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Introduction : corpus et objectif de l’étude

Georges Brassens (1921-1981) est un artiste incontournable, un géant de la chanson francophone de l’après-guerre. Il a aussi été, avec son confrère Léo Ferré, l’un des premiers auteurs-compositeurs-interprètes français de sa génération à avoir ses chansons traduites en suédois[1]. Peu après ses premiers enregistrements phonographiques en 1952, on a vu l’apparition des versions en langue cible : « Brave Margot » a été transférée en suédois en 1955, « Le gorille » et « Corne d’Aurochs » en 1959[2]. Par conséquent, la Suède est – avec les Pays-Bas – l’un des premiers pays où l’on a traduit des chansons de Brassens[3]. La traduction de ces dernières en suédois a continué dans les années 1970 et la décennie suivante a vu la sortie de deux albums musicaux dédiés exclusivement à l’interprétation de son oeuvre traduite : Thorstein Bergman sjunger Georges Brassens (1984) et Ökänd. Pierre Ström sjunger Georges Brassens (1986)[4]. Comme nous le verrons ci-dessous, ses chansons ont également été traduites et interprétées en suédois dans les années 1990 et après l’an 2000. Dans une étude antérieure (Aronsson 2021b, p. 35), nous avons constaté qu’une trentaine de chansons de Brassens ont été transférées en suédois. Parmi les auteurs-compositeurs-interprètes francophones, seul Jacques Brel a eu un plus grand nombre de morceaux traduits en Suède.

L’analyse effectuée dans le présent article est basée sur un corpus de dix chansons traduites. Nous y avons inclus deux textes cibles datant des années 1950, c’est-à-dire la première époque de la traduction de l’oeuvre de Brassens en Suède (« Brave Margot » et « Djävulens sång »), deux textes des albums publiés dans les années 1980 (« Flickan och källan » et « Ökänd ») et deux textes représentant la traduction plus récente (« Stackars Martin » et « Maria hör min bön »)[5]. Nous présentons aussi une chanson de Brassens qui a donné lieu à non moins de quatre versions en langue cible. Il s’agit de « Chanson pour l’Auvergnat », qui est à l’origine de « Alices snaps », « Den stora maskeraden », « En visa till tack » et « Fyra små vedträn ». Ces dix textes cibles sont comparés aux textes originaux dans l’objectif de a) distinguer les différentes méthodes de traduction utilisées dans le transfert de l’oeuvre de Brassens en suédois et b) de relever une éventuelle évaluation temporelle.

Recherches antérieures

Compte tenu du statut « canonisé » de Brassens dans l’univers de la chanson française – et en France tout court[6] –, il n’est pas surprenant qu’il y ait eu des traductions de ses chansons et qu’il existe aussi des recherches antérieures portant sur ces traductions. En 1992, un numéro spécial de la revue Équivalences intitulé « Traduire et interpréter Georges Brassens » présente ainsi une collection d’articles dans laquelle de nombreux contributeurs ont traduit eux-mêmes les paroles de Brassens en leur langue maternelle : l’anglais (Kelly 1992), l’allemand (Blaikner 1992), le tchèque (Dedecek 1992), le russe (Avanessov 1992), le suédois (Danell 1992) et le néerlandais (Altena 1992). On y retrouve aussi quelques contributions de non-praticiens, qui abordent le champ d’études – comme nous le faisons dans le présent article – d’un point de départ plus théorique, sans expériences personnelles de traducteur de cette oeuvre. Pamies Bertrán (1992) étudie les traductions de Brassens en espagnol et Conenna (1992) se penche sur celles en italien. Depuis cette époque, les traductions en italien des chansons de Brassens ont continué à susciter l’intérêt des chercheurs, comme Perle Abbrugiati (2011) et Céline Pruvost (2017).

Beaucoup de traducteurs-chercheurs qui ont contribué à la revue Équivalences soulignent la maîtrise parfaite de la versification de Brassens, la diversité stylistique de son oeuvre ainsi que l’intertextualité liant ses chansons à un fond exceptionnel de textes antérieurs – textes littéraires, religieux et appartenant à d’autres genres –, révélant une culture générale tout à fait impressionnante chez l’artiste (voir, à titre d’exemple, Blaikner 1992, p. 178 ; Conenna 1992, p. 40 et Verachtert 1992, p. 131).

Cette intertextualité savante et le mélange de registres de langue qui caractérisent les textes sources contribuent, bien sûr, aux difficultés qu’éprouvent les traducteurs lorsqu’ils essayent de rendre justice aux paroles de Brassens dans une autre langue. À ces défis s’ajoutent d’autres, plus universels, qui se présentent à tout traducteur voulant s’aventurer dans l’univers de la chanson :

La chanson, cette monade faite de mots et de notes, profondément ancrée à la voix, à l’interprétation de son auteur, constitue un grand problème de traduction. Comment reconstituer cette union intime et parfaite dans une autre langue, dans une autre réalité sociale ? […] Sans oublier la musique, véritable contrainte dans l’opération de traduction, code immuable et catégorique qui complique les problèmes liés à la transposition d’un texte poétique.

Conenna 1992, p. 39

Si l’on a affirmé qu’il n’y avait rien de plus ingrat que la traduction de poèmes, il faut répondre qu’il est certainement encore plus ingrat de traduire des chansons puisqu’aux lois de la poésie s’ajoutent les lois de la musique.

Blaikner 1992, p. 171

[…] dans le domaine du rythme, la torture ne finit jamais.

Dedecek 1992, p. 146

Mais pourquoi donc, peut-on se demander, existe-t-il des gens prêts à entreprendre ce travail « ingrat » de transférer les chansons de Brassens dans une autre langue ? Pourquoi s’exposer à la « torture » permanente du rythme et aux autres contraintes musicales si l’on n’est pas absolument obligé de le faire ? Une réponse pertinente à ces questions se trouve, nous semble-t-il, dans l’affirmation suivante de Mirella Connena, formulée à propos des traducteurs italiens qu’elle a étudiés :

La découverte de Brassens a été un moment important dans la vie de ses traducteurs italiens : il a représenté le point de référence, celui qui chantait, d’une façon admirable et parfaite, les choses qu’ils auraient voulu chanter à leur tour.
Il les a marqués par ses révoltes, son ironie, ses rêveries tendres, ses histoires grotesques, par les ressources extraordinaires de son langage poétique, par son chant de liberté.

Conenna 1992, p. 34-35

Voici une raison qui pourrait expliquer pourquoi les traductions des chansons de Brassens ont vu le jour : les récompenses affectives et intellectuelles offertes à la personne qui côtoie cette oeuvre, qui la retravaille et qui l’offre à un nouveau public cible pèsent plus lourd que les inconvénients.

Les traductions en suédois des chansons de Brassens n’ont pas été étudiées par la critique universitaire, à l’exception de l’article de Karl J. Danell (1992). Or, ce dernier n’étudie pas les traductions existantes, qui ont été enregistrées sur disque par des interprètes suédois, mais il préfère discuter sa propre traduction (non publiée et non enregistrée sur disque) de « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». Ainsi, les textes cibles traduits par Karl Gerhard, Lars Forssell, Cornelis Vreeswijk, Lennart Brummer, Thorstein Bergman, et al. – qui constituent le corpus de notre article – n’ont jamais fait l’objet d’une étude en traductologie.

Peu explorée avant l’an 2000, la traduction de chansons est devenue depuis cette date un champ de recherche jouissant d’une base solide d’études – voir par exemple les contributions de Charlotte Bosseaux (2011), Ronnie Apter et Mark Herman (2016) et Peter Low (2017), ainsi que les ouvrages collectifs dirigés par Dinda L. Gorlée (2005), Sebnem Susam-Saraeva (2008), Helen J. Minors (2013) et Johan Franzon et al. (2021). Le point de départ de ces chercheurs, lorsqu’ils discutent la traduction de chansons, est souvent le principe de l’oralité. C’est un trait caractéristique qui distingue les paroles de chansons de beaucoup d’autres textes littéraires (voir par exemple Low 2017, p. 22). Par conséquent, la traduction de chansons est une activité qui exige des compétences spécifiques chez le traducteur. Franzon (2010, p. 55) et Apter et Herman (2016, p. 14) constatent que le contexte musical constitue un défi particulier pour le traducteur – un défi qui n’existe pas pour les autres genres textuels – et qu’il a pour résultat un besoin important de liberté par rapport au texte source. Les contraintes musicales dont il est question ici sont liées à ce que Low (2005, p. 187) appelle le « code non verbal » (non verbal code) de la chanson source (c’est-à-dire la mélodie, le ton, les accords et le rythme). Il affirme :

It follows that song-translating is significantly different from most interlingual translating (e.g. poetry translation). This is particularly true of the devising of singable translations: here the tt—the verbal message in the new code—is intended specifically to be transmitted simultaneously with the very same non-verbal code that accompanied the st.

ibid.

Les résultats de nos recherches antérieures portant sur la traduction suédoise de l’oeuvre de Jacques Brel (Aronsson 2021a) montrent qu’un processus de consécration de l’artiste belge s’est produit dans le pays cible pendant les années 1980. Cette consécration se manifeste par la publication d’albums musicaux dédiés exclusivement à l’interprétation de l’oeuvre de Brel en traduction (tribute albums) – et elle a eu pour résultat concret l’apparition de traductions très fidèles aux textes sources. Cette fidélité les distingue des traductions précédentes qui étaient beaucoup plus libres vis-à-vis de l’original. Comme le même phénomène (la publication de tribute albums dédiés à l’exclusivité à l’oeuvre en traduction) s’est produit pour Brassens durant la même époque, nous partons ici de l’hypothèse que le même processus de consécration a touché l’artiste sétois et qu’il se manifeste par des traductions plus fidèles aux textes sources à partir des années 1980. Notre problématique se formule donc ainsi : « Quelles méthodes de traduction ont été utilisées dans le transfert de l’oeuvre de Brassens en suédois et est-ce que les traductions publiées à partir des années 1980 sont plus fidèles aux textes sources que celles des époques précédentes ? ».

Dans le cadre de cette étude, nous allons nous servir du système de classification de Franzon (2021). Cette typologie a été formulée pour la traduction de chansons populaires anglophones, mais elle se prête tout aussi bien pour le contexte francophone. Franzon (ibid., p. 81-121) distingue les six catégories de traduction suivantes :

  1. Near-enough translation (fairly close, with allowances) : il s’agit de la méthode la plus fidèle au texte source des six catégories présentées. Ici, le traducteur cherche à produire une traduction « suffisamment proche » du texte source. La méthode permet un certain nombre d’ajustements par rapport au texte d’origine. Ceux-ci peuvent être liés à la syntaxe, aux références utilisées et aux valeurs stylistiques. Ils peuvent être récurrents, mais doivent rester mineurs (ibid., p. 91).

  2. Perspective-shift translation (quite similar but changed) : il s’agit d’une traduction dans laquelle plusieurs aspects du texte source sont gardés, mais plusieurs autres aspects significatifs sont ajoutés ou alternés. Franzon (ibid., p. 99) invoque des manipulations de perspective où les faits sont décrits d’un angle différent. Un exemple fréquent de ce phénomène est la gender transposition où le sexe du personnage principal est changé dans le texte cible.

  3. Lyrical hook transposition (clearly changed but clearly linked) : ici, le texte cible est clairement basé sur un texte source, mais il a aussi été clairement changé. Les ajustements concernent des aspects centraux de la chanson originale tels que le milieu (the setting), le sujet traité (the subject matter) ou les prémisses du récit (the premises of the story). Ce qui est gardé, c’est le « clou » des paroles (the lyrical hook), c’est-à-dire la phrase du titre et/ou le refrain de la chanson source (ibid., p. 101).

  4. Single-phrase spinoff (new lyrics, but randomly indebted) : dans cette catégorie de traductions, la partie la plus importante des paroles cibles vient d’une autre source que la chanson originale. Franzon (ibid., p. 107) appelle le principe liant les deux textes « fidélité au hasard » (random fidelity). En employant cette méthode pour la création de nouvelles paroles « à partir d’une phrase isolée », le traducteur se permet une marge de manoeuvre et de liberté importante. Dans le texte cible, il ne restera que des bribes du texte d’origine.

  5. Phonetic calque (a wholly or partly made ‘phonetic translation’) : Franzon (2021, p. 110) constate que les sons phonétiques des paroles d’une chanson populaire sont parfois tout aussi importants, voire plus importants pour l’auditeur, que le sens sémantique des paroles. Ici, l’imitation du son acoustique des paroles originales prend ainsi le dessus sur le transfert du sens sémantique.

  6. All-new target lyrics (the tl [target language] lyricist has not minded the sl [source language] lyrics at all) : cette dernière variante implique l’écriture de paroles cibles inédites, sans aucun lien au texte source, pour accompagner une mélodie existante. Franzon (ibid., p. 113) explique que ce procédé est de vieille date dans le monde de la musique et constate qu’il était particulièrement populaire en Suède dans la première partie du xxe siècle, grâce à la tradition régnant dans le show-business de l’époque.

Résultats : méthodes de traduction des chansons de Brassens

Passons maintenant à la présentation des résultats de l’étude. Nous commençons par la première traduction qui existe en suédois d’une chanson de Brassens, à savoir « Brave Margot ».

« Brave Margot »

Cette première traduction d’une chanson de Brassens en suédois a été effectuée par l’artiste Karl Gerhard (1891-1964) en 1955. Gerhard fut une personnalité importante du show-business suédois de l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 1960 – connu à l’époque sous le surnom du « roi des cabarets ». D’abord, nous pouvons noter qu’il n’a pas touché au nom de la chanson et de son héroïne « Brave Margot », mais a préféré garder les connotations françaises du titre original. En voici le premier couplet[7] :

Texte source :

« Brave Margot » (1952)

Texte cible :

« Brave Margot » (trad. Karl Gerhard, 1955)

Margoton la jeune bergère

Skön Margot som vaktade kor

Trouvant dans l’herbe un petit chat

Uti en höstack hitta en katt

Qui venait de perdre sa mère

Övergiven utav sin mor

L’adopta

Sjuk och matt

Elle entrouvre sa collerette

Margot blev rörd och sa ”Hallegosen”

Et le couche contre son sein

Och gav kattungen moderlig tröst

C’était tout c’qu’elle avait pauvrette

Och snart sökte den lilla nosen

Comm’ coussin

Hennes bröst[8]

On voit dans le texte cible le même tableau champêtre et touchant que dans l’original, et les thématiques principales de la chanson (nudité féminine et voyeurisme masculin tourné en dérision) apparaissent dans le refrain :

Texte source :

« Brave Margot » (1952)

Texte cible :

« Brave Margot » (trad. Karl Gerhard, 1955)

Quand Margot dégrafait son corsage

När Margot knäppte upp dekolletaget

Pour donner la gougoutte à son chat

för att ge en snuttsnutt åt sin skatt

Tous les gars, tous les gars du village

titta grabbarna opp ur buskaget

Étaient là, la la la la la la

nedanför hennes jungfrubur

Étaient là, la la la la la

där de låg allihop på lur

Et Margot qu’était simple et très sage

Men Margot tappa inte kuraget

Présumait qu’c’était pour voir son chat

i sin oskuld så trodde hon att

Qu’tous les gars, tous les gars du village

alla grabbarna låg i buskaget

Étaient là, la la la la la la

för att se hennes kissekatt

Étaient là, la la la la la

för att se hennes kissekatt[9]

Le vocabulaire délibérément enfantin du texte source ainsi que les sonorités répétitives sont fidèlement transférés dans la version cible : l’expression « donner la gougoutte », par exemple, est rendue par ge en snuttsnutt[10]. Notons aussi la présence de trois mots d’origine française (dekolletaget [décolleté], buskaget [bocage, broussailles, taillis] et kuraget [courage]). Ces mots d’emprunt n’ont pas seulement le mérite de rimer en suédois, ils renforcent aussi les connotations étrangères (du point de vue suédois) associées au cadre français. Ils illustrent ainsi le principe de foreignizing dans le domaine de la traduction (voir Venuti 2018, p. 151-163). Le traducteur a sans doute voulu insister sur l’origine bien française de l’histoire, peut-être pour piquer la curiosité de son public cible. Il ne faut pas oublier que la traduction a été effectuée à une époque où l’adjectif fransk (français) dans l’imaginaire collectif suédois était souvent associé à la vie sexuelle, à la débauche et à une légèreté des moeurs qui contrastait peut-être à l’austérité luthérienne régnant en Suède – au point que cet adjectif pouvait à lui seul indiquer l’érotisme[11].

Le principe gouverneur de ce texte cible est la fidélité au texte source. La trame de la narration suit fidèlement les paroles originales de Brassens et, pour cette raison, nous classons la traduction de « Brave Margot » dans la catégorie (a) Near-enough translation (fairly close, with allowances).

« Djävulens sång » (« Le gorille »)

La chanson « Le gorille » a été transférée en suédois par Lars Forssell (1928-2007), qui fut un homme de lettres très prolifique : poète et auteur dramatique, il a aussi traduit des poètes anglo-américains (en introduisant notamment Ezra Pound en Suède). Dans le domaine de la chanson, Forssell a joué les rôles d’auteur, traducteur et interprète. Il a montré une certaine prédilection pour la chanson francophone, car il n’a pas seulement traduit Brassens en suédois, mais aussi d’autres artistes tels que Charles Aznavour, Jacques Brel, Maurice Chevalier, Léo Ferré, Marcel Mouloudji, Édith Piaf, Charles Trenet et Boris Vian. Il a été élu membre de l’Académie suédoise en 1971 et y est resté jusqu’à sa mort en 2007.

Si Gerhard reste fidèle au texte source dans sa traduction de « Brave Margot », la stratégie de Forssell est tout le contraire. Comme nous pouvons le constater ci-dessous : il n’y a ici aucune ressemblance entre le texte d’origine et le texte cible – le traducteur s’est servi de la mélodie de Brassens pour raconter une histoire complètement différente. Nous trouvons une première indication dans le titre « Djävulens sång », qui se traduit littéralement par « La chanson du diable » – sans allusion au gorille du titre français. Voici le premier couplet :

Texte source :

Texte cible :

« Le gorille » (1952)

« Djävulens sång » (trad. Lars Forssell, 1959)

C’est à travers de larges grilles

Förstår ni vart jag vill komma?

Que les femelles du canton

Förstår du det här min vän?

Contemplaient un puissant gorille

Man talar om människans skugga

Sans souci du qu’en-dira-t-on

Men jag heter Djävulen

Avec impudeur ces commères

Det finns ingenting här på jorden

Lorgnaient même un endroit précis

Ni kan som jag inte kan

Que rigoureusement ma mère

Ni är bara stora i orden

M’a défendu d’nommer ici

Men jag gjorde kvinna och man

Gare au gorille…

Till människa[12]

Au lieu du récit amusant, mais quelque peu scabreux de Brassens, racontant l’histoire d’un gorille qui s’évade de sa cage pour ensuite violer un jeune magistrat, on voit dans le texte cible un monologue du diable. Il se déclare d’abord supérieur à l’être humain dans l’art de faire du mal à l’humanité, mais doit reconnaître sa défaite quand l’homme invente la bombe atomique. La méthode employée ici est donc celle que Franzon (2021) appelle (f) All-new target lyrics (the tl lyricist has not minded the sl lyrics at all). Le gorille de la version originale est complètement effacé du texte cible, ainsi que la menace sexuelle qu’il représente. C’est comme si Forssell avait dit « Au diable le gorille ! » avant d’inventer une nouvelle histoire sans aucun lien avec le texte source.

« Flickan och källan » (« Dans l’eau de la claire fontaine »)

Nous passons maintenant aux albums sortis dans les années 1980, et qui sont exclusivement dédiés à l’interprétation de l’oeuvre de Brassens en suédois. Le premier album de cette catégorie est Thorstein Bergman sjunger Georges Brassens, publié en 1984. Thorstein Bergman (1942-2022) était un auteur-compositeur-interprète suédois. Mis à part le projet Thorstein Bergman sjunger Georges Brassens, il n’a pas – à notre connaissance – traduit ou interprété d’autres chanteurs francophones. Comme exemple illustratif nous avons choisi « Flickan och källan » (littéralement « La jeune fille et la source »), une version suédoise de « Dans l’eau de la claire fontaine », traduite par l’interprète lui-même. Voici le premier couplet :

Texte source :

Texte cible :

« Dans l’eau de la claire fontaine » (1961)

« Flickan och källan » (trad. Thorstein Bergman, 1984)

Dans l’eau de la claire fontaine

I källan den skimrande klara

Elle se baignait toute nue

En morgon när himlen stod blå

Une saute de vent soudaine

Hon badade naken och bara

Jeta ses habits dans les nues

En vind och jag såg henne då

En détresse elle me fit signe

I lekande, nyckfulla väder

Pour la vêtir d’aller chercher

Flög plaggen mot soluppgångsglöd

Des monceaux de feuilles de vigne

Hon vädjade: Kom sök mig kläder

Fleurs de lis et fleurs d’oranger

I denna min nakenhetsnöd[13]

Comme c’était le cas pour la chanson « Brave Margot », présentée ci-dessus, le thème principal est ici la fascination masculine devant la nudité féminine. La scène décrite commence de manière tout à fait innocente, mais se transforme bientôt en une étreinte à caractère érotique entre le narrateur et la demoiselle. Dans le dénouement, il est expliqué que la jeune fille a pris goût à l’exercice et qu’elle essaie de revivre cette expérience régulièrement :

Texte source :

Texte cible :

« Dans l’eau de la claire fontaine » (1961)

« Flickan och källan » (trad. Thorstein Bergman, 1984)

Le jeu dut plaire à l’ingénue

Och långt från att ta sig till vara

Car à la fontaine souvent

Nu går hon med blossande kind

Ell’ s’alla baigner toute nue

Till källan, den skimrande klara

En priant Dieu qu’il fît du vent

Var morgon och väntar på vind[14]

Il s’agit d’une traduction du type (a) Near-enough translation (fairly close, with allowances). La seule différence intéressante entre le texte source et le texte cible à signaler ici est le fait que Dieu n’est pas mentionné dans la version suédoise, où la jeune fille « attend le vent » au lieu de prier Dieu.

« Ökänd » (« La mauvaise réputation »)

« Ökänd », la version cible de « La mauvaise réputation », est traduite par Lennart Brummer (1944-2015) et apparaît sur l’album du même nom enregistré par l’artiste Pierre Ström (né en 1943) en 1986. Brummer était lui-même un artiste qui a sorti quelques disques dans les années 1970. Cependant, à notre connaissance il n’a jamais enregistré lui-même ses traductions de Brassens, mais a laissé cette tâche à Ström. Celui-ci est un auteur-compositeur-interprète actif depuis les années 1960 qui a, entre autres projets, interprété Leonard Cohen en suédois. La chanson « Ökänd » est un exemple illustratif de l’album Ökänd. Pierre Ström sjunger Georges Brassens dans le sens qu’il s’agit d’un transfert respectueux du texte d’origine, c’est-à-dire une traduction du type (a) Near-enough translation (fairly close, with allowances). Voici les premières strophes de la chanson source et de la chanson cible, dont le titre se traduit par « Notoire » :

Texte source :

Texte cible :

« La mauvaise réputation » (1952)

« Ökänd » (trad. Lennart Brummer, 1986)

Au village, sans prétention

I min by är jag, utan skryt

J’ai mauvaise réputation

Ökänd, och det är ingen myt

Qu’je m’démène ou qu’je reste coi

Om jag går, om jag sitter still

Je pass’ pour un je-ne-sais-quoi

Är jag en ja, en vad-ni-vill

Je ne fais pourtant de tort à personne

Jag har aldrig gjort någon särskilt illa

En suivant mon ch’min de petit bonhomme

Fast jag går omvägar jag råkar gilla[15]

D’un point de vue socioculturel, il existe souvent des détails dans le texte source qui doivent être modifiés dans la traduction. On trouve un exemple de ce phénomène dans la présente chanson. Brassens écrit et chante « Le jour du Quatorze Juillet / Je reste dans mon lit douillet », ce qui devient, dans la traduction de Brummer, « Nationaldan stannar jag kvar / I den härliga säng jag har »[16]. Le cadre du récit est anonyme dans les deux versions de la chanson. On sait seulement que l’histoire se déroule dans un petit village, dont les habitants sont bornés et méchants selon le narrateur. La seule indication, dans le texte source, que ce village se retrouve en France est la référence au « jour du Quatorze Juillet ». Brummer, dans sa traduction, n’a pas gardé la référence française, mais a préféré présenter un cadre générique et anonyme. Par conséquent, la référence au 14 juillet devient inutilisable, car il s’agit d’une date qui ne dit rien dans un contexte suédois. Judicieusement, il a préféré traduire par nationaldan (le jour de la fête nationale), afin de produire le même effet que le texte source.

Un exemple montrant le principe de fidélité au texte d’origine est le choix de traduction du « clou » de la chanson, soit le message répété dans les refrains : que tout le monde au village désapprouve du narrateur et lui montre de l’hostilité – à l’exception des personnes handicapées qui sont, elles aussi, exclues de la communauté des « braves gens ».

Texte source :

Texte cible :

« La mauvaise réputation » (1952)

« Ökänd » (trad. Lennart Brummer, 1986)

Tout le monde médit de moi

Och alla säger jag är dum

Sauf les muets, ça va de soi

Utom, förstås, den som är stum

[…]

[…]

Tout le monde me montre au doigt

Dom pekar finger efter mej

Sauf les manchots, ça va de soi

Han utan arm, han pekar ej

[…]

[…]

Tout le monde se rue sur moi

Dom rusar på mig var och en

Sauf les culs-d’jatt’, ça va de soi

Men aldrig han, som saknar ben

[…]

[…]

Tout l’mond’ viendra me voir pendu

Dom ser mig dingla på en vind

Sauf les aveugl’s, bien entendu

Utom, förstås, den som är blind[17]

On voit ici une thématique chère à Brassens, celle de l’enfant terrible qui est incompris par la bonne société et qui méprise, à son tour, la bourgeoisie. Bien sûr, cette posture n’est pas exceptionnelle parmi les artistes et les intellectuels. Au contraire, le public de la chanson de l’après-guerre s’est plus ou moins attendu à ce que l’artiste « épate les bourgeois », dans la tradition des poètes « maudits » du xixe siècle. Brassens l’a fait avec bravoure et, par cette attitude, le « polisson de la chanson » – pour reprendre ses propres mots – a gagné l’amour de son public.

« Stackars Martin » (« Pauvre Martin ») et « Maria hör min bön » (« La prière »)

Pour donner un aperçu des traductions des années 1990 et 2000, nous avons choisi « Stackars Martin » (chanson interprétée par l’artiste Maria Stoltz en 1999) et « Maria hör min bön » (interprétée par un groupe de musique nommé Gunnar Källström & Fredens Liljer en 2006). « Stackars Martin » est une traduction littérale du titre original « Pauvre Martin » et « Maria hör min bön » se traduit par « Marie, entendez ma prière ».

Karl Johan Danell (né en 1943), traducteur de « Stackars Martin », est un linguiste et romaniste suédois, professeur d’université et auteur de plusieurs ouvrages portant sur divers aspects de la linguistique française. Il a aussi publié un article où il discute de sa propre traduction (non publiée) de « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » (Danell 1992). Nous n’avons trouvé aucune information portant sur Ola Henricsson, traducteur de « Maria hör min bön ». À notre connaissance, les chansons discutées dans cette section sont les seules traductions de ces deux individus qui ont été enregistrées sur disque. Voici le premier couplet de ces morceaux :

Texte source :

Texte cible :

« Pauvre Martin » (1953)

« Stackars Martin » (trad. Karl Johan Danell, 1999)

Avec une bêche à l’épaule

Med en spade på sin axel

Avec, à la lèvre, un doux chant

Med en sång om nästa vår

Avec, à la lèvre, un doux chant

Med en sång om nästa vår

Avec, à l’âme, un grand courage

Med sitt stora mod i själen

Il s’en allait trimer aux champs

Var dag han på fälten går

Pauvre Martin, pauvre misère

Stackars Martin, stackars misär

Creuse la terre, creuse le temps

Gräv i din jord, gräv dina år[18]

Texte source :

Texte cible :

« La prière » (1953)

« Maria hör min bön » (trad. Ola Henricsson, 2006)

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère

För en mor som håller ett barn som kanske dör

Tandis que des enfants s’amusent au parterre

Medan andra barn hörs på gården utanför

Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment

För en vingbruten trast som inte tycks förstå

Son aile tout à coup s’ensanglante et descend

Varför vingen hänger ner, det blöder ur ett sår

Par la faim et la soif et le délire ardent

För dom som lider nöd och ingen hjälp ska få

Je vous salue, Marie[19]

Maria hör min bön[20]

En principe, il n’y a rien dans ces traductions qui diffère des autres cas de la catégorie (a) Near-enough translation présentés ci-dessus. Un détail à signaler, toutefois, est le fait que le traducteur doit parfois modifier le niveau d’abstraction par rapport au texte d’origine. Nous voyons quelques exemples concrets de ces changements mineurs dans l’extrait de « Maria hör min bön ». D’abord, Henricsson préfère traduire « garçon » par barn (enfant), c’est-à-dire il se sert d’un substantif plus générique, qui ne précise pas le sexe de l’enfant. Un autre exemple du même phénomène est quand la collocation « la faim et la soif » est traduite par l’expression plus abstraite lida nöd (être dans la nécessité). En revanche, il traduit « oiseau blessé » par vingbruten trast (une grive qui a une aile brisée), ce qui implique le contraire : la transformation d’une unité de traduction plutôt générique en une expression plus précise. Franzon (2021, p. 94) appelle ces principes generalization et explicitation et les cite parmi les ajustements mineurs permis dans une Near-enough translation. Ce sont sans doute les contraintes musicales qui expliquent ces modifications au niveau de l’abstraction – que l’on voit d’ailleurs souvent dans la traduction des chansons et non pas seulement dans l’exemple discuté ici. Comme nous l’avons constaté ci-dessus, les contraintes musicales sont liées à ce que Low (2005, p. 187) appelle le « code non verbal » (non verbal code) de la chanson source – c’est-à-dire la mélodie, le ton, les accords et le rythme. Pour ce qui est de la phrase-clé « Je vous salue, Marie » (traduction française de la prière catholique « Ave Maria ») qui constitue le dénouement de chaque couplet, elle correspond à « Hell dig Maria » en suédois. Or, un tel transfert n’est pas optimal dans ce contexte, car le nombre de syllabes diffère : il y a six syllabes dans la phrase française, mais seulement cinq en suédois. Par conséquent, il convient mal dans un texte qui est produit pour être chanté (cf. le concept de singable translation, utilisé par Low [ibid.]). Ici, le traducteur a choisi « Maria hör min bön » (Marie, entendez ma prière), une solution qui respecte le nombre de syllabes et le rythme de la phrase source.

« Alices snaps », « Den stora maskeraden », « En visa till tack » et « Fyra små vedträn » (« Chanson pour l’Auvergnat »)

Comme nous l’avons précisé en introduction, « Chanson pour l’Auvergnat » a donné lieu à non moins de quatre textes cibles en suédois : « Alices snaps », « Den stora maskeraden », « En visa till tack » et « Fyra små vedträn ». Nous présentons d’abord les deux premières versions, à savoir celle de Cornelis Vreeswijk, qui date de 1973, et celle de Dan Berglund, datant de 1979. Tous deux auteurs-compositeurs-interprètes suédois, ces deux artistes jouissent d’une renommée très différente. Vreeswijk (1937-1987) était de son vivant une personnalité de célébrité nationale, le symbole du « troubadour » des années 1960 et 1970, qui faisait souvent la une des journaux grâce à sa persona de viveur et noceur – et qui a dominé la chanson à texte suédois pendant plus de 20 ans. Berglund (né en 1954) n’est connu que par un public beaucoup plus restreint, à savoir les connaisseurs de la chanson politique et gauchiste des années 1970 – c’est-à-dire le courant de musique dit « progressiste » (progressiva musikrörelsen) en vogue à l’époque[21]. Voici le premier couplet de ces versions, dont les titres se traduisent par « L’eau-de-vie d’Alice » et « Le grand bal masqué » :

Texte source :

Texte cible :

Texte cible :

« Chanson pour l’Auvergnat » (1954)

« Alices snaps » (trad. Cornelis Vreeswijk, 1973)

« Den stora maskeraden » (trad. Dan Berglund, 1979)

Elle est à toi cette chanson

Alices snaps på bordet står

Jag drömde nåt hemskt en fredakväll

Toi l’Auvergnat qui sans façon

Helan kommer, och Helan går

Jag såg på Rapport, så beskedlig och snäll

M’as donné quatre bouts de bois

Kräftan är röd, och kvällen blå

När in genom dörren där vällde en rad

Quand dans ma vie il faisait froid

Och Alice har svårt för att stå[22]

Figurer från en maskerad[23]

Comme c’était le cas pour le morceau « Djävulens sång » (« Le gorille »), nous avons ici deux exemples de chansons cibles où il n’y a aucun lien avec le texte d’origine. Il s’agit donc de la méthode (f) All-new target lyrics (the tl lyricist has not minded the sl lyrics at all) dans la typologie de Franzon. Dans le premier couplet présenté ci-dessus, on ne voit que l’incipit, le début des histoires narrées – mais on peut noter que Vreeswijk raconte par la suite une histoire scabreuse et sexiste, où il décrit un abus sexuel commis sur une adolescente[24]. Berglund, quant à lui, se sert de la mélodie de Brassens pour se moquer de la monarchie suédoise et des classes supérieures sous forme d’un rêve quelque peu surréaliste – et par cette approche il s’inscrit parfaitement dans la tradition de la chanson contestataire et politiquement progressiste des années 1970.

La méthode employée est complètement différente dans la traduction de « Chanson pour l’Auvergnat », effectuée par Bergman en 1984 – et aussi dans la retraduction de Peter Carlsson faite 10 ans plus tard. Bergman a déjà été présenté ci-dessus. Carlsson (né en 1952) est un auteur-compositeur-interprète de chansons poétiques et burlesques, qu’il a jouées sur scène et enregistrées sur disque avec son groupe de musique Peter Carlsson & Blå grodorna (« Peter Carlsson et les grenouilles bleues »). Dans ces deux traductions, il y a une telle fidélité au texte source que nous les regroupons dans la catégorie (a) Near-enough translation (fairly close, with allowances). En voici le premier couplet :

Texte source :

Texte cible :

Texte cible :

« Chanson pour l’Auvergnat » (1954)

« En visa till tack » (trad. Thorstein Bergman, 1984)

« Fyra små vedträn » (trad. Peter Carlsson, 1994)

Elle est à toi cette chanson

Den är till dig, en enkel sång

Den är till dig, min enkla vals

Toi l’Auvergnat qui sans façon

För att du finns, och fanns en gång

Medmänniska jag ej känner alls

M’as donné quatre bouts de bois

Tack för de vedträn från din gård

Fyra små vedträn gav du mig

Quand dans ma vie il faisait froid

Du gav mig när vintern var hård[25]

När jag satt och frös i ett regn[26]

La thématique principale du texte source – l’hommage à un inconnu qui, en toute simplicité, avait porté secours au narrateur en offrant un peu de chaleur – est cette fois-ci fidèlement transférée dans les textes cibles. Or, « l’Auvergnat » du texte original a disparu des versions traduites – cela est vrai pour le titre ainsi que pour les paroles elles-mêmes. Le titre de Bergman se traduit par « Une chanson pour remercier » et, dans les paroles, il s’adresse tout simplement à un du (« tu »)[27]. Carlsson a choisi un titre descriptif qui se traduit par « Quatre petites bûches » et il s’adresse, lui, à un medmänniska (un « prochain », un « semblable »). Par ce procédé, les traducteurs ne modifient pas le texte de manière importante, mais ils effacent les connotations régionales françaises des paroles originales, en mettant l’accent sur la portée générale de l’histoire narrée. Il s’agit donc du principe de generalization, mentionné ci-dessus.

Nous avons constaté, dans la discussion portant sur « Flickan och källan » (« Dans l’eau de la claire fontaine »), que la référence à Dieu avait disparu dans la traduction de Bergman. Cette fois-ci, ce dernier garde la référence chrétienne dans sa version cible. Cependant, dans sa retraduction de 1994, Carlsson l’efface, choisissant, lui, un champ sémantique plus « fleuri » pour décrire la scène funèbre : blomsterbår (« lit de mort fleuri ») et rosenfång (« bouquet de roses ») :

Texte source :

Texte cible :

Texte cible :

« Chanson pour l’Auvergnat » (1954)

« En visa till tack » (trad. Thorstein Bergman, 1984)

« Fyra små vedträn » (trad. Peter Carlsson, 1994)

Toi l’Auvergnat quand tu mourras

Tack än en gång, jag tänker mig

Medmänniska, om några år

Quand le croqu’mort t’emportera

När processionen hämtar dig

När du bärs bort på din blomsterbår

Qu’il te conduise à travers ciel

Förs du vid änglaharpors ljud

Ska du ha med bland rosenfång

Au père éternel

Upp till herren Gud[28]

Denna enkla sång[29]

Effet du hasard ou effacements calculés ? Bien sûr, nous ne saurons pas répondre avec certitude à cette question. Constatons seulement que deux références à Dieu, sur les trois cas présentés ici, ont disparu dans les textes cibles.

Discussion des résultats

Dans cet article nous avons voulu savoir quelles méthodes de traduction ont été utilisées dans le transfert de l’oeuvre de Brassens en suédois, afin de voir si nous pouvons y identifier une évolution temporelle. À cette fin, nous avons étudié 10 textes cibles. Sept d’entre eux ont été classés comme des Near-enough translations (fairly close, with allowances), c’est-à-dire la catégorie (a) dans la typologie de Franzon (2021, p. 81-121). Les trois autres textes cibles appartiennent à la catégorie (f) All-new target lyrics (the tl lyricist has not minded the sl lyrics at all). Ainsi, seules des paroles appartenant aux catégories « extrêmes » de cette typologie ont été identifiées dans le corpus. Nous n’avons trouvé aucun exemple des catégories (b), (c), (d) et (e) selon le système de classification de Franzon. Voici un résumé des résultats :

Tableau 1

Résumé des résultats – classification des textes cibles selon les catégories de Franzon (2021).

-> See the list of tables

Ainsi, nous pouvons en effet identifier une évolution avec le temps. Une tendance vers plus de fidélité dans les traductions peut être constatée à partir des années 1980, car les trois exemples trouvés de la catégorie (f) All-new target lyrics datent tous des années 1950 et 1970. À partir des années 1980, le règne de la Near-enough translation est incontesté. Jusqu’à cette époque, les traducteurs se sont permis d’écrire des paroles cibles modelées sur la mélodie d’origine, mais qui ne présentent aucun lien avec le texte source. Or, depuis les années 1980 cette ère de liberté totale (ou, peut-être même, de sans-gêne) semble terminée dans le domaine de la traduction des chansons, comme si la nouvelle consigne avait été : « Veuillez respecter les intentions de l’auteur du texte source ! ». C’est une conclusion qui correspond au résultat de nos recherches précédentes portant sur les traductions suédoises des chansons de Brel (Aronsson 2021a). Ainsi, l’hypothèse formulée au début du présent article a été vérifiée : le processus de consécration identifié pour Brel en Suède s’est produit pour Brassens aussi. Le souci de fidélité concerne donc la traduction des paroles de Brassens et Brel, c’est-à-dire deux représentants parmi les plus illustres de la chanson à texte francophone. Cependant, il reste à voir si les chanteurs de variétés, qui ne possèdent peut-être pas autant de capital culturel que ces deux exemples, ont été traités avec le même respect par les traducteurs suédois.

Pour ce qui est des médiateurs présentés dans cette étude, nous pouvons constater que certains traducteurs et interprètes suédois sont bien connus du public cible. C’est le cas surtout pour les trois médiateurs de la première génération, ceux qui ont chanté Brassens dans les années 1950 et au début des années 1970 : Karl Gerhard, Lars Forssell et Cornelis Vreeswijk. À l’apogée de leur carrière, ces individus ont joui d’un grand prestige, d’une renommée nationale et d’un capital symbolique reconnu dans l’univers de la chanson suédoise. Dans le vocabulaire de Casanova (2002, p. 18), ils sont des médiateurs « consacrants consacrés » et c’est sans doute pour cette raison qu’ils ont osé se libérer des textes sources. Les individus qui ont été actifs à partir des années 1980 sont plus anonymes. Cette absence de notoriété caractérise les traducteurs (Brummer, Danell et Henricsson), mais aussi les interprètes et traducteurs-interprètes (Bergman, Carlsson, Källström, Stoltz et Ström). Il s’agit ainsi de « médiateurs ordinaires » dans la terminologie de Casanova (ibid., p. 17). De toute évidence, ces personnes ont traité les paroles originales de Brassens avec plus de respect que leurs prédécesseurs.