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Lorsque débute le tournage d’Équateur, Gainsbourg n’a à son actif qu’un seul long-métrage, Je t’aime moi non plus, réalisé en 1976 et deux courts-métrages – Le Physique et le Figuré (1981), film à mi-chemin entre fiction et publicité, et Scarface (1982), pour la télévision. Quoiqu’autodidacte, son expérience en tant que réalisateur est donc indéniable. Selon l’intéressé, François Truffaut lui aurait fait cette prédiction : « Tu finiras dans les cinémathèques[2] ». Deuxième des quatre longs-métrages qu’il réalise entre 1975 et 1990[3], oeuvre de commande, Équateur est le seul à s’inspirer d’un roman, Le Coup de lune, publié par Georges Simenon en 1933[4]. L’étude du processus d’adaptation gainsbourien nous amènera à interroger la vision de l’Afrique du roman de Simenon et celle du film, un parcours qui n’évite pas certains clichés malgré l’« absence de bestioles » (Gainsbourg cité dans Bosh 1983, p. 18). Mais au-delà de l’intrigue et de l’imaginaire visuel, c’est le son qui retiendra ici notre attention, car Gainsbourg réalisateur porte une attention toute particulière à la construction de la bande-son ; c’est d’ailleurs pour la meilleure musique et pour le meilleur son[5] que Je t’aime moi non plus avait été nominé par deux fois aux César du cinéma en 1976. Huit ans plus tard, Équateur offre, lui aussi, l’occasion à Gainsbourg d’être nommé une nouvelle fois aux César pour la meilleure musique de film. Il s’agit cependant là d’une erreur manifeste d’appréciation de la part de l’Académie des arts et techniques du cinéma car, comme le montrera la deuxième section de cet article, la musique est quasiment absente dans le film, Gainsbourg le compositeur s’effaçant derrière l’authenticité recherchée par Gainsbourg le réalisateur. Et pourtant, paradoxalement, tout ou presque est musique dans ce film : des voix off héritières du talk over employé par Gainsbourg depuis « Initials B.B. » en 1968 jusqu’aux constructions des ambiances sonores. Si Gainsbourg-musicien livre un film presque sans musique, il n’en réalise pas moins un film profondément musical, jouant merveilleusement avec les voix, les bruits et les silences, car, comme il l’affirme : « Une bande-son, ça se chiade » (cité dans Bosh 1983, p. 18).

L’Afrique, de Simenon à Gainsbourg

Avec Le Coup de lune – expression qui serait synonyme de « coup de blues » – Simenon quitte son personnage fétiche, le commissaire Maigret, pour s’intéresser à Joseph Timar, jeune homme arrivant tout droit de métropole avec ses rêves d’Afrique. C’est un roman policier, avec son meurtre, celui du Noir Thomas, « boy » de l’héroïne, Adèle Renaud, épouse d’Eugène, tous deux installés au Gabon depuis plus de dix ans. Lorsque débarque le jeune homme, le couple tient un bar-hôtel où, dès la première nuit, Adèle se donne à (ou plutôt « prend ») Timar. Débute une passion dévorante dans laquelle l’ambitieuse Adèle se joue de Timar. Le monde décrit par Simenon est celui du colonialisme : les Blancs dominent, mais tous ou presque sont de pauvres types rongés par le climat, les maladies, les fièvres. Des coupeurs de bois aux représentants de l’administration (policiers, juges, etc.), tous méprisent la population noire. Sans doute arrivé là avec dans la tête des images d’exotisme, peut-être celles que montrait encore l’Exposition coloniale de 1931 où l’on pouvait voir des villages « reconstitués » représenter les différentes possessions françaises, Timar est en décalage total avec ces colons et son rêve d’Afrique s’effondre bientôt : « Exotique, démesurée et fascinante, l’exposition se dématérialisait de nuit sous l’effet des jeux de lumière et des fontaines lumineuses, pour prolonger le rêve de voyage et l’appel d’un ailleurs idéalisé » (Palais de la Porte dorée [s. d.]). Mais il n’y a pas d’exotisme dans le roman que publie Simenon en 1933. Dans cette Afrique, tout est glauque, sale, lointain.

Gainsbourg présente ainsi son adaptation du roman dans le dossier de presse distribué à Cannes en 1983 :

Mon propos est de dessiner et de cerner à la sépia la détérioration progressive d’un être profondément idéaliste et parfaitement intègre dont la lucidité constante et la faiblesse de son romanesque iront à l’encontre de ses pulsions humanistes parallèlement à l’exaspération de ses amours contraintes. Probablement années 50, colonialisme en filigrane.

cité dans Verlant 1992, p. 331-334

Pour Équateur, Gainsbourg joue totalement son rôle d’adaptateur, tout en l’ancrant dans ses préoccupations propres : « J’aimais cette passion tragique sur fond de racisme ; de Simenon, je n’aurais jamais adapté un Maigret, je n’aime guère les structures policières » (cité dans Verlant 1992, p. 332). Ce qu’il retient dans Équateur, c’est une « parabole » qui lui est « proche », celle des « rapports impossibles entre deux races humaines, l’une masculine, l’autre féminine » (ibid.). Tout en estimant ne pas « pouvoir parler d’érotisme » pour « en avoir fait le tour », Gainsbourg se défend également d’avoir voulu céder à l’exotisme (Messarovitch 1983, p. ix). Il prétend avoir tenté de mettre l’accent sur ces relations impossibles en décrivant un « amour-passion ». Gainsbourg affirme ne pas avoir filmé l’Afrique : « L’exotisme, c’est un piège dans lequel il ne faut pas tomber, ni même dans celui des musiques locales, de la faune, de la flore » (ibid.). Pourtant, il reconnaît qu’il était indispensable de tourner en extérieur, ne pas s’enfermer dans un studio. « Il est évident que si ce film avait été tourné en studio, il n’y aurait pas eu les gueules défaites de mes acteurs supportant mal le climat et la chaleur. Ils jouent autrement que si ils [sic] étaient restés à Paris. Nous sommes quelques exilés » (ibid.). Ailleurs, il dit encore : « Mais si je n’avais pas tourné sur place, je n’aurais jamais obtenu de telles performances avec mes acteurs. Ils sont allés à leurs limites » (Bosh 1983, p. 18). Il précise toutefois : « Il n’y a pas plus de bestioles dans mon film que dans le bouquin de Simenon. Je ne suis pas parti au Gabon tourner un remake de Tarzan » (ibid.). Pas d’exotisme à outrance, donc, mais la mise en oeuvre d’une ambiance. Gainsbourg dit avoir prêté une attention particulière aux bruits et pensait vraisemblablement « africaniser » son film par le son : « Si on regarde un horizon à l’image, je mets un chien qui aboie. Ici au Gabon, je mettrai des oiseaux, des hippopotames, des crocodiles » (Messarovitch 1983, p. x). Malgré cela, « pas la moindre girafe, pas le plus petit crocodile dans Équateur » commente Roselyne Bosh (1983, p. 18). Comme chez Simenon, l’Afrique semble n’être qu’un prétexte, un cadre qui aurait pu être tout autre : « L’Afrique, ça n’existe pas l’Afrique », écrit Simenon à la fin de son livre, une phrase à laquelle fait écho la dernière prononcée par Timar (Francis Huster dans le film), en voix off, « L’Afrique, bordel de merde, c’est le tombeau des Blancs ».

De fait, l’Afrique, celle des cartes postales ou des documentaires animaliers – à l’exception d’une longue descente du fleuve en pirogue dont l’objet est tout autre que celui de « montrer » l’Afrique, ou des scènes tournées dans l’exploitation forestière – est bien absente des images du film. L’adaptation est assez fidèle quand bien même Gainsbourg élude certaines scènes du roman comme celles de l’enterrement d’Eugène (Simenon [1933]1958, chapitre 4), la scène de viol collectif et d’abandon de trois femmes noires au milieu de nulle part par la bande fréquentant le bar des Schneider[6] (ibid., p. 43), ou en évoque certaines par des ellipses : c’est la scène du Noir pendu par les pieds et dont on plonge la tête dans une bassine d’eau (p. 35), celle de la jeune fille noire et vierge que Timar déflore dans sa case lors d’un arrêt de la pirogue (p. 168-172)[7], scène que Gainsbourg résume en une nouvelle ellipse, textuelle cette fois[8] et appuyée par un regard largement signifiant. Certains lieux changent (Cognac, où oeuvre l’oncle de Timar, devient Angoulême), et les Renaud/Schneider ont non seulement été coupables d’avoir organisé un réseau de traite des Blanches, mais ont aussi été soupçonnés de trafic de cocaïne. Même s’il ne s’y intéresse guère, Gainsbourg conserve la trame policière. Il aurait été difficile de faire autrement à moins de modifier en profondeur l’ensemble du récit : c’est parce qu’elle tue Thomas qu’Adèle a tout intérêt à s’éloigner de Libreville et convaincre Timar d’acquérir la concession ; c’est encore parce qu’elle l’a tué qu’elle doit revenir à Libreville et parce qu’elle est coupable que Timar, finalement, craque. Gainsbourg reprend même quelques-uns des dialogues écrits par Simenon, quitte à les transposer d’une scène à une autre, sans pour autant nuire à la cohérence du récit. Le changement du titre est, en revanche, dû au Coup de torchon de Bertrand Tavernier, sorti deux ans plus tôt et qui, lui aussi, se déroule sur ce continent. Envisager d’appeler son film Le Coup de lune n’aurait guère été judicieux. Le choix s’est donc fixé sur Équateur.

Si Gainsbourg a voulu une adaptation qui ne montre pas une Afrique de carte postale, le film n’est pas exempt de quelques clichés situant malgré tout l’intrigue dans le temps et dans l’espace. Certes, il ne laisse se dérouler l’intrigue policière qu’en filigrane au profit d’une mise en avant de l’érotisme et de la brutalité des relations entre Timar et Adèle. Mais il lui fallait bien, à moins de changer radicalement le décor du livre, conserver une « certaine idée » de cette atmosphère, humide et pesante, de l’Afrique équatoriale. Timar y vient avec « toutes ses illusions et ses angoisses [et les] interrogations rongeuses du romantique tourmenté » (Parra 1983). Il faut donc à Gainsbourg une Afrique non pas magnifiée (il ne tourne pas Out of Africa), mais une ambiance lourde, dont l’air pesant est brassé par des ventilateurs maladifs (les mêmes que ceux que l’on peut voir dans le bar de Johnny-Jane dans Je t’aime moi non plus). Les acteurs sont suants et baignent dans cette atmosphère moite où règne une seule femme : Adèle. Une femme ambitieuse, prête à tout et qui voit en Timar une sorte de naïf venu vivre son rêve africain. C’est bien cette passion que retient Gainsbourg qui, en cela, ne s’éloigne guère de celles qu’il a déjà mises en musique avec Histoire de Melody Nelson et L’Homme à tête de chou. Certes, Adèle n’est pas une Lolita. La pédophilie nabokovienne n’est pas le sujet et Gainsbourg ne retrouve pas en Adèle l’innocente Melody ou « la petite garce » Marilou[9]. De fait, l’aventure avec l’adolescente noire devient superflue dans le récit gainsbourien.

L’action est transportée des années 1930 aux années 1950 (Vincent Auriol, Président de la République française de 1947 à 1954, apparaît en portrait dans le dos du commissaire lorsqu’il reçoit Timar pour la première fois). Les images de Gainsbourg, au-delà d’une vision d’une Afrique prétendument absente, se complaisent parfois dans une vision du colonialisme non exempte de clichés répondant à des stéréotypes réels ou sublimés. Ces images en rappellent d’autres, plus anciennes, mais tout autant ancrées dans un imaginaire populaire de l’Afrique – voire d’autres colonies comme celles détenues par la France en Asie, par exemple – vue par les pays colonisateurs. Cette imagerie est certes bien présente chez Simenon, et Gainsbourg ne fait que la retranscrire : « c’était même une image classique de la vie coloniale : la pirogue, Timar à l’avant, en complet blanc, le casque de liège sur la tête […] puis tout le long de la pirogue, les pagayeurs nus ou demi-nus, debout l’un derrière l’autre », écrit Simenon (p. 160). Et même si le romancier poursuit en écrivant que « ce n’était même pas pittoresque ! », l’imagerie populaire, elle, adoptait ce cliché-là comme une représentation typique de l’Afrique coloniale. Ainsi, l’image de Timar dans sa pirogue (figure 1), au milieu de piroguiers s’activant tandis que lui se laisse transporter, est déjà présente dans Tintin au Congo, où les rameurs chantent tout en pagayant, guidés par un tambourinaire (voir Hergé [1946]1974, p. 35).

Figure 1

Équateur, Timar descendant le fleuve en pirogue (circa 1:03:30)

© lcj Éditions & Productions

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Tout aussi intéressante est l’image du prêtre. Il apparaît lors du procès et répond lui aussi à la perception archétypale que l’on peut se faire du missionnaire africain (on trouve le même, une fois encore, dans Tintin au Congo, p. 35, par exemple). Une image que l’on peut même qualifier de mythologique tant ses attributs semblent correspondre à sa fonction sociale et nous rappellent notamment la description de l’abbé Pierre par Roland Barthes (Barthes 1957, p. 51-52) : « Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela est complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin ». Cette image « déguise » plus qu’elle ne rend neutre. L’auteur des Mythologies vise ici plus particulièrement la coupe de cheveux de l’abbé Pierre dont il souligne « la foisonnante fortune iconographique […] dans les illustrés et au cinéma. » (ibid., p. 51). Une « iconographie » identique représente le missionnaire africain, en particulier les « pères blancs », devenus images archétypales de l’évangélisation en Afrique (figure 2). La soutane blanche et, souvent, le casque colonial se sont substitués à la canadienne de l’abbé Pierre, mais l’image « mythologique » est identique, quitte à jouer le rôle inverse de celui qu’elle veut signifier. Le point commun entre l’abbé Pierre et le missionnaire est le port de la barbe, qu’une fois encore Barthes décrit comme un « attribut missionnaire ou capucin » qui ne « peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques » (ibid., p. 51-52). C’est l’image même, tout autant iconique que celle de l’abbé Pierre, du Père de Foucauld. C’est celle du missionnaire (qui porte les attributs du père blanc) que l’on voit lors de la scène du faux procès (figure 3). Certes, il est le seul Blanc (avec Timar) à être parmi les Noirs. S’il ne saurait être mêlé aux autres Blancs, on sait bien que son rôle n’est pas de défendre l’accusé, mais de l’amener, le guider, à l’heure du jugement, vers le Dieu des Blancs. Sans oublier, bien entendu, les scènes passées dans la concession avec son contremaître blanc (figure 4) ou bien au tribunal où la justice est exclusivement blanche, le juge (Jean Bouise) étant même filmé un temps en contre-plongée pour lui donner plus de « grandeur » (figure 5).

Figure 2

Missions des pères blancs en Afrique, carte postale, s. d.

© Collection Sirot-Angel/leemage, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Père_blanc_Afrique_équatoriale.jpg, consulté le 8 décembre 2021

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Figure 3

Équateur, l’accusé et la figure « rassurante » du missionnaire (1:16 :05)

© lcj Éditions & Production

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Figure 4

Équateur, dans la concession, le contremaître, image de la puissance coloniale. Dans cette scène Adèle est en train d’estimer le bénéfice que rapportera la vente d’une pièce de bois (51:15)

© lcj Éditions & Productions

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Figure 5

Équateur, au tribunal, le juge, filmé en contre-plongée symbolise la « grandeur » coloniale (1:16:16)

© lcj Éditions & Productions

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La seule image que l’on pourrait qualifier de « positive » est celle de Timar attendant Adèle dans un village (lorsqu’ils se rendent à la concession). Il est assis sur une pirogue, entouré d’enfants, une petite fille posant sa tête sur ses genoux. Mais cette image peut tout aussi bien faire preuve de relents paternalistes (figure 6).

Figure 6

Équateur, Timar au milieu d’enfants dans un village en forêt (42:32)

© lcj Éditions & Productions

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Les textes écrits par Gainsbourg sont de plusieurs niveaux. Il y a les dialogues proprement dits : un certain nombre sont directement empruntés à Simenon, comme les premiers mots d’Adèle en direction de Timar (« thé ou café ? »), mais aussi certains dialogues échangés avec les coupeurs de bois ou le commissaire. Lorsque les dialogues sont estampillés « Gainsbourg », ils sont le lieu où l’auteur se laisse aller à quelques trivialités (Adèle est particulièrement « vulgaire », comme le lui fait remarquer Timar), voire à des anachronismes de langue par rapport à l’époque dans laquelle est censée se dérouler l’action ; Danièle Parra y voit des « “bons mots” [engendrant une] provocation facile et sans surprise » (Parra 1983)[10]. Il y a enfin quelques aphorismes typiquement gainsbouriens (dont certains, au fil des années, sont devenus répétitions obsessionnelles et redondantes d’une oeuvre à l’autre, chanson ou cinéma), mais le plus fameux du film (« L’Afrique, c’est le tombeau des Blancs ») est emprunté : « C’était la phrase des Gabonais qui voyaient les Blancs tomber comme des mouches et que j’ai reprise à mon compte » (cité dans Bosh 1983, p. 18).

Une présence musicale a minima

Dans Équateur, la musique est réduite à la portion congrue, ce qui, de prime abord, semble tout à fait paradoxal de la part d’un réalisateur lui-même compositeur de musique de film reconnu. Rappelons qu’au moment où il tourne son long-métrage, Gainsbourg a déjà mis en musique pas moins d’une quarantaine de films (sans compter ceux pour lesquels il n’a écrit qu’une chanson – voir l’introduction du numéro). Mais, ici, comme nous le verrons, les seules mélodies (les chants) entendues ne sont pas de Gainsbourg et les rares sections musicales se trouvent singulièrement dénuées de mélodies, alors que l’on sait que celles-ci naissaient pourtant aisément de l’imagination de Gainsbourg.

Au début du projet, pourtant, la musique originale était envisagée sous le signe de la profusion. Alors qu’Yves Messarovitch lui demande « comment la musique rendra-t-elle l’atmosphère des années cinquante ? », Gainsbourg, évoquant le cinéma d’Howard Hawks, John Ford ou John Huston, parle d’une partition « extrêmement hollywoodienne, en ce sens qu’en une heure trente d’images, il y aura une heure trente de musique » (Messarovitch 1983, p. ix)[11]. Cette approche wall-to-wall[12] ne semble pas avoir fait long feu puisqu’en mai 1983 Gainsbourg parle à Frank Eskenazi d’une musique pour laquelle il pensait au départ « suivre un hip trip jamaïcain », ajoutant qu’il avait finalement « engagé un compositeur qui se trouve être lui-même » en lui indiquant qu’il « fallait très peu de musique : quelques pulsions et des chants de petites filles » qu’il qualifie « d’absolument sublimes » (entrevue publiée dans Libération le 10 mai 1983, citée dans Merlet 2019, p. 361). En juin, dans le magazine Rock, il explique à Roselyne Bosh que son film est musicalement un retour aux origines : « Après ma période british et mon hip jamaïcain, je remonte le cours du fleuve » (Bosh 1983, p. 19). Quand le film est nominé aux César en 1984 dans la catégorie « meilleure musique », Gainsbourg n’hésite pas à confesser que, s’il avait remporté le trophée, « ça aurait encore été un scandale. C’était un plan d’escroc. J’étais à Lambaréné pour le film Équateur, et j’ai pris des airs ethniques. C’est-à-dire j’ai pris des petites négresses [sic], charmantes, dans une chapelle de Lambaréné, et qu’est-ce que j’ai fait avec mes pagayeurs ? J’ai ajouté des timbales. Donc je le méritais absolument pas[13] » (cité dans Mikaïloff 2017, p. 195).

Au terme de ces déclarations contradictoires, un travail d’historien est nécessaire pour démêler l’écheveau complexe de la musique de ce film. Ajoutant à la confusion, Danièle Parra (1983) évoque un 30 cm et décrit « des percussions inspirées des mélopées du Rwanda [qui] occuperont les deux faces du 33-tours d’Équateur ». Une musique, dixit Gainsbourg, qui « ne se compose pas [mais] se structure en séance » et que Parra décrit comme « superbe » : « Cela donne des plages musicales d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, comme le grondement d’une colère indigène. La plus belle ! Sept minutes où Huster descend le fleuve, dans les halètements des piroguiers, le roulement des tam-tams et le feulement des animaux sauvages ». Or, d’animaux sauvages, fussent-ils « ceux qu’on ne voit pas à l’écran, mais qu’on devine, menaçants, dissimulés dans la végétation », il n’y a point. De fait, on ne peut que s’interroger sur ce que Parra a bien pu entendre.

On sait que Gainsbourg a toujours été attaché au fait que son nom seul apparaisse aux génériques des films dont il a composé la musique, laissant à ses arrangeurs le rôle ingrat d’« hommes de l’ombre ». Il n’est guère étonnant que Gainsbourg musicien ait été engagé par Gainsbourg cinéaste : c’était déjà le cas pour Je t’aime moi non plus et ça l’est également pour Charlotte for Ever et Stan the Flasher. Rien de nouveau sauf que, pour Équateur, on en arrive à un point extrême puisque pratiquement aucune note de musique entendue dans le film ne semble avoir été composée par lui. Tout au plus est-il le directeur artistique des séances qui se déroulent en trois jours et trois nuits du 5 au 7 avril 1983 au studio Ferber. C’est, cette fois-ci, à Marc Chantereau qu’il confie son « carnet de voyage » pour qu’il y ajoute des percussions, du synthétiseur et retravaille ces bases sonores pour leur donner une dimension nouvelle. Autrement dit, Gainsbourg semble ne pas avoir dérogé à son habitude : confier l’indispensable travail d’arrangement à d’autres pour officiellement signer l’ensemble de son nom. Jannick Top à la basse et Slim Pezin à la guitare sont venus épauler Chantereau lors de séances.

Trois sources servent ici à ce qui se révèle être une véritable enquête : les feuilles de timbres (la déclaration) déposées à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem)[14] ; les sources studio (évoquées par Sébastien Merlet dans son Gainsbook) ; le film et ce que l’on y entend réellement. Force est de constater qu’il existe des différences notables entre ces trois sources. Elles peuvent n’être que la confirmation des errements et hésitations entre les déclarations d’intention énoncées par Gainsbourg dans les différents articles cités ci-dessus et ce qu’il a finalement décidé d’intégrer comme « musique de film » dans son montage final.

En ce qui concerne la musique officielle du film Équateur telle qu’elle apparaît dans le coffret Gainsbourg 2015, puis sur un vinyle publié chez Gaumont musique en 2017, elle se résume à deux titres figurant sous les noms « Équateur (générique) » et « Un cargo vers l’Afrique », très certainement enregistrés pendant les séances au studio Ferber. Le problème est qu’ils sont totalement absents du film quoiqu’ils ne soient pas sans lien avec la musique finalement retenue. On entend dans « Équateur (générique) » la basse caractéristique de Jannik Top jouant un même riff sur une rythmique assurée par la guitare électrique et des percussions puissantes. Le second titre est un montage sonore réalisé en studio, construit en deux parties de part et d’autre de la déclamation par Gainsbourg du titre de son film : « É-qua-teur » (avec un détachement très prononcé des syllabes). La première partie est un duo entre un balafon et la basse de Jannick Top sur un fond bruitiste – préfiguration de l’importance des bruits dans le film – correspondant à celui du cargo entendu à (02:31) dans le film ; les percussions ouvrent la seconde partie, rejointes par la basse de Top et plusieurs parties de guitare rythmique.

La feuille de timbres Sacem comporte trois thèmes écrits (dont deux intitulés « Équateur 1 », exemples 1 et 2), ainsi que des bruitages et montages sonores divers, des éléments, parfois intitulés différemment, mais que l’on retrouve dans la liste établie par Merlet (2019, p. 384). L’élément mélodique déposé par Gainsbourg sous le titre « Équateur 1 » (exemples 1 et 2) semble n’être en définitive qu’un pastiche d’un chant religieux existant, intitulé « La Paix soit avec nous », dont on entend distinctement deux éléments mélodiques repris en boucle tout au long des deux génériques (extrait vidéo 1), agrémentés de percussions et notes de basse posées par Jannick Top (exemples 3 et 4). Cette chanson est en fait une composition signée Michel Wackenheim (compositeur) et Christiane Gaud (auteure du texte)[15], déposée à la Sacem et enregistrée sur un disque 45 tours quatre titres intitulé Viens parmi nous, 8, interprété par les Petits Chanteurs d’Asnières en Île-de-France et publié en 1973[16]. Sans parler ici de plagiat (nous en sommes assez loin et seules des similitudes sont ici mises en lumière), « La Paix soit avec nous » a sans doute généré l’écriture des mélodies des deux versions titrées « Équateur 1 ». Pastiches ? Variations sur le même thème ? Il est assez difficile de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, ces deux versions du thème 1 ne sont jamais entendues dans le film.

Exemple 1

« Équateur 1 », recto feuille de timbres Sacem. Thème signé Gainsbourg.

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Exemple 2

« Équateur 1 », verso feuille de timbres Sacem. Thème signé Gainsbourg.

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Exemple 3

Michel Wackenheim (compositeur) et Christiane Gaud (auteure du texte), extrait de la partition de « La Paix soit avec nous ». Premier des deux éléments entendus dans les génériques (00:00).

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Exemple 4

Michel Wackenheim (compositeur) et Christiane Gaud (auteure du texte), extrait de la partition de « La Paix soit avec nous ». Deuxième élément entendu dans les musiques des génériques (00:12).

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Que penser de ce chant religieux en ouverture du film sur un long travelling balayant de haut en bas une photographie de Noirs pendus (extrait vidéo 1) ? Il vient sans doute souligner l’aspect christique de ce sacrifice dont on peut espérer qu’il n’ait pas été vain. Chez Gainsbourg, rien n’est totalement innocent, et cette image renvoie sans doute au « Strange Fruit » chanté par Billie Holiday. On sait quel amour Gainsbourg portait à l’oeuvre de la chanteuse. Composé en 1946 par Abel Meeropol, le texte de « Strange Fruit » dénonce les necktie parties (des pendaisons de Noirs) qui avaient lieu dans le sud des États-Unis. Les Blancs y venaient comme on vient au spectacle. Les premiers vers de la chanson disent : « Southern trees bear strange fruit / Blood on the leaves and blood on the root / Black bodies swinging in the southern breeze / Strange fruit hanging from the poplar trees ». On ne peut également s’empêcher de voir, comme le rappellent fort justement Aknin, Crocq et Vincendet dans leur ouvrage consacré au cinéma de Gainsbourg (2007, p. 160), une similitude entre le générique d’Équateur avec le début de J’irai cracher sur vos tombes, film de Pierre Gast (1959) adapté du roman éponyme de Boris Vian où l’on voit le frère du héros (noir) pendu à un arbre par des Blancs.

forme: 2218800.jpg

Extrait vidéo 1 : Équateur, générique (0:00-02:27) avec commentaire analytique © lcj Éditions & Productions.

Le second motif du film, « Équateur 2 », résulte du même processus que le premier. Tel qu’il est entendu dans le film, ce motif revient deux fois : lors de la première scène de sexe entre Timar et Adèle puis lors de la reprise de cette scène tandis que Timar, revenant à Libreville, se remémore cette première rencontre. Le relevé simplifié de cette mélodie chantée par des jeunes filles (exemple 5) montre une certaine parenté entre la mélodie déposée à la Sacem (exemple 6) et celle entendue dans le film. Nous pensons notamment à cette formule (entourée dans les deux exemples cités) que l’on trouve aux mesures 1 et 2 de l’exemple 5 et 7-8 de l’exemple 6. Elle semble avoir nourri la mélodie déposée par Gainsbourg. Les voix féminines entendues dans ce nouveau titre sont très proches de celles du premier morceau, ce qui fait penser à une source commune de ces deux morceaux : il est ainsi permis d’accorder du crédit à la déclaration de Gainsbourg relative à l’enregistrement de chanteuses noires à Lambaréné, un enregistrement par-dessus lequel il aurait ensuite fait jouer ses musiciens lors des séances au studio Ferber[17].

Exemple 5

« Équateur 2 », relevé (simplifié) de la piste sonore du film, Équateur, 12:55. Les pistes musicales du film n’existant pas en disque vinyle (Gainsbourg 2017) ou cd (Gainsbourg 2015), nos relevés sont effectués à partir de la piste de son du dvd (Gainsbourg 2005).

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Exemple 6

« Équateur 2 », thème tel que déposé par Gainsbourg à la Sacem.

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Un troisième motif musical (noté sur la feuille de timbres comme des « bruitages » réalisés aux percussions et intitulé « Africa ») est entendu en deux moments. Le premier lors du meurtre de Thomas, le second lorsqu’au tribunal Timar craque et accuse Adèle d’être la vraie coupable. Essentiellement rythmique, mais comportant également des parties de basse et de guitare, il fonctionne comme un riff mis en boucle. Faut-il considérer ce que l’on entend durant la longue séquence de la descente du fleuve comme un quatrième motif ? Assurément, même si cette séquence est considérée sur la feuille de timbres comme élément de « bruitage ».

D’autres scènes combinent différents sons. Dans le Gainsbook, Sébastien Merlet, Christophe Geudin et Jérémie Szpirglas révèlent que « sur les boites des deux bandes 24-pistes enregistrées au studio Ferber, des titres sont assignés aux fragments sonores » (Merlet 2019, p. 385)[18]. Le son du cargo que l’on entend dès la fin du générique en fait partie. D’autres combinent différents éléments. La remontée du fleuve en est un excellent exemple. Le « thème » que l’on entend est intitulé (toujours sur la feuille de timbres) « Les Oiseaux ». Il s’agit d’une véritable composition bruitiste – où se mêlent chants d’oiseaux et bruit du moteur – sur laquelle nous revenons dans notre dernière partie. Les différentes apparitions de ces éléments musicaux/bruitistes sont résumées dans le tableau 1.

Un dernier élément musical, pratiquement imperceptible et complètement diégétique, est entendu lors du premier arrêt au village (42:50-43:33) : un chant interprété par des hommes placé en arrière-plan dans le mixage (les bruits dominent : chant d’oiseaux, Timar martelant le sol avec la crosse de son fusil, etc.).

Contrairement à ce que pourrait faire croire la signature au générique de Gainsbourg comme compositeur de la musique de film, deux des thèmes d’Équateur (« Équateur 1 » et « Équateur 2 »), chacun faisant l’objet d’une double occurrence, sont des thèmes, sinon africains, du moins enregistrés en Afrique, mais dont « l’authenticité » est toutefois fortement teintée de relents colonialistes. Seul le morceau « Africa » peut être considéré comme un véritable élément de musique originale, mais dans un idiome plus africain que gainsbourien comme le revendique son titre. Enfin, il faut à présent s’interroger sur les titres « Les Oiseaux », « Pirogue 1 » et « Pirogue 2 » dans une perspective sonore plus globale.

Tableau 1

Apparition des éléments musicaux dans Équateur.

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Un traitement musical des voix et des bruits

Dès ses origines, le cinéma a revendiqué une part musicale :

Tout film sérieux et pensé doit, à la base de sa réalisation technique, de sa composition, faire intervenir un rythme propre, plus près du rythme de la poésie. Mais les films absolument beaux, dignes de l’épithète art, doivent puiser leurs rythmes dans un – ou des – thèmes, vrais motifs visuels correspondant en tous points aux thèmes musicaux auditifs, et qui doivent subir et souffrir des développements aussi intelligents que les développements des thèmes dans une symphonie beethovénienne. Dans ces films, il faut non seulement un thème principal d’ordre rythmique qui résumera le sens général de l’oeuvre et planera sur elle, mais encore une – ou plusieurs – seconde idée d’ordre mélodique servant à exprimer des sentiments répétés, physiques ou psychologiques.

Ramain 1925 cité dans Guido 2002, § 22

Dans le sillage de Maurice Jaubert[19], Pierre Schaeffer a très tôt repéré la manière dont les voix, les bruits et la musique s’unissent dans la bande-son tout en conservant leurs divergences :

Dans la piste sonore elle-même se superposent trois éléments qui sont à mon sens extrêmement hétérogènes : le bruit, la parole, la musique. […] Certes, les rapports sont étroits entre le bruit des mots, des choses et des instruments, mais il me semble important de bien marquer dès l’abord leur divergence et en quoi ces trois sortes d’éléments partent du réalisme de l’image en s’en écartant de plus en plus, dans un ordre qui est bien évidemment celui qui va du bruit à la parole et de la parole à la musique.

Schaeffer [1946]1992, p. 462

L’assemblage de voix, de bruits et de musiques peut être conçu comme une oeuvre musicale au service de la narration. Dans son analyse d’Elephant (Gus Van Sant, 2003), Pierre Couprie écrit :

De notre point de vue, la bande-son peut être analysée comme une oeuvre électroacoustique, la musique de Beethoven étant alors un matériau sonore constitutif d’un paysage sonore plus global. Ce paysage sonore est virtuel, c’est-à-dire recomposé à partir de sons enregistrés dans des espaces différents, et caractéristique de la création acousmatique. Ainsi analysée, la bande-son entre en résonance avec les images du film en proposant une lecture parallèle ou en amplifiant la déconnexion des personnages d’avec la réalité.

Couprie 2015, p. 135

C’est sous ce paradigme de la musicalité de la bande-son que nous penserons l’intégration de la voix et des bruits à Équateur. Comme pour la musique, la conception sonore de Gainsbourg semble avoir singulièrement évolué depuis les débuts du projet :

Le son naturel, c’est nul. Aujourd’hui, pour faire vrai, on enregistre n’importe quoi, les bruits de bistrots et les chasses d’eau, même si ça ne sert pas le « climax ». J’ai refait toutes mes ambiances, selon ma propre hiérarchie. D’abord la musique, ensuite le bruitage, enfin le dialogue, quand c’est indispensable. Et encore, en « slang », je n’aime pas les discours.

Gainsbourg cité dans Bosh 1983, p. 19

Finalement, Gainsbourg fait le choix, pour les dialogues, de la prise directe : « J’aime pourtant beaucoup le cinéma italien qui tourne toujours en muet » – explique-t-il à Yves Messarovitch (1983)[20] – « Même Fellini tourne en muet. Mais je pense qu’avec des acteurs aussi instinctifs que Sukowa et Huster, il faut tourner en son direct ».

En dehors des dialogues, le film est parcouru par une voix off, celle de Timar, qui commente l’action dans des monologues intérieurs qui instaurent une distanciation brechtienne. Gainsbourg, en 1982, évoquant sa voix cassée par le « tabagisme et l’éthylisme » et l’usage du talk over, lui trouvait – à la différence de sa voix des débuts, « trop concernée » – cette distanciation brechtienne nécessaire au discours[21].

Si l’écriture de la voix off n’a rien d’exceptionnel en elle-même – comme l’indique Danièle Parra dans sa critique du film, la voix de Huster s’inscrit dans la « tradition des récits d’aventure » (Parra 1983) –, c’est dans son rapprochement avec la voix gainsbourienne qu’elle acquiert une forte identité : syntaxe, vocabulaire – quand bien même Timar évoque cette « putain d’Adèle » – parfois plus recherché, frôlant les récits poétiques dont Gainsbourg a usé dans ses albums parlés des années 1970. Il y a jusqu’à la manière de dire le texte par Huster qu’on peut rapprocher du talk over développé par le musicien depuis « Initials B.B. ». La voix de Huster résonne en définitive telle une sorte d’alter ego, comme si Gainsbourg, en un étonnant transfert, retrouvait avec Timar et à travers ce timbre de voix, cette diction, l’errance des narrateurs de l’Histoire de Melody Nelson (1971) ou de L’Homme à tête de chou (1976)[22]. Peut-être pourrions-nous même parler de « voix-je » telle que définie par Michel Chion, même si cette voix-je garde par son énonciation même cette distance, ce détachement brechtien que nous évoquions plus haut :

Ce qui en fait une « voix-je », ce n’est pas seulement l’utilisation de la première personne du singulier. C’est surtout une certaine manière de sonner et d’occuper l’espace, une certaine proximité par rapport à l’oreille du spectateur, une certaine façon d’investir celui-ci et d’entraîner son identification.

Chion 1982, p. 53

Contrastant avec la forte présence de la voix de Huster, les Noirs sont des personnages silencieux, soumis (on le voit dès la scène d’arrivée de Timar dans le bar). Dans Équateur, les Noirs ne parlent pas, leurs regards sont souvent vides, inexpressifs, comme soumis à la domination blanche, implacable et injuste (la scène du tribunal d’où ne monte qu’une vague de protestation vite étouffée est à cet égard éloquente). Lorsqu’un personnage noir s’exprime, c’est soit dans un français rudimentaire (« Froidir moteur », dit le pilote de la pinasse à moteur à l’aller, phrase d’ailleurs prise à Simenon ; « Nous camper ici », dit le chef noir de la pirogue au retour), soit dans un dialecte incompréhensible aux yeux des Blancs – c’est aussi le cas dans le roman – qui le condamne d’avance (le Noir jugé en lieu et place d’Adèle et qui est finalement condamné et pendu). C’est sans doute le moment de remarquer que Gainsbourg lui-même n’a jamais été exempt d’une forme de néo-colonialisme, que ce soit dans la fétichisation du corps des femmes noires (« Couleur café »)[23], leur « tendance » à l’embonpoint (« Joanna »), la désinvolture avec laquelle les Noirs feraient l’amour (« Là-bas c’est naturel »), ou les innombrables utilisations du mot « nègre » dans ses chansons (« Black and White », « L’Hôtel particulier », « Pamela Popo », « Marilou reggae », « Bana basadi balalo »).

Afin de montrer les manières dont voix et bruits construisent une bande-son musicale, avec ou sans présence de musique à proprement parler, nous nous proposons d’analyser les trois séquences suivantes : la remontée du fleuve, une séquence érotique (« érotisme sous moustiquaire[24] ») et la descente en pirogue exemplifient chacune une combinaison particulière (bruits et voix pour la première, bruits et musiques pour la seconde, voix, bruits et musique pour la troisième).

Dans la séquence de la remontée du fleuve[25] (39:39-41:16), correspondant au cue « Les oiseaux », aucun son – hormis celui du moteur de l’embarcation qui ouvre la séquence et s’estompe peu à peu – n’est diégétique. La bande-son ne cherche même pas à être une construction « réaliste » d’une ambiance de forêt équatoriale, mais s’affiche comme une composition acousmatique qui s’élabore comme une véritable partition sonore. La voix est off, traduisant les sentiments intérieurs (ce que nous appelons ici le « monologue intérieur »), elle exclut de fait tout diégétisme. Le montage réalisé par nos soins pour l’analyse de cette séquence (extrait vidéo 2), superpose les images du film et le spectrogramme de la piste sonore défilant en temps réel au-dessus des images. La figure 7 reprend ce spectrogramme où l’on peut clairement lire les différentes étapes de construction. On y distingue nettement (en rouge orangé) l’élément stable (que nous appellerons « oiseau 1 ») qui parcourt l’ensemble de la séquence, ainsi que les traits verticaux réguliers (« oiseau 2 ») qui constituent la base « rythmique » de cette musique. De 0:00 à 0:40, l’espace, d’abord saturé puis de moins en moins dense, est occupé par le bruit du moteur qui s’atténue au moment où la voix off se fait entendre (à partir de 0:35 environ). C’est au moment de l’entrée de la voix off qu’apparaissent les percussions. La fin de la séquence est entièrement musicale, les bruits diégétiques ayant complètement disparu.

Figure 7

Spectogramme de l’intégralité du cue « Les Oiseaux » (39:39-41:16). Réalisé avec Sonic Visualiser.

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Si l’on zoome sur la dernière section du spectrogramme (les vingt secondes après la dernière intervention de la voix off), on distingue très nettement les différents éléments sonores qui construisent cette partie. Outre les percussions, les différentes couches constituées de différents chants/sons d’oiseaux sont très nettement perceptibles : nous en soulignons quelques-unes dans la figure 8. Après l’arrêt au village (une narration qui fait se succéder navigation-arrêt-navigation que l’on retrouve dans la séquence de la « descente du fleuve »), le son reprend cette idée de montage sonore où les cris de Timar en plein délire (et toujours hors-champ) se substituent à la voix off (on entend également Adèle toujours hors champ) avec à l’image une vue subjective (celle de Timar) du paysage, déformée par la fièvre.

Figure 8

« Les Oiseaux ». Spectrogramme des 20 dernières secondes réalisé avec Sonic Visualiser.

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Dans cette séquence, la conjugaison des intonations de la voix (mots accentués, ton dramatique) et de l’aspect extrêmement répétitif des chants des oiseaux amplifient démesurément l’atmosphère étouffante de cette remontée du bras d’eau (extrait vidéo 2).

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Extrait vidéo 2 : Équateur, la remontée du fleuve (cue : « Les Oiseaux ») (39:39-41:16) avec commentaire analytique et spectrogramme réalisé avec Sonic Visualiser © lcj Éditions & Productions.

La séquence de l’« érotisme sous moustiquaire » (11:21-14:21) est construite en deux temps sonores. D’abord presque silencieuse (quelques bruits extérieurs, celui du ventilateur au plafond), un silence à peine troublé par le monologue d’Adèle, elle est, dans un deuxième temps, accompagnée, dès lors que les deux personnages vont avoir leur première relation intime, par une musique qui va aller crescendo jusqu’au climax (un simple petit cri d’Adèle suffit à exprimer l’acte) et s’interrompre brutalement par l’arrêt de la musique. Une ellipse tardive (leur étreinte dure vraisemblablement au-delà de ce que l’on nous donne à voir) avec un plan sur le ventilateur sert en fait de raccord avec la scène suivante. Tout ici semble lourd, moite, le corps suant de Timar (ce qui n’est pas le cas d’Adèle), le lent tempo imprimé par le ventilateur, la musique même, qui entre progressivement dans la scène, s’immisce peu à peu. L’acte sexuel semble lent, rythmé par des gestes réduits au minimum. La scène, même détachée de l’ensemble, renvoie à travers plusieurs marqueurs (sueur, ventilateur maladif, moustiquaire…) vers un pays équatorial. Le chant, les voix rappellent un imaginaire africain encore une fois marqué par le colonialisme ambiant : jeunes filles noires « évangélisées » par des missionnaires, chantant en choeur, quand bien même le chant entendu ici n’a pu être identifié comme chant religieux (extrait vidéo 3).

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Extrait vidéo 3 : Équateur, « Érotisme sous moustiquaire » (11:21-14:21) avec commentaire analytique © lcj Éditions & Productions.

Souvent considérée – par ce plan en caméra fixe qui attend l’arrivée de la pirogue venant du fond de l’écran vers le spectateur en un temps qui paraît extrêmement long – comme la scène la plus impressionnante du film, la descente du fleuve en pirogue (59:12-1:03:30)[26] se découpe en plusieurs séquences. Nous avons choisi d’analyser ici l’intégralité des quelque 7 minutes 40 secondes de cette scène, depuis le départ de Timar de la concession jusqu’à son souvenir de la première étreinte avec Adèle. La scène centrale (l’arrêt au village) renvoie, par sa construction, à la remontée du fleuve, elle aussi en deux temps avec un interlude « villageois », comme dit précédemment. La rencontre avec la jeune fille de douze ans est ici singulièrement éludée alors qu’elle fait l’objet d’un développement plus important chez Simenon. Gainsbourg, notent Aknin, Crocq et Vincendet (2007, p. 162), était « particulièrement fier de cette séquence, moment sublime d’hommes perdus sur un fleuve immense, qui avancent malgré leur peur ».

De l’image du « colon en pirogue » telle que décrite plus haut à la bande-son, tout est représentation d’une certaine Afrique dans cette séquence. Les images des corps noirs dans la pirogue, filmées parfois de face, parfois de dos, mais très souvent en plans très rapprochés (et même gros plans) participent à cet esthétisme des corps qui semble fasciner Gainsbourg[27]. La bande-son est comme détachée de ce que l’on voit : quoique les piroguiers soient muets (sauf le chef annonçant l’arrêt au village), on croit les voir ahaner sous le martèlement de timbales invisibles (qui rappellent non seulement l’imagerie habituelle des galères, mais semblent également prendre de plus en plus de place dans le mix au fur et à mesure de la poursuite du voyage). Leur « soumission » n’en est que plus visible : on « voit » ce que l’on entend dans une image, qui, en définitive, ne le montre pas (extrait vidéo 4).

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Extrait vidéo 4 : Équateur, descente du fleuve en pirogue (59:16-1:06:07) avec commentaire analytique © lcj Éditions & Productions.

En conclusion, cet article n’a pas pour but de réhabiliter un film qui fut éreinté par la critique[28], mais cherche plus modestement à révéler un aspect caché de l’esthétique cinématographique gainsbourienne. Par-delà les phénomènes d’intertextualité avec son film antérieur Je t’aime moi non plus – le camion jaune de Krasky que l’on retrouve filmé de manière identique au début d’Équateur ; le personnage de Boris, joué par René (ou Reinhardt) Kolldehoff que l’on reconnaît en Eugène, avec le même costume (pantalon improbable, tricot de corps sale et bretelles, jamais coiffé, suant et au souffle court) et la santé fragile ; les deux salles de bar – et une esthétisation des images où, derrière le Gainsbourg-cinéaste apparaît en filigrane Lucien Ginsburg-peintre[29], nous avons cherché à montrer l’extrême soin apporté à la bande-son[30], une bande-son conçue comme une musique. Gainsbourg confie à Eskenazi à ce propos : « Si le compositeur avait dû être plus présent, j’aurais alors composé une ballade ; en fait, la musique, c’est le film » (cité dans Merlet 2019, p. 361).

Dans Équateur, Gainsbourg ne montre pas l’Afrique mais s’attache à en proposer une vision éminemment personnelle qui transpire littéralement à chaque instant du film. Les gouttes de sueur qui perlent en permanence des visages, la fièvre qui guette les personnages ou encore l’inaltérable luminosité des paysages sont accompagnées de répétitions obstinées de bruits, de la présence insistante de Francis Huster en voix off et des sons sourds et pesants des percussions, traduisant pour l’ouïe une chaleur que l’on devine écrasante et oppressante, le tout allié à une lenteur de filmage qui, selon le réalisateur, correspond à l’essence même de l’Afrique :

Quand on dit qu’il y a des longueurs sur Équateur, bordel ! Il y a un petit Français qui est venu me voir à Paris, que j’avais connu au Gabon. Il m’a dit : « Monsieur Gainsbourg, vous avez tout compris à l’Afrique ! » C’est ça, cette longueur, ces pagayeurs, avec Francis Huster qui revient voir Sukowa. Et moi, j’ai ajouté des timbales. C’est fulgurant, la noblesse de ce plan !

Gainsbourg cité dans Mikaïloff 2017, p. 196

Alors en pleine promotion de Charlotte for Ever en 1986, Gainsbourg répond à un journaliste de la Radio Télévision Suisse : « Équateur tiendra la route après analyse. Il n’y a pas eu d’analyse » (Defaye 1986). Avec ces quelques pages, nous espérons avoir contribué à lui rendre justice.