Comptes rendus

Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre. Les chemins du patriotisme, par Charlotte Second-Genovesi, Paris, Vrin, 2021, 507 pages[Record]

  • Esteban Buch

À peu près ignoré par la musicologie voici une vingtaine d’années, le thème de la musique et la Grande Guerre est désormais l’un des mieux balisés de l’histoire de la musique en France au xxe siècle. En 2018, Rachel Moore a fait paraître Performing Propaganda. Musical Life and Culture in Paris During the First World War, où derrière les notions classiques et néanmoins critiques de propagande et de soft power, elle dresse l’inventaire d’une large panoplie de pratiques, depuis les tournées d’orchestres français dans des pays alliés ou neutres jusqu’aux textes polémiques tels que Germanophilie de Saint-Saëns, en passant par les Matinées nationales organisées en Sorbonne, les projets d’unification sous l’estampille « nationale » des éditeurs français de partitions de compositeurs allemands, ou les débuts de la carrière politique d’Alfred Cortot, qui culminera dans l’infamie pendant la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, en 2021 est paru l’ouvrage de Jillian Rogers Resonant Recoveries, qui déplace le questionnement sur la vie musicale vers les conséquences du conflit pour la mémoire collective des Français, en scrutant la « grande consolatrice » que la musique composée dans les années qui ont suivi l’Armistice aurait représentée face au traumatisme. À cela s’ajoutent plusieurs articles récemment parus dans différentes revues, ainsi que l’ouvrage collectif Music and Postwar Transitions in the 19th and 20th Centuries, qui inclut plusieurs textes sur l’entre-deux-guerres. L’imposant livre de Charlotte Segond-Genovesi, Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre, fait partie de cette série récente de recherches produites surtout – c’est à souligner – par des musicologues femmes, en proposant la première synthèse en langue française, issue d’une thèse doctorale soutenue en 2016. Sous le sous-titre Les chemins du patriotisme, inscrit dans l’histoire longue de l’héroïsme officiel, l’ouvrage explore lui aussi un ensemble de pratiques diverses, depuis les questionnements des musiciens sur « comment servir la patrie » jusqu’à leurs réponses en forme de compositions plus ou moins inspirées par le conflit, en passant par les Matinées nationales et une impressionnante série d’« oeuvres caritatives », dont l’exhumation constitue le principal apport empirique du volume. Tout comme chez Moore, le choix des sources est doublement limité à Paris et à la vie musicale classique, et la méthode privilégiée est une histoire interne du milieu musical, agrémentée de renvois occasionnels vers l’action de l’État et la situation militaire et politique. Le travail de Segond-Genovesi se distingue toutefois par la minutie narrative et la densité documentaire avec lesquelles il décrit l’ensemble de ces domaines, par exemple la « mobilisation musicienne » visant à produire « l’union nationale en scène » afin de « mobiliser et rassembler la nation par le concert » (p. 183-215). Il faut dire que cette mobilisation tend à se confondre avec la problématique fort différente de la réouverture des salles de spectacle, qui a lieu en novembre 1914 après une abstinence plus ou moins volontaire. Certains propriétaires de salle sont trop heureux de relayer les propos prêtés au gouverneur militaire de Paris qui, dès le mois d’août, aurait affirmé qu’« une ville sans spectacle est une ville vaincue » (p. 23). De fait Segond- Genovesi et Moore montrent toutes deux à quel point les controverses ont lacéré de l’intérieur l’unanimité apparente des initiatives lancées avec fracas sous la bannière du patriotisme des musiciens. Par exemple, c’est le cas des critiques de l’Association des directeurs de théâtre de Paris contre l’ordonnance de réouverture, qu’ils jugent trop contraignante sur le plan financier comme sur celui de la censure. Ou, sur un autre plan, de la représentation persistante des musiciens comme des « planqués », un …

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