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Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (oms) déclarait l’état de pandémie mondiale de covid-19. Deux ans plus tard, force est de constater que nous n’avons pas fini de prendre la mesure des effets sur le milieu musical de cette pandémie qui perdure. En plus d’entraîner l’annulation de nombreux concerts en salle (avec les conséquences que l’on sait sur les carrières des musiciens et des musiciennes), les confinements répétés visant à limiter la propagation du virus ont en effet profondément transformé toutes les facettes de la création, de l’interprétation, de l’écoute et de l’enseignement de la musique. Désormais tributaires des technologies de la communication – incontournables pour remplacer la coprésence physique temporairement impossible –, les pratiques musicales ont dû, bon gré mal gré, être « réinventées », pour employer un terme trop souvent entendu au cours des deux dernières années.
Ce numéro spécial hors série – le premier publié par la Revue musicale oicrm – explore quelques-uns des enjeux soulevés par cette situation exceptionnelle. À travers des études de cas centrées sur le monde francophone (en particulier le Québec et la France), les textes qui le composent documentent l’impact de la pandémie de covid-19 sur différents aspects de l’activité musicale, de la composition à l’interprétation en passant par la pédagogie musicale et la pratique musicale amatrice. Rédigés – et publiés – alors que la situation dont ils rendent compte est encore bien actuelle, les textes qui composent ce numéro émanent de recherches encore en plein développement ; en témoignent notamment les liens étroits entre les quatre articles et les deux notes de terrain, qui explorent des questions similaires sous des angles différents et complémentaires.
C’est tout particulièrement le cas du premier article du numéro, dans lequel Isabelle Héroux, Hélène Boucher, Catherine Tardif et Audrey-Kristel Barbeau analysent la nature et les fonctions des ressources numériques dont la pandémie a généralisé l’emploi dans l’enseignement de la musique à l’école primaire et secondaire, même au-delà des périodes de confinement. La réflexion théorique proposée ici est complétée, sur un plan plus empirique, par une note de terrain (signée par Hélène Boucher, Isabelle Héroux et Audrey-Kristel Barbeau) qui rend compte d’un sondage effectué à l’automne 2020 auprès de 517 enseignants et enseignantes québécois·e·s, afin de documenter leurs pratiques d’enseignement de la musique pendant la période de fermeture des écoles entre mars et juin 2020. Il en ressort un portrait nuancé des défis soulevés par la pédagogie musicale à distance, ainsi que des solutions – technologiques et autres – mises en oeuvre par les personnes interrogées.
Les deux articles suivants explorent les modalités de l’interprétation et de la création musicale en contexte de confinement à travers deux études de cas très différentes, mais qui partagent une réflexion commune : comment créer ou maintenir une communauté musicale dans un contexte où il est impossible de se rencontrer en personne ? Dans son ethnographie numérique – et participative – du projet d’atelier de chants du monde Chantons ensemble, mené par le Centre social et culturel de la ville d’Antony (en région parisienne), Frédéric Trottier-Pistien fait ainsi ressortir les enjeux qui accompagnent la poursuite à distance des activités d’une chorale amatrice, et interroge l’emploi dans ce contexte d’outils numériques comme la messagerie instantanée et la visioconférence. Explorant pour sa part la création musicale en contexte de pandémie, Anne-Sophie Riegler analyse le projet de composition collaborative Confiné, mené par le percussionniste Maxime Echardour au printemps 2020, et montre à quel point cette oeuvre constituée d’une chaîne de 29 extraits commandés à autant de personnes différentes est liée au confinement qui l’a vu naître, aussi bien dans ses modalités de création très particulières que dans sa structure musicale elle-même.
Enfin, l’article de Louis Brouillette aborde un type spécifique de pratique musicale liée à la pandémie : les parodies de chansons préexistantes dont les nouvelles paroles évoquent la covid-19. À travers l’analyse statistique et qualitative de 166 parodies réalisées au Québec et diffusées sur YouTube entre mars 2020 et juin 2021, l’auteur fait ressortir différentes facettes de ce phénomène apparu soudainement au début de la pandémie, et dans lequel le répertoire musical québécois occupe une place prépondérante.
Le numéro se conclut sur une note de terrain dans laquelle Caroline Barbier de Reulle ouvre une fenêtre sur le milieu de la musique de cirque face à la pandémie à partir du témoignage du compositeur et multi-instrumentiste Frédéric Lebrasseur, confondateur de la compagnie Machine de Cirque. Cette étude de cas illustrée de nombreux extraits vidéo fait ressortir l’immense créativité déployée par les artistes – musiciens comme circassiens – pour faire face à des circonstances dans lesquelles leurs modes de création et de collaboration habituels sont devenus impraticables.
Le présent numéro n’a bien sûr pas l’ambition d’effectuer un bilan définitif des enjeux soulevés par la pratique musicale en temps de pandémie : il est beaucoup trop tôt pour écrire la conclusion d’une histoire dont nous n’avons pas encore vécu la fin. L’ensemble des études réunies ici permet cependant d’esquisser un portrait – par la force des choses partiel et temporaire – de quelques-unes des facettes de la nouvelle réalité musicale façonnée par la pandémie. D’autres travaux s’y ajouteront, notamment au sein de l’oicrm : dans le cadre du programme de recherche « Musique en temps de pandémie », plusieurs équipes de recherche se penchent en effet sur des questions liées à l’innovation musicale face aux contraintes sanitaires, à la présence web des musiciens et musiciennes en contexte de confinement, à la préservation de leur santé mentale dans ces conditions difficiles, ou encore aux habitudes d’écoute musicale pendant la pandémie. Nous attendons avec impatience les résultats de ces travaux, qui viendront compléter avantageusement les recherches présentées dans ce numéro spécial.
Mot de la rédactrice en chef
Ce numéro est le premier dont je signe l’introduction en tant que rédactrice en chef de la Revue musicale oicrm. Je profite de cette occasion pour saluer Michel Duchesneau, à qui j’ai eu le plaisir de succéder en septembre 2021, et qui, avec une remarquable efficacité, a tenu la barre de cette belle revue pendant ses neuf premières années d’existence. Je remercie également Federico Lazzaro, coordonnateur éditorial par intérim depuis juin 2021, qui a su faire en sorte que la période d’apprentissage qui a accompagné mon entrée en fonction soit aussi fluide et agréable que possible. La qualité de son travail mérite d’autant plus d’être soulignée que nous avons terminé la préparation du présent numéro alors qu’il entamait ses nouvelles fonctions à l’Université de Fribourg, où il occupe le poste de professeur de musicologie depuis le 1er février dernier – nomination pour laquelle je le félicite d’ailleurs chaleureusement ! Le prochain numéro (vol. 9, no 1, consacré à Igor Stravinski et la France et codirigé par les rédacteurs invités Danick Trottier et François de Médicis) sera mené à bien par la coordonnatrice éditoriale Solenn Hellégouarch, que je me réjouis de retrouver en avril prochain.
Appendices
Note biographique
Marie-Hélène Benoit-Otis est professeure de musicologie à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique. Ses projets de recherche actuels explorent la vie musicale pendant et après la Seconde Guerre mondiale, en portant une attention particulière à l’utilisation de la musique en contexte de résistance, de diplomatie et/ou de propagande. Parmi ses publications récentes, on compte Chanter, rire et résister à Ravensbrück (coédité avec Philippe Despoix, Cécile Quesney et Djemaa Maazouzi, 2018), Mozart 1941 (coécrit avec Cécile Quesney, 2019), ainsi que le numéro spécial Musique et oppression des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique (2022).