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L’ouvrage Narratologie musicale. Topiques, théories et stratégies analytiques dirigé par Márta Grabócz est l’aboutissement d’une entreprise marathonienne par son ampleur et par son ambition, méritant d’être commentée à plus d’un titre. À la fois ouvrage de référence et témoin vivant de la recherche en narratologie musicale, il contient 23 articles dont 19 sont des traductions en français depuis 5 langues étrangères : l’anglais surtout, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le hongrois. Les articles sont issus de multiples horizons théoriques et couvrent plus de 60 ans de recherches, allant de 1957 (l’article de József Ujfalussy)[1] à 2021 (l’introduction générale de Márta Grabócz, en collaboration avec Matthieu Guillot, p. 5-39). Publié par les éditions Hermann dans l’une des excellentes « collections gream » dirigées par les membres du creaa (Centre de recherche & d’expérimentation sur l’acte artistique) à l’Université de Strasbourg, il vient s’ajouter à plusieurs anthologies de référence publiées dans ces collections sur d’autres aspects du fait musical : l’ontologie[2], l’enregistrement[3] et l’écoute[4].

Comme l’explique Márta Grabócz dans l’introduction (p. 5), la genèse de l’ouvrage fut longue et complexe. Le projet initial est né à la suite de deux sessions de communications organisées lors de colloques internationaux en 2007, l’année même de la parution chez Hermann d’un autre ouvrage dirigé par Grabócz sur la signification en musique[5]. Environ un tiers des articles sont des versions écrites et traduites de ces communications. Le reste provient soit d’invitations à participer au projet de l’ouvrage, soit de traductions de textes plus anciens. Bref, de la « simple » idée d’actes de colloque au départ, le projet éditorial a fini par englober deux autres formats éditoriaux : l’anthologie de textes classiques et l’ouvrage collectif. Cette triple nature du projet, aussi « périlleuse qu’ambitieuse » comme le souligne Grabócz (p. 5), combinées aux pesanteurs du travail de traduction, relectures multiples, mises à jour bibliographiques et contacts avec les auteur·rice·s, explique le délai de près de 15 ans entre l’initiative (2007) et sa concrétisation (2021).

Il n’en reste pas moins que l’attente en valait la chandelle. Mettre à disposition du public francophone un tel éventail de travaux étrangers anciens et récents est une initiative devenue trop rare dans les sciences actuelles, où persiste le confortable réflexe de croire que la maîtrise répandue mais imparfaite de l’anglais, une maîtrise très inégalement répartie (qu’on se figure côte à côte un·e étudiant·e de master débutant dans la recherche, un·e chercheur·euse à temps partiel devant rationner son temps et un·e chercheur·euse en poste à temps plein rompu·e quotidiennement aux lectures anglophones), suffirait à se dédouaner, désormais, de telles fastidieuses entreprises. Or c’est tout l’inverse qui s’impose à l’heure d’aujourd’hui, celle de l’augmentation exponentielle des publications et de leur caractère spécialisé, voire surspécialisé. Cet ouvrage atteste d’ailleurs directement d’une telle spécialisation à marche forcée, reflet qu’il est de la diversité dense et difficilement maîtrisable d’un champ de recherches comme la narratologie musicale, pourtant, somme toute, à l’extension modeste. En offrant à la communauté scientifique francophone des savoirs auxquels elle n’aurait autrement eu que fort difficilement accès, cet ouvrage accomplit ce qu’on pourrait appeler de la vulgarisation intracadémique et, ce faisant, remplit une véritable mission de service public.

Emboitons le pas à Grabócz et saluons avec gratitude le travail de Romain mené par les traducteur·rice·s ainsi que toutes les personnes ayant contribué au résultat final[6]. Outre les articles eux-mêmes, on trouvera dans le livre une série d’outils utiles : une biographie de chaque auteur·rice (p. 541-550), un résumé fouillé de chaque article (p. 26-39), une vaste bibliographie de référence sur la théorie des topiques en annexe de l’article de Kofi Agawu (p. 59-72) ainsi qu’un index des noms et des oeuvres. On regrettera l’absence d’une table des articles reprenant les métadonnées à leur sujet : date et références de la première publication, détail des versions successives, langue d’origine, traduction complète ou partielle, etc. Ces informations sont, certes, présentes dans les notes de presque chaque article. Toutefois, les centraliser en une seule rubrique aurait facilité leur consultation et la vision d’ensemble. Cela d’autant que sept articles sont des traductions seulement partielles des textes originaux (Almén, Kramer, Rink, Tarasti, Carone, Klein et Danuser), ce qui, sur le plan de l’usage de ces versions françaises des articles, aurait mérité d’être davantage rendu visible.

Une fois que l’on a compris la genèse, les enjeux et les principales caractéristiques éditoriales de ce livre-somme, on peut aborder son contenu. L’ouvrage se divise en deux parties d’égale proportion : la première intitulée « Théorie des topiques, théories de narrativité » (p. 41-273) et la seconde intitulée « Stratégies analytiques, stratégies narratives » (p. 275-540). Comme l’a justement souligné Alain Corbellari dans son propre compte rendu[7], cette division entre « théorie «  et « analyse » est sans doute plus cosmétique que substantielle, dans la mesure où les articles de la première partie « théorique » sont étayés de nombreuses analyses de cas parfois fort développées[8], tandis que les articles de la seconde partie « analytique » prennent souvent appui sur les analyses de cas pour élaborer des typologies générales ou discuter de problématiques théoriques[9].

Le fil rouge de l’ouvrage tient dans une thèse qui se retrouve partout, tant dans l’introduction générale de Grabócz que dans le propos de chacun des auteur·rice·s (de façon particulièrement claire chez Werner Wolf, p. 129) et dans la structure de l’enchaînement des articles. Cette thèse fondamentale affirme qu’étudier la narrativité en musique présuppose d’adopter d’entrée de jeu une conception résolument « extramusicale » ou « expressive » de la signification musicale et, par là même, de refuser dès le départ de rester prisonnier de la question classique consistant à se demander si, oui ou non, la musique est par principe un art signifiant. « Oui », affirment d’emblée les narratologues, la musique est un art signifiant apte à permettre de produire, communiquer, percevoir et interpréter des contenus sur le monde selon diverses modalités et, notamment, selon la modalité narrative pour qui la signification « extramusicale » est une « condition préalable » (p. 12). En conformité avec cette thèse fondamentale, les articles s’enchaînent selon une logique cumulative. Les articles 1 à 3 de la première partie traitent de la seule question de la signification « extramusicale ». Les articles 4 à 12, toujours dans la première partie, traitent de différents aspects de la narrativité musicale sur la base de conceptions « extramusicales » variées de la signification en musique. Enfin, les 11 articles de la seconde partie articulent en pratique ces deux dimensions, signification et narrativité, à travers des analyses d’oeuvres ancrées dans leur contexte historique, culturel et esthétique.

L’apport majeur des trois premiers articles centrés sur la signification est d’offrir une des meilleures synthèses critiques actuelles en langue française sur ce qu’il est convenu d’appeler « la théorie des topiques ». On désigne par cette expression moins une théorie scientifique à proprement parler qu’une version contemporaine, basée sur le concept de « topique », de l’ancienne rhétorique musicale qui avait fait florès de la Renaissance à la fin du xviiie siècle[10]. Plusieurs définitions partiellement convergentes du concept de topique sont données dans l’ouvrage (p. 13-14, 52-53, 75-76, 93-94, 168, 208, 254-256, 278, 424, 525-526). Ce qui en ressort de commun est que l’on peut définir un topique comme une unité musicale plus ou moins vaste, minimalement isolable et chargée de significations « expressives », émergeant du rapport entre la connaissance du contexte historico-culturel de l’oeuvre analysée et l’acte « d’interprétation créative » (p. 89-90) de l’analyste/auditeur·rice. L’agencement structurel et combinatoire des topiques au sein de l’oeuvre s’opère par un travail plus ou moins élaboré de « torsion » et de « fusion » des topiques par rapport à leurs formes les plus partagées à l’époque du compositeur. Ce travail constitue un élément central du style dudit compositeur, et par-là même de la possibilité pour l’analyste-interprète de caractériser, reconnaître et évaluer ce style et son ancrage dans l’histoire. Autrement dit, les topiques sont moins des figures de style, au sens rhétorique classique du terme, que des figures d’un style replacé dans son contexte.

En raison de l’équilibre remarquable qu’il offre entre la compréhension intuitive que l’on peut en avoir, sa rigueur conceptuelle et sa souplesse d’application à une multitude de cas empiriques, le concept de topique est rapidement devenu la pierre angulaire d’un ensemble de pratiques d’analyse musicale réussissant à marier analyse formelle, sémiotique, stylistique, herméneutique et contextualisation historico-culturelle très fine des oeuvres envisagées (des oeuvres de la musique savante occidentale et instrumentale des xviiie et xixe siècles). Les articles de Kofi Agawu[11] et Nicholas McKay[12] retracent l’histoire passionnante et mouvementée de cette « success story » (p. 43) de la musicologie contemporaine, depuis les travaux pionniers du « père fondateur » (p. 76) Leonard Ratner dans les années 1980, jusqu’aux derniers développements des années 2010[13]. Bien qu’ils se limitent à des travaux issus du champ anglo-saxon, les deux auteurs ont le mérite de présenter de façon très claire les différents aspects du concept de topique, les significations et usages que lui confèrent les principaux musicologues qui l’utilisent, les critiques dont ce concept a fait l’objet, ainsi que ses enjeux et applications au-delà de l’analyse et de la sémiotique musicales, notamment en matière d’esthétique musicale et d’histoire de la musicologie. L’article de Vladimir Karbusicky[14] complète utilement ce panorama anglo-américain en exposant un point de vue issu d’une autre tradition, celle de l’Europe centrale, laquelle est également représentée par l’article de József Ujfalussy, situé au début de la seconde partie de l’ouvrage[15]. Sous le vocable d’« intonations », Ujfalussy décèle en effet chez Mozart des unités signifiantes aux propriétés très similaires à ce que Ratner et ses successeurs appellent des topiques.

Les neuf articles suivants forment autant de points de vue particuliers sur le phénomène de la narrativité en musique. Comparable à la théorie des topiques en richesse et en fertilité heuristiques, la narrativité musicale la surclasse certainement en matière d’ambition spéculative, parfois touffue il faut bien l’admettre, et de controverses durables. Autant dire que ces neuf articles forment le coeur du volcan de l’ouvrage. Pour tenter de donner une définition commune, mais non triviale de leur objet, disons que la narrativité musicale désigne une proposition théorique selon laquelle, quel que soit le point de vue envisagé, celui des compositeur·rice·s, celui des interprètes, celui des auditeur·rice·s ou celui de la forme ou de l’oeuvre « en soi »[16], au moins une part non négligeable des oeuvres musicales instrumentales possède intrinsèquement des propriétés communes avec les deux principaux phénomènes dits « narratifs » que sont le drame et le récit, ou si l’on préfère la diégèse et la mimésis (p. 423).

Par « narratif », les auteur·rice·s entendent l’expérience que l’on fait de ce qu’on appelle communément « une histoire », c’est-à-dire la représentation d’une succession d’événements causalement liés entre eux et qui incluent des entités plus ou moins abstraites à l’identité persistante à travers le temps (objets, personnages, lieux, atmosphères, etc.). Quant au terme « drame », il désigne la représentation d’une succession d’événements ou « une histoire » sans narrateur explicite, comme une pièce de théâtre « montrée » sur scène ou perçue dans la vie quotidienne, tandis que le terme « récit » désigne la représentation d’une succession d’événements ou « une histoire » incluant au moins un·e narrateur·rice explicite, comme un roman « raconté » au·à la lecteur·rice ou un récit oral « rapporté » lors d’une conversation. Drame et récit ne sont nullement limités à la littérature ni au médium verbal, mais sont bel et bien des phénomènes « transmédiaux » (p. 123). L’enjeu de la narratologie musicale, conçue comme une branche de la narratologie transmédiale, se décline alors en trois objectifs : un objectif théorique (justifier en quoi la musique, à l’instar d’autres médias, possèderait ou non ces propriétés narratives), un objectif empirique (expliquer sous quelles modalités particulières tel ou tel type de musique les possède ou non) et, enfin, un objectif herméneutique (proposer des analyses narratologiques d’oeuvres musicales qui illustrent en quoi la prise en compte de cette dimension narrative enrichit significativement l’expérience et la compréhension que nous pouvons avoir de ces oeuvres).

C’est sur ce dernier point que l’articulation tissée au fil de ces neuf articles entre la narrativité musicale et la théorie des topiques se laisse saisir avec le plus de clarté : l’une et l’autre forment les deux faces d’une tentative de refondation de l’herméneutique musicale à partir de l’intégration des apports de la sémiotique, de la théorie de la musique, de l’histoire culturelle et, dans une moindre mesure pour le moment, des sciences cognitives et computationnelles. Leur rôle respectif dans cette entreprise sont complémentaires : les topiques constituent le niveau « local » de l’analyse herméneutique (le niveau du « lexique » et de la compréhension « immédiate »), tandis que les propriétés narratives constituent son niveau « global » (le niveau du « discours » et de l’interprétation « distante », médiée par les opérations critique et exégétique). L’analyse formelle au sens traditionnel (focalisée sur la syntaxe et la Formenlehre) jouant le rôle de liant entre les deux.

Les 11 articles de la seconde partie explorent un vaste champ d’application de cette méthode d’herméneutique musicale, qui est aussi un mode d’écoute « historiquement informé » de la musique (p. 46), fondée sur la complémentarité entre analyse topique et analyse narratologique. Les oeuvres étudiées appartiennent à un seul répertoire, celui de la musique instrumentale, savante et occidentale du xviiie au xxe siècles : deux articles sur Mozart, deux sur Schubert, trois sur Chopin, un sur Mahler, un sur Carter, un sur Henze et un sur Harvey. Sans entrer dans le détail de chacune des analyses, on épinglera celles menées par Douglass Seaton[17] et Martin Klein[18] sur les sonates de Chopin pour leur apport à deux questions de recherches centrales en matière de narrativité musicale : la possibilité pour la musique de représenter le passé et le futur d’une part (c’est-à-dire de s’arracher au présent continu du flux sonore) et celle de représenter la voix d’un·e narrateur·rice d’autre part (c’est-à-dire de pouvoir représenter plusieurs « persona » ou « agents » réels ou fictifs non plus cantonnés à un seul « bloc » de réalité, mais situés à plusieurs niveaux enchâssés et distincts de réalité, par exemple le niveau du récit et le niveau de la voix racontant le récit). Mentionnons également l’article de Philippe Lalitte qui détaille un ambitieux programme d’application des méthodes narratives à la musique mixte[19]. Bien que situé à la fin de la première partie, l’article de Lászlo Stachó[20] offre une analyse approfondie des mécanismes cognitifs sous-jacents aux gestes expressifs et au contenu ironique dans une sonate de Prokofiev, cela à partir d’une des rares applications en musique de la théorie de la pertinence de Dan Sperber et Deirdre Wilson. Enfin, on lira avec profit les articles de Xavier Hascher[21], Hermann Danuser[22] et Philippe Lalitte qui illustrent en quoi l’analyse topique et narratologique permet de montrer qu’une oeuvre musicale peut ne pas être narrative, ou, du moins, être distante ou dépourvue de certaines propriétés narratives (par exemple, la présence d’un·e narrateur·rice ou la représentation du passé). Ces articles illustrent le souci de réfutabilité et d’adéquation avec les données empiriques (le plus souvent qualitatives et issues de sources écrites) qui anime le champ de la narratologie musicale contemporaine. Ce dernier cherche à surmonter les critiques anciennes, et pas toujours injustifiées, d’application ad hoc et peu rigoureuse d’outils narratologiques à n’importe quelle musique.

En refermant l’ouvrage, il s’en dégage l’impression tenace que son véritable horizon, et par conséquent le lieu de son apport majeur, ne vise pas tant à défendre et illustrer la théorie des topiques et l’analyse narratologique, mais plutôt à utiliser ces dernières comme des bases théoriquement et empiriquement solides pour 1) refonder une science de l’interprétation des oeuvres musicales au sens le plus traditionnel du terme (celui de l’herméneutique) ; 2) relégitimer un mode d’écoute de la musique de nature contemplative, experte et « historiquement informée », lequel constitue une condition nécessaire à la refondation de ladite science interprétative[23]. Qu’on en juge en se reportant à la thèse fondamentale évoquée ci-dessus, cette présomption de signification « expressive » attribuée à l’oeuvre musicale comme préalable à toute enquête sur l’oeuvre en question. Qu’est-elle sinon une reformulation, appliquée à la musique, du postulat de base de la discipline herméneutique telle qu’elle s’est constituée au xviiie siècle : la « promesse de sens » ou le « cercle herméneutique » affirmant que toute enquête sur les propriétés intrinsèques et l’expérience phénoménale que l’on fait d’un signe, d’un objet qui aurait du sens, doit présupposer que cet objet peut avoir du sens, sans quoi l’enquête en question devient par définition impossible ?

Si cette lecture est juste, alors les controverses entre les narratologues et les formalistes sont amenées sinon à disparaître, du moins à se réduire à des divergences internes à un même objectif plutôt qu’à des oppositions irréconciliables. C’est de cette manière que l’on peut comprendre pourquoi Agawu parle d’« alliance » (p. 58), selon lui encore inaboutie[24], entre théorie des topiques et herméneutique. Ou pourquoi Grabócz appelle à la « résolution des conflits » et à « l’oecuménisme » dans le choix des perspectives et méthodes d’analyse et d’interprétation musicales. Grabócz rejoint en cela certain·e·s des philosophes néo-formalistes les plus intéressant·e·s d’aujourd’hui, comme Nick Zangwill, qui défend une large part des travaux d’analyses sémiotiques et narratologiques en arguant (à juste titre nous semble-t-il) qu’ils sont tout à fait compatibles avec les thèses formalistes sur l’autonomie de la musique, l’existence de propriétés « intrinsèquement musicales » et la nécessité de leur prise en compte dans toute démarche musicologique[25].

Irait-on jusqu’à soutenir que les narratologues de la musique sont des néo-formalistes qui ne se distingueraient des anciens formalistes « positivistes » que par une définition plus souple et accueillante de la forme musicale ? Oui, certainement, ce que du reste explique bien Nicholas McKay dans son article (p. 78-80) et qu’avaient anticipé des auteur·rice·s classiques comme Carl Dahlhaus. Ce dernier, usant d’un vocabulaire marxiste, appelait de ses voeux à une « réconciliation » entre « autonomie esthétique » et « conscience historique » en invoquant explicitement le recours aux topiques[26]. De fait, par un mouvement qui n’est paradoxal qu’en apparence, l’analyse rhétorique et narratologique participe, en compagnonnage avec d’autres initiatives historicistes, contextualistes et sémantisantes similaires telles que la génétique musicale, la rhétorique musicale, l’histoire culturelle, les sound studies et les performance studies, d’un « recentrement » de la musicologie sur son « autonomie », sur la « musique en soi » ou le « son en soi » après plusieurs décennies de « décentrement » postmoderne[27]. Ceci sans parler des applications computationnelles prometteuses de la théorie des topiques via diverses techniques d’extraction de données[28].

S’ouvre alors la perspective stimulante, pour reprendre la distinction herméneutique classique entre « comprendre » (Verstehen) et « expliquer » (Erklären), d’une confrontation entre, d’un côté, ces points de vue néo-formalistes à visée compréhensive et particularisante qui revendiquent un « recentrement » sur la musique et, de l’autre côté, les travaux à visée explicative et généralisante issue des sciences sociales, des sciences cognitives, de la biologie et d’une partie de la philosophie analytique qui, en raison même de leur ambition explicative et généralisante, actent au moins momentanément un nouveau « décentrement » de la musique, peut-être aussi radical que son équivalent postmoderne. Songeons sur ce point à la distinction conceptuelle récente entre « musique » et « musicalité », calquée sur la distinction issue de la linguistique entre une « langue » particulière et la « faculté de langage » universelle. Cette distinction tend à devenir de plus en plus centrale dans les approches cognitives et biologiques de la « musique »[29]. Il existe quelques tentatives contemporaines de rencontre – ou de choc, c’est selon – entre ces deux cultures appliquées aux questions sémiotiques et narratives en musique[30]. Dans l’attente de voir s’approfondir de telles confrontations, gageons que cet ouvrage fournira un excellent réservoir d’arguments et de données pour le camp « musicocentriste ».