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1. Introduction

Pour comprendre l’avenir du travail, nous devons intégrer deux aspects de la théorie et de la recherche en matière de relations industrielles : 1) les enquêtes empiriques approfondies sur la croissance de la précarité de l’emploi parmi les travailleurs; et 2) les leçons apprises de la théorie du procès de travail. La théorie du procès de travail (labour processus theory) a été élaborée à partir du milieu des années 1970 en mettant l’accent sur trois concepts : le contrôle de la direction, la résistance des travailleurs et l’obtention du consentement des travailleurs. Ces concepts ont été utilisés pour expliquer les processus (les processus ou les procès de travail) par lesquels la plus-value ou la survaleur est extraite des travailleurs et transmise aux détenteurs de capitaux. Cette théorie montre comment les chercheurs doivent comprendre la dialectique de ces les processus de travail pour expliquer l’évolution des lieux de travail. Aujourd’hui, la même compréhension est requise aujourd’hui pour étudier la croissance de la précarité parmi les travailleurs et comprendre ainsi sa dynamique, ses limites et ses orientations potentielles.

Afin d’intégrer la théorie et la recherche, il faut comprendre une notion centrale : le « cycle du risque ». Un cycle de risque est un processus par lequel la direction saisit d’abord une occasion de réduire les coûts en transférant le risque du capital au travail par le biais d’un moyen ou d’un autre. Le moyen choisi est de plus en plus utilisé jusqu’à ce que l’expansion soit bloquée par la nécessité de vaincre la résistance, d’obtenir le consentement et/ou d’exercer un contrôle. Ces moyens constituent différents « modes de flexibilité ». Lorsque l’efficacité d’un moyen plafonne, voire diminue, la direction recherche d’autres modes. Ainsi, bien que le besoin de transférer les risques et de réduire les coûts soit constant, le succès d’un mode donné sera variable, et la direction devra passer d’un moyen à l’autre - d’une mode à l’autre - dans sa quête incessante de profit. Certains moyens peuvent être tellement dépassés par d’autres forces du capitalisme, ainsi que par les limites du contrôle et de la résistance, que leurs effets globaux finiront par être faibles. Et si la pression en faveur de la précarité est incessante, pratiquement aucun moyen de précarité ne sera suffisant à long terme, qu’il s’agisse d’emplois occasionnels, de sous-traitance, de location de personnel (travailleurs d’agence), de franchisage ou de toute autre chose. Ils atteignent tous leurs limites et la direction cherchera d’autres solutions considérant même de moderniser de vieilles techniques - un vieux vin dans de nouvelles bouteilles.

Cet article explique tout d’abord le concept des cycles de risque. Il explorera ensuite plus en profondeur les idées pertinentes de la théorie du procès de travail et se tournera ensuite vers des enquêtes empiriques récentes qui ont prétendument montré une croissance de la précarité du travail. Il étudiera ensuite cette tendance à l’aide d’informations sur un mode de travail précaire pour lequel les données sont facilement accessibles, à savoir l’emploi temporaire ou occasionnel, d’abord en examinant les tendances internationales, puis en étudiant de plus près les données spécifiques à un pays : l’Australie. L’article se conclura en affirmant que l’avenir du travail sera façonné en grande partie par les progrès et les résultats des cycles de risque.

2. Qu’est-ce qu’un cycle de risque?

Un « cycle de risque » est un processus dialectique reflétant des tensions inévitables entre le risque, la résistance et le contrôle. Le processus dialectique du « sans-emploi » consiste en des fluctuations dans lesquelles la précarité croissante se heurte à la résistance des employés, et où le besoin de transférer le risque est confronté au besoin de contrôle. Comme le montre la figure 1, un cycle de risque est un processus (qui s’étend généralement sur plusieurs décennies) par lequel un nouveau moyen de transfert du risque du capital vers le travail (un « mode de flexibilité ») est conçu, mis en oeuvre, combattu et réglementé, au terme duquel un nouvel équilibre de la répartition du risque est atteint et un nouveau mode de flexibilité est recherché.

Figure 1

Cycle de risque

Cycle de risque

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Un cycle de risque comprend plusieurs phases. Dans un premier temps, les employeurs identifient une possibilité d’accroître leurs profits et de transférer le risque d’eux-mêmes vers d’autres (les travailleurs) grâce à un nouveau mode de flexibilité. Les employeurs cherchent à maximiser les profits et à minimiser les risques, d’autant plus qu’à l’ère de la financiarisation, les cadres supérieurs peuvent être déplacés si les volatilités à court terme entraînent une baisse des profits en dessous d’un niveau considéré comme approprié par le capital financier. La flexibilité peut avoir été créée par une nouvelle technologie, l’adoption d’un nouveau modèle d’entreprise, une modification externe de la réglementation ou tout autre moment critique dans les relations de pouvoir entre le capital et le travail. Les entreprises mettent en oeuvre ce mode de flexibilité pour accroître leurs bénéfices et transférer les risques à leurs travailleurs.

La phase suivante du cycle voit l’émergence d’une résistance parmi les travailleurs. La résistance peut être organisée, le plus souvent par le biais de syndicats sur le lieu de travail, ou désorganisée et individuelle. La résistance désorganisée prend la forme de ce que l’on appelait autrefois le « conflit de travail larvé » - absentéisme, relâchement, augmentation du taux de roulement de la main-d’oeuvre, etc. (Bray, Waring, et Cooper 2011). Il serait sans doute plus juste de parler de « non-respect des règles par les travailleurs ». Les travailleurs ne font tout simplement pas ce que la direction leur demande. Ils ne travaillent pas assez fort, ne s’engagent pas assez, ou ne proposent pas de solutions suffisamment créatives à leurs problèmes au travail. Confrontés à ce non-respect, les employeurs rencontrent des difficultés de contrôle. Une plus grande flexibilité signifie généralement moins de contrôle (surtout si, par exemple, le travail a été transféré des employés vers des sous-traitants), et la réduction du contrôle constitue un frein majeur à l’étendue des possibilités offertes aux employeurs par tout nouveau mode de flexibilité. Plusieurs entreprises américaines adoptant le modèle de plateformisation ont échoué, notamment prétendument parce que les « plateformes ne montrent à leur main-d’oeuvre aucune allégeance ou loyauté et elles n’en suscitent aucune en retour » (Hill 2016).

Après une résistance initiale (ou un non-respect) de la part des employés, qui coïncide généralement avec une résistance persistante, l’État intervient, créant ainsi une résistance supplémentaire au transfert de risques. La forme que prendra cette intervention est difficile à prévoir ex ante, car les différentes branches de l’État peuvent intervenir de plusieurs manières dans divers pays. La nature de l’intervention de l’État dépendra des facteurs de pouvoir considérés comme importants dans les relations industrielles. Lorsque les syndicats sont puissants sur le plan politique et peuvent influencer l’État en leur faveur, l’intervention de l’État peut retarder le mode de flexibilité. Si les travailleurs n’ont pas de pouvoir politique, l’État répondra aux intérêts du capital et ignorera le nouveau mode de flexibilité ou le facilitera activement par le biais de la réglementation. L’intervention de l’État peut également être déterminée par les influences divergentes des différentes factions capitalistes. Par exemple, les intérêts des entreprises de haute technologie « perturbatrices » peuvent être opposés à ceux des leaders du marché existant, et les entreprises peuvent donc faire pression sur l’État pour obtenir des interventions différentes.

Enfin (et peut-être en même temps), le capital lui-même rechignera à imposer davantage de risques. La direction ne peut tolérer une perte de contrôle trop importante causée par un transfert de risque trop important. Il se peut que la direction soit de plus en plus préoccupée par le fait que l’engagement des travailleurs envers l’entreprise devienne trop faible, que le roulement de la main-d’oeuvre soit trop coûteuse, que la qualité des produits soit trop médiocre, que l’innovation soit trop faible, que le sabotage soit trop important ou que la rétention de la propriété intellectuelle soit trop poreuse. Quel que soit le problème, la direction ne peut pas laisser le contrôle s’affaiblir indéfiniment. Elle doit reprendre le contrôle du procès de travail.

Quelle que soit l’issue de ces différentes interventions, un nouvel équilibre des risques sera finalement atteint. Il s’agira d’un nouveau point où la résistance du syndicat et des travailleurs, les désavantages pour l’employeur et la limitation nette par l’État seront suffisants pour compenser tout gain supplémentaire pour l’employeur résultant de l’expansion du mode de flexibilité. L’employeur peut même réduire son utilisation. Quoi qu’il en soit, il faudra trouver un nouveau mode de flexibilité.

À travers les cycles de risque, certaines entreprises adoptent de plus en plus de nouveaux modes d’organisation qui sont des formes « sans-emploi », comme les structures de franchiseurs ou ou de contracteurs maitres d’oeuvre (Peetz 2019).

Un cycle de risque particulier ne s’applique pas à l’ensemble de l’économie avec des phases similaires au même moment. Il s’applique plutôt à des groupes d’entreprises dans des secteurs particuliers, et des modes de flexibilité distincts peuvent se trouver à différentes phases d’un cycle de risque. Par exemple, nous verrons plus loin comment l’« emploi occasionnel » en Australie est passé de moins d’un travailleur sur sept à un quart de la main-d’oeuvre en moins de deux décennies, du milieu des années 1980 au début des années 2000, avant de se stabiliser. Les employeurs ont estimé que les inconvénients d’une expansion plus poussée l’emportaient sur les avantages en termes de coûts. Pourtant, bien que l’emploi occasionnel à temps partiel ait commencé à diminuer avant les années 2000, l’emploi occasionnel à temps plein a continué d’augmenter, dans divers secteurs et pour des raisons distinctes.

Une nouvelle forme de transfert de risque ne doit même pas nécessairement être une nouvelle forme d’emploi. Il peut s’agir simplement de modifier les règles de l’emploi. En Australie, par exemple, les entreprises ont découvert qu’elles pouvaient amener une poignée de travailleurs à signer de nouvelles conventions collectives réduisant les salaires et les conditions (Field 2018) ou résilier les conventions collectives d’entreprise (Butler 2017), bien que la résistance ait finalement conduit à bloquer ce moyen (Flamingh et Powling 2023). Certaines entreprises ont imposé des arrangements aux employés qui les font passer au statut de travailleurs autonomes (Age 2005), un arrangement qui fait face à beaucoup de résistance et qui est souvent illégal (gouvernement australien, 2020). Le même processus a entraîné l’essor de « sans-emploi » (Peetz 2019), une méthode d’organisation de l’entreprise qui répond à la nécessité de maintenir le contrôle tout en minimisant les coûts de main-d’oeuvre et la responsabilité juridique. L’insécurité croissante des travailleurs, y compris par le sous-emploi (Chambers, Chapman, et Rogerson 2021), et la concentration croissante du pouvoir de monopsone du côté du capital sur le marché du travail (Organisation for Economic Cooperation and Development 2022; Manning 2003) contribuent à expliquer la stagnation de la croissance des salaires (Seccombe 2018). En effet, le succès de la « guerre aux salaires » (Patty 2018) est peut-être le plus grand signe d’insécurité pour les travailleurs.

3. Contrôle et résistance

La description ci-dessus du cycle du risque justifie un examen plus approfondi de la théorie du procès de travail qui le sous-tend. Examinons de plus près ce fondement théorique.

La théorie du procès de travail est axée sur le contrôle, le consentement et la résistance marquant l’importance Burawoy (1979) accordée à ces concepts. Elle est généralement considérée comme dérivant des travaux de Braverman (1974), bien qu’il ait été critiqué pour ne pas avoir accordé suffisamment d’attention aux réactions des employés face au contrôle (Burawoy 1983; Thompson 1989). Des chercheurs comme Friedman (1977) R.C. Edwards (1979) et Burawoy (1983) ont développé le concept de contrôle de Braverman pour créer diverses typologies de la forme de contrôle. Les successeurs de Braverman partageaient la conviction que le contrôle était au coeur des préoccupations de la direction, mais aussi que la résistance était importante. Ils ont souligné la double nature de la relation de contrôle et les tensions qu’elle suscite. D’une part, la direction est confrontée à une tension parce qu’elle traite la main-d’oeuvre comme un produit, mais veut conserver sa relation sociale avec elle. D’autre part, la tension entre la résistance à la subordination ou à l’exploitation et le maintien de la viabilité de l’entreprise en est une autre (Cressey et MacInnes 1980). Le processus de travail est rarement caractérisé par une hostilité débridée et comporte généralement au moins une part de consentement (P.K. Edwards et Scullion 1985). Nous devons rappeler ce que la théorie de procès de travail nous indique sur la résistance des employés et sur les efforts de la direction pour améliorer ou surmonter cette résistance.

Selon Edwards, au fil du temps, les grandes organisations utilisent la technologie et élaborent des règles comme moyens de contrôle. Il peut y avoir des marchés du travail internes et des règles concernant les spécifications des emplois et les pratiques de travail (Townsend 2005b). Les employés des entrepôts (O’Connor 2013; McClelland 2012; Wright et Lund 1996) ou même les cols blancs (Kantor et Streitfeld 2015) et les représentants des centres d’appel (Townsend 2005a; van den Broek 2002; Fernie et Metcalf 1998; Tadros 2007) font souvent l’objet de surveillance et de supervision étroites. Mais la technologie ne peut pas tout faire : il est trop difficile de diriger les employés le travail par une seule méthode ou forme de contrôle en toutes circonstances (Thompson 1989). Il n’est pas surprenant que les employés cherchent à exercer un contrôle sur leur travail; l’importance du contrôle de l’emploi étant fréquemment évoquée en psychologie organisationnelle (p. ex. : Terry et Jimmieson 1999).

Diverses tactiques de gestion engendrent des réponses concordantes de la part des employés, établissant ainsi une « frontière de contrôle » ou un « terrain contesté » entre les travailleurs et la direction (Goodrich 1920; R.C. Edwards 1979). Les conflits « surviennent à propos d’une série de questions, notamment l’organisation du travail, le rythme de travail, la définition des droits et des responsabilités de chaque partie, et la manière dont les employés doivent être intégrés dans le processus de travail » (Townsend 2005b). Les employés imaginent de nombreuses formes d’« inconduites » (Ackroyd et Thompson 1999). Ainsi, « le lieu de travail devient un champ de bataille, les employeurs tentant d’extraire le maximum d’efforts des travailleurs et les travailleurs résistant nécessairement à ce que leur imposent leurs patrons » (R.C. Edwards, 1979, 13). La direction cherche à réduire l’incertitude à laquelle elle est confrontée (c’est-à-dire à réduire le risque) en contrôlant la force de travail, car c’est ainsi qu’elle génère des profits (Burawoy 1983). Les travailleurs ont des avis divergents à savoir si c’est le consentement ou la résistance à la direction qui sert leurs intérêts (Knights et McCabe 2000). La direction vise donc à s’assurer que les employés choisissent le consentement plutôt que la résistance. Elle promeut souvent des « cultures organisationnelles » particulières, allant parfois jusqu’à des limites extrêmes, comme si elle utilisait la stratégie de 1984 pour obtenir un tel consentement (Willmott 1993; Van den Broek 1997). On recherche le consentement parce que le contrat de travail est à durée indéterminée et qu’il est impossible d’y inclure tous les aspects de ce qu’un employé doit faire; par conséquent, la direction a besoin que les employés fassent « ce qu’il faut » (selon les volontés de la direction). Plus la direction s’efforce de faire passer les salariés d’un travail permanent à temps plein à un travail à temps partiel, occasionnel ou temporaire, plus elle rencontrera des difficultés à inciter les employés à vouloir faire «ce qu’il faut faut ».

La résistance ne nécessite pas d’actes de rébellion conscients et organisés. Les travailleurs peuvent simplement agir d’une manière que la direction perçoit comme indolente, problématique ou non fiable. Dans d’autres cas, la résistance peut être consciente et organisée. Certains auteurs ont mis en évidence des formes de résistance plus collectives; par exemple, les travailleurs argentins qui ont réagi aux fermetures d’usines en créant des coopératives de travailleurs dans les usines (Balch, 2013) ou les travailleurs français qui ont protesté contre les fermetures d’entreprises en « séquestrant leurs patrons [bossnapping] » (Willsher, 2014). Les formes les plus conventionnelles d’action collective sont le gagne-pain des théoriciens en relations industrielles (Kelly, 1998). Alors que le pouvoir collectif des travailleurs a considérablement diminué au cours des dernières décennies (Forsyth, 2022), la résistance des travailleurs à la précarisation n’a pas changé. Seule sa forme a changé.

La résistance est à son apogée lors d’une vague de grèves, comme mentionné dans la thèse de Harvie Ramsay (1977) portant sur les « cycles de contrôle ». Selon lui, l’intérêt de la direction pour la participation des salariés varie en fonction du niveau de résistance manifeste des salariés, qui s’exprime par des vagues de grèves remettant en cause le contrôle de la direction sur la main-d’oeuvre. La participation des travailleurs est « un moyen d’essayer d’obtenir lerespect des règles par les travailleurs » (ibid. : 481). Le présent article traite d’une autre réponse cyclique aux défis posés au contrôle de la direction - non pas, comme dans le cas de Ramsay, un acquiescement à la participation des employés, mais une recherche de nouvelles formes de flexibilité. Cette réponse ne concerne pas les problèmes de contrôle à grande échelle (tels que les vagues de grèves), mais des problèmes de contrôle particuliers liés à des modes de flexibilité spécifiques qui entraînent un besoin de nouveaux modes de flexibilité dans un contexte d’industrie et d’entreprise . Certains ont critiqué le modèle de Ramsay au motif qu’il ne tient pas compte d’autres facteurs (pas seulement les systèmes de contrôle) qui ont influencé la montée de l’intérêt pour la participation (Ackers et coll. 1992), tels que l’évolution de certains marchés du produit ou du travail . Par analogie, les cycles de risque ne sont pas le seul facteur qui détermine l’essor et le déclin de certains modes de flexibilité. Chaque pays, voire chaque secteur d’activité, possède sa propre économie politique, avec des produits et des marchés du travail particuliers qui rendent certains modes plus ou moins attrayants. L’objectif n’est pas d’effectuer une analyse comparative, mais plutôt de souligner une caractéristique commune à tous les pays : l’influence des cycles de risque sur l’adoption de certains modes de flexibilité.

4. Accroître la précarité et le transfert des risques

La théorie de procès de travail nous renseigne sur le comment et le pourquoi de la résistance et du contrôle, mais elle ne nous renseigne pas sur l’économie sous-jacente qui conduit à la croissance de la précarité. Nous nous tournons donc vers d’autres sources.

La montée de la précarité (Kalleberg, 2009) et le transfert du risque aux salariés à différents stades du capitalisme ont fait l’objet d’une littérature abondante (Rafferty et Yu,  2010; Beck, 1992), incluant nombre d’études sur le rôle de la direction dans ces changements. Il y a presque quatre décennies, Streeck (1987, 290) a attiré l’attention sur le fait que la direction est confrontée au problème de trouver des moyens d’améliorer la « flexibilité », cette dernière étant « la capacité générale des entreprises à se réorganiser en réaction aux fluctuations de leur environnement ». Cependant, la « gestion de l’incertitude » reste incomplète en raison des profondes « incertitudes des directions » dans ce nouveau régime, qui doivent faire face à d’autres parties (en particulier les syndicats) tout en cherchant une plus grande décentralisation des relations industrielles. Pour Streeck, la flexibilité est un moyen de minimiser les risques. Comme en témoignent les travaux de Hyman (1989), la flexibilité (pour les employeurs) et l’incertitude ou le risque (pour les employés) sont les deux côtés d’une même médaille.

Le risque est un thème récurrent de la gestion, et l’entreprise elle-même est un moyen qui permet aux propriétaires individuels de capital (actionnaires) de regrouper leur capital et de restreindre leur risque en limitant leur responsabilité (Bakan 2004). Streeck a fait remarquer qu’une plus grande volatilité des marchés de produits accroît l’incertitude pour la direction. Plus récemment, la financiarisation a considérablement raccourci le temps nécessaire pour obtenir un « rendement » du risque (Konczal, Mason, et Page-Hoongrajok 2015). L’une des voies ouvertes au capital est de transférer le risque (l’incertitude) à la main-d’oeuvre. Rafferty et Yu (2010) ont répertorié trois domaines de transfert de risque : les changements dans le monde du travail, les changements dans la vie professionnelle en dehors du lieu de travail et les changements dans les relations entre les travailleurs.

Les nouvelles stratégies des entreprises ont été résumées dans le modèle de « l’entreprise flexible ». Ce modèle a été principalement élaboré par Atkinson (1984, 1985) (voir aussi Pollert, 1988). Les employeurs recherchent un équilibre optimal entre les différentes formes de flexibilité (fonctionnelle et numérique) en segmentant la main-d’oeuvre en groupes centraux et périphériques. Les premiers évoluent sur un marché du travail interne, tandis que les seconds, source de flexibilité numérique, sont confrontés à l’insécurité de l’emploi, à de faibles possibilités de carrière, à des salaires bas et à des compétences limitées. Ultérieurement, Weil (2014) a exposé le modèle du lieu de travail « fissuré », où les entreprises utilisent des moyens tels que le travail autonome, le louage de personnel temporaire et les franchises pour diviser les travailleurs et minimiser les coûts. Dundon (2019) a qualifié cette fissuration de « fragmentation » du travail et des relations de travail. Le concept de cycles de risque montre comment les modèles statiques de l’entreprise comme l’entreprise flexible d’Atkinson (1984) ou le « lieu de travail fissuré » de Weil (2014) ne rendent pas tout à fait compte de la dynamique des tensions que la flexibilité génère au sein des entreprises ou sur le marché de l’emploi.

Les nouvelles technologies semblent faciliter la fragmentation pour les employeurs, puisque les plateformes numériques peuvent être utilisées pour organiser les travailleurs en tant que travailleurs autonomes plutôt qu’en tant que salariés. Par exemple, un peu comme le travail journalier du passé, les entreprises de plateforme peuvent à la fois fournir et discipliner des ouvriers indépendants faiblement rémunérés qui seront utilisés par les entrepôts ou par d’autres entreprises (Dubal 2019). Les plateformes numériques donnent du travail à des millions de personnes (De Stefano 2016), même si elles ne représentent qu’une petite partie de la main-d’oeuvre actuelle. Par exemple, deux enquêtes britanniques en ligne ont estimé qu’environ 4 % des adultes avaient été des travailleurs à la demande à un moment ou à un autre au cours de l’année précédente (Chartered Institute of Personnel and Development 2017; Lepanjuuri, Wishart, et Cornick 2018). Selon l’une des enquêtes, 1 à 2 % des travailleurs britanniques participaient régulièrement à l’économie à la demande, ce qui implique que les résultats seraient encore plus faibles si l’étude avait été limitée aux personnes pour lesquelles ce type de travail constituait leur emploi principal (ce qui n’est le cas que d’une minorité de « travailleurs à la demande »). (Chartered Institute of Personnel and Development 2017; Lepanjuuri, Wishart, et Cornick 2018). Certaines études américaines ont estimé que l’incidence globale était plus faible (Katz et Krueger 2016; Farrell et Greig 2016), alors que d’autres l’ont évalué comme plus élevée (Smith 2016), et une étude australienne comme beaucoup plus élevée (McDonald et coll. 2019). Les différents résultats reflètent probablement des méthodologies différentes (par exemple, les enquêtes en ligne sont intrinsèquement plus susceptibles d’identifier les « microtravailleurs [crowdworkers] » numériques que d’autres méthodes) et des conceptions différentes (par exemple, le travail à la demande comme emploi principal ou en tant qu’« activité que vous avez exercée au moins une fois au cours de la dernière année »).

Dans toute une économie, nous pouvons trouver de nombreux exemples de précarité du travail et de transfert des risques aux employés qu’il s’agisse d’employés temporaires travaillant dans les universités (May 2014), le louage de personnel dans les mines (Waring 2013) ou les nettoyeurs contractuels n’importe où (Irwin 2017). Les syndicats affirment souvent et croient vraiment que la main-d’oeuvre est de plus en plus précarisée, à tel point qu’il s’agissait du thème dominant des campagnes politiques des syndicats en Australie à la fin des années 2010 et au début des années 2020. La littérature sur l’impact de l’emploi précaire ne manque pas (p. ex. : Buchler, Haynes, et Baxter 2009; Buchanan 2004; Independent Inquiry into Insecure Work in Australia 2011; Trades Union Congress 2021). Cette conception de la précarité doit être intégrée aux contraintes impliquées par la théorie du procès de travail, comme nous le faisons avec la perception des cycles de risque.

5. Quelques exemples empiriques

Pour interpréter la croissance de la précarité sous cet angle, nous pouvons examiner les tendances dans l’un des rares domaines du travail précaire sur lequel des données internationales sont largement disponibles : l’emploi temporaire. Nous pouvons également étudier de plus près le plus proche parent de l’emploi temporaire en Australie : l’emploi occasionnel, pour lequel des données détaillées sont disponibles pour une longue période. Cette analyse commencera par présenter les méthodes utilisées dans cette section, puis décrira les résultats.

5.1 Méthodologie

Les données des graphiques et tableaux suivants proviennent de deux sources. La première est la base de données en ligne sur l’emploi de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cette source contient des données standardisées(dans la mesure où les systèmes nationaux de collecte de données le permettent), y compris des informations sur le nombre de salariés dans chaque pays au cours d’une année et le nombre de salariés temporaires. À partir de là, nous calculons le taux d’emploi temporaire (salariés occupant un emploi temporaire par rapport à l’ensemble des salariés).

Selon l’OCDE : « L’emploi temporaire recouvre tous les travailleurs salariés dont l'emploi est assorti d'une date de fin de contrat prédéterminée ».[1] Comme les systèmes nationaux de collecte de données varient, l’OCDE procède souvent à des ajustements des données nationales pour les rendre conformes à la définition de l’OCDE, une tâche facilitée par divers accords entre les statisticiens nationaux sur les définitions et les méthodes de collecte. Néanmoins, les informations intermittentes de l’OCDE sur l’emploi temporaire en Australie présentées dans la figure 2 ne concordent pas avec les statistiques régulières sur les travailleurs occasionnels publiées par l’Australian Bureau of Statistics, car la base de données en ligne de l’OCDE se base sur le travail saisonnier pour mesurer le travail temporaire en Australie. Par conséquent, pour nos besoins, la source la plus fiable est la section suivante consacrée spécifiquement à l’Australie.

Figure 2

Moyenne décennale des taux d’emploi temporaire, pays de l’OCDE, 1980-2021

Moyenne décennale des taux d’emploi temporaire, pays de l’OCDE, 1980-2021
Source : Base de données sur l’emploi, OCDE, données extraites le 2 sept. 2022 12 h 55 sur OECD.Stat

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En raison des ajustements pour les comparaisons internationales, les changements mesurés à l’intérieur des pays tendent à être plus fiables que les différences mesurées entre les pays. Les dates de début (et, dans une moindre mesure, les dates de fin) des données diffèrent d’un pays à l’autre. Le terme « décennie », tel qu’il est utilisé dans le texte, fait référence à la moyenne des données disponibles pour cette décennie dans ce pays. Au cours des années 2020, la moyenne est nécessairement limitée à deux années (2020 et 2021); pour cette raison (et pour d’autres qui seront discutées plus tard), les données des années 2020 doivent être traitées avec une prudence particulière. Les décennies au cours desquelles l’emploi temporaire a atteint son apogée, puis les années au cours desquelles il a atteint son niveau le plus élevé sont les plus intéressantes. Bien que les années 2020-2021 fournissent les informations les plus récentes sur la situation actuelle, l’analyse portera également sur les tendances lorsque nous excluons ces années, compte tenu de leur nature particulière. Une partie de l’analyse se concentrera particulièrement sur les tendances au cours des différentes années.

Les données de l’analyse australienne proviennent de l’enquête ABS sur la population active. Les données mentionnées aux présentes réfèrent principalement à l’emploi occasionnel, et les chiffres cités ici diffèrent considérablement des estimations de l’OCDE concernant l’emploi temporaire, principalement parce que l’emploi occasionnel et l’emploi temporaire sont deux choses différentes. Le système australien d’emploi occasionnel (qui englobe essentiellement les salariés ne bénéficiant pas de congés annuels ou de congés de maladie) est propre à l’Australie, de sorte qu’il n’existe pas de données comparables pour les autres pays de l’OCDE.

5.2 Un portrait international de l’emploi temporaire

Avec l’emploi temporaire, les employeurs peuvent transférer leurs propres risques aux employés, ce qui leur permet de bénéficier d’une flexibilité numérique. Son augmentation est donc considérée comme un indicateur du transfert croissant des risques des employeurs vers les employés, et un signe de la précarité croissante du travail. Pourtant, les données de l’OCDE suggèrent que l’emploi temporaire ne croît pas de manière uniforme et qu’il se heurte à de nombreux obstacles.

Dans la figure 2, on peut voir les taux d’emploi temporaire dans 33 pays de l’OCDE, répartis en trois groupes en fonction de la décennie au cours de laquelle l’emploi temporaire a atteint son apogée. Comme le montre le diagramme A, cinq pays (la Belgique, la Suisse, l’Italie, le Japon et, surtout, les Pays-Bas) ont connu une croissance continue du taux d’emploi temporaire (c’est-à-dire que, pour chaque décennie, le taux moyen d’emploi temporaire a été supérieur à celui de la décennie précédente). Dans un autre pays (Corée du Sud), la croissance du taux d’emploi temporaire semble inégale, mais elle a été plus élevée en 2020-2021 qu’au cours de toutes les décennies précédentes. Comme le montre le diagramme B, dix autres pays (Autriche, Canada, Tchéquie, France, Hongrie, Irlande, Luxembourg, Portugal, République slovaque et Suède) ont connu un pic du taux d’emploi temporaire au cours des années 2010 après au moins deux décennies au cours desquelles le taux moyen d’emploi temporaire avait été plus faible. Il a ensuite diminué à nouveau au cours de la période 2021-2022. Dans quatre autres pays (Colombie, Estonie, Portugal et Slovénie), le taux d’emploi temporaire était plus élevé au cours des années 2010 qu’au cours des années 2000 ou 2020-2021, tandis que dans trois pays (Chili, Costa Rica et Nouvelle-Zélande), il était plus faible en 2021-2022 qu’au cours des années 2010. Mais surtout, il y a dix pays où le taux d’emploi temporaire était plus bas en 2020-2021 qu’il ne l’était avant même les années 2010, dont deux où il avait atteint un pic au cours des années 2000 (Allemagne, Lettonie), sept où il avait atteint un pic au cours des années 1990 (Espagne, Finlande, Islande, Lituanie, Norvège, Turquie, Royaume-Uni) et un (Danemark) où il n’a plus jamais atteint le niveau des années 1980. L’OCDE fournit très peu de données sur le Mexique : bien que nous n’en ayons pas pour 2020-2021, nous savons que le pic s’est produit bien avant, dans les années 1990. Dans l’ensemble de l’OCDE, le taux moyen d’emploi temporaire était de 12 % dans les années 2000 et de seulement 12,2 % dans les années 2010, diminuant à 11,6 % en 2020-2021. Pour un pays médian de l’OCDE, le taux d’emploi temporaire est passé de 12,3 % au cours des années 2010 à 11,2 % en 2020-2021.

En résumé, excluant quelques pays, il n’y a pas eu de croissance soutenue de l’emploi temporaire. Nous constatons le plus souvent qu’elle atteint un sommet, puis diminue ou qu’elle présente un autre schéma plus complexe.

Il convient d’interpréter la baisse apparente de l’emploi temporaire au début des années 2020 avec prudence. Après tout, la période ne couvre que deux ans et a été une période étrange en raison de la pandémie de COVID-19, avec des reculs soudains de l’emploi dans de nombreux pays. Dans certains pays, des entreprises ont pu licencier plus facilement leurs travailleurs temporaires tout en conservant leur personnel permanent, ce qui a entraîné une fausse diminution du taux d’emploi temporaire. La meilleure façon de gérer cette distorsion possible est d’examiner de plus près les données annuelles, à partir desquelles les estimations décennales sont dérivées.

Il est donc important de connaître l’année (et non la décennie) au cours de laquelle le taux d’emploi temporaire a atteint son apogée, le niveau qu’il a atteint cette année-là et la comparaison avec le taux d’emploi temporaire en 2019. Si 2020-2021 était une année anormale, qui a fait baisser à tort le taux d’emploi temporaire, nous aurions dû constater des taux d’emploi temporaire atteignant leur maximum en 2019 ou aux alentours de 2019 dans de nombreux pays.

Les réponses se trouvent dans le Tableau 1. Le pic est atteint en 2019 ou plus tard dans seulement quatre pays (Belgique, Japon, Pays-Bas et Corée du Sud) et dans un seul en 2018 (Italie). Deux pays (la France et la Nouvelle-Zélande) ont atteint un pic en 2017, mais en 2019, le taux était inférieur d’environ un demi-point de pourcentage. Dans les autres pays, le pic a été atteint bien avant la fin des années 2010, le plus souvent en 2011 (Autriche, Canada, Colombie, Estonie et Irlande) ou en 2015 (Tchéquie, Hongrie, Luxembourg, République slovaque et Suisse). La moyenne de l’OCDE a atteint son maximum en 2006 et 2007, bien que le pays médian de l’OCDE l’ait atteint en 2014. Bien entendu, la médiane et la moyenne de l’OCDE peuvent être affectées par des changements dans la composition des pays sources et de l’OCDE elle-même. Un indicateur plus précis du véritable pic pourrait être obtenu en examinant uniquement les 23 pays qui disposent de données continues de 2000 à 2021. Parmi les pays médians, le pic a été atteint en 2016, avec un taux d’emploi temporaire de 12,4 %. Il était inférieur d’un point de pourcentage, à 11,3 %, en 2019.

Tableau 1

Taux d’emploi temporaire, pays de l’OCDE : Taux dans l’année record et taux en 2019

Taux d’emploi temporaire, pays de l’OCDE : Taux dans l’année record et taux en 2019

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Il est donc clair que des forces sont à l’oeuvre pour ralentir la croissance du recours des employeurs aux travailleurs temporaires. Il ne faut pas s’attendre à ce que l’avenir soit nécessairement synonyme d’augmentation de l’emploi temporaire. Les forces institutionnelles et économiques doivent différer d’un pays à l’autre, comme le montrent les différentes hauteurs des barres de la figure 2. L’emploi temporaire ne représente que 5 ou 10 %, parfois moins dans certains pays. Dans d’autres, il s’agit de 20 ou 25 % de la main-d’oeuvre, parfois plus.

Les données ne démontrent pas un modèle cohérent de pics multiples interrompus par des creux, mais ne nous n’y attendions pas non plus. Au fur et à mesure que les forces qui favorisent la croissance d’un mode particulier de flexibilité s’atténuent et que l’incidence de ce mode se stabilise ou diminue, l’attention se tournera vers un autre mode. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un seul mode de flexibilité suive un motif ondulé fait de pics et de creux, car le prochain mouvement vers un pic se produira dans un autre mode.

Bien entendu, l’augmentation de la résistance des travailleurs, le besoin de contrôle de l’employeur et les interventions de l’État ne sont peut-être pas les seules raisons pour lesquelles, dans un pays donné, l'essor de l'emploi temporaire s'arrête et se retourne. La diversité des modèles nationaux porte à croire que des facteurs propres à chaque pays ont façonné le calendrier et le modèle de changement. En effet, les modèles varient d’une industrie à l’autre et même d’une entreprise à l’autre reflétant les circonstances précises de chaque situation. Dans l’ensemble, cependant, la plupart des pays présentent un schéma d’augmentation, puis de stagnation ou de déclin, comme le prévoit le modèle du cycle de risque. Il est difficile d’imaginer un facteur de l’économie politique internationale qui pourrait mieux prédire et expliquer le schéma transnational global.

D’autres formes de travail précaire peuvent toutefois être submergées par d’autres aspects du capitalisme. Par exemple, le travail autonome ou emploi non salarié (l’autre indicateur pour lequel nous disposons de données de l’OCDE pour une longue période, mais qui n’est pas présenté ici pour des raisons d’espace) indique des baisses à long terme dans une majorité de pays de l’OCDE sur la même période que celle de nos données précédentes (Peetz, 2023). Malgré les affirmations relatives à l’essor de l’économie à la demande et du travail à la pige, les marchés du produit se concentrent de plus en plus, les grandes entreprises détenant une plus grande part de ces marchés et les nouvelles petites entreprises ayant plus de mal à s’y implanter. Associées à la résistance des travailleurs et à la volonté de contrôle du capital, ces forces l’emportent sur les forces de minimisation des coûts qui sous-tendent le transfert des risques et qui, autrement, favoriseraient la croissance du travail autonome. Il n’a progressé que dans quelques pays de l’OCDE, et encore, souvent pour de courtes périodes. Les cycles de risque ne peuvent pas expliquer complètement les tendances de l’emploi au fil du temps, mais ils peuvent expliquer beaucoup de choses.

5.3 Les emplois occasionnels en Australie

En Australie, il est particulièrement difficile de recueillir des données sur l’emploi temporaire et de faire des comparaisons avec d’autres pays de l’OCDE, car la loi australienne autorise l’existence de salariés occasionnels qui travaillent sur la base d'un contrat de travail dont la durée est déterminée. . Techniquement, le contrat est temporaire, mais la plupart du temps en pratique, il est à durée indéterminée et le même employeur peut employer certains travailleurs sur une base « occasionnelle » pendant plus de 20 ans. L’enquête ABS a recueilli des données sur les travailleurs « sans droits aux congés » et, en l’absence de meilleurs chiffres, les données de l’ABS sont considérées comme des estimations du nombre de travailleurs occasionnels. En Australie, l’emploi occasionnel est perçu comme une source de flexibilité et/ou de précarité, même si, dans la pratique, il s’agit surtout d’un moyen de réduire les coûts de main-d’oeuvre en contournant les obligations en matière de congés et de nombreuses protections contre le licenciement (Peetz et May, 2022).

Globalement, l’emploi occasionnel en Australie a augmenté au cours des années 1980 et 1990, comme le montre la figure 3. Malgré les inquiétudes suscitées par la précarisation de la main-d’oeuvre, celle-ci s’est stabilisée depuis le début des années 2000 à environ 25 % des employés (elle est passée sous la barre des 23 % pendant la pandémie de 2020-2021, les employés précaires ayant été plus facilement licenciés). Cependant, cette précarisation peut suivre des trajectoires très différentes pour les travailleurs à temps plein et à temps partiel.

Figure 3

Taux d’emplois occasionnels, Australie, 1986-2021

Taux d’emplois occasionnels, Australie, 1986-2021

Source : Calculés à partir des données de l’Australian Bureau of Statistics, Tableau 2. Type d’emploi : Travailleurs par sexe, à temps plein-temps partiel et les États et territoires, août 1992, août 2007 et novembre 2008 —novembre 2013; Tableau 1 : EQ05 – Travailleurs par division de l’industrie (ANZSIC) et statut de l’emploi principal, à partir de février 1991; et

Raccord des indices de 1992 et 2014. Les données entre 1986 et 1992 sont calculées par interpolation. Les données jusqu’en 2007 concernent le mois d’août; les données suivantes se réfèrent au mois de novembre.

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Parmi les employés à temps partiel (qui dominent les secteurs de l’hôtellerie et de la vente au détail), l’emploi occasionnel a commencé à chuter à la fin des années 1990 et est passé de 66 % en 1986 et 1996 à seulement 51 % en 2019. Ce déclin s’explique principalement par le fait que les grands employeurs de main-d’oeuvre à temps partiel, en particulier les grandes entreprises de distribution et les épiceries, ont pris conscience des inconvénients de la main-d’oeuvre occasionnelle, notamment le faible engagement des employés, le fort roulement de la main-d’oeuvre et d’autres problèmes de contrôle. Ils ont donc commencé à passer d’un emploi occasionnel à temps partiel à un emploi « permanent à temps partiel ». Les avantages du travail occasionnel ayant atteint leurs limites, de nouvelles formes de flexibilité sont apparues. Le franchisage est devenu une forme importante de flexibilité dans le commerce de détail après que le travail à temps partiel occasionnel ait perdu de son éclat. En franchisage, ce sont maintenant le commerce de détail et l’hôtellerie qui dominent (Frazer, Weaven, et Grace 2014, 18). Bien que les données soient rares, il semble que le nombre de franchises soit resté stable entre 1998 et 2002, mais qu’il ait augmenté par la suite (Frazer, Weaven et Grace 2014, 15).

Dans d’autres secteurs, le recours à l’emploi occasionnel pour les travailleurs à temps plein est devenu de plus en plus populaire auprès des employeurs. Dans le secteur minier, par exemple, les employés d’agences l’ont remplacé de nombreux employés directs. Étant donné que les travailleurs engagés par des agences de location de personnel disposaient de contrats occasionnels à temps plein, l’industrie minière est passée de travailleurs permanents à temps plein à des travailleurs permanents à temps partiel. Le recours au louage de personnel était aussi le choix d’usines de fabrication et de plusieurs autres secteurs. Ainsi, le taux de précarisation des employés à temps plein en Australie est passé de 5 % en 1986 à un pic de 12 % en 2007, fluctuant ensuite autour de 10-12 %, avec un creux pendant la pandémie. Autrement dit, il s’est écoulé au moins deux décennies entre le plateau de la précarisation des salariés à temps partiel et le plateau de la précarisation des salariés à temps plein, étant donné que des employeurs très différents utilisaient ces stratégies pour les salariés à temps partiel et les salariés à temps plein. Dans le cas de l’exploitation minière, par exemple, d’importantes économies pouvaient être réalisées en remplaçant la main-d’oeuvre permanente directement employée par de la main-d’oeuvre louée, c’est-à-dire de la main-d’oeuvre occasionnelle à temps plein. Mais cette stratégie ne peut être appliquée à l’ensemble de la main-d’oeuvre d’une mine. Les entreprises en sont venues à utiliser la main-d’oeuvre d’agence de de location de personnel à titre d’essai pour identifier les travailleurs permanents potentiels, et il est devenu presque impossible d’obtenir un emploi de production dans l’industrie sans passer d’abord par le louage de personnel (Murray et Peetz, 2010). Les mines considéraient que certains membres de leur main-d’oeuvre faisaient partie d’un marché du travail interne et exerçaient sur eux un contrôle plus étroit à un coût plus élevé, tandis que la main-d’oeuvre moins chère et « jetable » (effectuant souvent un travail similaire) constituait une « réserve » (buffer) » que l’on pouvait augmenter ou réduire en fonction de l’évolution des prix des produits de base. Il ne serait toutefois pas judicieux pour une société minière (ou une entreprise manufacturière) que toute la main-d’oeuvre soit constituée de travailleurs intérimaires. Cela créerait trop d’instabilité et une perte de contrôle.

Le passage d’un mode de transfert des risques à un autre n’implique pas nécessairement les mêmes employeurs; la flexibilité peut prendre de nouvelles formes dans des secteurs différents. Dans l’industrie minière et manufacturière, le recours croissant à la sous-traitance et au louage de personnel (les travailleurs sur le site ne sont pas employés par la mine ou le fabricant, mais par une entreprise tierce dirigée par le propriétaire du site) n’a pas été une conséquence directe de l’atteinte d’un plateau de flexibilité dans le commerce de détail, bien qu’il existe un lien entre les secteurs à travers le rôle du capital financier, qui domine l’actionnariat dans la plupart des secteurs de l’économie (Murray et Peetz 2013). Le capital financier ne se préoccupe pas autant du contrôle que les gestionnaires du capital industriel, mais il insiste, par la menace d’un exode des capitaux vers l’étranger, pour que les entreprises trouvent de nouveaux moyens d’augmenter leurs profits. Le capital financier peut donc passer d’un secteur à l’autre lorsque les possibilités de profit diminuent dans un secteur et s’ouvrent dans un autre.

Les modèles d’évolution d’emploi occasionnel ne signifient pas, comme certains auteurs (Wooden 2016) semblent l’affirmer, que la flexibilité du marché du travail fonctionne bien. Néanmoins, les modèles sont réels et doivent être analysés si nous voulons résoudre la contradiction entre une précarité élevée et des taux de précarité stables.

6. La dialectique des cycles de risque et l’avenir du travail

De nombreux pronostics sur l’avenir du travail se sont concentrés sur la précarité du travail moderne, en particulier dans l’économie à la demande, et certains ont prédit (ou se sont réjouis de) la fin de la relation de travail (Phillips 2008; Freelancers Union et Elance-oDesk 2013). Certaines analyses de l’économie à la demande et même des entreprises conventionnelles se sont penchées sur la question de la « gestion algorithmique » qui se prête à une approche axée sur le procès de travail (Wood et coll. 2018; Mohlmann et Zalmanson 2017). Pourtant, de nombreux auteurs ne tiennent pas suffisamment compte de cette approche, en particulier des limites qu’elle prévoit à l’augmentation de certaines formes de précarité. Les conceptions orthodoxes du marché du travail ne parviennent pas à expliquer pourquoi les formes individuelles de précarité, telles que l’emploi occasionnel ou temporaire, ne continuent pas à croître de manière exponentielle. Pour expliquer la manière dont l’emploi occasionnel ou temporaire atteint un sommet puis cesse de croître, nous devons nous tourner vers la théorie du procès de travail et la théorie des relations industrielles, en particulier le concept de cycles de risque.

Dans un cycle de risque, la direction saisit d’abord une occasion de réduire les coûts en transférant le risque du capital au travail par le biais d’un mode de flexibilité précis. Ce mode est alors de plus en plus utilisé jusqu’à ce que l’expansion soit bloquée par la nécessité de vaincre la résistance, d’obtenir le consentement et/ou d’exercer un contrôle. Lorsque l’efficacité d’un mode plafonne, voire diminue, la direction recherche d’autres modes. Le besoin constant de transférer les risques et de réduire les coûts amènera les dirigeants à passer d’un mode de flexibilité à l’autre dans une recherche incessante de profit. Cette tendance s’observe à la fois dans l’emploi temporaire au sein de l’OCDE et dans l’emploi occasionnel en Australie.

Il est possible d’interpréter l’avenir du travail sous l’angle du cycle de risque. L’augmentation de l’économie de plateforme ou à la demande est l’exemple le plus évident. Il s’agit d’un nouveau mode de flexibilité qui a émergé avec le développement de la technologie numérique et des plateformes d’applications. Cette innovation a considérablement réduit les coûts pour les entreprises et a mené à ce que de nombreuses personnes soient définies comme des travailleurs autonomes, tandis que l’application permet à l’entreprise d’exercer un contrôle comparable (mais pas identique) à celui qui peut être exercé dans le cadre d’une relation d’emploi. Toutefois, ce modèle se heurte à la résistance des travailleurs et de l’État (Healy, Nicholson et Pekarek 2017) et les résultats seront modelés par ces interactions. Si la technologie des applications peut déplacer la frontière du contrôle, entraînant, en fin de compte, une certaine augmentation du recours aux travailleurs autonomes, il semble peu probable que cette technologie puisse un jour dominer la relation d’emploi, car le besoin de contrôle t les problèmes de résistance sont tout simplement trop importants.

Les développements technologiques créent de nouvelles possibilités pour le lancement de nouveaux cycles de risque, mais l’impact final sur le travail (y compris la poursuite ou la rupture de la relation de travail) dépendra de ce qui se passe pendant le cycle de risque, y compris la résistance des employés et des syndicats, le problème du contrôle pour la direction et la réponse de l’État. Les répercussions des nouvelles technologies varieront d’une industrie, d’un lieu de travail ou d’un emplacement à un autre. La théorie du procès de travail nous aide à comprendre le rôle central joué par le contrôle et la résistance dans l’orientation de la précarité, qui est loin d’être linéaire. Les questions portant sur les relations industrielles - le rôle des parties, l’équilibre des pouvoirs entre elles - sont essentielles pour déterminer l’évolution et l’issue des cycles de risque. Elles sont ainsi cruciales pour comprendre l’avenir du travail.