Abstracts
Mots-clés :
- esthétique musicale,
- mélodie,
- musique et littérature,
- musique et signification,
- philosophie de la musique
Keywords:
- melody,
- musical aesthetics,
- music and literature,
- music and meaning,
- music philosophy
Article body
Si le domaine des rapports entre la poésie et la musique a fait l’objet de plusieurs publications au cours des dernières années, peu d’entre elles s’y sont attaquées en réunissant les domaines de la philosophie, de l’esthétique et des études littéraires. Le collectif codirigé par Céline Barral, Katerina Paplomata et Marina Seretti vise à combler ce vide en se penchant sur la question. Ayant pour titre La portée musicale du poème. Des paradoxes de l’autonomie à la communauté sonore, cette publication est le fruit d’un colloque interdisciplinaire qui a eu lieu à l’Université Bordeaux- Montaigne en octobre 2019[1]. Le livre apparaît sous la forme d’une publication d’actes, avec des chapitres présentant différents aspects de la question et précédés d’un avant-propos qui tisse un fil conducteur entre le tout. Il n’y a pas de conclusion, mais les sections finales – « IV. Communauté sonore » (p. 237-306) et « Coda » (p. 307-321) – apportent un nouvel éclairage qui permet de considérer le son et l’interprétation scénique comme deux nouvelles méthodes de rapprochement entre les arts.
Le titre précise d’entrée de jeu l’angle d’approche de l’ouvrage : c’est à l’aune du poème que l’on observe la musique, et les rapports entre poème et musique seront surtout traités sous l’angle de l’autonomie. L’avant-propos (p. 9-12), signé par les codirectrices de l’ouvrage, renforce cette posture en rappelant que le concept de « musique pure » dégage la musique de son rôle d’auxiliaire du texte et lui permet de se déployer selon ses règles propres. En serait-elle réduite pour autant à un rôle de décoration ou d’intensification émotive du poème ? Et que devient l’oeuvre poétique lorsque la musique s’en empare ? Ce sont des questions qui concernent tout autant l’ontologie de la musique que les rapports entre le compositeur[2], le poète et le public.
L’introduction (p. 13-30) de Marina Seretti – qui enseigne l’esthétique et consacre ses recherches aux arts visuels – rappelle qu’Eduard Hanslick[3] avait pris comme exemple un air de l’Orphée et Eurydice (1762) de Christoph W. Gluck, « J’ai perdu mon Eurydice », afin de s’élever contre la tentation des analogies émotionnelles ou mimétiques purement personnelles, puisque sans fondement dans la forme sonore elle-même. Cette mélodie n’a pas de signification propre, puisqu’elle pourrait tout autant servir des paroles exprimant l’amour, la colère ou le désespoir. Boris de Schloezer[4] reprend cet exemple, mais en ajoutant qu’il faut distinguer le sens psychologique du sens spirituel, le premier étant variable selon les individus alors que le second ne se laisse pas ramener à la conceptualité du langage. L’écoute véritable serait donc de ne pas s’attarder au sens des paroles chantées, puisqu’elles sont transformées en sens musical. Prenant la contrepartie de cette position, Nicolas Ruwet[5] affirme que l’un n’est pas la limite de l’autre, mais que s’ouvre un univers de potentialités selon les diverses formes littéraires et musicales. C’est ainsi que la musique conduit à une interprétation du poème. L’union paradoxale est atteinte lorsqu’il y a un point d’équilibre entre poésie et musique.
Professeur de littérature française, Éric Benoit pose « Trois questions sur la “mise en musique des poèmes” » (p. 31-42) : y a-t-il rivalité ou fusion entre poésie et musique ? La métrique musicale prend-elle le dessus sur la métrique du poème ? Comment la musique interfère-t-elle avec la signification du poème ? À cette troisième question, Benoit souligne que Schönberg, dans « La relation avec le texte » (1912)[6], affirmait que la compréhension du texte des lieder de Schubert était superflue puisqu’elle n’ajoutait aucun élément de compréhension supplémentaire à l’écoute purement musicale d’un lied. L’auteur remarque avec justesse l’aspect sous doute provocateur d’une telle affirmation, et précise que dans un texte plus tardif (« C’est moi le coupable », 1949), Schönberg dénonce une autonomisation extrémiste de la musique par rapport au poème[7].
Après cette « Ouverture » du livre suit la section I, « Les paradoxes de l’autonomie » (p. 41-110), qui commence par le chapitre de Katerine Paplomata : « Arnold Schönberg et les problèmes des rapports entre musique et poésie » (p. 43-68). C’est surtout le texte de 1912 qui est étudié, et ce sous l’angle de la philosophie et de l’esthétique musicale. Citant notamment Carl Dahlhaus[8] et Arthur Schopenhauer[9], Paplomata reprend l’idée de contenu réel (den wirklichen Inhalt) posée par Schönberg, lequel pousse plus loin l’autonomie de la musique, qui serait le seul art pouvant donner accès à l’essence du monde. Non sans paradoxe, le compositeur autrichien affirmera plus tard, dans « La composition avec douze sons (I) » (1941)[10], que c’est la structure poétique du texte qui peut rendre à la musique une structure devenue absente dans le dodécaphonisme. Dès lors, la musique aurait-elle perdu son autonomie ? Pourtant, dans son texte de 1912, on voit que Schönberg précisait que le compositeur doit se garder d’établir des rapports « vulgaires » avec le texte : il n’y a pas de fusion, mais plutôt des interactions. Cette distinction trouve écho chez Schloezer, qui écartèle la forme musicale entre la composition – une organisation hétéronome, mais prévisible et mécanique – et organisme – une organisation autonome, mais inintelligible, car son principe est indiscernable. Paplomata conclut en affirmant que « la forme qui requiert le soutien extérieur du poème est la substance de la musique au sens le plus strict possible » (p. 65).
Poussant plus loin l’idée de l’autonomie, énoncée en introduction avec l’air de Gluck, le chapitre suivant porte sur le Sprachlehrer de Karl Kraus (« Un maître difficile : le Sprachlehrer. Karl Kraus et les musiciens de la Seconde école de Vienne », p. 69-110). L’autrice, Céline Barral, est maître de conférence en littérature comparée. Elle replace le musicien dans le contexte culturel de l’époque de la seconde école de Vienne, et se penche sur les rapports au texte établi par ces protagonistes. L’approche de Kraus étonne : il chantait sur scène, mais il ne savait pas lire la musique, et il faisait l’apologie de l’opérette – notamment celles d’Offenbach – comme genre idéal. Adoptant une attitude résolument anti-conceptuelle, Kraus voyait dans l’opérette le lieu du non-sens, du chaos sans causalité, voire de la parodie, permettant justement à la création de se libérer du poids des représentations et de la rationalité, afin de pouvoir « mettre sur scène l’invisible » (p. 86). Le chapitre se conclut par un paradoxe : l’opérette est un genre qui correspond tellement aux idéaux de Kraus que ses tentatives de Sprachlehrer – qui réemploie des expressions de rue ou de journal en les déconstruisant par des expressions grammaticalement fautives – seraient un échec. Cette langue « ne peut qu’écraser la musique, à moins que celle-ci ne s’en empare en s’affranchissant de l’autorité du maître et de sa conception de l’autonomie linguistique souveraine » (p. 107). Seule la poésie d’opérette peut permettre un mariage parfait.
Le chapitre de Bernard Sève, « Le poète et le musicien. Une coopération contrainte ? » (p. 113-135), ouvre la section II du volume, « Ententes et mésententes » (p. 111-234). Professeur d’esthétique et de philosophie de l’art, l’auteur établit d’abord une distinction entre collaboration et coopération. La première consiste à partager un travail (labor) commun, tandis que la seconde vise à produire une oeuvre (opus) commune. L’auteur s’intéresse ici à la question des collaborations. Certes, un texte précède une musique, ce qui introduit une dissymétrie entre le travail du poète et du musicien. Dissymétrie non seulement dans le processus de composition, mais aussi dans celui d’intention : le poète écrit sans nécessairement penser que son poème pourra être mis en musique. Dès lors, comment faire converger les volontés ? Que le poète soit mort ou vivant, le musicien ne se soucie pas de ses intentions, il s’approprie le poème en tant qu’objet en soi. La collaboration se produit entre deux arts et non entre deux artistes. Le cas d’Erlkönig (Le Roi des Aulnes, 1782) de Johann W. von Goethe – mis en musique par Franz Schubert – est intéressant. Goethe ne répondait pas aux musiciens qui utilisaient ses poèmes, ni Schubert, ni même Beethoven. Le compositeur est plutôt le lecteur du texte, en ce sens qu’il organise le mouvement de la parole, qu’il règle le rythme, l’intonation et la diction du poème. Le cas des Histoires naturelles (1894) de Jules Renard, mises en musique par Maurice Ravel, est lui aussi révélateur. En 1907, année de création de la version ravélienne, Renard rapporte une conversation avec le compositeur, où il lui demande ce que sa musique peut bien apporter à son poème. Ravel lui aurait répondu que son dessein n’était pas d’y ajouter, mais d’interpréter[11]. Le compositeur précisera plus tard que le texte lui imposait « une déclamation particulière étroitement liée aux inflexions du langage français[12] ». La coopération consiste donc en une sorte de test de résistance du poème, une mise à l’épreuve de sa plasticité sans pour autant que la musique ne lui soit nécessaire.
Avec « Jazz et poésie. Carla Bley et Paul Haines, Steve Swallow et Robert Creeley » (p. 137-158), Pierre Sauvanet ouvre, en plein centre du livre, un univers nouveau, tant par la bifurcation du classique vers le jazz que par la prise en compte de l’aspect sonore des oeuvres transmises non plus par des partitions, mais par des enregistrements. Sauvanet est un philosophe qui étudie le phénomène rythmique : la musique de la beat generation est pour lui un champ d’étude privilégié. Oscillant entre les angles poïétiques et esthésiques, nourri à la fois par une riche documentation d’époque et d’observations mettant en relief la subtilité des interprétations, l’auteur se demande comment le langage et la musique peuvent vivre un espace-temps commun, au sein d’une création réellement partagée, en termes notamment de contexte poétique et de surgissement rythmique. De fait, la recherche d’une relation à l’instant est inhérente à l’improvisation, pierre d’assise de la pratique du jazz. L’album Escalator over the Hill (1971) est le fruit d’une collaboration à distance, mais continue pendant près de trois ans, entre Bley et Haines. En lui-même, le texte de Haines ne veut rien dire de précis – il est qualifié de « post-surréaliste ». C’est sans doute pour cela qu’il peut si bien se marier avec une musique qui, en elle-même, ne signifie rien. À travers un commentaire d’écoute sensible et documenté, l’auteur nous fait prendre conscience de l’inventivité et de la nouveauté du rapport qui s’établit entre poésie et musique, employant même le néologisme « poéjazzie ». Tant le texte que la musique sont nés d’une stimulation mutuelle permettant un point de jonction optimal en une forme nouvelle d’opéra jazz. Le travail des techniciens en studio est également inclus dans le processus, comme l’utilisation d’un sillon fermé répétant indéfiniment une séquence et provoquant l’usure du disque. Au sujet de la pièce « In India », tirée de l’album Tropics Appetites (1974), Sauvanet écrit que la lenteur musicale permet une énonciation quasi syllabique du poème, sur un fond de petites percussions rappelant des instruments de l’Inde. Issus du même milieu, le poète essayiste Robert Creely et le jazzman Steve Swallow ont travaillé de manière séparée. Pour Creely, l’écoute du jazz est consubstantielle à son processus créateur. Dans « Some Echoes », tirée de l’album Home (1980), le poème (avec la voix de Sheila Jordan) ne survient qu’après un long moment musical, créant une sorte d’apesanteur. Le poème est une sorte de quadruple haïku, qui tente de saisir « l’instant intime, domestique, amoureux » (p. 153). Ce type de commentaire renvoie nécessairement le lecteur à l’écoute des oeuvres et donc à la subjectivité de celui qui écoute. Tenant compte de la distance qui existe entre l’auditeur contemporain et l’époque de la beat generation, l’auteur nous invite à une écoute historiquement informée, puisque les oeuvres cohérentes se construisent dans un contexte historique donné.
La section III, « Portraits et autoportraits » (p. 161-235), présente deux études de cas où des éléments biographiques servent à expliciter la démarche de création. Frederic Sounac, dans son chapitre intitulé « De l’écoute de Lorca au portrait de Lorca: Maurice Ohana et George Crumb » (p. 161-188), nous fait entrer de plain-pied dans l’expérience musicale comme source et limite de la création littéraire. Il fait sienne cette citation provocatrice de Pierre Laporte : « Ce n’est pas par hasard que les moments majeurs de la Recherche [de Proust] tournent autour de la musique, et c’est un peu l’aveu de l’échec de la littérature » (p. 162). L’auteur du chapitre, qui est maître de conférence hdr à l’Université de Toulouse Jean Jaurès en littérature comparée, fait montre d’une ouverture éminemment interdisciplinaire en incluant des exemples musicaux tirés des partitions Ancient Voices of Children (1970) de George Crumb et Llanto por Ignacio Sanchez Mejiàs (1950) de Maurice Ohana. Les deux oeuvres ont été composées sur un poème de Federico Garcia Lorca et reprennent chacune à leur manière ce véritable « Tombeau » à la mémoire de Ignacio Sanchez Mejiàs. L’oeuvre est prémonitoire : le poète mourra fusillé par les troupes franquistes alors qu’il n’a que 38 ans. Lorca est un excellent pianiste improvisateur – c’est de la musique que naissent ses essais poétiques. Son processus de création est documenté par de nombreuses conférences. L’auteur affirme que celles-ci
témoignent non seulement de l’extrême sensibilité du poète à la musique comme patrimoine culturel, mais aussi de la tendance, encore toute romantique chez cet ami des surréalistes, à raisonner en fonction d’une substance poétique mère dont tous les arts, dominés par la musique et aspirant in fine à son statut, seraient des expressions complémentaires.
p. 164
Ce qui est particulièrement intéressant est la manière dont Crumb, dans sa démarche musicale, va chercher à retrouver une expression qui estompe les différences entre poésie et musique, avec un prélangage qui est initialement une simple sonorité. Le texte en germera progressivement. En revanche, chez Ohana, la diction syllabique et la voix droite, sans vibrato, accusent le sémitisme de chaque mot et renchérissent sur la crudité du texte. Chez les deux compositeurs, on retrouve une recherche d’archaïsme, d’immémorial, d’éternel retour. La musique prend alors une fonction de circularité.
L’un des privilèges de la musique, par rapport au signifiant verbal toujours chargé de sens noétique[13], est de pouvoir beaucoup plus librement user d’effets d’itération et de circularité : il ne saurait, pour elle, y avoir de répétition au sens énonciatif et stylistique du terme.
p. 182
Le second cas d’autoportrait est celui que Sophie Angot qualifie « d’offrandes musicales » (« Les “offrandes musicales” de Claude Debussy. Poésie et autocitation dans Fêtes galantes II et “Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon », p. 189-233). Chez Debussy, l’offrande ne vise plus un prince comme l’avait fait Johann Sebastian Bach, mais adopte le modèle de l’échange semi-privé tel que pratiqué dans les cercles poétiques de l’époque. Stéphane Mallarmé écrivait souvent un court poème sur un objet offert. De manière analogue, Debussy avait envoyé à Emma Bardac une carte postale avec la photo du château de Dampierre, où les deux venaient de séjourner. Au dos, il écrit simplement quelques notes de musique, comme une énigme. Ces notes deviendront les premières mesures du « Faune » dans Fêtes galantes II (1904). Le recueil de mélodies comporte par ailleurs de nombreux rappels du premier recueil (1903), ainsi qu’à d’autres oeuvres de Debussy. Ces autocitations permettent de créer un réseau de significations :
La musique ne se place pas seulement là où finit la parole, mais l’échange fonctionne comme à double sens et par couches superposées : le procédé de la citation renvoie indirectement à un élément textuel, qui à son tour éclaire la transformation et la mise en rapport des éléments musicaux.
p. 220
L’offrande devient ainsi non seulement autobiographique, mais surtout une réflexion des poètes sur leur langage qui se traduit par de semblables rapports aux vers mis en musique. L’autrice termine son chapitre par une distance critique par rapport à Schloezer. Avec Fêtes galantes II, Debussy contredit l’affirmation voulant qu’il y ait incompatibilité entre le langage et la musique, qu’il ne saurait y avoir d’autre musique sur la musique. C’est bien par un tissage d’éléments textuels et musicaux que Debussy parvient à suggérer la présence d’un destinataire à son offrande, tout en portant un regard rétrospectif sur des oeuvres antérieures.
Ouvrant la section IV du livre, « Communauté sonore » (p. 235-304), le chapitre de Pauline Nadrigny s’intitule « Chanter encore ? Philippe Jaccottet, un lyrisme de la réalité » (p. 237-269). Philosophe spécialisée dans les rapports entre art sonore et pensée de l’environnement, l’autrice fait sienne l’idée qu’historiquement, le chant poétique est le point de départ ancestral à partir duquel musique et poésie se sont ensuite développées de manière autonome. Au point où aujourd’hui, le poète est celui qui cherche à se défaire de la musicalité de la parole, à la biffer, la contourner ou prendre une distance critique, voire ironique, au point où le lyrisme, comme signe poétique, est devenu problématique. Comme l’indique le titre, il s’agit d’une étude de cas où le poète résiste à l’anti-lyrisme ambiant. Le poète Philippe Jaccottet s’inspire du mythe d’Orphée, mais en quelque sorte a contrario. Alors que chez Orphée, c’est la présence du chant qui était agissante, c’est plutôt son absence qui, chez Jaccottet, devient signifiante. « Cette esthétique de l’image soustractive [devient] une rhétorique des figures absentes dans laquelle la parole est visée non plus dans sa plénitude sonore, mais comme l’air qu’elle laisse résonner, qu’elle traverse comme son milieu de diffusion. » (p. 250) Dès lors que le poète devient absent, qui prend le relais ? C’est l’oiseau, dont le chant est à la fois langage et musique. Le son prend alors toute son importance : il permet d’appréhender un autre registre sensible que celui du visible, ou plutôt, il opère une métamorphose du visible, lui faisant quitter la forme pour s’attacher à la seule lumière.
La question de la porosité entre le son et la musique est reprise dans le chapitre suivant, « Tout un monde dans un son » (p. 271-303), écrit par Antonia Soulez, directrice de la collection en philosophie de la musique aux éditions Delatour. L’autrice part de la notion de motif, au sens de pattern, pour parler de structures sonores. Les motifs d’un tapis ne sont pas répétition, mais retour inscrit dans une totalité. Comme l’affirme le philosophe Ludwig Wittgenstein : « chaque énoncé que j’écris est une tentative d’écrire le Tout: à savoir la même chose toujours et à nouveau » (p. 274). Cette esthétique du retour est ce qui lie Wittgenstein à Steve Reich, qui a étudié avec lui et qui a composé Phase Pattern (1970). Elle est aussi ce qui lie Hanslick à Wittgenstein, son héritier, qui fait sien le propos de son maître : la musique ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même comme la mélodie ne renvoie qu’à elle-même. Partant de l’exemple mallarméen où le jeu des sonorités (comme la récurrence du son tr dans un poème) fait contraste avec la pensée, l’autrice emprunte à Jean-Marc Chouvel l’expression « faire forme des sons » (p. 279). Le son est le fruit d’un travail formel, tant chez le poète que chez « l’artiste sonore » (p. 280). C’est lorsque le poème est proféré, porté à l’oreille, que surgit un espace hybride entre les timbres vocaux et instrumentaux. C’est ce que l’autrice nomme « intonation », là où son et mot forment un geste unique. Cette pensée se relie à celle d’André Schaeffner, pour qui l’instrumentalité est d’abord d’origine corporelle. C’est ce qui relie la musique à la danse. Le lien qui unit le sonore au vivant a aussi été souligné par l’ethnomusicologue Simha Arom, qui insiste sur « toute l’importance du contexte ou [sic] hors duquel ces musiques perdent leur sens. Les formes de vie constituent alors l’ancrage de ces événements intonatifs » (p. 296).
En guise de coda (p. 305-321), le livre se termine sur un dialogue entre Lise Ardaillon (comédienne, metteure en scène, dramaturge et scénographe) et Sylvain Milliot (musicien, auteur et compositeur). Les deux créateurs travaillent ensemble depuis 2007. Il ressort de leur collaboration une complicité entre musique et poésie en raison de la capacité commune de ces deux formes artistiques à produire des images. Ces images sont bien davantage que des représentations internes puisqu’elles créent des espaces situés au-dehors de leurs perceptions propres. Le comédien révèle quelque chose du poème en l’interprétant, il en livre une compréhension plus corporelle, un certain éclairage. Lire un poème engage le corps, le texte est mis en mouvement par les paroles.
Le livre comprend un index des noms, mais il n’y a pas de conclusion qui permettrait une synthèse des différents points de vue : il revient au lecteur de se faire sa propre idée. Au fil de sa lecture, celui-ci ne pourra bien comprendre la portée des premiers chapitres qu’à la lumière des propos ultérieurs. Le début du livre présente une approche assez classique et récapitulative d’écrits plus anciens, alors que son milieu et sa fin les mettent en perspective, les nuancent, en font ressortir les limites et leur incomplétude dans un monde où le rapport à la musique se joue souvent davantage dans le sonore ou dans le geste d’interpréter que dans la partition. La conciliation des points de vue – peut-être sous forme de dialogue entre les auteurs ? – aurait été l’occasion d’une réflexion fort intéressante. Malgré l’érudition incontestable de ce livre, je me demande pourquoi les avancées récentes de la musicologie n’y sont pas présentes, alors qu’elles offrent des ouvertures interdisciplinaires très riches. Je pense plus particulièrement aux écrits de Lawrence Zbikowski, lequel développe le concept de conceptual blend[14]. On pourrait aussi remonter aux écrits de Leonard Meyer sur la question des significations musicales[15] et tenir compte de l’apport des approches positivistes qui en découlent dans le domaine de la perception musicale (revue Music Perception publiée par University of California Press). Le livre aurait pu également tenir compte des critiques contre Hanslick comme celles de Peter Kivy[16], d’autant plus que la réflexion sur la relation entre les structures musicales et les processus cognitifs viennent nuancer des idées qui ont évolué depuis 1854 et même depuis le siècle dernier[17]. Pour toutes ces raisons, la portée de ce livre, tout en étant assurément significative, n’en demeure pas moins incomplète pour le chercheur en musicologie. Peut-être peut-on espérer un nouveau colloque sur la question ?
Appendices
Note biographique
Professeur titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, Sylvain Caron est membre de l’Équipe Musique en France. Il a publié dans les domaines de la mélodie française (Fauré, Daniel-Lesur, Vierne), de la musique religieuse (Koechlin, Caplet, Tremblay) et des rapports entre musique et peinture (Caplet et Denis). Actuellement, il mène des recherches en musicologie de la performance, plus particulièrement sur les liens entre interprétation musicale, analyse et expression. Il est membre du comité éditorial de Musurgia, la revue française d’analyse musicale, et co-responsable scientifique de l’axe 2 de l’oicrm, « Musique, musiciennes et musiciens : cultures et société ».
Notes
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[1]
Du poème à la musique, de la musique au poème. Composition, transformation, écoute, colloque interdisciplinaire tenu à l’Université Bordeaux-Montaigne en octobre 2019, programme et présentation en ligne.
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[2]
L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.
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[3]
Eduard Hanslick ([1854]2012), Du Beau musical, Contribution à la réforme de l’esthétique musicale, Paris, Hermann.
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[4]
Boris de Schloezer ([1947] 2009), Introduction à Jean-Sébastien Bach, essai d’esthétique musicale, Rennes, pur.
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[5]
Nicolas Ruwet (1961) « Fonction de la parole dans la musique vocale », Revue belge de musicologie, vol. 15, no 1-4, p. 8-28.
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[6]
Arnold Schönberg ([1912]1981), « La relation avec le texte », dans Wassily Kandinsky et Franz Marc (dir.), L’almanach du « Blaue Reiter ». Le Cavalier bleu, Paris, Klincksieck, p. 119-135.
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[7]
Voir Arnold Schönberg (1949), « C’est moi le coupable », dans Le style et l’idée, Paris, Buchet/Chastel, p. 121-122.
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[8]
Carl Dahlhaus (1997), « La relation avec le texte », chapitre tiré de Schönberg, essais édités par Philippe Albera et Vincent Barras, Genève, Contrechamps, p. 277-286.
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[9]
Arthur Schopenhauer ([1819]2014), Le monde comme volonté et représentation, Paris, puf, § 52.
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[10]
Arnold Schönberg (1941), « La composition avec douze sons (I) », dans Le style et l’idée, Paris, Buchet/Chastel, p. 162-193.
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[11]
Jules Renard, Journal, 12 janvier 1907, t. 4, uge, 10/18, Paris, 1984, p. 1082 et sq.
-
[12]
Voir Maurice Ravel ([1928]2018), « Esquisse autobiographique », dans L’intégrale. Correspondance (1895-1937), écrits et entretiens, Paris, Le Passeur, p. 1439.
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[13]
Qui concerne la pensée. Voir Georges Molinié (1998), Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, puf.
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[14]
Voir Lawrence M. Zbikowski (2002), Conceptual Music. Cognitive Structure, Theory, and Analysis, Oxford, Oxford University Press.
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[15]
Voir Leonard B. Meyer ([1956]2011), Émotion et signification en musique, Arles, Actes Sud.
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[16]
Voir Peter Kivy (2001), « On Hanslick Inconsistency », dans New Essays on Musical Understanding, Oxford, Oxford University Press, p. 39-43.
-
[17]
Voir par exemple Charles O. Nussbaum (2007), The Musical Representation. Meaning, Ontology, and Emotion, Cambridge (Mass.), The mit Press.