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« Non, Mozart n’était pas une femme » (p. 7). L’incipit stupéfie vu le titre de l’ouvrage qui, noir sur blanc, tout en majuscule et en caractères gras sur la couverture, affirme précisément le contraire. Entendons-nous bien, Aliette de Laleu ne compte pas simplement se retrancher : Maria Anna (aussi connue sous le nom Nannerl) Mozart était bel et bien une femme. Comme le rappelle l’autrice de cet ouvrage, l’Histoire a eu tendance à écarter les figures féminines de ses récits. D’emblée, les lecteur·rice·s, et peut-être surtout ceux·elles qui n’avaient pas encore lu le deuxième titre, sont invité·e·s à confronter leurs a priori au sujet du canon des oeuvres et des figures de la musique classique occidentale pour s’intéresser aux contributions et à la participation des femmes à cet étanche univers musical. L’ouvrage Mozart était une femme s’inscrit dans un corps florissant de littérature faisant valoir les contributions des femmes à la pratique musicale classique, surtout celle d’Europe de l’Ouest. En effet, ce ne sont plus les références qui manquent de ces jours pour quiconque souhaite s’intéresser aux récits des femmes à travers l’histoire de la musique classique[1]. Or, l’intérêt de ce livre paru aux Éditions Stock n’en est pas moins négligeable vu le style bienveillant, engageant et très accessible de la prose de son autrice.

L’ouvrage, principalement destiné au grand public, est en soi un outil tout à fait pédagogique, au sens où tant les lecteur·rice·s averti·e·s que ceux·elles qui s’initient à l’histoire « au féminin » sauront y trouver leur compte. Déjà, notons que l’expertise journalistique de l’autrice, qui tient à Radio France une chronique[2] notamment dédiée à la thématique même de ce livre, s’exprime par sa grande capacité de vulgarisation. De Laleu déploie un effort remarqué d’intégrer textuellement des références à la recherche scientifique, une stratégie qui montre bien dans le contexte de cet ouvrage le potentiel formateur et transformateur de la littérature universitaire au regard des imaginaires sociohistoriques.

Avec la publication de ce livre, son autrice promet « rendre justice à celles qui méritent d’être connues et reconnues » (p. 8), « n’oubli[ant] pas les chanteuses, les instrumentistes, les mécènes et pédagogues, les copistes, professeures, fondatrices d’ensemble et cheffes d’orchestre » (p. 10). Il s’agit-là d’ailleurs de l’une des forces, somme toute sous-exploitées[3], de cet ouvrage : la richesse du répertoire des noms qui se dévoile à travers la lecture des six chapitres judicieusement regroupés sous une structure chronologique. Le récit que construit de Laleu, principalement sous la forme de brefs portraits, traverse le temps de nos jours jusqu’à l’Antiquité, portant une attention toute particulière aux figures féminines elles-mêmes (par exemple, Élisabeth Jacquet de La Guerre, Hélène de Montgeroult, Lili Boulanger, etc.), bien que certaines communautés de pratiques (par exemple, les trobairitz ou encore le phénomène musical que fut l’Ospedale della Pietà à Venise) y soient ponctuellement considérées.

Attachée à son média de prédilection, l’autrice propose une liste d’écoute (playlist) à la fin de chaque chapitre, suggestion qui accompagne fidèlement le fil de la lecture. Comme elle l’explique à la fin de l’introduction, cette stratégie permet de concrétiser les liens entre les réflexions de nature plus sociohistoriques que permet de mettre en scène un tel texte avec la pratique musicale incarnée. L’écoute des extraits proposés vise ainsi à faire prendre corps les musiques composées et interprétées par les femmes dont il est question, marquant judicieusement l’idée que ces musiques ne sont effectivement pas qu’histoire : elles existent à travers leurs mises en pratique. Il s’agit d’un constat important lorsqu’on réfléchit avec de Laleu au-delà des refus professionnels auxquels ont été confrontées les femmes, ce que souligne brillamment le travail de l’autrice, mais dans une perspective peut-être plus lourde de conséquences pour ce qui nous intéresse ici, ce refus soutenu à travers l’histoire de leur consacrer une mémoire matérielle substantielle et qui participe aujourd’hui à leur omission dans la construction de récits plus justes et pluriels.

Le premier chapitre (p. 19-47) ne s’ouvre pas sur l’invisible ou l’inaudible des femmes de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance (période impressionnante en soi). Au contraire, de Laleu montre bien comment les vestiges qui nous en sont parvenus sont marqués par la participation des femmes aux activités musicales, religieuses et philosophiques de toutes ces époques. L’autrice met ici l’accent sur les processus historiques souvent réductionnistes qui ont participé à graver dans les imaginaires des représentations misogynes des subjectivités féminines, lesquelles sont désormais portées à être réinterprétées d’une perspective féministe. Aux côtés du plus célèbre cas de la poétesse et musicienne grecque Sappho, la figure des trobairitz (ou ces « femmes troubadours » selon l’expression de Meg Bogin[4]) du sud de la France médiévale permet bien d’exemplifier la façon dont la sensibilité créatrice des femmes a dû se frotter, et ce souvent bien après leur mort, aux discours patriarcaux fondés sur la moralité chrétienne. Les images auxquels pouvaient renvoyer leurs protestataires – « femme obscène » (p. 25) dans le cas de Sappho, « femmes indécentes, d’affreuses sorcières ou pire, le diable incarné » (p. 37) dans celui des trobairitz, et jusqu’à l’époque baroque où les chanteuses d’opéra pouvaient être décrites comme des « femmes de mauvaise vie » (p. 58) – ne manquent pas d’interpeler celles décrites par Claudine Sagaert dans son Histoire de la laideur féminine[5].

Entre Élisabeth Jacquet de La Guerre, Maria Anna Mozart, Clara Schumann ou encore Alma Mahler, plusieurs des récits sur lesquels s’arrête de Laleu aux époques baroque (chapitre 2, p. 49-85), classique (chapitre 3, p. 87-125) et romantique (chapitre 4, p. 127-177) sont tracés d’un fil narratif commun, celui du mariage, au-delà de leurs relations paternelles et fraternelles, comme représentant un frein au développement de leurs activités et de leur carrière musicale. S’appuyant sur les matériaux textuels (lettres personnelles, dédicaces, etc.) qui participent avec leurs manuscrits à forger leur mémoire, l’autrice interroge, sur un ton souvent conjectural, la condition féminine en relation à la création. À travers la densité de ces trois chapitres sont présentés les parcours de femmes ayant oeuvré à la composition, à l’interprétation et à l’enseignement de la musique en dépit de ces conditions patriarcales, ces dernières à peu près toutes issues de l’aristocratie ou de la bourgeoisie. On recense notamment plus d’une quinzaine de noms d’interprètes et de compositrices citées au chapitre 4 seulement, un nombre qui s’élève à plus d’une trentaine au chapitre suivant, lequel couvre la période dite moderne.

Le cinquième chapitre (p. 179-223) permet notamment de déborder du cadre européen usuel pour s’intéresser aux parcours d’interprètes afro-américaines, nommément à Elizabeth Greenfield, Marian Anderson et Shirley Verret. Cette incursion amène l’autrice à exposer les politiques et les pratiques racistes ayant eu cours durant la période d’esclavagisme et de ségrégation aux États-Unis. Elle lui permet également de se demander ce qui en est en Europe (« Toutes les chanteuses citées sont américaines. Où sont les artistes lyriques noires européennes ? » [p. 220]), et d’intervenir sur ces enjeux dans la période contemporaine (citant par exemple Alexander Neef, le directeur de l’Opéra national de Paris, qui annonçait en 2021 l’arrêt de la pratique du « blackface et du maquillage des rôles stéréotypés sur l’ensemble des productions » [p. 210]). Pour sa part, le sixième chapitre (p. 225-259) est livré dans un ton plutôt pessimiste par rapport au reste de l’ouvrage : « À partir des années 1950, les femmes doivent donc à nouveau se battre pour exister et faire émerger de nouvelles pionnières » (p. 225). L’autrice observe le « déclin » de la participation des femmes en tant qu’instrumentistes au sein de l’orchestre, nommant par exemple les politiques sexistes d’entrée au Conservatoire, tout comme sur le plan de la création. Elle pointe néanmoins vers les espaces de « lutte » mis en place par des femmes depuis la fin du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui, notamment par le biais de la création d’orchestres entièrement féminins et de programmation entièrement féminine (p. 228).

Avant de conclure, je tiens à articuler une critique très concise de certaines stratégies discursives employées par l’autrice à travers ce texte. En effet, la présentation du portrait musical de ces femmes n’évite pas toujours les formulations usuelles d’un féminisme libéral intégrationniste qui limite l’évaluation du talent ou du succès soit à une comparaison avec l’entourage masculin de ces figures (par exemple, elle est « [a]ussi brillante musicienne que son frère […] » (p. 7) en parlant d’Anna Maria et de Wolfgang Amadeus Mozart) ou à la revendication d’une simple inclusion des femmes aux récits dominants. De ce fait, l’approche privilégiée, quoique tout à fait louable sur le plan de la reconnaissance de la contribution des femmes aux pratiques musicales élitaires, ne parvient ultimement pas à articuler une critique de fond des idéaux androcentriques et eurocentriques sur lesquelles sont fondés les institutions musicales tout comme le canon de la musique classique[6]. L’impasse se situe peut-être dans cet attachement à prioriser l’exposition de la figure plus ou moins typique du génie, mais ici transposée au féminin et moins à déconstruire les logiques sociohistoriques elles-mêmes : « L’histoire des “chefs-d’oeuvre” et des “génies”, celles des hommes, peut continuer d’exister, mais doit désormais inclure les femmes » (p. 257). Le récit présenté est ainsi d’une part marqué par l’idéal d’un défilement historique linéaire où se reproduit simultanément le sentiment de cette continuité de la participation des femmes à l’histoire de la musique classique, empiriquement observable, mais également d’interruptions : « L’espoir donné aux femmes, qui ont cru pouvoir enfin devenir des musiciennes “comme les hommes”, diminue drastiquement dans la seconde moitié du xxe siècle » (p. 225). L’articulation même de cette notion d’interruption vient en quelque sorte galvauder la présentation de l’exercice historique déployé dans le texte. Au-delà de la reconnaissance des figures féminines au sein des canons de l’Histoire, une réflexion critique sur les processus dominants d’historicisation apparaît nécessaire, si seulement pour penser la diversité des enjeux que ces processus recoupent (le sexisme, mais aussi le racisme, le classisme ou encore l’élitisme).

Pour conclure, retenons enfin que cet ouvrage offre un survol pertinent de certaines des thématiques les plus saillantes de la littérature musicologique intéressée par les inégalités fondées sur le genre (processus historiographiques, canon musical, conciliation entre la carrière musicale professionnelle et la famille, parité de genre à l’orchestre, etc.). À travers la multiplicité des portraits présentés, cet ouvrage représente non seulement une ressource tout à fait instructive, mais son autrice y dessine également de nombreuses pistes permettant de considérer la diversité des façons par lesquelles se vit et se fait la musique de tradition classique.