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Introduction

Ce texte développe une réflexion critique sur les modalités et les moyens d’intervention des musicologues dans le débat d’idées démocratique en contexte de conflit armé. De nature réflexive, il raconte le processus d’écriture et de publication d’un texte d’opinion à propos de deux concerts de solidarité avec l’Ukraine, organisés trois semaines après l’invasion ordonnée par Vladimir Poutine le 24 février 2022. Dans un premier temps, je retrace le contexte, les enjeux et les raisons qui m’ont poussé à écrire ce texte d’opinion. Puis, les lecteur·rice·s trouveront la reproduction intégrale de la première version du texte en anglais qui a été publié puis supprimé par une revue de critique musicale en ligne en mai 2022[1]. Ensuite, j’examine les raisons de sa suppression à la lumière de mes propres recherches. Enfin, ce texte se termine avec une réflexion sur la dimension critique de la musicologie en contexte de guerre.

Guerre en Ukraine et concerts de solidarité

Le 24 février 2022, Vladimir Poutine donnait l’ordre à l’armée russe d’envahir l’Ukraine. Le président et les médias officiels russes ont nommé cette guerre d’agression une « opération spéciale », qui se donnait pour objectif une supposée « dénazification » de l’ancienne république soviétique. Cette propagande d’État a été entérinée quelques semaines plus tard par le parlement russe avec une série de lois qui permettaient d’emprisonner toute personne qui osait remettre en question les termes du récit officiel (afp 2022). Le résultat a été désastreux pour les médias indépendants russes et pour les citoyen·ne·s qui manifestaient, même pacifiquement, leur désaccord avec la guerre. Aux dissensions, le régime autoritaire de Poutine réagissait par la prison ou l’exil.

Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un grand nombre de concerts de solidarité ont été organisés partout en Europe. Ces concerts ont été aussi divers que les lieux de leur production et les personnalités des musicien·ne·s qui les organisaient. Parmi les concerts dont j’ai eu connaissance ou que j’ai eu l’occasion d’écouter, deux concerts symphoniques diffusés en ligne par la chaine de télévision franco-allemande arte ont particulièrement attiré mon attention. Le premier avait eu lieu au Théâtre national de Vilnius le 11 mars (Kasten 2022), le second à la Philharmonie de Berlin le 15 mars 2022 (Feil 2022).

Les répertoires des deux concerts étaient différents, à l’exception de l’hymne national ukrainien qui était devenu une oeuvre obligée dans ce type de concert de solidarité. Cependant, ce qui les unissait et les rendait comparables était le format de leur production et les modalités de leur diffusion : les deux concerts avaient été conçus, filmés et édités pour une diffusion télévisée en différé et pour être mis en ligne sur Internet. Dans les deux cas, les spectateur·rice·s ne voyaient sur leur écran que ce que les productions avaient choisi de leur montrer – moi y compris, puisque je n’étais présent à aucun des deux concerts. C’est-à-dire que l’édition des concerts rendait possible la modification du déroulé réel de l’événement – par exemple, l’ajout d’une introduction générale ou le raccourcissement des transitions entre les oeuvres – ou l’inclusion de gros plans sur les visages des musicien·ne·s ou spectateur·rice·s qui se trouvaient dans la salle durant l’exécution des oeuvres musicales. De même, l’édition des vidéos des concerts permettait d’ajouter des sous-titres aux discours et aux textes chantés, ainsi que des commentaires en voix off portant sur les répertoires choisis.

Les deux concerts ont eu lieu au moment où se déployait à plusieurs endroits une polémique à propos de la pertinence de jouer des oeuvres de compositeur·rice·s russes dans le contexte de la guerre en Ukraine. Par exemple, l’Orchestre philharmonique de Cardiff avait décidé de déprogrammer l’Ouverture 1812 de Tchaïkovski du concert qui devait avoir lieu le 18 mars 2022, considérant son exécution « inappropriée » (Weaver 2022). Dans le sens opposé de cette déprogrammation, l’Orchestre philharmonique de Bruxelles avait décidé de maintenir l’exécution de la Septième Symphonie de Chostakovitch dans les concerts qui ont eu lieu les 17 et 19 mars. L’explication de cette décision s’accompagnait d’un texte du musicologue Pieter Bergé, professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, qui proposait plusieurs interprétations des intentions du compositeur dans cette symphonie et justifiait son maintien au programme du concert alors que l’armée de Poutine avançait vers Kiev (Bergé 2022). Ces polémiques ont remis au-devant de la scène la question de la capacité des oeuvres du répertoire dit « classique » à faire écho à l’actualité politique, ou au contraire à s’affranchir du contexte sociohistorique de leur création. Les choix des programmes des concerts diffusés par arte s’inséraient ainsi dans le contexte médiatique et artistique des décisions prises par d’autres orchestres européens pour manifester leur opposition à la guerre.

Musique et guerre : genèse d’un texte d’intervention dans le débat public

Si les concerts diffusés par arte ont retenu mon attention, c’est surtout parce qu’ils soulèvent des questions qui sont au centre de mes intérêts de recherche depuis une quinzaine d’années. Par quels moyens les musicien·ne·s peuvent-ils s’opposer à la guerre, aux violations systématiques des droits humains et à l’injustice sociale ? Comment la musique est-elle mobilisée aussi bien en tant qu’outil de propagande et de justification de la violence que comme une ressource d’émancipation et de reconstruction des subjectivités ? Dans ma thèse de musicologie soutenue en 2011 à Sorbonne Université, j’avais étudié l’engagement antifasciste du compositeur mexicain Silvestre Revueltas dans le contexte de la Guerre civile espagnole. L’engagement de Revueltas l’avait mené en Espagne en 1937 pour soutenir la Seconde République espagnole, où il avait dirigé certaines de ses oeuvres dans des réunions politiques antifascistes, nommées actos políticos, qui pouvaient aussi inclure des interventions de personnalités politiques, d’écrivain·e·s et de poètes (Velasco- Pufleau 2013b). J’ai poursuivi mes réflexions sur les liens entre musique et politique en tant que chercheur postdoctoral à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess), notamment avec des recherches sur les liens entre musique et propagande dans des régimes autoritaires et démocratiques. Les résultats de mes recherches montrent comment l’utilisation des oeuvres musicales à des fins de légitimation symbolique s’inscrit à l’intérieur de dispositifs complexes qui incluent des oeuvres, des discours et des contextes de représentation (Velasco-Pufleau 2012, 2013a, 2014, 2022c). Enfin, mes recherches actuelles dans le cadre de mon projet Marie Skłodowska-Curie ontomusic portent sur les liens entre pensée politique et réflexion éthique dans le travail des compositeur·rice·s des xxe et xxie siècles.

En visionnant le concert de l’Orchestre national de l’Opéra de Lituanie à Vilnius, j’ai été surpris, d’une part, par le fait que l’événement incluait non seulement des oeuvres musicales, mais aussi des symboles et des discours politiques, dans un format très proche de celui des « actes antifascistes » organisés en Espagne pendant la guerre civile. De même, la rhétorique de ces discours m’intriguait, car certains éléments me semblaient proches de ceux mobilisés lors d’autres concerts récents dans des situations de guerre, par exemple celui de l’Orchestre du Théâtre Mariinski sous la direction de Valery Gergiev au site de Palmyre, en Syrie, le 5 mai 2016 – dont le discours d’ouverture avait été prononcé par Poutine. Le commentaire qui accompagnait le concert du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin était aussi extrêmement intéressant par le soin apporté à son développement discursif et la sophistication avec laquelle il liait le sens des oeuvres au contexte actuel de la guerre en Ukraine.

D’autre part, j’étais étonné par le cloisonnement des rôles attribués aux musicien·ne·s d’une part et aux personnalités politiques d’autre part, ainsi que par l’absence de débat sur les modalités d’action des musicien·ne·s contre l’invasion de l’Ukraine. Les politicien·ne·s professionnel·le·s étaient les seul·e·s à prendre la parole, tandis que les musicien·ne·s se limitaient à jouer de la musique – en tout cas dans les espaces médiatisés qu’étaient ces concerts. Les récits qui accompagnaient les concerts n’avaient pas pour but d’éveiller la pensée critique des auditeur·rice·s vis-à-vis des enjeux de la guerre et des moyens d’action des musicien·ne·s. Ils offraient des interprétations univoques des oeuvres et des actions. Tout se passait comme si l’urgence et le bien-fondé moral de la défense de l’Ukraine face à l’agression russe justifiaient l’absence de débat ouvert sur le sens donné aux oeuvres et aux concerts dans le contexte de la guerre.

À la même époque, j’avais abordé le sujet dans une conversation avec l’un·e des éditeur·rice·s de la revue de critique musicale. Il·elle m’a dit que si je voulais écrire quelque chose à propos des concerts de solidarité avec l’Ukraine, je pouvais toujours soumettre un texte d’opinion à l’équipe de rédaction de la revue. L’apparition vidéo du président ukrainien Volodymyr Zelensky au cours de la 64e cérémonie des Grammy Awards, où il demandait aux musicien·ne·s de prendre position dans la guerre, a été un élément déclencheur. En regardant la vidéo, j’avais le vif souvenir de l’interdiction faite aux musicien·ne·s par la chaîne de télévision états-unienne cbs, avant la 45e édition de cette même cérémonie en février 2003, de critiquer publiquement la rhétorique guerrière du président George W. Bush qui allait mener à l’invasion de l’Irak en mars 2003 (Petridis 2003). Il me semblait important de réfléchir aux moyens d’intervention qu’avaient les musicien·ne·s pour soutenir le peuple ukrainien, sans pour autant tomber dans une perspective purement promilitariste.

J’ai donc décidé d’écrire le texte d’opinion afin d’analyser les stratégies discursives de ces concerts, en partant d’une approche comparative avec le concert dirigé par Gergiev à Palmyre. Au début du processus d’écriture, je me suis posé la question de la légitimité de cette approche, tout en m’interrogeant sur les principales idées à développer dans le texte. Il me semblait qu’un débat était nécessaire, tout en réprouvant fermement l’invasion de l’Ukraine et sachant que le sujet était délicat. Cependant, mon point de vue critique serait-il audible au moment où des civil·e·s ukrainien·ne·s subissaient les horreurs de la guerre ? Le format propre à un texte d’opinion permettrait-il une mise en perspective historique suffisante des stratégies de légitimation utilisées par le régime autoritaire de Poutine et certaines démocraties européennes, comme j’avais l’intention de faire ?

Le processus d’écriture du texte a été accompagné par l’un·e des éditeur·rice·s de la revue. Nous avons échangé à propos des idées que je développais et différentes versions de mon texte ont fait des allers-retours pendant plusieurs semaines. Une fois que la version finale a été arrêtée, je lui ai demandé de me laisser un peu de temps pour que quelques collègues puissent lire mon texte et me donner leur opinion. Je voulais avoir leurs avis, car je redoutais qu’une trop grande proximité avec la version finale m’empêche de voir des phrases qui pourraient être interprétées à l’encontre de mon propos général. Après les dernières modifications suivant les commentaires et les suggestions reçues, le texte était prêt pour être publié avec un titre donné par l’éditeur·rice différent de celui que j’avais proposé durant le processus d’écriture, mais qui me paraissait bien refléter son caractère critique. Publié le 25 mai un peu après 20h, mon texte d’opinion a disparu environ deux heures plus tard à la suite de la lecture du rédacteur en chef de la revue, qui trouvait l’approche comparative contestable et craignait que certaines parties du texte puissent être interprétées à rebours de leurs propos[2].

Les discussions qui ont suivi la suppression de mon texte me semblent mettre en lumière certains des enjeux qui entourent la publication sous forme de texte d’opinion des réflexions issues des recherches musicologiques sur des sujets politiquement sensibles. Avant d’expliciter le point de vue du rédacteur en chef et de discuter les objections qu’il a soulevées en les replaçant dans le contexte plus général de mes recherches, je reproduis ci-dessous le texte en question dans son intégralité.

Discussion : la musique en temps de guerre

La principale critique du rédacteur en chef portait sur l’approche comparative entre les concerts européens de solidarité avec l’Ukraine et le concert à Palmyre. Il considérait que cette approche avait pour effet de rendre équivalentes les actions des musicien·ne·s russes en Syrie et celles des musicien·ne·s européen·ne·s et ukrainien·ne·s dans le contexte de l’invasion de leur pays. À ses yeux, cette comparaison n’était pas justifiable sur le plan moral puisqu’il était clair que dans la guerre en cours, la Russie était l’agresseur et l’Ukraine la victime. Une de ses inquiétudes était que certaines phrases de mon texte soient sorties de leur contexte sur les réseaux sociaux et que la revue soit accusée de banaliser ces rôles ou de nier les faits. De même, il considérait que certains termes que j’utilisais dans mes analyses des concerts de solidarité, comme ceux de « guerre d’information » ou de « propagande de guerre », n’étaient pas tout à fait justifiés, car au début de l’invasion les musicien·ne·s avaient tout simplement fait tout ce qu’il·elle·s pouvaient pour faire face à la guerre et soutenir l’Ukraine. Ces critiques me semblent recevables.

Je reconnais que l’approche comparative et le format choisi pour mon texte d’opinion rendaient difficile la mise en perspective historique des notions que j’employais. Le concept de propagande peut être perçu aujourd’hui de façon controversée en raison du fait qu’il est associé aux deux guerres mondiales et aux crimes commis par les régimes totalitaires du xxe siècle[3]. Cependant, l’utilisation de ce concept est pertinente dans le domaine de la musicologie pour étudier de façon comparative l’instrumentalisation de la musique à des fins de légitimation politique, tant par des régimes autoritaires que par des régimes démocratiques. Dans certains de mes travaux, j’ai proposé de considérer la propagande comme un dispositif « qui viserait non seulement à influencer mais aussi à provoquer l’identification et l’adhésion consciente des individus à un pouvoir perçu comme légitime » (Velasco-Pufleau 2014, p. 5). La musique étant par nature polysémique, l’un des enjeux principaux pour sa mobilisation dans les dispositifs de propagande est la maîtrise et l’encadrement du sens octroyé aux oeuvres musicales dans des contextes spécifiques de représentation. Les discours qui accompagnent les concerts sont essentiels pour parvenir à cette maîtrise du sens dans laquelle toute interprétation divergente est exclue. C’est justement cette imposition univoque du sens dans le cadre des concerts de solidarité qui, de mon point de vue, justifie la mobilisation du concept de propagande.

Mon texte d’opinion ne visait pas à critiquer la résistance du peuple ukrainien à l’agression armée ordonnée par Poutine ou à remettre en question le travail d’enquête des journalistes ukrainien·ne·s et internationaux·ales au sujet des violations russes au droit humanitaire international. Il essayait plutôt de proposer une analyse des stratégies discursives et des assertions à propos de la musique mobilisées dans des concerts de solidarité avec l’Ukraine organisés par deux pays européens. Ainsi, j’ai décidé de prendre en compte les objections exposées ci-dessus lors de la rédaction d’un nouveau texte d’opinion, qui est paru dans van Magazine le 23 juin 2022 avec le titre « Cartographies of Meaning. Can Musicians Stand for Ukraine Without Participating in a Propaganda? » (Velasco-Pufleau 2022a)[4]. Ce texte laisse de côté l’approche comparative avec le concert à Palmyre tout en gardant l’essentiel de ma proposition critique vis-à-vis des concerts de solidarité.

De mon point de vue, ces concerts parlent autant des contextes politiques de leur pays de production que de la guerre qu’ils dénoncent. Par exemple, le drapeau de l’otan placé derrière la première ministre lituanienne lors de son discours à Vilnius est représentatif du sentiment d’instabilité politique qui dominait sur le plan international au début de l’invasion russe. Dans ce contexte, il était indispensable pour la Lituanie de rappeler à l’ancien occupant qu’elle était maintenant une membre à part entière de l’otan et que, de ce fait, toute violation de son intégrité territoriale aurait des conséquences différentes de celles de la guerre en cours (Oltermann 2022). De même, il me semble important de montrer les contradictions entre certains des objectifs affichés de ces concerts, comme le fait de vouloir oeuvrer pour la paix en Europe tout en mobilisant des stratégies discursives qui exacerbaient des identités antagonistes sur des critères nationalistes. Cette exacerbation nationaliste aboutit à considérer des populations entières, qui sont par définition hétérogènes, comme des obstacles ou des menaces à l’existence d’autres nations. Ces constructions identitaires ne permettent pas de penser, par exemple, les dissident·e·s russes – c’est-à-dire les citoyen·ne·s, artistes et journalistes qui ont critiqué et se sont opposé·e·s activement à la guerre – comme des allié·e·s stratégiques dans la bataille contre le régime autoritaire de Poutine[5].

Quelles alternatives pourrait-il y avoir aux identités antagonistes et aux patriotismes musicaux mobilisés en contexte de guerre ? J’évoque à la fin de mon texte des pistes de réflexion : proposer des identités transnationales, inclure des compositeur·rice·s dissident·e·s (russes, biélorusses et d’ailleurs), rompre avec les évidences imposées par les discours promilitaristes.

Un texte d’opinion est par définition destiné à prendre position, exposer un point de vue, créer une discussion à partir d’idées qui peuvent être perçues comme divergentes. Il participe au débat démocratique en exprimant un avis éclairé sur un sujet, avis qui peut être basé aussi bien sur des recherches approfondies que sur une expérience de terrain doublée d’une réflexion critique. Ce type de texte produit et transmet des connaissances. Toutefois, il obéit à une temporalité différente de celle de la recherche musicologique. Aujourd’hui, en relisant la version dépubliée de mon texte d’opinion, je pense que j’aurais pu exprimer plus clairement ma condamnation de l’invasion de l’Ukraine tout en prenant en compte la temporalité et la charge émotionnelle des événements en cours. Ainsi, la version publiée dans van Magazine me semble plus réussie et en accord avec la temporalité de sa parution.

La recherche musicologique a certainement besoin de formats d’écriture différents, ainsi que d’une distance temporelle plus longue qui puisse garantir le recul critique et le dialogue nécessaires pour faire avancer l’état des connaissances au sein des sciences humaines et sociales. L’invasion de l’Ukraine ne sera malheureusement pas le dernier conflit armé du xxie siècle. La musicologie continuera de proposer des ressources théoriques et des outils d’analyse critiques pour comprendre les constructions des identités, les justifications de la violence et la mobilisation des émotions en contexte de guerre à travers l’étude de la musique.