueillette des chansons régionales. Loin de présenter un front commun sur son importance, certain·e·s souscrivent à l’idée ruraliste voulant que le folklore soit une musique authentique qui doit être sauvée alors que d’autres voient en lui un potentiel outil autant pour la création musicale que pour la définition d’un certain nationalisme. C’est ainsi que le compositeur, écrivain, musicologue et critique musical Henri Collet, en 1925, présente la musique dite folklorique comme une source d’inspiration au profit des compositeurs permettant de revigorer la musique « savante » française. Cependant, la musicienne et pédagogue Mathilde Daubresse, en 1912, s’opposait déjà vivement à cette utilisation qu’elle perçoit comme élitiste. Soulignant le problème de classes sous-jacent – elle n’y échappe cependant pas –, Daubresse milite pour une sauvegarde et une revitalisation du folklore. Ainsi, à quelques années d’intervalle, ces deux musicographes présentent des opinions dichotomiques. La compositrice et ethnomusicologue Marguerite Béclard d’Harcourt, pour sa part, est l’autrice d’un article où elle fait la biographie du compositeur Maurice Emmanuel. Bien qu’il utilise le folklore français dans ses oeuvres – exemplifiant donc les recommandations de Collet –, Emmanuel théorise ce même folklore à la manière de Daubresse et vise une préservation du folklore tout en reconnaissant sa valeur historique. Finalement, l’article du critique Luc Marvy propose une technique d’analyse afin de garantir l’authenticité d’une chanson folklorique française.

La tradition orale au service de la composition «  La musique populaire  » par Henri Collet (Le Ménestrel, 1925)

Commentaire

Instrumentalisation de la musique de tradition orale

Publié dans Le Ménestrel le 12 juin 1925, « La musique populaire » d’Henri Collet[3] (1885-1951) est un appel lancé aux compositeurs[4] afin qu’ils procèdent à un « retour aux traditions nationales » (§ 2). Ce retour aux sources serait rendu possible d’un côté par le chemin esquissé par Claude Debussy, qui créa un lien avec une culture musicale et littéraire française du passé, et de l’autre par des compositeurs russes de la même époque qui se sont servis de leur folklore comme matériaux compositionnels. Ce phénomène de « réveil national » est commun à plusieurs pays – Collet nomme entre autres l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Hongrie – et est motivé par un besoin de distinction par rapport à leurs voisins et plus particulièrement l’Allemagne. En d’autres mots, une méthode commune pour des résultats différents. Cette méthode, soit l’appel au folklore national, se substitue alors aux figures individuelles du génie musical. Son usage permet donc un retour à une identité nationale afin de se libérer des influences extérieures, particulièrement le romantisme allemand que Collet pointe d’un doigt accusateur.

En commençant son article par la déclaration : « Le folklore a sauvé la musique moderne » (§ 1), Collet relève l’importance du retour au local. Il est cependant à noter que ce regain d’intérêt pour la musique dite folklorique sert un double objectif. Si, d’une part, cette nouvelle utilisation d’un vieux matériau revigore effectivement la musique de l’époque – nous pouvons penser à l’usage qu’en ont fait les compositeurs Maurice Emmanuel[5], Déodat de Séverac et Darius Milhaud –, d’autre part, cette utilisation se veut un frein à la croissance des musiques populaires qui animent les cafés-concerts des villes (Thiesse 1999, p. 184).

L’exemple russe

Rejoignant le discours diffus sur le folklore dans la France de l’époque, Collet revendique une libération du joug allemand en faveur d’un regard introspectif tourné vers ce qui propre à la France : utiliser un matériau français afin de montrer sa fierté d’être Français est sa prescription aux compositeurs de son siècle afin de soigner cette « maladie » de l’influence externe. Cependant, cette idée est symptomatique de la fascination pour les compositeurs russes qui ont attisé cet intérêt pour l’utilisation du matériau dit folklorique. Collet ne s’en formalise pourtant pas, la France ayant fait siennes les idées compositionnelles de ces artistes :

La France, en faisant siennes les acquisitions d’une poignée de novateurs russes longtemps considérés en leur propre patrie comme des amateurs plaisants, a rendu à la cause de la musique le plus signalé service. […] Chaque artiste, pourvu qu’il reste bien de sa race, peut prétendre au titre de maître réservé jusqu’alors à ces monstres de génie qui entendaient résumer en eux tout un monde, à ces impérialistes dignes du pays qui crut pouvoir placer « Deutschland über alles ».

§ 9

Le musicographe parle ici du « Groupe des Cinq », ou « puissant petit groupe », composé d’Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Mili Balakirev (1837-1910), Modeste Moussorgski (1839-1881) et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). Si Collet s’intéresse au « réveil national russe » (§ 4) et à ce qu’il peut apporter aux compositeurs français comme le « Groupe des Six » (qu’il avait lui-même baptisé ainsi, Collet 1920), l’idée d’emboîter le pas aux Russes persiste dans le temps et se conjugue parfaitement à l’influence qu’aura Stravinski.

C’est ainsi que, dans un article publié deux ans plus tôt et dédié aux Noces, Émile Vuillermoz abordait notamment le « phénomène Stravinski » (Vuillermoz 1923, § 1) comme exemple de l’intérêt grandissant porté aux compositeurs russes. Il affirmait que :

[c]et admirable professeur ne nous invite pas à le copier servilement ; il nous révèle une méthode féconde. Ce qu’il est intéressant d’imiter chez lui, ce ne sont pas ses procédés d’écriture ni ses trouvailles de style, mais son état d’âme. Ce n’est pas en utilisant les inventions techniques du Sacre ou des Noces que nous obtiendrons un Strawinsky [sic] français : c’est en appliquant à notre folklore et à nos traditions locales les méthodes créatrices et régénératrices que ce pieux artiste a si magnifiquement utilisées[6].

Si ses propos ne trouvent pas une résonance parfaite chez Collet – en effet, Vuillermoz met de l’avant l’importance de la méthode compositionnelle tandis que Collet considère le folklore en soi –, force est de constater que la montée en importance de la musique russe en France s’accompagne d’un intérêt grandissant pour la musique française de tradition orale.

Transcription

Sauvegarder la musique de tradition orale « La crise de la musique populaire » par Mathilde Daubresse (Le Courrier musical, 1912)

Commentaire

Musique de tradition orale, musique savante et chant populacier

Mathilde Daubresse[18] (1863-1937) est une musicienne et professeure d’harmonie, de chant et de piano ayant écrit de nombreux articles sur la place de la musique dans l’éducation, mais également sur le rôle du musicien et de la musicienne dans la société. Ses rubriques « Questions sociales et intérêts professionnels » dans la Revue musicale sim et « Petites lettres sur la musique » dans L’école et la vie lui permettaient notamment de partager ses conseils pédagogiques à propos de l’éducation musicale qu’elle considérait déficiente. Dans son article « La crise de la musique populaire » publié les 1er décembre et 15 décembre 1912 dans Le Courrier musical, Daubresse se prononce sur la disparition progressive du folklore musical et insiste sur la nécessité de mettre un frein à ce qu’elle considère être une dégénérescence. L’autrice n’est pas la seule personne à manifester de semblables inquiétudes. Des folkloristes dont les travaux précèdent les siens sentaient déjà le risque de la perte du patrimoine oral français. Henry Carnoy fait état de la disparition de coutumes en Picardie où les industries, usines et manufactures s’établissent et « [l]es contes et les légendes s’oublient, et l’on a honte de redire ces “vieilleries” du temps passé. Quant à la chanson populaire, on croirait presque qu’elle n’existe plus ». Les chants populaires de Paris se substituent peu à peu aux chants folkloriques (Carnoy 1883, p. vi). Trois ans plus tard, Jean- Baptiste Weckerlin constatait un fait semblable :

L’autre semaine, il y avait encore un de ces villages oubliés et difficiles d’accès, mais le samedi soir il y est arrivé deux ou trois gas [sic] des faubourgs de la ville, avec leur répertoire guilleret et osé, dans la gaie tonalité moderne, et déjà les vieux chants n’osent plus se faire entendre, les chanteurs timides devant ces chansons vivantes, pimpantes, même étourdissantes, et si les chanteurs de la ville persistent à habiter là pendant quelque temps, les anciens airs auront complètement disparu avant la fin de l’année.

Weckerlin 1886, p. xxxi

La crainte de Daubresse et autres folkloristes peut aisément être appuyée par des faits. D’abord, en ce qui concerne la musique, nous pouvons notamment relier cette volonté de la part des régions de se conformer aux normes parisiennes qui est pourtant en contradiction avec la loi de 1864 destinée à favoriser la décentralisation de l’art opératique. L’une des conséquences de cette législation fut cependant l’imposition aux théâtres régionaux de coûts supplémentaires que tous ne purent acquitter. Alors que l’intention était la libération des théâtres, le tout eut plutôt comme résultat de favoriser le développement de l’opéra-comique, de l’opérette et des cafés-concerts en régions (Ellis 2010). Dans un même temps, le gouvernement a voulu contrôler la décentralisation, notamment de l’éducation musicale, souhaitant que les conservatoires fondés en régions (Toulouse, Marseille, Strasbourg, etc.) se conforment aux normes du Conservatoire de la capitale. Malgré les efforts des acteurs et actrices régionaux·ales pour conserver leurs traditions et leur identité régionale, ils dépendaient tout de même de la capitale où siège le gouvernement (Ellis 2015, p. 367-369, et Ellis 2022). Dans la France de 1914, seuls 40 % de la population vit encore en milieu rural[19]. Ce pourcentage à la baisse est entre autres alimenté par la chute de la natalité en campagne ainsi que par le départ de nombreux·euses jeunes. Influencées par l’image de Paris et l’attrait du progrès, les provinces se conforment de plus en plus au mode de vie véhiculé en ville : augmentation de l’individualisme quotidien, remplacement des veillées par des sorties au bal ou au café-concert et importation du loisir urbain. S’il est possible de constater l’apparition de sociétés folkloriques et des mouvements de préservation des traditions, il semble pourtant difficile de compenser l’image négative du paysan et de la paysanne, considéré·e·s comme citoyen·ne·s de moindre importance que l’habitant·e de la ville et, surtout, de lutter contre la volonté d’éradication des patois afin de parvenir à une langue française unifiée sur l’ensemble du territoire (Rioux 1997, p. 8-127, Farcy 2004, p. 181-199 et Taliano- Des Garets 2019, p. 9-11). Bien que certaines villes de province parviennent à garder leur répertoire musical régional, les cafés-concerts, rapidement installés, véhiculent la culture de la capitale (Caradec et Weill 2007, p. 275-279), détachée de toute racine régionale.

Suivant cette dénonciation d’une perte d’un patrimoine, Daubresse identifie une double origine à la musique populaire – ici synonyme de folklore. D’une part, cette musique « jaillit du sol même » (§ 3) et est créée, transmise et préservée grâce au sens de collectivité des provinces, chacune ayant son propre esprit. D’autre part, elle est « le fait des musiciens instruits » (§ 3) qui ont longtemps étudié le folklore à ses racines et s’en sont suffisamment imprégnés pour y contribuer. Cet enrichissement circulaire – le folklore inspire les musicien·ne·s qui contribuent au folklore et ainsi de suite – se voit cependant dévié par l’arrivée des chants populaciers, cette musique des villes qui se chante dans les cafés-concerts, les bars et autres endroits qu’elle qualifie de « vulgaires ». La musicographe conçoit d’une façon dichotomique le binôme musique folklorique/musique savante, la première permettant d’exprimer les pensées, émotions et sentiments que ressent quotidiennement une collectivité donnée, et la seconde, maîtrisée par des personnes instruites, touchant davantage au domaine spirituel et intellectuel. Dans cette dualité, nulle place pour les chants populaciers que l’autrice considère comme « pleurnichards », « plats », « sots » et « lamentables ». Ce dernier développement musical serait à l’origine de la crise de la musique populaire en raison de son succès dans les provinces. Dans son article, Daubresse s’oppose donc ouvertement à sa propagation.

Sauver la musique de tradition orale

Si Collet propose une instrumentalisation de la musique de tradition orale par les compositeurs[20] de l’époque, Daubresse s’y oppose. Tandis que le premier suggère que les compositeurs se servent du matériau musical tiré du folklore, la seconde soulève que très peu savent composer correctement avec le folklore :

Qu’y a-t-il de commun, je vous prie, entre la verdeur, la robustesse, la forte simplicité, la facile allégresse d’une âme paysanne et les oeuvres de nos compositeurs les plus glorifiés : un [Claude] Debussy, un [Gabriel] Fauré, un [Maurice] Ravel ?… Quel aliment cette musique-là (et toute celle de notre école), apporte-t-elle à tant de millions d’êtres : foule anonyme aux multiples visages, avides de joie, comme de soleil ?…

§ 9

Contrairement à Collet, Daubresse s’insurge contre ces élites qui, plutôt que de penser et de s’investir dans la préservation du folklore, passent leurs dimanches dans les salles de concert à se délecter de la musique qui s’en inspire. Pour rectifier la situation, elle présente trois stratégies.

La première consiste à repenser la hiérarchie : la musicienne soulève qu’il n’est jamais trop tard pour réagir. Elle affirme qu’il faut « élargir l’art », c’est-à-dire rendre plus inclusive sa définition (§ 18) afin d’accorder une place de choix au folklore et non plus limiter l’art musical à la musique dite savante. Elle prône également une démocratisation des beaux-arts afin que le tout

cesse d’être l’idée précieuse et petite, vénérée dans un endroit sanctuaire, pour s’ériger, très haut, glorieuse image d’un dieu bienfaisant, porté dans la lumière et la joie orgueilleuse des processions interminables, au bruit joyeux des acclamations enthousiastes de tout un peuple enivré de sa présence.

§ 18

La seconde tient en l’idée de créer de nouvelles musiques folkloriques : alors que les répertoires et traditions folkloriques disparaissent et qu’on ne peut récupérer ce qui a été perdu, Daubresse propose, avec néanmoins certaines réticences, que les compositeur·rice·s composent, à partir de commandes, des musiques folkloriques. Ces pièces seraient toutefois imparfaites puisqu’elles n’auront pas « l’accent, cette chose indéfinissable qui est l’âme même de la composition » (§ 19). Autrement dit, elles ne seront pas vraiment authentiques.

La troisième stratégie, la plus convaincante, serait celle d’une revitalisation du folklore : ultimement, il n’y aurait que cette solution qui mériterait d’être prise en compte : « la re-création de centres de vie musicale régionaux » (§ 20). C’est donc sur l’éducation musicale que Daubresse mise par-dessus tout. Elle propose une réforme de l’enseignement dans les conservatoires et écoles nationales de musique afin d’inclure l’enseignement généralisé des musiques provinciales. Le Conservatoire de Nantes aurait ainsi à son programme l’enseignement du répertoire folklorique de la Loire, celui de Rennes, le répertoire breton, et Metz, celui de la Lorraine. Une telle disposition permettrait aux musicien·ne·s en formation d’avoir un contact direct avec la musique de tradition orale de sa région et de bien prendre connaissance de cette tradition afin de pouvoir y contribuer dans le futur.

Dans la seconde partie de son article, publiée le 15 décembre 1912 (non retranscrite ci-dessous), Daubresse rend compte d’une soirée musicale à laquelle elle a assisté lors d’un voyage en Suisse et qui lui inspire l’idée de tenir pareil rassemblement en France :

Nous songions, fenêtre ouverte, un peu las, la pensée loin, l’âme en France. Soudain, dans l’air paisible et pur, de douces voix s’élèvent, inattendues. Fraîches et jeunes, suaves et caressantes, elles montent, les voix inconnues et charmeuses.

Devant la maison, sur la toute petite place qu’embrasse un coup d’oeil, sont groupés les chanteurs, jeunes gens, jeunes filles, autour de celui qui les guide, ils sont là une vingtaine : basses et soprani. Droits, sérieux et comme officiants, ils tiennent à la main leur papier de musique ; certains portent une petite bougie qui éclaire par-dessous leurs jeunes visages et y rend plus nets le dessin des bouches ouvertes et la tache vivante des yeux brillants.

[…] Quel coeur n’irait pas vers ces enfants qui chantent ?

Daubresse 1912b, p. 662-663

Inspirée par cette rencontre, elle ajoute aux façons de revitaliser le folklore la possibilité d’imposer des examens de connaissances musicales à « tous les aspirants à un brevet quelconque, sans distinction de sexe, d’âge ou de spécialités » (ibid., p. 664), puis la création d’un ensemble de musicien·ne·s allant de village en village afin de propager des chants traditionnels.

Malgré toutes les idées qu’elle expose pour mettre au jour, comprendre et enrichir les musiques folkloriques, Mathilde Daubresse en arrive à la conclusion que tout commence par l’éducation musicale dès le niveau primaire. C’est en imposant la présence des musiques régionales à l’école, au même titre que le français et les mathématiques, que la société mettra un terme à la dégénérescence du folklore et, éventuellement, lui permettra de prospérer.

Transcription

Utilisation du folklore. L’exemple de Maurice Emmanuel « L’oeuvre musical[e] de Maurice Emmanuel » par Marguerite Béclard d’Harcourt (La Revue musicale, 1935)

Commentaire

Les portraits de Maurice Emmanuel

Les articles de Collet et de Daubresse ont permis une discussion théorique de l’usage du folklore par les compositeur·rice·s de leur époque, puis sur la préservation de ce même folklore. Si le premier salue l’utilisation de ce matériau musical plein de potentiels, la seconde se montre plus hésitante, car elle considère que peu de compositeur·rice·s maîtrisent assez la musique de tradition orale pour en faire un usage pertinent. Dans l’article qui suit, Marguerite Béclard d’Harcourt présente le portrait de Maurice Emmanuel[29], un compositeur qui a parfaitement su, selon elle, utiliser les airs folkloriques.

Peu de musicographes ont fait un portrait aussi détaillé que Marguerite Béclard d’Harcourt (1884-1964) de la carrière musicale de Maurice Emmanuel (1862-1938). Elle-même compositrice, ethnomusicologue spécialiste de la musique inca et ancienne élève d’Emmanuel, Béclard d’Harcourt tente ici de brosser un portrait global de l’artiste en présentant un catalogue de ses compositions influencées par les gammes modales grecques et celles du folklore français, bourguignon en particulier.

Plusieurs musicographes déplorent qu’Emmanuel soit plus connu pour ses écrits d’historien de la musique et d’helléniste que pour ses oeuvres musicales. Robert Dumesnil et Robert Bernard crient même à l’injustice, affirmant que « [d]ans le domaine de la musique, aucune méconnaissance n’est plus scandaleuse et plus révoltante que celle qui frappe Maurice Emmanuel » (Bernard 1942, p. 2).

« L’oeuvre musical[e] de Maurice Emmanuel » de Béclard d’Harcourt, publié trois ans avant la mort du compositeur, est l’un des premiers articles dédiés à ce dernier, et l’un des seuls écrits avant son décès.

Transcription

Une analyse du « folklore français » « Chants populaires et chants populaciers [I] » par Luc Marvy (Le Courrier musical, 1920)

Commentaire

À la recherche de l’essence du folklore français

Dans cet article paru le 15 février 1920 – la suite et fin (non transcrite ici) paraît le mois suivant –, Luc Marvy se donne comme mission de saisir les « caractères essentiels et fondamentaux » du folklore français (§ 2). Pour ce faire, il procède d’abord à une discrimination des provinces en se basant sur la langue, éliminant toutes les régions ne pratiquant pas le français comme langue unique (Bretagne, Lorraine, Pays basque, etc.). Selon l’auteur, « l’authentique » folklore de France trouverait donc ses racines dans la France centralisée composée de l’Oise, de l’Auvergne, de la Bourgogne et de l’Anjou (§ 3). Marvy semble ici rejoindre la définition de la « Vraie France » portée par Louis Marin (1871-1960). Homme politique de droite, Marin considérait que « chaque Nation possède un génie particulier, une combinaison de psychologie nationale et de circonstances historiques, qui lui impose une mission historique à remplir » (Lebovics 1995, p. 54). Influencé par sa vie en Lorraine et sa connaissance des traditions, il estime que chaque région française est une « Nation » distincte qui s’insère dans le « grand pays ». En excluant les régions françaises excentrées de sa définition du « vrai folklore français », Marvy paraît ainsi s’inscrire dans les réflexions de Marin.

Une fois son objet d’étude spatialement circonscrit, l’auteur se demande ce qui « prouve qu’un thème soit très ancien, enraciné, autochtone, et non importé assez récemment ou créé en dehors de l’ambiance par un auteur à succès » (§ 3). Sa réponse : l’air musical. Marvy en arrive à la conclusion que la figure iambique est un indice rythmique de son origine française. Tout air musical marqué par l’iambe serait potentiellement primitif puisque, selon l’auteur, cette figure est « un trait [qui] domine dans tous les airs anciens » (§ 3). La ligne mélodique constituerait un autre paramètre permettant de reconnaître l’origine française d’un air. Marvy rassemble quelques indices musicaux afin de parvenir à un certain « dessin-type de la monodie française » (§ 10) : une anacrouse rythmique, le plus souvent une quarte ascendante (§ 10), une première note répétée (§ 10), une direction généralement ascendante (§ 10), une préférence du mode majeur (§ 13), des intervalles assez petits (§ 14) en raison du grand nombre de mouvements conjoints (§ 14). Ainsi, dans ce premier article, Marvy, en s’appuyant sur « Le fonds » (§ 2), « La rythmique » (§ 5) et « La ligne mélodique » (§ 10), propose une analyse du folklore français lui permettant d’en capturer l’« essence ».

Cette proposition se poursuit dans un second article publié le 15 mars de la même année. Marvy persévère dans cette recherche de la musique française originelle, alors même qu’elle est rendue délicate par l’introduction des airs folkloriques dans le répertoire populaire (chants populaciers) et l’arrivée d’airs étrangers. Il constate également un « “brassage” des classes et des provinces » (Marvy 1920b, p. 89, § 1) et l’arrivée d’airs étrangers, ayant pour conséquence l’ajout d’une variété de rythmes. Toutefois, l’auteur rappelle les caractéristiques essentielles de la chanson populaire française et maintient que, si la structure musicale française n’est pas respectée, ces ajouts ne tardent pas à disparaître :

Pour la même raison, les plus remarquables productions de l’étranger, et les plus consacrées, n’ont pu s’implanter dans la masse française : les merveilleux folk-lore russes et espagnols n’ont laissé chez nous nulle trace d’influence ou de présence ; Grieg, si facile à comprendre et souvent si prenant, si diffusé dans la bourgeoisie, est et restera inconnu du peuple. Tous les violoneux et mandolinards de faubourg connaissent la Berceuse de Jocelyn, la Méditation de Thaïs, l’Intermezzo de Cavalleria (l’Italie a trop imprégné la France de son influence pour nous paraître étrangère), mais non la Romance de Svendsen, pourtant peu scandinave. Les rythmes désossés des concerts anglais et américains déconcertent le public même le plus « dessalé » des music-halls de grandes villes ; l’Espagne même parait d’un coloris excessif au public, qui ne l’admettra que dilué par un Français : car il n’est point ennemi d’un peu d’exotisme – vrai ou faux – dont il apprécie la saveur particulière, à condition qu’elle soit assez édulcorée pour ne pas être trop déroutante : aussi préférera-t-il le simili manufacturé chez nous, au produit authentique, de saveur trop âpre : la Carmen de Bizet est pour lui le comble de l’hispanisme intégral, et Trazadjar la Moukère – importation d’ailleurs non falsifiée, due aux Expositions universelles et aux garnisons d’Afrique – traduit définitivement à son avis le monde de l’Islam tout entier.

Marvy 1920b, p. 89-90, § 2

Sauver le folklore français ?

Dans son article de 1925, Collet enjoint aux compositeurs français de plonger dans leur folklore afin d’en faire usage comme matériau musical, ce que fait notamment Emmanuel. Ce dernier et Daubresse militent pour que le « chant populaire français » soit incorporé à l’éducation. D’une part, le premier soulève l’importance pour les habitant·e·s des provinces de connaître leur tradition musicale afin d’apprendre leur histoire[71] et d’autre part, la seconde soutient que l’éducation doit servir à la transmission des chansons de tradition orale (Daubresse 1912b). Alors même que Marvy veut amener son lectorat aux sources d’un folklore français originel et pur, il ne propose pas de le sauver d’une disparition probable. Sa conclusion est d’ailleurs plutôt défaitiste : « Le remède ? Ma foi, je crois qu’il n’y en a pas. On ne refait pas la virginité artistique d’un peuple. Il chantera le grand air de La Juive et jouera les Cloches du Monastère au lieu de danses millénaires et de vieilles chansons. Tant pis. Qu’y pouvons-nous ? Le progrès veut ça, paraît-il » (Marvy 1920b, p. 90, § 5).

Transcription