Abstracts
Mots-clés :
- analyse foucaldienne,
- discours,
- écoute musicale,
- Martin Kaltenecker,
- sciences humaines
Keywords:
- discourse,
- Foucauldian analysis,
- Martin Kaltenecker,
- music listening,
- social sciences
Article body
Le nouvel ouvrage de Martin Kaltenecker, L’oreille divisée. Les discours sur l’écoute musicale aux xviiie et xixe siècles, paru en 2010 aux Éditions MF, se situe, à l’image de son auteur, au croisement entre la France et l’Allemagne. Ses ouvrages précédents témoignaient déjà d’une curiosité intellectuelle envers l’histoire française et de sa spécialisation dans le domaine de la musique contemporaine allemande[1]. Kaltenecker est musicologue et enseigne l’esthétique musicale et l’histoire de la musique en France à l’Université Paris-Diderot, où il est maître de conférences. Germanophone, il traduit régulièrement des ouvrages sociologiques ou musicologiques de langue allemande : il est notamment réputé comme traducteur de Theodor W. Adorno, dont il publie Les moments musicaux en 2003, et de Carl Dahlhaus, de qui il traduit l’ouvrage Die Idee der absoluten Musik (L’idée de la musique absolue) en 2006 – les deux ouvrages paraissent aux Éditions Contrechamps. Comme les publications précédentes de l’auteur, l’ouvrage L’oreille divisée. Les discours sur l’écoute musicale au xviiie et xixe siècles rend compte du goût de Kaltenecker pour l’histoire française et l’histoire allemande, et atteste de son parcours original. Boursier du Wissenschaftskolleg zu Berlin en 2006-2007, l’auteur a pu réaliser le travail préparatoire de son ouvrage au sein de cet institut pluridisciplinaire. Cette opportunité explique la très grande richesse des sources, à la fois francophones et germanophones, auxquelles il a pu avoir accès et qu’il choisit de mobiliser et d’analyser dans son ouvrage.
Outre leurs origines différentes, les sources choisies sont de natures très diverses : extraits d’ouvrages philosophiques, littéraires, scientifiques, religieux, textes issus de manuels pédagogiques de pratique ou de théorie musicale. En s’appuyant sur un grand nombre de ressources provenant de tous les domaines du savoir, Kaltenecker retrace avec précision l’évolution des discours qui portent sur l’écoute musicale. En ce sens, il choisit d’opter pour une approche foucaldienne du terme de « discours ». Dans son introduction, Kaltenecker cite d’ailleurs Michel Foucault qui, dans un entretien de juin 1975 publié dans Le Monde le 19 septembre 2004, définit le discours comme « l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité et entraîner avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » (p. 13). Kaltenecker se situe dans une logique foucaldienne d’analyse du discours pour deux raisons. D’une part, il s’intéresse à une masse critique discursive à laquelle il s’agit de donner forme : comment les textes analysés se positionnent-ils vis-à-vis d’autres textes, en reprenant des notions et des catégories discursives similaires auxquelles il s’agit de donner un sens différent ? En un mot, comment ces textes se situent-ils au sein d’un ensemble discursif qui fait système ? L’auteur procédera à l’analyse des discours choisis en s’attachant à trois notions d’ordre esthétique et philosophique : l’imagination, l’ineffable et le sublime. Pensées séparément ou mêlées, ces trois notions revêtent des sens différents en fonction du contexte du discours étudié et encadrent la manière dont sont caractérisés les différents types d’écoute réflexive ou affective. D’autre part, Kaltenecker reprend le principe de discontinuité énoncé par Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France de 1970 : si les discours forment un système cohérent, ils doivent également être traités comme des pratiques discontinues qui se croisent, se jouxtent, mais aussi s’ignorent et s’excluent. Considérés comme des évènements discursifs, les discours engendrent alors des effets réels sur les attitudes, les pratiques et les dispositifs. Kaltenecker nomme ce procédé une « opération discursive » :
Il s’agit là d’une opération discursive – discours lui-même actif : il écarte ou met en lumière, il réordonne un champ du savoir, mais influe également sur des pratiques et des dispositifs ; en l’occurrence, une certaine manière de voir ou d’entendre, de focaliser l’attention, de se placer dans des situations et des lieux qui la favorisent ou seront conçus pour cela, exactement comme les oeuvres que l’on y contemplera ou que l’on y écoutera
p. 112
Le discours actif peut susciter des attitudes d’écoute spécifiques, mais aussi encourager la construction de certains lieux – ce sera l’objet du chapitre 4 (p. 179-218) intitulé « Soustractions », dans lequel l’auteur présente une réflexion sur le lieu de concert idéal, en interrogeant les relations conflictuelles entre les sens de la vue et de l’ouïe chez le spectateur. Enfin, le discours actif peut étayer des pratiques compositionnelles : Kaltenecker développe cette réflexion en s’intéressant au style d’écriture de Haydn et Beethoven (chapitre 3, p. 113-178), de Berlioz (chapitre 5, p. 219-292) et de Wagner (chapitre 6, p. 293-342).
L’approche de l’auteur est essentiellement chronologique : les quatre premiers chapitres de l’ouvrage traitent du xviiie siècle (et des siècles précédents) tandis que les quatre derniers chapitres se concentrent sur le xixe siècle. La période examinée est large et étendue afin de lier l’évolution des discours à l’évolution du langage musical et à l’affirmation de la figure de l’auditeur/spectateur. Toutefois, si Kaltenecker décrit son étude comme « allant du style “galant” […] jusqu’aux derniers feux du wagnérisme, parallèle à la construction d’un auditeur hypersensible, à l’affût de sonorités mystérieuses, de timbres frappants » (p. 15), le premier chapitre (« La musique adressée », p. 19-78) s’intéresse au xve siècle et aux discours construits sur le paradigme de rhétorique hérité de l’Antiquité. La chronologie choisie est par conséquent assez lâche : l’auteur débordera volontiers sur son siècle de prédilection, le xxe siècle, à la fin de son chapitre consacré aux « Théories de l’écoute à la fin du xixe siècle » (chapitre 7, p. 343-376) et dans son dernier chapitre « Vers l’écoute artiste » (chapitre 8, p. 377-425).
Pour étudier l’évolution et la diversification des discours, Kaltenecker choisit d’entremêler des chapitres thématiques (ou biographiques) aux chapitres 1, 3, 5 et 7 qui sont délimités par une évolution chronologique. Il s’agit d’observer des évolutions parallèles en adoptant des points de vue différents : le chapitre 2, « L’oeil et l’écoute » (p. 79-112), s’attache ainsi à analyser les discours philosophiques et théologiques qui influencent le discours sur l’écoute musicale. L’auteur cherche également à cerner plusieurs types d’écoute musicale qui peuvent coïncider à une même époque donnée et coexister chez un même auditeur. C’est cette réflexion qui explique le phénomène d’« oreille divisée » ici décrit et qui sert de titre à l’ouvrage tout entier. À la fin du xviiie siècle, la relation entre auditeur et spectateur se règle sur le modèle d’une conversation : alors que l’écriture musicale se complexifie, l’oreille de l’auditeur se doit d’être de plus en plus avertie et connaisseuse pour comprendre la structure de l’oeuvre et repérer les indices ordonnés par le compositeur. Toutefois ce dialogue subtil instauré entre auditeur et compositeur est souvent interrompu quand l’attention de l’auditeur est perturbée dans l’évènement social qu’est le concert :
Au concert, cette conversation-là, plus raffinée, doit alors en faire taire une autre – celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité. Différer cette conversation-là signifie se diviser, accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’oeuvre, plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement » à celui d’un narrataire, et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée
p. 127
Coexistent alors l’individu réel, sensible, ayant ses moments d’inattention et se laissant emporter par ses émotions et ses passions, et la figure de l’auditeur idéal, que l’auteur nomme également « auditaire » . Pour concevoir cette dernière notion, Kaltenecker reprend le concept de « narrataire » forgé par Gérard Genette et défini comme l’instance symétrique au narrateur, c’est-à-dire la personne inventée au cours de l’acte de lecture. L’« auditaire » de Kaltenecker est également un « auditeur implicite » (p. 113) : le concept de « lecteur implicite » de Wolfgang Iser, abstraction de la figure du lecteur construite par le texte et actualisée dans l’acte de lecture, est ici détourné. L’« auditaire », ou « auditeur implicite », est un rôle prévu, préparé et fixé par avance par des stratégies rhétoriques et musicales. Kaltenecker emprunte ces deux figures à la théorie de la réception en littérature afin d’analyser les modes de réception d’une oeuvre musicale aux xviiie et xixe siècles. La démarche originale de l’auteur consiste à étudier la réception de l’oeuvre, non pas au travers de productions écrites (de critiques musicaux, par exemple), mais au travers de l’écoute qu’elle suscite et qu’elle construit. Kaltenecker définit l’écoute musicale comme le moment où l’auditeur perçoit l’oeuvre, et porte sur elle et sur ses spécificités musicales un certain type de jugement. C’est le temps où l’auditeur fait de l’oeuvre une saisie intellectuelle et émotionnelle. Si le discours sur l’écoute musicale existe depuis des siècles, la figure de l’auditeur apparait (à travers la notion d’« auditaire ») dans l’oeuvre à partir de la fin du xviiie siècle. Se dessine alors une théorie de la perception dont la figure de référence n’est plus uniquement le musicus initié, savant qui raisonne sur la musique. Cette théorie, qui prend racine dans des discours philosophiques, religieux et littéraires, cherche alors à distinguer la bonne de la mauvaise attitude d’écoute à adopter.
Kaltenecker défend l’idée selon laquelle le xixe siècle engendre un nouvel espace de réflexivité autour de la musique. Alors qu’au xviiie siècle, il revient à l’oeuvre d’atteindre l’auditeur, de le convaincre en usant de la théorie de l’ethos des modes ou de la rhétorique telle qu’elle était pratiquée dans le cadre de la disputatio universitaire de la Renaissance, au xixe siècle, c’est à l’auditeur de faire un effort pour former son écoute à une oeuvre pas toujours comprise dans l’instant. En plaçant l’auditeur face à une accumulation d’éléments disparates, voire à une absence de règles organisationnelles, Beethoven rompt le contrat d’écoute entre auditeur et compositeur tel qu’il était pensé dans le xviiie siècle finissant :
Ici, l’auditeur doit en somme s’accrocher au bastingage pour saisir ne fût-ce qu’une partie de ce qui se passe. S’il assiste à une genèse, à un déploiement humoristique, à la mise en oeuvre d’une stratégie complexe, celle-ci ne lui est pas exclusivement adressée : la musique se parle aussi à elle-même
p. 177
L’auditeur implicite suggéré et construit par l’oeuvre est alors l’individu qui accepte l’écoute soumise et concentrée d’une oeuvre qui ne lui sera révélée que partiellement, ou qui fera l’objet d’une compréhension ultérieure. L’écoute concentrée et instruite atteindra son paroxysme avec la musique wagnérienne. En effet, Wagner impose, au travers de ses oeuvres, la figure d’un spectateur idéal, à la fois fidèle soumis à une discipline esthétique et à un entrainement de reconnaissance des figures musicales (les leitmotive) et admirateur qui adopte une attitude de recueillement religieux, presque mystique, face à l’oeuvre.
Kaltenecker montre avec pertinence comment cette attitude d’écoute concentrée est préparée par certains discours philosophiques et théologiques de l’Antiquité qui vont à l’encontre d’un « opticocentrisme » proclamé. Chez les Grecs, le vocabulaire de la connaissance est toujours d’ordre visuel. De la même façon, la lumière divine et l’apparition de Dieu dans les différentes religions se manifestent le plus souvent par le sens de la vue. Néanmoins, certains théologiens, comme Grégoire de Nysse, vont mettre en question la toute-puissance du sens de la vue. Ce dernier affirme l’invisibilité divine : il n’existe pas de vision de Dieu, mais seulement une expérience de la présence de Dieu rendue possible par les sens de l’ouïe, du goût et de l’odorat. C’est d’ailleurs ce dernier sens qui est, selon Grégoire de Nysse, la première des perceptions spirituelles. Kaltenecker défend l’idée selon laquelle cette doctrine théologique constitue un renversement mystique qui permettra l’apparition, à la fin du xviiie siècle, d’un nouveau discours en faveur de la revalorisation du sonore et du musical. Le geste mystique de Grégoire de Nysse se retrouve dans un cadre discursif qui formera la tradition esthétique allemande à partir de la fin du xviiie siècle : on en trouve un écho dans la contestation du monde oculaire chez Herder, dans l’attrait du mouvement romantique pour le monde de la nuit, et dans la musique wagnérienne, qui valorise la construction d’un monde sonore entièrement soustrait à la dimension visuelle. La singularité de l’approche de l’auteur réside dans sa volonté de montrer comment les discours philosophique, mais aussi physiologique, psychoacoustique, rhétorique et poétique alimentent le discours sur la conception de l’écoute depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du xixe siècle. La qualité du style du musicologue, ainsi que la clarté de ses explications des thèses philosophiques (de Descartes et le sensualisme à la phénoménologie d’Husserl, en passant par Locke, Condillac, Kant…) et de ses analyses littéraires (Jean Paul, Maeterlinck, Proust…), témoignent d’une érudition qui captive et fascine le lecteur.
Kaltenecker réjouit également le lecteur par la finesse de son analyse musicale de certaines partitions de styles d’écriture très différents : on trouve ainsi des analyses de pièces romantiques comme Roméo et Juliette ou de la Grande Messe des morts de Berlioz, de pièces de style postromantique comme la Symphonie no 3 de Mahler, mais aussi de pièces atonales comme la Pièce pour orchestre, op. 10, no 5 de Webern. Ces analyses permettent de montrer le pouvoir de certaines pratiques discursives qui viennent déterminer de nouvelles pratiques compositionnelles. Kaltenecker affirme en effet qu’« il y a construction réciproque entre la partition et la parole critique, va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit » (p. 13).
Par exemple, en s’appuyant sur le discours de Walt, personnage du roman Flegeljahre (L’âge ingrat) de Jean Paul (1804-1805), Kaltenecker montre comment se structure dans les textes littéraires le paradigme du « son lointain », prémisse du développement de l’écoute musicale préromantique et anti-formelle. Alors que son frère jumeau, Vult, personnage misanthrope et tourmenté, défend une écoute structurelle fondée sur la mémoire et sur l’attention, Walt, personnage à la sensibilité exacerbée, défend une écoute qui se nourrit de l’association d’images et de souvenirs. Walt prête attention au son isolé, lointain, qui, tel le souvenir, suscite rêverie et mélancolie, et pense la structure de la musique comme effluve, trace, ou écho. Kaltenecker caractérise alors l’écoute préromantique comme une écoute esthésique et poétique, qui se concentre sur les résonances et les vibrations de la musique. Cette écoute, qui dissout la structure de la musique par la force de l’imagination, se comprend en lien avec la fascination du Cercle d’Iéna[2] pour l’esthétique du fragment. Les textes littéraires et philosophes forment ainsi un cadre discursif dans lequel s’inscrit l’écoute musicale préromantique et romantique, et auquel répondent des pratiques compositionnelles qui cherchent à recréer l’effet intense, fugitif, décrit par Walt. C’est par exemple le cas des pièces très brèves pour piano de Schumann, qui mettent en musique l’idée de la fragmentation poétique (Papillons, op. 2, ou Carnaval, op. 9).
Le point faible de l’ouvrage de Kaltenecker se situe peut-être dans la difficulté de l’auteur à reconstruire le comportement réel de l’auditeur des xviiie et xixe siècles. Le défi épistémologique du chercheur est d’essayer d’identifier des types d’écoute ou d’auditeur à partir d’écrits philosophiques, littéraires, esthétiques, et de partitions. Le risque, en partie assumé par l’auteur, est alors « de mal interpréter les empreintes qu[e le musicologue] relève, soit en ne décelant pas tel jeu avec un code, soit en surinterprétant ses manipulations » (p. 124). Mise à part cette difficulté inhérente au processus de recherche archivistique, il peut être reproché à Kaltenecker un manque de contextualisation des textes étudiés. Voilà peut-être la faiblesse de la démarche foucaldienne d’analyse du discours, dans laquelle le texte étudié n’est pas envisagé sous l’angle sociologique de sa réception. Combien de personnes ont lu ces textes ? Peut-on dresser le portrait des différents lecteurs ? Quels usages et quelle diffusion ces textes ont-ils connu ? S’ils sont replacés dans leur propre champ discursif, ces textes ne sont pas resitués dans leur ancrage historique et social. Toutefois, cette remarque n’enlève rien à la pertinence de l’ouvrage et à la qualité des analyses textuelles et musicales de l’auteur. En proposant cette étude extrêmement érudite et résolument pluridisciplinaire, Martin Kaltenecker nous montre avec rigueur et précision l’interpénétration des discours et des champs discursifs, ou, autrement dit, comment le musical se construit à la croisée des différentes disciplines des sciences humaines.
Appendices
Note biographique
Sophie Renaudin est étudiante de l’École normale supérieure de Lyon en échange universitaire à l’Université de Montréal pour sa première année de maîtrise en musicologie.
Notes
-
[1]
Martin Kaltenecker décrypte les liens qui se nouent entre musique et histoire au moment de la Révolution française et des guerres napoléoniennes dans son ouvrage La rumeur des batailles, publié en 2000 chez Fayard. En 2001, il publie chez Van Dieren une monographie consacrée à l’élève de Luigi Nono et de Karlheinz Stockhausen, Helmut Lachenmann.
-
[2]
Mouvement philosophique, littéraire et esthétique de la fin du xviiie siècle, aussi appelé premier romantisme allemand, dont les principaux représentants sont les frères Schlegel, les poètes Novalis, Tieck, Hölderlin, et les philosophes Schleiermacher et Fichte.