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Selon le musicologue Derek B. Scott, l’opéra s’appuie sur l’idéologie et les valeurs de la tradition musicale « classique » du xixe siècle, tout en mettant de l’avant la notion de progrès (Scott 2014, p. 54). Les compositeur·rice·s ont donc inlassablement tenté de repousser les limites du genre à travers leurs compositions, ce qui rend cette forme d’art lyrique complexe à conceptualiser. Les publications phares qui sont consacrées à l’ontologie de l’opéra depuis le début du xxie siècle révèlent d’ailleurs à quel point il est ardu de définir le genre opératique[1].

Citons tout d’abord Tim Carter qui, dans son article intitulé « What is Opera? », déclare d’emblée que l’opéra est par définition « messy » (Carter 2014, p. 16) puisqu’il s’agit d’un terme hautement polysémique. En effet, l’opéra peut faire référence à une oeuvre, mais également à un endroit (aller à « l’opéra »), ainsi qu’à une troupe ou compagnie (aller voir un opéra de « l’opéra », à « l’opéra »). Carter rapporte également le grand nombre de « sous-genres » rattachés à cette forme musicale, qui ne facilite pas la mise en place d’une définition claire : une simple recherche du mot « opéra » dans l’encyclopédie Grove Music Online dirige par exemple vers plus d’une soixantaine d’articles (ibid., p. 17). Ce constat de Carter fait écho à la pensée de la spécialiste de l’opéra du xixe siècle Monika Hennemann, qui soutient pour sa part qu’il ne semble y avoir aucune limite à ce que l’on associe à la catégorie « opéra » (Hennemann 2014, p. 77).

Même les définitions les plus simples présentent des ambiguïtés concernant ce qui constitue l’essence de cet art. À titre d’exemple, Howard Mayer Brown mentionne, dans l’article « Opera » du Grove Music Online, que la façon la plus succincte de définir ce genre serait de dire qu’il s’agit d’un drame chanté d’un bout à l’autre par des personnages (Brown et al. 2001). Or, il se ravise dès la phrase suivante en précisant que l’insertion de récitatifs et de scènes jouées l’oblige plutôt à parler d’un spectacle dans lequel les artistes chantent une partie ou l’ensemble de leurs interventions. Il identifie donc la musique – autant vocale qu’instrumentale –, le drame et le spectacle comme les éléments essentiels à l’opéra. Ce genre de définition générale – bien que ravisée – contient toujours des lacunes puisqu’elle peut renvoyer à plusieurs autres types d’oeuvres vocales telles que la chanson narrative, l’oratorio, la cantate, le théâtre lyrique ou les comédies musicales. Plusieurs auteur·rice·s ont donc comparé l’opéra à ces autres formes lyriques afin de faire émerger les caractéristiques qui lui sont proprement distinctives, suggérant du même coup d’autres définitions[2]. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la multiplicité des éléments et disciplines qui caractérisent l’opéra – bien qu’elle le rende difficile à définir – forme son essence. Comme l’exprime habilement Nicolas Darbon : « L’opéra est le genre le plus composite, le plus complexe, où la multiplicité des éléments a vraiment sa place » (Darbon 2001, par. 12).

Le virage multimédia qui s’effectue dans le domaine de l’opéra depuis la seconde moitié du xxe siècle brouille quant à lui davantage les frontières. Si au départ la technologie n’était pas intrinsèquement liée à l’oeuvre elle-même, mais servait plutôt à élargir ses publics – pensons notamment aux opéras créés pour la télévision en Angleterre dès les années 1950[3] –, elle est aujourd’hui intégrée directement dans les oeuvres[4]. S’il est difficile de définir ce qui constitue l’essence de l’opéra dans sa mouture traditionnelle, la difficulté augmente d’autant plus lorsqu’il est question des pratiques expérimentales.

Ainsi, on observe la naissance dans la littérature de nouvelles étiquettes afin de qualifier des oeuvres qui sont considérées en marge des pratiques habituelles à l’opéra. On retrouve notamment l’expression digital opera, utilisée afin de qualifier une branche de l’opéra contemporain où sont utilisées des ressources numériques permettant de nouveaux modes de création (Sheil et Vear 2012), ou encore le concept « Alt-Op » imaginé par Megan Steigerwald Ille afin de désigner le produit des compagnies plus expérimentales qui cherchent à remettre en question les hiérarchies et les stéréotypes propres à l’opéra (Steigerwald Ille 2018, p. 20). L’actualisation constante des pratiques compositionnelles incite donc le milieu de la recherche à définir, puis à redéfinir ce qui fait qu’une oeuvre appartient à la catégorie « opéra », élargissant de plus en plus les frontières de son spectre afin d’intégrer des compositions toujours plus diversifiées.

Il est toutefois important de souligner que ces définitions théoriques proviennent du milieu académique, et qu’une vision de ce qu’est l’opéra existe également dans l’imaginaire collectif[5]. Quand on pense à l’opéra, on pense le plus souvent à ce qui constitue concrètement le canon opératique : une grande production dramatique, présentée dans une prestigieuse maison d’opéra, chantée par des artistes lyriques qui se démarquent par leurs capacités à projeter leur voix sans amplification et qui sont accompagné·e·s d’un orchestre. On imagine probablement aussi des décors imposants et des costumes recherchés, ainsi qu’une salle plongée dans la noirceur que le silence envahit une fois le rideau levé. Certaines oeuvres dans lesquelles la technologie joue un rôle de premier plan viennent donc confronter à la fois les définitions académiques du genre, de même que l’image collective de cette forme musicale.

Qu’en est-il donc des oeuvres en elles-mêmes ? Est-ce que l’inclusion de la technologie par les compositeur·rice·s dans la création vient redéfinir ce qu’est l’opéra au xxie siècle ? La présente étude vise à montrer dans quelle mesure l’utilisation des nouvelles technologies à l’opéra permet de revisiter le genre opératique en proposant une nouvelle hiérarchisation des paramètres qui le constituent, sans pour autant en proposer concrètement une nouvelle définition. Je suggère ici de considérer comme paramètres à la fois certains éléments qui émanent des définitions théoriques et de la construction sociale de ce genre – et donc du canon – puisqu’ils sont perpétués encore à ce jour par de nombreuses institutions.

Afin de démontrer cette nouvelle hiérarchisation des paramètres, trois oeuvres récentes et novatrices seront ici examinées en guise d’études de cas. Choisies d’abord parce qu’elles sont identifiées par leur compositeur·rice comme des opéras, elles se démarquent également par leur traitement particulier d’un ou de plusieurs paramètres centraux à la tradition opératique. Le corpus à l’étude est ainsi formé d’EROR (The Pianist) (2019), un opéra instrumental composé par Georgia Spiropoulos, de l’opéra pour écouteurs Invisible Cities (2013) de Christopher Cerrone, et de l’oeuvre installation Laila (2020) mise au point par Opera Beyond. Pour chaque titre, j’effectuerai une présentation du contexte de création, qui sera suivie d’une réflexion sur l’apport de la technologie spécifique à l’oeuvre puis d’une analyse de l’impact de cette technologie sur les paramètres de l’opéra. Alors que la réflexion sur la définition de l’opéra qui se trouve au coeur de cette étude a été effectuée sur la base d’ouvrages phares traitant d’opéra publiés dans les années 2000, l’analyse des oeuvres s’appuie quant à elle sur des documents d’archives numériques, soit les différents sites web des compagnies et compositeur·rice·s concerné·e·s, des documentaires audiovisuels, ainsi que des représentations des oeuvres filmées. En plus de mettre de l’avant certaines oeuvres du répertoire lyrique contemporain qui sont peu abordées dans la littérature, la présente étude permettra de discuter des nombreuses formes que peut prendre l’opéra aujourd’hui, en plus de mettre en relief de quelle façon elles peuvent cohabiter dans la sphère lyrique actuelle.

EROR (The Pianist) par Georgia Spiropoulos, un opéra sans chant

Sur la page dédiée à EROR (The Pianist) dans la base de documentation sur la musique contemporaine (B.R.A.H.M.S.) de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), l’oeuvre est décrite comme étant une « “Fantasmagorie” pour pianiste déguisé, électronique live et théâtre d’ombres murales » (Brahms-Ircam [s.d.]). Qualifiée aussi de « spectacle multimédia », elle mobilise un important réseau de pratiques artistiques, telles que la composition, l’improvisation, l’électroacoustique, la mise en scène, l’art visuel, la performance et le mouvement physique. Or, ce qui rend EROR intéressante pour la présente étude, c’est que sa compositrice, Georgia Spiropoulos, la considère comme un « opéra instrumental » (Spiropoulos 2021).

Composée entre 2017 et 2018, EROR a été créée en 2019 au Centre culturel Onassis d’Athènes. D’une durée approximative de 60 minutes, l’oeuvre est divisée en 16 mouvements pour piano et appareils électroniques interactifs. EROR est conçue pour être présentée en salle sur une scène vide uniquement meublée d’un piano, ainsi que d’un écran aux dimensions importantes déployé tel un grand rideau au fond de la scène. L’oeuvre met en scène un pianiste qui est le seul survivant d’un cataclysme quelconque (lequel n’est pas spécifié dans la note de programme), errant dans une ville vide où « les habitants sont des silhouettes fantomatiques en couleur » (Spiropoulos 2021). Cette ville est représentée de plusieurs façons : d’une part via les animations vidéo audio-interactives – c’est-à-dire qui réagissent aux sons émanant du piano – projetées sur l’écran, et d’autre part via la musique elle-même, qui contient des sons associés à l’environnement urbain tels que des klaxons ou des sirènes. Les habitants fantomatiques font quant à eux partie de la bande vidéo qui accompagne la musique.

De prime abord, l’expression « opéra instrumental » choisie par Spiropoulos afin de qualifier EROR semble particulière. Peut-on parler d’opéra s’il s’agit d’une oeuvre instrumentale ? Aucun·e artiste lyrique n’est mobilisé·e ni durant l’interprétation ni durant le processus de composition. Néanmoins, on retrouve la voix, bien que présentée de façon très ambiguë, sous deux formes. D’abord, par des interventions vocales faites par le·la pianiste durant sa performance, diffusées grâce à un microphone qui est installé sur son instrument, et ensuite, par la diffusion de voix préenregistrées qui font partie de la trame électronique générée et déployée durant l’oeuvre. Il n’y a toutefois pas de chant à proprement parler dans EROR.

Lorsque je l’ai questionnée à ce sujet au terme d’une communication présentée en novembre 2021 dans le cadre du cycle de conférences virtuelles Poétiques et politiques de la musique du xxie siècle présenté conjointement par l’Université de Montréal et l’Université McGill, Spiropoulos a mentionné avoir adopté la terminologie « opéra » après avoir terminé la composition de sa pièce. Selon elle, cette dernière constitue un opéra parce qu’on y retrouve un héros, des personnages secondaires, de la polyphonie et qu’il y a une narration. « Il y a un fil [conducteur] que chacun pourrait raconter », a-t-elle précisé, avant d’ajouter que la présence de « machinerie » et d’une mise en scène participe également à faire de l’oeuvre un opéra. Spiropoulos a aussi spécifié qu’il y a dans EROR somme toute présence de la voix, bien que ce ne soit pas sous la forme de chant.

Il est dès lors intéressant de constater que pour justifier le caractère opératique de son oeuvre, la compositrice fait référence à des aspects bien présents dans les définitions théoriques ainsi que dans l’imaginaire collectif de ce qui constitue l’opéra. Elle parle de la voix, d’une trame narrative, d’une mise en scène, d’utilisation de machinerie et de polyphonie. Or – et c’est ce qui rend cette étude de cas aussi riche – la majorité des composantes précédemment nommées sont, dans EROR, prises en charge par la technologie. En effet, les « personnages », à l’exception de l’interprète principal, sont projetés sur le grand écran et la polyphonie est en partie générée à l’aide des divers appareils électroniques. De plus, les voix proviennent d’enregistrements effectués au préalable ou du système d’amplification qui retransmet dans la salle les interventions vocales du pianiste. Le décor est également technologique, constitué de l’écran géant à l’arrière de la scène. Dans EROR, c’est donc spécifiquement l’utilisation de la technologie qui engendre les diverses caractéristiques qui permettent à la compositrice d’identifier son oeuvre comme appartenant à la catégorie « opéra ».

Cependant, est-ce que la présence de ces éléments suffit pour que l’on puisse réellement parler d’opéra ? Afin de répondre à cette question, il m’apparaît intéressant de mobiliser un exemple que Nina Penner présente dans Storytelling in Opera and Music Theater (2020). Dès le début de son ouvrage, l’autrice pose des limites quant à ce qu’elle considère comme trop éloigné pour être rattaché au genre de l’opéra. Prenant en exemple le drame instrumental – et donc exempt de chant – Mélange à trois (2014) de Luna Pearl Woolf, Penner le qualifie de « work of instrumental theater that is inspired by opera » (Penner 2020, p. 24) plutôt que d’un opéra en soi, puisque selon elle l’absence du chant déroge trop drastiquement des principes de base du genre opératique. À première vue, j’aurais tendance à me rallier à cet avis puisque, somme toute, la présence du chant est commune aux définitions de l’opéra observées plus haut et donc au coeur de la pratique de cet art.

Cependant, il est possible que l’utilisation de l’étiquette « opéra » ait été choisie avec soin pour d’autres raisons qui sont intéressantes à considérer. Par exemple, il se peut que Spiropoulos ait eu en tête d’écarter le chant de son opéra EROR afin de donner un plus grand poids aux autres composantes de son spectacle. Ce faisant, elle prendrait en quelque sorte position à l’encontre de la suprématie de la voix à l’opéra afin de suggérer une formule dans laquelle le drame et la mise en scène, accompagnés de musique, constituent les éléments clés. Après tout, le titre de sa conférence abordée ci-haut, « EROR (The Pianist). Music Composition, Interdisciplinarity, and the Quest for New Operatic Forms », mentionne une quête de nouvelles formes opératiques.

Cela dit, plutôt qu’utiliser le terme pour définir spécifiquement les composantes de son oeuvre, il est également possible que la référence au genre opératique par la compositrice constitue une proposition visant à guider l’auditoire durant la performance d’EROR. En effet, le genre en musique possède plus d’une fonction : s’il est certes un outil de classification, il agit également sur le plan rhétorique en éveillant des attentes face à l’expérience musicale. Comme le mentionne Jim Samson dans son article « Genre » du Grove Music Online, ce dernier agit comme un entremetteur qui crée un dialogue entre le public et l’oeuvre entendue, conditionnant du même coup son écoute et sa réception (Samson 2001). Ainsi, se pourrait-il que Spiropoulos ait choisi de promouvoir le terme « opéra » dans le but de diriger l’attention vers certains aspects de son oeuvre et de donner un point de repère à son auditoire ? Une personne qui a en tête qu’EROR est un opéra instrumental s’attendra donc à ce qu’il y ait à tout le moins des personnages et un récit. Le terme « opéra » agirait donc dans ce contexte comme référent servant à cadrer la perception d’une oeuvre dont le genre est, en soi, assez complexe à saisir sans aucune explication.

En somme, EROR exemplifie le fait que la technologie puisse substituer certains éléments que l’on retrouve normalement dans une production opératique, afin de redéfinir son mode de présentation. Au lieu de personnages secondaires physiques, par exemple, on retrouve plutôt un écran sur lequel sont projetées des silhouettes et des ombres, qui sert parfaitement le récit que la compositrice souhaite mettre de l’avant. De plus, l’utilisation de l’étiquette « opéra » par Spiropoulos afin de qualifier une composition qui semble à première vue très en marge du genre peut être perçue d’une part comme un guide fourni à l’auditoire grâce aux connotations du terme choisi, et d’autre part peut suggérer un type d’opéra dans lequel le chant n’est pas le paramètre principal.

Invisible Cities par Christopher Cerrone, un spectacle complètement réinventé

Invisible Cities est un opéra en un acte pour écouteurs composé entre 2009 et 2013 par Christopher Cerrone, et produit par la compagnie lyrique The Industry[6] en collaboration avec le L.A. Dance Project. Cerrone a assuré la composition de la musique et la rédaction du livret, qui est inspiré du roman Les villes invisibles (1972) de l’écrivain Italo Calvino. L’oeuvre est d’une durée d’environ 70 minutes et est écrite pour quatre solistes, un ensemble choral traditionnel constitué de sopranos, altos, ténors et basses (satb), ainsi qu’une formation de chambre de 11 musicien·ne·s. Étant donné que l’oeuvre est composée pour être entendue dans des écouteurs, elle nécessite également plusieurs consoles électroniques en plus du matériel de captation audio permettant la retransmission en direct. Son décor est, quant à lui, immense : il s’agit de la station de train Union Station, principale gare ferroviaire de Los Angeles. On retrouve de surcroît dans Invisible Cities des costumes, ainsi qu’une troupe de danse.

L’oeuvre met en scène le protagoniste, Marco Polo, qui visite diverses villes et raconte ses aventures de voyage à l’Empereur Kubilaï Khan. Comme dans le roman de Calvino, les villes sont personnifiées par des femmes – les deux sopranos faisant partie de la distribution de l’opéra.

Bien que des extraits aient été mis en scène à quelques reprises entre 2009 et 2013, la création officielle d’Invisible Cities a eu lieu le 19 octobre 2013 à Union Station. L’orchestre de chambre était alors installé dans une pièce de la gare, tandis que les personnages principaux, les choristes et les danseur·euse·s se déplaçaient librement dans la station, selon une mise en scène préétablie. Tous les interprètes portaient en tout temps des microphones, qui permettaient la captation audio nécessaire à la retransmission de l’oeuvre par voie Bluetooth dans les écouteurs fournis aux spectateur·rice·s. Outre le chef d’orchestre et les interprètes, une équipe de technicien·ne·s était mobilisée en tout temps, d’une part afin d’assurer le bon déroulement de la captation et de la retransmission audio, et d’autre part afin de procéder à des ajustements sonores en temps réel.

En ce qui a trait au public, il faut souligner qu’il était constitué d’une part des personnes ayant payé pour participer à l’événement, et donc conscientes du spectacle, et d’autre part, des personnes témoin qui n’avaient pas nécessairement connaissance du fait qu’elles assistaient à une représentation d’opéra. Comme l’oeuvre a été produite dans un endroit public, certaines de ses composantes étaient sujettes au hasard : la gare de train était remplie de gens s’adonnant à leurs activités. Les personnes conscientes de leur participation à l’expérience pouvaient quant à elles déambuler comme elles le souhaitaient dans la gare, une liberté découlant directement du fait que l’opéra était diffusé via des écouteurs.

À première vue, Invisible Cities constitue une oeuvre moins expérimentale qu’EROR de Spiropoulos, par exemple, puisque plusieurs de ses caractéristiques sont en phase avec celles du canon opératique. Il s’agit d’un drame entièrement chanté, basé sur un livret. Le type de chant préconisé par le compositeur est du chant lyrique et les solistes sont accompagnés d’un choeur traditionnel (satb). L’opéra mobilise un orchestre de chambre formé d’instruments que l’on retrouve presque systématiquement dans le répertoire opératique canonique[7], à l’exception peut-être du piano qui n’occupe pas toujours une place aussi centrale – bien que les instruments à clavier soient traditionnellement utilisés pour accompagner les récitatifs. La musique est entièrement composée et notée sur des partitions, il n’y a donc aucune place à l’improvisation dans cette dernière. Finalement, Invisible Cities possède toutes les qualités d’un spectacle d’envergure : mise en scène, décor (bien que ce dernier soit in situ), costumes, troupe de danse, etc.

Or, le simple fait que la musique soit transmise au public par un médium – les écouteurs – bouleverse drastiquement l’une des plus grandes conventions de l’opéra, soit la virtuosité acoustique. En effet, le chant dénué d’amplification – donc sans dispositif électronique ayant une incidence directe sur la force du volume – est au coeur de la tradition opératique, et ce depuis le tout début. Comme le précise Nina Sun Eidsheim : « historically and fundamentally, opera owes its very sonority and existence to a feat of acoustic virtuosity… the unamplified power of singers’ voices is part of the fetish that defines the art form » (Eidsheim 2015, p. 80). La technique du chant classique, basée sur la projection, a donc évolué au fil des années afin que les artistes lyriques gagnent en puissance, faisant de ce paramètre un aspect central du genre. Plus encore, Eidsheim avance que la décision d’utiliser des microphones et des écouteurs dans le contexte de l’opéra en direct constitue en soi une décision philosophique, voire morale (ibid.). Un article d’Anthony Tommasini publié en juin 2013 dans le New York Times permet de constater la véracité de cette affirmation, alors que le journaliste y raconte une anecdote à propos d’un incident qui s’est produit au Metropolitan Opera de New York (met).

Durant l’une des représentations de La Traviata mise en scène par Willy Decker, une photographie plutôt controversée a été prise. Cette dernière permet à un oeil attentif de remarquer un fil qui passe derrière le cou de Diana Damrau, alors l’interprète de Violetta. Ce fil était placé à un endroit plutôt subtil et était complètement beige, s’agençant ainsi avec la couleur de peau de la chanteuse. C’est ce qui a valu à l’article du Times le titre évocateur de « Wearing a Wire at the Opera, Secretly, of Course ». L’auteur y rapporte avoir demandé des comptes à propos du fameux fil au directeur général du met – institution qui se vante de la qualité de son « son naturel » – et explique aux lecteur·rice·s la réponse qu’il a obtenue, à savoir que la chanteuse portait un microphone étant donné que la représentation était captée pour l’une des diffusions hd accessibles sur le site Internet du met. Ce que reproche Tommasini à la compagnie d’opéra n’est pas lié en soi au port du microphone par l’interprète, mais davantage au manque de transparence de l’institution, dont l’image de marque est basée sur l’acoustique extraordinaire de la salle. Dans ce contexte (et par tradition), la simple mention de l’inclusion d’une telle technologie au met pourrait éventuellement causer un tollé chez les fidèles de cette compagnie, voire du milieu lyrique en général (Tommasini 2013).

Ce que cette histoire permet de constater, c’est qu’au-delà d’une décision morale, telle que le suggère Eidsheim, l’utilisation de telles technologies à l’opéra pour agrémenter la performance s’avère en fait un acte porteur d’une charge politique. Lorsque Cerrone a décidé que son opéra serait conçu spécifiquement pour être capté par des microphones puis retransmis dans un casque d’écoute, il s’est éloigné de l’une des plus grandes traditions du genre opératique. Cela le positionne donc indirectement – ou directement, qui sait – en faveur d’une vision élargie de l’opéra, qui peut exister sans que la virtuosité acoustique constitue nécessairement l’un de ses paramètres centraux.

Or, observée sous un autre angle, cette modification du paramètre acoustique découlant de l’intégration de la technologie dans Invisible Cities s’avère un atout, puisqu’elle engendre une expérience unique en matière d’opéra chez l’ensemble des personnes qui y prennent part. La composante « écouteurs » et le fait que l’oeuvre ne soit pas présentée en salle ont un impact majeur sur la façon dont elle est vécue tant par le public, que par les interprètes.

En ce qui a trait à ces derniers, si l’expérience se déroule somme toute dans une formule traditionnelle pour l’orchestre et son·sa chef·fe, ce n’est pas le cas pour les artistes lyriques. D’emblée, le fait que les chanteur·euse·s ne soient pas dans la même pièce que l’ensemble instrumental demande une maîtrise extrêmement minutieuse de la partition, puisque les solistes n’ont aucun contact visuel avec ce dernier ou son·sa chef·fe. À ce sujet, le ténor Ashley Faatoalia, qui a incarné Marco Polo lors de la création de l’oeuvre, rapporte dans un documentaire présentant l’envers de la production la peur qu’il a ressentie alors qu’il a appris qu’il ne verrait pas « le chef d’orchestre bouger ses bras » durant les représentations (kcet 2013). Cela engendre un changement de repères : c’est l’ouïe seule, et non la vue, qui relie l’ensemble des interprètes. Une écoute particulière doit donc être mobilisée et conjuguée à une connaissance accrue de la partition.

Les interprètes rapportent par ailleurs que le type de chant préconisé pour l’oeuvre, bien qu’il s’agisse de la technique « classique », diffère légèrement du cadre traditionnel (kcet 2013). Comme des capteurs sonores sont portés par les solistes, il est possible de chanter avec beaucoup plus de nuance et de subtilité. Le fait que la projection ne soit pas l’objectif premier permet notamment d’aller chercher certains effets qui ne seraient pas audibles dans une maison d’opéra. Cela comporte toutefois son lot d’inconvénients : l’auditoire peut entendre le moindre son que font les artistes lyriques. Bruits causés par la salive, toux, raclement de la gorge : les interprètes sont mis à nu vis-à-vis du public et n’ont aucune intimité. Leur comportement doit donc être ajusté en conséquence. À l’inverse, le port du microphone constitue un avantage pour le compositeur qui a accès à un plus grand registre vocal pour son oeuvre, sans devoir se soucier de la possibilité de projection d’une note qui normalement ne parviendrait pas à passer par-dessus l’orchestre dans une maison d’opéra traditionnelle (kcet 2013).

Dans un autre ordre d’idées, l’un des interprètes rapporte durant le documentaire que le jeu scénique est constant (kcet 2013). Quand les artistes ne chantent pas, il·elle·s sont tout de même présent·e·s dans la station de train – il n’y a pas de coulisses dans lesquelles il·elle·s attendent leur entrée en scène. Le seul moment où les artistes s’éclipsent, c’est durant les changements de costumes. Cela demande une énergie particulière, car il n’y a aucun moment de repos réel.

Finalement, chanter devant un auditoire qui est en majorité constitué de personnes qui ne savent pas qu’une production lyrique est en cours comporte son lot d’imprévus. Le baryton-basse Cedric Berry, qui a prêté sa voix au personnage de l’Empereur Kubilaï Khan, raconte dans le documentaire que durant l’une des représentations, une dame près de lui s’est mise à chanter durant sa performance. En effet, alors qu’il avait une pause de deux mesures dans son aria, la dame a voulu elle aussi interpréter une pièce et a entamé de son propre chef un air. Cet air, capté par les microphones que portait Berry, a donc été retransmis en direct à toute l’équipe d’Invisible Cities, en plus du public (kcet 2013). Le choix du lieu inusité pour présenter l’opéra oblige certains ajustements lorsque de telles situations arrivent : cela fait partie de la réalité de se produire dans un lieu public.

La composante technologique de l’opéra a également un impact important sur l’expérience du public qui assiste au spectacle. Comme l’oeuvre n’est pas présentée en salle, les spectateur·rice·s ont d’abord la liberté de se déplacer à leur convenance. La contrainte imposée par la maison d’opéra, soit d’être assis en silence, est ainsi écartée. En revanche, la composante visuelle de l’oeuvre n’occupe pas la même place que dans une salle de spectacle. En effet, comme la station de train est de très grande superficie, il est impossible de suivre l’ensemble des interprètes en tout temps. Les gens font donc face à un choix. Vaut-il mieux suivre les artistes lyriques ? Des membres de la troupe de danse ? Des choristes ? Rester dans la salle où se trouve l’orchestre ? Les possibilités sont infinies, ce qui permet à chaque personne de vivre l’expérience qu’elle désire. Les perspectives de l’opéra sont dès lors démultipliées : si tout le monde a exactement la même expérience auditive, personne n’a la même expérience visuelle. Abondant dans le même sens que Steigerwald Ille, je soutiens que cet exemple peut être perçu comme une nouvelle hiérarchisation des paramètres du spectacle qui diffère de celle de l’opéra conventionnel. Comme le précise l’autrice, si normalement la musique et le visuel occupent sensiblement le même rang au sein de la hiérarchie, dans Invisible Cities l’expérience auditive est privilégiée par rapport à la composante visuelle (Steigerwald Ille 2018, p. 99-100).

De plus, l’expérience auditive est toute autre grâce à l’utilisation des écouteurs. Avoir les deux oreilles complètement recouvertes crée un environnement qui diffère de celui procuré par l’acoustique d’une salle de concert. Les écouteurs créent en quelque sorte un dôme d’écoute intime, individuel et unique, qui n’est perturbé par aucun son provenant de l’extérieur. Ce médium permet d’ailleurs au compositeur de mobiliser l’effet stéréo, très important dans Invisible Cities (kcet 2013), qui n’est possible que grâce à l’utilisation des écouteurs. Le public peut ainsi faire l’expérience de l’opéra d’une nouvelle façon, qui serait impensable dans le contexte de l’opéra conventionnel présenté dans une formule traditionnelle.

L’étude d’Invisible Cities démontre que l’inclusion de la technologie à l’opéra permet de renouveler complètement l’expérience que l’on peut faire d’une oeuvre opératique présentée sous la forme d’un spectacle, sans pour autant que son statut « d’opéra » soit nécessairement remis en question. En mettant de côté la notion de virtuosité acoustique au profit des écouteurs, le compositeur suggère qu’il est possible de produire une oeuvre qui soit un opéra et au sein de laquelle l’amplification n’est ni un défaut, ni un manque de virtuosité de la part des artistes lyriques, mais bien une force de l’oeuvre qui rend son expérience singulière. En ce sens, la technologie vient ici redéfinir le genre lyrique à travers l’expérience qu’il procure, plutôt qu’en ce qui concerne sa définition ou son essence. L’intégration de la technologie permet également au compositeur d’exploiter davantage les multiples registres de la voix qui, comme nous l’avons vu, est dès lors libérée des contraintes acoustiques de la salle de concert et de son devoir de projection.

Laila par Opera Beyond, l’opéra comme oeuvre installation

Les deux oeuvres précédemment abordées ne sont pas des projets qui ont été mis en place par des maisons d’opéra : d’un côté, il y a l’Ircam, qui soutient la création musicale contemporaine sous toutes ses formes, et de l’autre, The Industry, une compagnie qui se spécialise dans les productions expérimentales variées en marge des conventions. Toutefois, il serait faux de prétendre que les grandes compagnies d’opéra n’ont aucun intérêt pour les projets qui défient les traditions. C’est notamment le cas du Finnish National Opera, qui a mis sur pied en 2019 le projet Opera Beyond. Ce dernier a pour but de rendre disponibles les ressources de l’institution opératique afin de créer des oeuvres technologiques au sein desquelles l’opéra est l’une des composantes clés.

C’est dans le cadre d’Opera Beyond qu’a été mise au point Laila, une installation qui « joue avec les éléments d’une maison d’opéra, sans toutefois être en soi un opéra » (Opera Beyond 2022b). Concrètement, il s’agit d’un grand dôme dont les parois sont interactives et dont l’une des composantes est l’intelligence artificielle. On peut donc percevoir Laila comme un ordinateur géant qui possède une agentivité qui lui est propre. Une oeuvre lyrique a été composée spécialement pour l’installation par le compositeur Esa-Pekka Salonen, écrite pour un ensemble choral traditionnel (satb), percussions et intelligence artificielle. La composante dramatique n’a pas été laissée de côté : il y a une intrigue imaginée par Paula Vesala, un récit qui se déploie dans l’oeuvre de diverses façons selon les actions des gens qui se trouvent à l’intérieur du dôme et Laila elle-même, qui a la capacité d’intervenir au sein de l’histoire[8].

L’expérience dure une vingtaine de minutes. Les gens sont invités à entrer dans l’installation en groupe d’au plus quatre personnes et à fournir au préalable un échantillon vocal qui sera intégré à l’oeuvre. Une fois à l’intérieur, des formes et des couleurs se déploient sur les parois du dôme, qui est autrement plongé dans le noir. Les participant·e·s sont alors invité·e·s à interagir avec Laila, en bougeant ou en parlant, par exemple. Ce sont leurs interactions qui activent l’installation et qui font en sorte que l’oeuvre musicale – « l’opéra » –, de même que le récit, s’enclenchent. L’oeuvre et l’histoire varient selon les interactions avec la structure et l’intervention de Laila elle-même ; il en découle donc une expérience unique, tant sur le plan musical que narratif.

Laila constitue en quelque sorte la preuve que la technologie peut permettre l’élaboration d’un tout nouveau format visant à renouveler complètement l’expérience de l’opéra. L’installation n’est pas à proprement parler un spectacle (bien qu’elle en génère un) ou une oeuvre que l’on regarde en tant que spectateur·rice·s, mais bien un processus durant lequel on peut intervenir et dans lequel notre action a une conséquence directe sur le résultat sonore et visuel. Il n’est donc pas question d’un public avec Laila, mais bien de participant·e·s. La technologie permet de rendre l’expérience musicale concrète en brisant le mur qui sépare la scène du public – ce que l’on retrouve généralement dans le mode de présentation typique de la maison d’opéra. Laila offre aux gens la possibilité de contribuer à la création de « l’opéra », en faisant partie du processus compositionnel. Sans la présence des participant·e·s, l’oeuvre n’existe pas. Cette formule permet donc une incursion dans un univers de création qui semble de prime à bord réservé à l’élite musicale.

En mettant sur pied cette oeuvre, le Finnish National Opera a prouvé qu’il est possible à l’aide de la technologie de créer de nouvelles formes d’oeuvres qui permettent d’approcher l’opéra autrement. De cette manière, ce genre conservateur régi par une puissante tradition peut se décliner en de nouvelles moutures qui peuvent attirer différents publics ; comme cette expérience de cocréation musicale où chacun·e peut laisser aller sa créativité.

Conclusion

En tant que forme musicale et institution, l’opéra est régi par une série de conventions qui font la marque du genre et qui participent à l’établissement de son prestige. Bien qu’il soit parfois ardu de distinguer sur le plan théorique en quoi le genre spécifiquement opératique se distingue des divers genres lyriques, les traditions associées à cet art sont si profondément ancrées dans l’imaginaire collectif qu’une définition de l’opéra peut être dégagée de cet imaginaire. Par leur usage de la technologie, les oeuvres ici présentées viennent confronter à la fois cette conception sociale de l’opéra, ainsi que plusieurs paramètres présents dans les définitions des musicologues.

Dans le cas d’EROR (The Pianist), les caractéristiques inhérentes à l’opéra sont presque entièrement prises en charge par la technologie, qui complémente plus adéquatement le récit véhiculé par l’oeuvre. À l’aide de cette composition, Georgia Spiropoulos propose une nouvelle hiérarchisation des composantes du genre, en dépouillant complètement son oeuvre du chant, reléguant ainsi au premier plan d’autres paramètres comme la mise en scène, la présence d’un héros et le récit. De plus, l’étiquette « opéra » et toutes ses connotations peuvent être perçues dans ce contexte comme une façon de diriger l’écoute de l’oeuvre et non simplement comme un terme visant à (pré)définir ses caractéristiques.

Avec Invisible Cities, Christopher Cerrone a quant à lui réussi à renouveler la formule du « spectacle » que peut être un opéra. En choisissant les écouteurs comme mode d’écoute, il privilégie la dimension auditive de l’oeuvre, tout en redéfinissant ce que peut être l’expérience opératique tant pour le public que pour les interprètes. De plus, il remet en question le fait que la musique acoustique doit primer à l’opéra en créant une composition au sein de laquelle l’amplification n’est pas perçue négativement, bien au contraire. La captation par les microphones et la retransmission du son permet d’une part de créer ce spectacle plus grand que nature dans un environnement hors du commun, et d’autre part d’exploiter d’une toute nouvelle façon certains registres de la voix humaine qui, dans une salle de concert traditionnelle, ne seraient pas perceptibles.

Finalement, l’installation-opéra Laila exemplifie de quelle façon la technologie peut engendrer de nouvelles formes artistiques permettant au public d’intervenir sur le résultat final que constitue l’oeuvre, ce qui peut l’amener à apprécier l’opéra autrement que dans sa formule traditionnelle. Si Laila n’est pas « un opéra » à proprement parler, elle permet cependant d’approcher ce genre différemment, via la création collective, le détachant ainsi de son cadre habituel.

À l’issue de cette étude, une question demeure : bien que l’opéra puisse être revisité grâce à l’inclusion des nouvelles technologies, est-ce que ces dernières ont un impact réel sur l’identité de cette forme d’art aujourd’hui ? Du point de vue de l’expérience, nous avons vu qu’il est possible de s’éloigner des pratiques traditionnelles en modifiant la hiérarchisation de certains paramètres, que ce soit en ce qui a trait au mode de présentation, à la place qu’occupe la voix dans l’oeuvre ou à l’importance de la projection acoustique. En fait, les avancées technologiques de toutes époques ont eu un impact sur l’opéra, mais les technologies actuelles permettent de s’éloigner davantage de la mouture traditionnelle en intervenant directement sur les paramètres du genre.

En ce qui concerne maintenant l’identité du point de vue théorique, il ne semble pas y avoir à proprement parler d’impact direct sur la définition de l’opéra. Si l’ajout de la technologie permet de modifier les moyens de production et d’enrichir le répertoire à l’aide d’effets nouveaux, l’essence du genre reste sensiblement la même notamment à cause du poids du canon qui le régit. Fait intéressant, le musicologue Arnold Whittal souligne que la présence d’une maison d’opéra dans une ville au xixe siècle était synonyme d’une « société civilisée » (Whittal dans Brown et al. 2001). Cela démontre le statut élevé de l’opéra au sein des valeurs sociétales de l’époque, statut qui se manifeste toujours aujourd’hui à travers les pratiques des grandes institutions lyriques par exemple. Cet aspect politique de l’opéra fige en quelque sorte le genre, et du même coup la définition que l’on s’en fait.

Si l’opéra semble être un art difficile à définir au xxie siècle, c’est en partie parce que ses multiples composantes évoluent sans cesse avec la diversification et la modernisation des pratiques compositionnelles. Plusieurs chercheur·euse·s ont déjà souligné dans leurs travaux que la question du genre en musique – de façon plus générale, au-delà du seul cas de l’opéra – comporte son lot de problèmes et peut engendrer de nombreux débats sémantiques[9]. En ce sens, et à la lumière de la présente étude, il me semble plus adéquat de considérer le concept « opéra » comme un idéal type wébérien, donc comme un modèle dont les composantes peuvent varier selon les diverses représentations du concept qui s’offrent à nous. Cela donne l’avantage de pouvoir inclure de plus en plus de pratiques dont les caractéristiques peuvent s’apparenter à la représentation plus générale de ce qui constitue l’opéra.

Si la technologie permet aujourd’hui de revisiter le genre de l’opéra, elle n’en efface pas pour autant la tradition qui remonte à L’Orfeo de Monteverdi. Il s’agit davantage de reconsidérer et d’élargir les pratiques reliées à ce genre musical, afin de pouvoir créer des opéras qui soient ancrés dans notre réalité et auxquels peut se rattacher le public d’aujourd’hui.