Article body

Le 22 janvier 2020 s’est tenu à Genève, salle Ernest Ansermet, le premier laboratoire du projet de recherche en création « Perspectives actuelles de la musique polychorale »[2]. C’est à cette occasion que la pièce Echo, composée dans le cadre de ce projet par l’auteur de ce texte, a été interprétée pour la première fois. L’oeuvre, écrite pour un effectif indéterminé de 12 parties réparties en trois ensembles, a réuni, sous la direction de Michel Pozmanter, 11 étudiants de la Haute école de musique (hem) de Genève, 4 membres de l’ensemble Contrechamps et William Dongois, cornettiste, professeur à la hem et collaborateur scientifique dans ce projet. Ce texte a donc pour objectif de présenter les résultats de ce projet de recherche tels qu’ils se concrétisent dans Echo.

Origine du projet

À l’origine de ce projet, il y a l’admiration d’un compositeur pour la musique vénitienne du xvie siècle, et tout particulièrement pour la façon dont Giovanni Gabrieli est parvenu à écrire une musique polyphonique si riche, si somptueuse avec ses multiples choeurs répartis dans l’espace, sans jamais recourir au paramètre du timbre : en effet, à l’époque, la voix était le principal modèle de l’écriture musicale[3] et les indications instrumentales dans les partitions faisaient encore figure d’exception, laissant ouverte l’instrumentation des oeuvres.

L’objectif de ce projet a donc été de retrouver une telle ouverture instrumentale dans une oeuvre nouvelle, composée dans mon propre langage musical, une partition polyphonique qui puisse donc accueillir des instruments très différents et en nombre variable : ce sera Echo.

Le texte chanté

La première étape du travail a été de composer une nouvelle partition destinée à des voix : elles sont au nombre de 12 et sont réparties en trois ensembles. Le texte chanté est extrait des Métamorphoses d’Ovide, et plus précisément de son troisième livre, dans cette scène à la fois tragique et superbe où la nymphe Écho assiste, impuissante, au dépérissement de Narcisse : Narcisse qu’elle aime, mais qu’elle aime sans retour et qui se laisse mourir, accablé par la douleur de ne pouvoir aimer l’être qu’il voit dans son propre reflet. Écho avait été condamnée par Junon à ne plus pouvoir parler, sauf pour répéter les derniers mots qu’elle entend. Alors, à chaque fois que Narcisse dit « hélas », Écho répète ce mot ; et quand Narcisse prononce ses dernières paroles – « Hélas, enfant aimé en vain ! Adieu » –, elle les répète également, puisque tous deux, Narcisse comme Écho, sont en train de perdre l’être qu’ils aiment.

Cette pièce met ainsi en musique les lamentations d’Écho et c’est pourquoi les seuls mots chantés ici sont ceux prononcés par la nymphe dans cette scène : « Eheu » (« Hélas »), « Heu frustra dilecte puer » (« Hélas, enfant aimé en vain ») et « Vale » (« Adieu »).

Il n’a plus cette couleur, blanc mêlé de rouge,

ni cette vigueur, ni ces forces, ni tout ce qu’il admirait ;

plus ce corps, qu’autrefois aimait Écho.

elle le voit, en colère, elle n’a pas oublié,

mais elle le plaint et chaque fois que le pauvre enfant dit

« hélas », de sa voix qui répète elle dit « hélas » !

Quand de ses mains il frappe ses bras,

elle renvoie le son du coup.

Les dernières paroles de l’enfant qui regarde dans l’eau :

« hélas, enfant aimé en vain », tous ces mots, le lieu

les répète ; il dit « adieu », « adieu » dit Écho.

Il laisse tomber sa tête fatiguée dans l’herbe verte ;

la mort ferme les yeux qui admiraient la beauté de leur maître[4].

Cette référence au mythe d’Écho explique bien évidemment le choix du titre de la pièce. Mais ce titre fait également référence à l’écho considéré cette fois sous sa forme musicale : avec ses trois ensembles répartis dans l’espace, ma pièce s’inspire bien évidemment des procédés d’écho qui caractérisent la musique vénitienne du xvie siècle. Enfin, ce titre Echo renvoie également au projet même de cette nouvelle pièce qui se fait l’écho d’une musique du passé, dans une démarche qui n’est cependant ni néoclassique ni postmoderne, mais qui a pour objectif de s’approprier une idée musicale ancienne afin qu’elle fasse sens au sein d’une oeuvre nouvelle. D’ailleurs, c’est finalement ce que parvient à faire la nymphe lorsqu’elle s’approprie les mots qu’elle emprunte à Narcisse, quand elle les fait siens, comme par exemple lorsque celui-ci entend un bruit et dit : « N’y a-t-il pas ici quelqu’un ? », et que la nymphe lui répond : « Si, quelqu’un ! ».

Figure 1

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), première page (mes. 1-7) du conducteur.

-> See the list of figures

Figure 2

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), première page (mes. 1-13) de la partition de soprano I.

-> See the list of figures

L’original et ses variantes

Comme le montre la première page du conducteur d’Echo (figure 1), on peut voir que ce dernier se présente sous la forme d’une partition pour 12 voix. Si l’on observe à présent la partition de la partie de soprano I correspondant également au début de l’oeuvre (figure 2), on remarque qu’elle ne présente plus une mais quatre lignes qui sont autant de versions différentes de la même partie. La première ligne forme l’« original » à partir duquel ont été composées trois « variantes », suivant une densité d’écriture croissante : ce sont les trois lignes suivantes, qui correspondent à des diminutions écrites, comme celles que l’on peut d’ailleurs trouver dans les traités de diminutions du xvie siècle[5].

Le mode d’emploi de cette partition est simple : chaque interprète choisit une version parmi les quatre disponibles, en fonction de trois critères :

  1. Le résultat sonore visé (en accord avec le chef et les autres musiciens),

  2. Les spécificités de son instrument ou de sa voix (vélocité, caractère, etc.),

  3. Ses capacités techniques (certaines variantes ne sont accessibles qu’aux musiciens les plus avancés).

L’interprète a également la possibilité de passer de l’une à l’autre des versions au cours de la pièce et constituer ainsi son propre parcours au travers de la partition. Par ailleurs, une même partie peut être jouée simultanément par plusieurs interprètes, comme ce fut le cas lors du laboratoire genevois pour les parties de soprano I, basse I, alto III et basse III (voir effectif ci-après). Une ligne mélodique peut alors se trouver superposée à sa propre variation, donnant ainsi naissance à une hétérophonie.

Effectif du laboratoire Genevois :

 Ensemble I – quatuor à cordes et deux voix :
 Soprano I : voix de soprano + violon
 Alto I : violon 2
 Ténor I : alto (cordes)
 Basse I : voix de basse + violoncelle

 Ensemble II – quatuor d’anches :
 Soprano II : hautbois
 Alto II : clarinette
 Ténor II : cor de basset
 Basse II : basson

 Ensemble III – ensemble d’instruments anciens :
 Soprano III : cornet à bouquin
 Alto III : flûte à bec + violon
 Ténor III : serpent
 Basse III : sacqueboute + basson baroque

Un extrait du laboratoire genevois (extrait audio 1) permet de constater l’accroissement progressif de la densité de l’écriture musicale depuis l’original jusqu’à la troisième variante : ici, Michel Pozmanter demande aux musiciens de jouer la première section de l’oeuvre dans sa version originale tout d’abord, puis dans ses première, deuxième et enfin troisième variantes (on remarque dans l’extrait sonore que tous les musiciens n’atteignent pas la troisième variante, certains s’arrêtant à la première ou la deuxième pour des raisons liées à leur instrument ou à leurs capacités techniques).

Extrait audio 1 : Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), original et variantes 1 à 3 (mes. 1-13). Écouter.

Enfin, pour permettre au chef de contrôler avec précision le parcours de chaque interprète, notamment lors des répétitions partielles avec l’un des trois ensembles, il existe trois partitions dont chacune présente les quatre voix d’un ensemble donné dans chacune de ses quatre versions (figure 3).

Les procédés de diminution

Les variantes composées à partir de l’original s’inspirent des procédés de diminution employés à l’époque de Gabrieli, et l’on distinguera dans Echo trois procédés différents dont chacun est associé à l’un des trois tempi employés dans la pièce.

Dans les sections au tempo modéré (croche = 58, figure 4), les variantes prennent le terme de diminution dans son sens premier, celui d’une diminution des valeurs rythmiques : par exemple, d’une noire dans l’original, on obtient deux croches dans la première variante, un triolet de croches dans la suivante et quatre doubles croches dans la dernière. Quant aux hauteurs employées dans ces variantes, elles appartiennent toutes à l’harmonie et ne font donc apparaitre aucune note étrangère. On remarquera ici un principe appliqué dans toutes les variantes, quel que soit le tempo dans lequel elles apparaissent, et qui se trouve aux fondements de la diminution ancienne, à savoir le respect de la ligne mélodique : c’est pourquoi toutes les variantes, malgré leurs différences, se rejoignent toujours sur les mêmes points d’appui au sein des mélodies variées.

Figure 3

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), première page (mes. 1-7) du conducteur du choeur I.

-> See the list of figures

Figure 4

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), première page (mes. 1-13) de la partition de ténor I.

-> See the list of figures

Figure 5

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), page 14 (mes. 257-277) de la partition de soprano III.

-> See the list of figures

Figure 6

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), page 6 (mes. 99-121) de la partition de ténor I.

-> See the list of figures

Dans les sections lentes (croche = 40, figure 5), les variantes s’attachent à travailler le son, à embellir les tenues, à les rendre vivantes au moyen de notes répétées, de petites notes, de trémolos, de mordants ou de trilles. On est donc ici plus proche d’un travail d’ornementation que de diminution. Mais ornementation et diminution sont intimement liées, car elles participent du même objectif : enrichir la musique. William Dongois résume leur différence par cette phrase : « Les ornements sont “l’habit du son”, quand la diminution est “l’habit de la phrase”[6] ».

Enfin, les variantes des sections rapides (croche = 88, figure 6) réunissent l’ensemble des procédés utilisés dans les autres sections, puisqu’on y trouve aussi bien des ornements que des diminutions. Ces dernières sont en l’occurrence réalisées avec des « formules statiques », comme les appelle Silvestro Ganassi dans son traité La Fontegara de 1535[7], des formules qui consistent à partir de la note diminuée pour y revenir ensuite – d’où ce qualificatif « statique » – dans un mouvement mélodique qui fait apparaître cette fois des notes étrangères à l’harmonie.

L’écriture polychorale

À chaque tempo de la partition d’Echo est également associée une écriture polychorale spécifique.

Dans les sections rapides (figure 7), les trois ensembles dialoguent entre eux, chacun ayant sa propre écriture et donc sa propre identité : nous sommes ici dans le cas d’une polychoralité classique, telle qu’on la trouve dans les partitions du xvie siècle.

Dans les sections lentes (figure 8), l’écriture regroupe différemment les voix afin d’obtenir un ensemble aigu, un second médium et un troisième grave : c’est une configuration qui s’apparente à celle que l’on rencontre parfois dans certains de motets, comme dans le Magnificat à trois choeurs (SAAB/ATBB/TBBB) extrait des Sacrae Symphoniae I de Gabrieli.

Figure 7

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), page 22 (mes. 190-197) du conducteur.

-> See the list of figures

Figure 8

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), page 18 (mes. 152-161) du conducteur.

-> See the list of figures

Dans les sections au tempo modéré (cf. figure 1), les trois ensembles possèdent exactement la même partition et se doublent donc à distance. Il ne s’agit donc pas ici d’une écriture polychorale à proprement parler, mais plutôt d’un effet de polychoralité dû à cette spatialisation des doublures, un procédé qui, là encore, correspond vraisemblablement à une pratique de l’époque[8]. L’hétérophonie évoquée précédemment se trouve donc ici considérablement renforcée. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter un extrait du laboratoire genevois lors duquel le chef Michel Pozmanter demande aux trois parties de soprano de jouer ensemble une section dans ce tempo modéré, en l’occurrence les mesures 209 à 230. Quatre musiciens sont alors concernés – soprano et violon du choeur I, le hautbois du choeur II et le cornet à bouquin du choeur III – et vont jouer la même partition dans des versions cependant différentes, faisant ainsi apparaître clairement l’hétérophonie (figure 9 et extrait audio 2 ; évidemment, l’intérêt musical d’un tel extrait est très limité puisque manquent ici les parties d’alto, ténor et basse).

Extrait audio 2 : Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), sopranos I, II et III (mes. 209-230). Écouter.

De ces trois types d’écriture polychorale ressort en outre une gradation, depuis le tempo modéré où les ensembles sont fusionnés, jusqu’au tempo rapide où ils sont clairement distincts, en passant par la situation intermédiaire du tempo lent.

Perspectives

Ce laboratoire genevois a ainsi permis aux étudiants de la hem de Genève de participer à un projet de création grâce auquel ils ont, en outre, compris la façon dont une musique ancienne pouvait devenir le terreau d’une oeuvre nouvelle. Grâce à son ouverture instrumentale et ses quatre versions présentant chacune un degré de difficulté différent, la partition d’Echo a pu accueillir des interprètes aux profils variés, chanteurs et instrumentistes, anciens comme modernes, en cours de formation ou musiciens professionnels. Il est à ce propos important de souligner la rareté des pièces offrant de telles possibilités. Les oeuvres d’aujourd’hui pour grand ensemble et d’une durée supérieure au quart d’heure n’offrent en général aucune liberté quant à la distribution vocale ou instrumentale, rendant parfois même délicate la réunion de l’ensemble requis ; de surcroît, leur écriture très souvent exigeante peut restreindre leur accessibilité aux seuls musiciens professionnels, sinon très avancés. Echo pourrait en cela répondre à une véritable attente : celle d’une pièce d’envergure qui, sans jamais sacrifier ni la précision ni la force de son langage, peut s’adresser à des formations instrumentales et vocales très diverses, permettant ainsi l’accès du plus grand nombre d’interprètes à une musique d’aujourd’hui.

Figure 9

Figure 9 (continuation)

Jean-Pascal-Chaigne, Echo (2020), pages 11-12 (mes. 209-241) de la partition de soprano I.

-> See the list of figures