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1. Introduction

Le travail sur plateforme numérique a connu une croissance rapide au cours de la dernière décennie, car il constitue une source de revenus facile d’accès et flexible pour des personnes du monde entier (Heeks, 2017; Berg et coll., 2018; Wood et coll., 2019). Bien que leur importance relative sur le marché du travail reste faible (Azzellini et al., 2022), ces formes de travail ont ravivé les débats sur la libéralisation des relations du travail, la remarchandisation du travail, les nouvelles formes de contrôle algorithmique et la montée des marchés, où les grands acteurs sapent la concurrence[1] (Azzellini et coll., 2021; Srnicek, 2017; Grimshaw, 2020). De plus, il a été dit de ces formes de travail qu’elles érodent la relation de travail standard et ne bénéficient d’aucune protection (De Stefano, 2016; OIT, 2021). De nouveaux efforts en matière de réglementation sont donc déployés dans le monde entier (Aloisi, 2022; De Stefano et coll., 2021), en particulier pour réglementer les plateformes basées sur un marché local, telles que celles qui fournissent des services de transport et de livraison.

Des décisions marquantesont reconnu l’existence d’une relation de travail entre les travailleurs et les plateformes, et de nouvelles lois sont proposées pour protéger certains groupes de travailleurs. Parmi les exemples de ces réponses institutionnelles, citons Prop 22 en Californie, qui inclut les gig workers dans la loi AB5, la nouvelle "loi Rider" espagnole (décret 12/2021) qui présume que les livreurs sont des employés, la loi 21.431 au Chili qui réglemente les contrats pour les travailleurs des plateformes de services numériques, et la nouvelle directive sur le travail sur plateforme actuellement débattue au Parlement européen, qui vise à clarifier l'accès des gig workers aux droits du travail (Buendia Esteban, 2023). Au Chili, la loi 21.431 de 2022 réglemente les contrats des travailleurs sur les plateformes de services numériques à la suite des accords conclus lors d’une table ronde technique à laquelle ont participé divers acteurs des relations industrielles. Enfin, la nouvelle Directive du travail sur plateforme numérique, actuellement débattue au sein de l’Union européenne, vise à clarifier l’accès des travailleurs à la demande aux droits du travail (Buendia Esteban, 2023). Par conséquent, on assiste à l’émergence d’un scénario litigieux dans lequel une myriade d’organisations et d’acteurs, à l’intérieur et à l’extérieur de l’État, créent et façonnent le processus réglementaire (Kirchner & Schüßler, 2020). Cette réalité exige une compréhension plus complète de ce que nous entendons par « réglementation » au sens large et de la manière dont ces différents acteurs (organismes de réglementation officielle et informelle) s’influencent les uns les autres et sont en relation les uns avec les autres.

Du point de vue des relations industrielles, le travail sur plateforme numérique est assurément régi par des règles (et des acteurs) officielles et informelles, indépendamment de la manière dont la relation de travail est catégorisée en matière juridique (Joyce et coll., 2022, p.3). Ce rôle de plus en plus important qu’occupent des relations informelles et des acteurs non institutionnels dans la réglementation n’est pas entièrement nouveau. Avec la libéralisation des marchés, la réglementation devient non seulement plus orientée vers le marché, mais aussi « multifacette, différenciée et de plus en plus (partagée) par une série d’acteurs publics et privés » (Martinez Lucio et MacKenzie, 2004, p. 78). Cette tendance nous oblige à examiner de plus près les processus sociaux qui entourent les changements réglementaires, une question que le domaine du droit du travail n’a abordée que discrètement (Dukes, 2019). Bien que différentes disciplines et différents domaines aient étudié la question sous des angles spécifiques, il est essentiel de comprendre comment ils se complètent. Je propose donc une analyse critique et exhaustive de la littérature afin de montrer comment le conflit est apparu et d’identifier les lacunes du débat académique qui nécessitent des recherches plus approfondies.

Voici donc la question de recherche : quels acteurs et organisations étatiques et non étatiques ont influencé et façonné le conflit réglementaire sur le travail sur plateforme numérique, et quels types de ressources leur ont permis d’intervenir? Pour répondre à cette question, je propose d’utiliser le cadre de Beckert (2010) pour étudier le changement dans les domaines du marché du travail et pour théoriser les rôles de trois structures sociales majeures : les institutions, les réseaux sociaux et les cadres cognitifs. Il sera ainsi possible de contextualiser le processus réglementaire comme étant politiquement litigieux et socialement étayé. Afin d’analyser la littérature scientifique, j’adopterai une méthode déductive qui tient compte de la structure sociale qui a été mise en avant et la façon dont les acteurs ont exploité les ressources fournies par chaque structure. Je soutiendrai que des compréhensions unidimensionnelles ou partielles de la réglementation ont prévalu dans la littérature, tout en soulignant les contributions qui ont établi des liens entre les rôles des différentes structures sociales. Une telle approche permettra non seulement de mieux comprendre les défis réglementaires, mais aussi d’expliquer pourquoi et comment des conflits sont apparus au sujet de la réglementation. Pour terminer, je soulignerai la valeur analytique du cadre, en particulier pour la recherche sur les relations industrielles.

1. Étudier les changements réglementaires comme s’ils étaient intégrés dans les relations et les structures sociales : le rôle des institutions, des réseaux et des cadres

J’examinerai la réglementation au sens large, y compris l’interaction des acteurs et des discours qui façonnent le processus réglementaire, en utilisant le modèle de Beckert pour étudier la littérature. Il a principalement cherché à comprendre comment les domaines du marché du travail évoluent et selon Fligstein (2001), un « domaine » est comme un ordre social local « dans lequel des acteurs organisés se rassemblent et encadrent leurs actions les uns par rapport aux autres » (p. 108). Bourdieu définit, quant à lui, un champ comme étant compris comme un espace social structuré régi par son propre ensemble de règles et de normes, bien que l’accent soit davantage mis sur le rôle des organisations et des institutions dans la formation de l’activité économique (Fligstein et McAdam, 2011, pp. 19-21). Le concept de domaine a contribué à combler le fossé entre la littérature sur les relations industrielles et la littérature sur les études organisationnelles, comme le montre par exemple la recherche de Helfen (2015) sur les changements apportés à la réglementation du travail intérimaire en Allemagne. L’auteur a identifié les principaux acteurs (aspirants et élus) et la manière dont ils ont rivalisé pour redéfinir les limites de la réglementation et l’établissement de distinctions entre les groupes de travailleurs dans la législation. Pour leur part, Kirchner et Schüßler (2020) ont appliqué le concept de domaine pour comprendre les défis réglementaires des plateformes à but lucratif, révélant comment les réglementations existantes sont sapées par la coordination souple de l’organisation, du lieu, de la main-d’oeuvre et du produit. Les deux auteurs ont identifié les acteurs des questions réglementaires, notamment les entreprises de plateforme (en tant qu’organisateurs du marché), les gouvernements nationaux et locaux, les acteurs privés et les organisations de la société civile. L’économie à la demande étant composée de différents acteurs organisationnels et modes de gouvernance (p. 228), le concept de domaine permet d’expliquer comment les conflits réglementaires surviennent en nous permettant d’examiner le travail intérimaire des différents acteurs et intervenants et la manière dont ils interviennent simultanément.

Beckert (2010) affirme qu’un domaine est composé de trois structures sociales interdépendantes qui ne peuvent être étudiées séparément : les institutions, les réseaux sociaux et les cadres cognitifs (figure 1). Les institutions englobent les règles et réglementations qui dictent le comportement des acteurs. Les réseaux sociaux font référence à la position structurelle des acteurs et des organisations. Les cadres cognitifs réfèrent à l’organisation mentale des significations et des normes sociales utilisées par les acteurs pour évaluer les marchés et comment s’y comporter. Chaque structure fournit des ressources que différents acteurs et diverses organisations peuvent utiliser pour intervenir et orienter le changement. Beckert a soutenu que ces trois structures fonctionnent ensemble dans un domaine, offrant ainsi une perspective intégrée de l’ancrage social. Il a ainsi proposé un cadre pour concilier les opinions opposées d’un débat fragmenté, comprenant également des descriptions générales de la manière dont chaque structure influence les autres.

Figure 1

Influences réciproques des trois structures dans les domaines du marché du travail

Influences réciproques des trois structures dans les domaines du marché du travail
Source : Beckert (2010)

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En se basant sur ce cadre de travail, nous pouvons explorer la recherche qui s’est concentrée sur les institutions, les réseaux et les cadres, et examiner leurs interrelations (potentielles). En ce sens, le cadre est innovant et pertinent dans la mesure où il propose d’approfondir le rôle de ces trois structures sociales différentes pour expliquer comment les conflits réglementaires surviennent dans un « domaine ». Si les institutions et l’État sont généralement considérés comme des acteurs clés dans les processus de réglementation, les réseaux et les cadres réglementent également l’économie à la demande d’une manière non négligeable. L’importance des réseaux dans la réussite des entreprises de plateforme numérique a été largement reconnue (par exemple, Parker et coll., 2016), tandis que les discours sur l’entrepreneuriat, la flexibilité et la légitimité réglementaire ont joué un rôle important dans les débats d’orientation politique (p. ex., Gillespie, 2018; Tzur, 2019). Il est toutefois important de déterminer dans quelle mesure ces questions ont été abordées dans le contexte spécifique de la réglementation du travail sur plateforme numérique.

Je commencerai donc par examiner la manière dont la littérature sur la réglementation du travail sur plateforme numérique a conceptualisé chaque structure sociale et comment les acteurs ont utilisé leurs ressources de pouvoir uniques pour influencer la réglementation. J’examinerai ensuite dans quelle mesure les influences réciproques entre les structures ont été étudiées. Je soutiens ici que la littérature sur le travail sur plateforme numérique nécessite des recherches plus approfondies sur les interactions entre les réseaux et les cadres avec la réglementation institutionnelle et l’État, afin de mieux comprendre pourquoi les réponses à des questions telles que la classification légale, les modèles de réglementation et l’application diffèrent de manière significative entre les cas locaux et nationaux. Ces différences soulignent l’importance d’examiner les trois structures pour comprendre comment les conflits réglementaires prennent place et sont définis dans chaque pays et dans chaque contexte. Enfin, je discuterai des axes de recherche à développer, j’indiquerai les limites de mon étude et je formulerai des remarques finales.

3. Méthodologie : revue critique de la littérature

J’ai procédé à une analyse critique de la littérature pour répondre à la question suivante : quels acteurs et organisations étatiques et non étatiques influencent et créent le conflit réglementaire sur le travail sur plateforme numérique, et quelles sont les ressources qui leur permettent d’intervenir? Ce type de revue de la littérature diffère d’autres approches, telles que la bibliométrie ou la méta-analyse. L’objectif n’est pas simplement d’identifier et de décrire les principales orientations de la recherche, les axes et les données probantes sur un sujet spécifique; il s’agit plutôt d’évaluer dans quelle mesure certaines questions controversées ont été résolues par la recherche. Le but est également d’identifier les points manquants, incomplets ou mal représentés, ainsi que les incohérences ou divergences potentielles entre les différents points de vue (Torraco, 2005, p. 362). Par conséquent, mon analyse est également une réflexion sur la littérature, et pas seulement un compte rendu descriptif de tous ses sujets.

En raison de l’abondance de la littérature disponible sur le travail sur plateforme numérique et du nombre limité de mots de ce document, je me suis concentré sur les principales discussions plutôt que sur des points spécifiques. Pour ce faire, j’ai utilisé des concepts et des théories déjà établis pour catégoriser la littérature par sujet (Saunders et Rojon, 2011). Ce type de revue de la littérature offre une plus grande souplesse pour une méthode déductive, où les contributions de la littérature sont évaluées dans un cadre explicite, tel que celui de Beckert. Cette approche permet non seulement d’évaluer l’importance de chaque structure dans le conflit réglementaire, mais aussi de mettre en évidence les points manquants concernant les liens entre les trois structures.

La recherche bibliographique et la sélection subséquente ont été organisées en deux phases (Figure 2). Dans la première phase, j’ai constitué une base de données d’articles à partir de deux sources d’information. La première source, et la plus importante, comprenait les deux bases de données les plus réputées dans le domaine des sciences sociales : Web of Science et Scopus. J’ai fait des recherches dans la littérature en entrant deux termes simultanément : « réglementation » et « travail sur plateforme numérique ». Les deux termes devaient s’afficher dans le titre, le résumé ou les mots-clés. J’ai aussi tenu compte de certains synonymes des deux mots-clés : « changement institutionnel » et « législation » à la place de « réglementation » et « travail collaboratif (crowdworking) », « travail à la demande » et « économie à la demande », puis « économie collaborative » au lieu de « travail sur plateforme numérique ». Comme ces termes ne sont pas équivalents et qu’il n’y a pas de consensus dans la littérature sur leur utilisation (Howcroft et Bergvall-Kåreborn, 2019), j’ai effectué une recherche aussi exhaustive que possible et dans la deuxième phase, j’ai ensuite restreint la littérature en excluant les articles qui n’étaient pas directement liés au sujet de la recherche.

Je me suis principalement concentré sur les revues spécialisées en relations industrielles et droit du travail, mais j’ai également tenu compte des revues spécialisées dans les affaires, la gestion et les sciences sociales. Bien que la revue de la littérature se soit concentrée sur la réglementation du travail sur plateforme numérique, certains sujets, en particulier ceux qui font référence au rôle des cadres cognitifs ou des réseaux sociaux, ne font pas nécessairement l’objet des revues spécialisées dans les questions de réglementation, mais plutôt dans diverses revues de sciences sociales. Aussi, les travaux devaient être rédigés en anglais. Après vérification et suppression des doublons, la première recherche a permis d’identifier 638 articles pertinents.

La littérature grise constituait la deuxième source d’information : rapports politiques d’institutions internationales (par exemple, l’Organisation internationale du Travail [OIT]), chapitres de livres et articles de revues de droit non indexés dans les bases de données susmentionnées. J’ai également inclus des articles que je n’avais pas trouvés lors de la première revue, mais plutôt dans les bibliographies d’articles très influents. Ce sont 99 articles supplémentaires qui ont été ajoutés au total. Le total s’élève donc à 737 articles.

Dans la deuxième phase, la base de données a été restreinte afin de pouvoir réaliser une analyse plus approfondie. Cet exercice a été effectué en fonction de trois critères d’exclusion. Premièrement, j’ai exclu les articles publiés avant 2010, en partant du principe que la recherche sur l’économie à la demande était limitée à cette époque. Deuxièmement, j’ai exclu les entreprises exerçant des activités qui n’impliquent pas directement le travail à la demande comme l’hébergement ou les plateformes de commerce électronique. Troisièmement, j’ai omis les articles qui traitaient de questions réglementaires autres que les questions de travail, ces dernières étant définies comme étant relatives à la classification erronée des employés, à la sécurité sociale, à la négociation collective, à la discrimination et à la transparence algorithmique dans les décisions en matière de gestion du personnel. Le nombre total d’articles a donc été réduit à 149 (voir les détails ci-dessous).

Figure 2

Recueil des données

Recueil des données
Source : recueillies par l’auteur

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En examinant ces documents, j’ai identifié des thèmes clés qui, en général, font référence à des questions telles que la portée et les applications possibles des instruments juridiques du travail, les poursuites stratégiques, le pouvoir et l’influence des entreprises sur la réglementation des plateformes et les préférences des acteurs en matière de statut du travail et leur vision de la législation relative à l’économie à la demande. Lorsqu’un document faisait clairement référence à l’un de ces problèmes, il était inclus dans l’une des trois structures sociales du cadre : les institutions, les réseaux ou les cadres. Si l’article abordait plus d’un problème, il était codé comme appartenant à plus d’une catégorie de structure (voir l’annexe pour plus de détails). Ce problème de codage multiple est abordé en détail dans la section Discussion, où j’analyse dans quelle mesure les différentes structures sont liées les unes aux autres. En fonction de ces thèmes, je présente une synthèse des discussions, en soulignant les points forts de la réglementation et les possibilités d’amélioration de la réglementation de chaque structure sociale.

4. Résultats

4.1 Le rôle crucial et multifacette des institutions dans la réglementation du travail sur plateforme numérique

Dans cette section, il est question de la littérature portant sur le rôle des institutions dans la réglementation du travail sur plateforme numérique et des acteurs qui utilisent les ressources institutionnelles pour intervenir dans le processus de réglementation. Bien que, de toute évidence, les institutions ont une certaine importance dans tout processus réglementaire, la littérature a dû remettre en question l’idéeselon laquelle le pouvoir des entreprises à l’ère numérique est resté incontrôlé en l’absence de réglementation (Cohen, 2019; Kapczynski, 2020). En fait, les organismes de réglementation ont joué un rôle essentiel, soit en limitant l’espace des confrontations principales sur la reconnaissance et l’accès aux droits du travail (OIT, 2021; Pesole et coll., 2018), soit en permettant la croissance de ces modèles d’entreprise (Rahman et Thelen, 2019). Certains des principaux courants de cette littérature sont passés en revue ci-dessous.

Les juristes ont accordé une grande attention à la classification légale des travailleurs sur plateforme numérique en tant qu’employés, en tant que travailleurs autonomes ou en les plaçant dans une catégorie tout à fait distincte (Adams et coll., 2018; Aloisi et De Stefano, 2020; Koutsimpogiorgos et coll., 2020; Stewart et Stanford, 2017; Todolí-Signes, 2017a; Zou, 2017). Cette classification a des implications importantes pour leurs droits au travail, notamment la liberté d’association, la négociation collective, la protection contre la discrimination (De Stefano et Aloisi, 2019) et les questions de santé et de sécurité (Garben, 2019). Comme pour d’autres catégories de « travailleurs autonomes » ou personnes travaillant dans des zones grises du marché du travail (Jaehrling et Kalina, 2020; Stanford, 2017), le défi juridique consiste à démontrer si le travailleur est suffisamment contrôlé ou subordonné pour être considéré comme un « employé ». C’est entre autres le cas des nouvelles formes de gestion algorithmique (De Stefano et coll., 2021). Le défi est certainement d’actualité, car les instances nationales et locales ne disposent pas des moyens pour réglementer le travail de cette nature (Aloisi et De Stefano, 2020). Certains pays disposent d’une troisième catégorie hybride ou intermédiaire, tandis que d’autres s’appuient encore sur un système binaire(Cherry et Aloisi, 2017; De Stefano, 2016; Wang et Cooke, 2021). Bien que dans différents pays, des décisions marquantes ont créé une certaine jurisprudence de référence (Moyer-Lee et Countouris, 2021), des cas sont toujours devant les tribunaux et ceux de classification erronée ont souvent été résolus à l’amiable (Cherry, 2016). Par conséquent, certains chercheurs et certaines organisations ont préconisé de garantir les droits fondamentaux des travailleurs sur plateforme numérique, quelle que soit leur classification légale (Behrendt et Nguyen, 2018; Countouris, 2019; OIT, 2021; Todolí-Signes, 2017b).

Les tribunaux et les chercheurs ont adopté différentes approches pour déterminer le type de relation de travail au-delà de la traditionnelle opposition entre employé et travailleur autonome. Certains ont privilégié une « approche téléologique » : interpréter le droit du travail conformément à son objectif de protection des travailleurs et de leurs droits; cela s’applique aux travailleurs sur plateforme numérique qui travaillent de façon dépendante et subordonnée (Atkinson et Dhorajiwala, 2021; Davidov, 2017). D’autres ont suggéré d’intégrer un « concept fonctionnel » de l’employeur : au lieu de se contenter d’examiner si les travailleurs sont légalement classés en tant qu’employés ou non, cette approche évaluerait si les plateformes remplissent les rôles typiques d’un employeur (Prassl et Risak, 2016). La classification erronée soulève également des préoccupations concernant l’asymétrie de pouvoir dans un contexte plus vaste, car certaines lois sur la concurrence interdisent aux travailleurs autonomes de participer à des négociations coordonnées, telles que les négociations collectives, même si ces travailleurs sont économiquement dépendants de la plateforme comme s’ils étaient des employés (Lianos et coll., 2019; Posner, 2021). Il est essentiel d’aborder ces questions et d’étendre les droits des travailleurs pour garantir les droits et conditions de base et expérimenter de nouvelles formes d’organisation et de négociation pour les travailleurs atypiques (Rahman, 2017).

La littérature souligne également l’importance d’une perspective d’économie politique dans l’examen des conditions institutionnelles qui favorisent la croissance du travail sur plateforme numérique (Ilsøe, 2017; Thelen, 2018; Tucker, 2020). Bien que cette perspective comprenne un corpus de recherche relativement plus restreint, elle a été influente. Par exemple, Rahman et Thelen (2019) ont identifié différents facteurs qui ont conduit au développement du modèle d’affaires des plateformes américaines, tels qu’un cadre politico-économique permissif, un système juridique favorable et un secteur des affaires financiarisé disposé à promouvoir de tels investissements. Dans une analyse comparative du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Allemagne, Hassel et Sieker (2022) ont exploré les déterminants institutionnels qui influencent l’expansion des contrats à la demande, constatant que, paradoxalement, l’État-providence universel a facilité l’augmentation des contrats à la demande dans les secteurs de la logistique et des services. Toutefois, cette dynamique peut être très différente dans les contextes où l’économie parallèle est plus importante. Dans une étude portant sur le Mexique et le Panama, Weber et coll. (2021) ont observé que les plateformes recrutent souvent des travailleurs dans le secteur informel, mais qu'elles contribuent à la formalisation du marché du travail pour se conformer aux exigences opérationnelles légales. ,. Ainsi, le travail sur plateforme numérique peut à la fois dégrader les conditions de travail et offrir de nouvelles occasions à ceux qui ont besoin de travailler, en particulier les travailleurs migrants (van Doorn et coll., 2022). La perspective de l’économie politique permet donc une compréhension plus large du travail sur plateforme numérique, car le seul débat sur la classification des emplois semble insuffisant en soi.

Enfin, un volet de la recherche s’est intéressé au travail intérimaire et à la résilience de différents acteurs, en particulier les travailleurs qui utilisent les institutions pour gagner en pouvoir et affronter les entreprises de plateformes. Les chercheurs ont souligné l’importance des litiges stratégiques en tant que source de pouvoir pour les travailleurs (Adams, 2023; Cherry, 2020). Ces litiges doivent toutefois composer avec un obstacle de taille : les plateformes opèrent à l’échelle internationale (Inversi, 2017; Racabi, 2021), ce qui leur a permis d’éviter les poursuites en faisant valoir que l’entreprise relevait de la compétence d’un autre pays (Woodcock et Graham, 2020). Bessa et coll. (2022) ont passé en revue la recherche sur les conflits liés au travail sur les plateformes, montrant que les syndicats et les organisations de travailleurs à la demande ont principalement cherché à mettre en oeuvre la réglementation par le biais de la législation et de la promulgation de décrets législatifs. Ces expériences sont toutefois inégales au niveau mondial, car les interventions institutionnelles semblent suivre une direction plus progressiste en Europe qu’ailleurs (van Dijk, 2021). Sur un plan plus théorique, les chercheurs ont également examiné l’étendue et la portée de ces efforts pour utiliser les institutions et même expérimenter de nouvelles réglementations (Murray et coll., 2020).

Dans l’ensemble, une multitude de recherches ont attesté que les institutions jouent un rôle important dans la réglementation du travail sur plateforme numérique. Une question essentielle, qui découle certainement de tout cela, mais qui reste dans une certaine mesure ouverte, est celle de la manière dont l’État est conceptualisé dans ces débats. Dans cette optique, les travaux d’Inversi et coll. (2022) ont évoqué comment les acteurs britanniques, étatiques et non étatiques s’approprient ou abandonnent les espaces réglementaires selon le principe d’économie à la demande. Bien que relativement rare dans la littérature, cette approche pourrait élargir la discussion sur le rôle de l’État et ses liens avec les différents acteurs, au-delà du débat centré sur le champ d'application de certains instruments juridiques qui tendent à considérer l'État d'un point de vue plus étroit.

4.2 Réseaux sociaux : l’influence réglementaire croissante des marchés et des acteurs non étatiques

Dans cette section, je discuterai de la popularité et des utilisations concrètes du concept de « réseau » dans la littérature sur le travail sur plateforme numérique et les marchés des plateformes, avec deux mises en garde. Premièrement, bien qu’il existe une abondante littérature sur le thème des réseaux en général, peu de ces documents traitent directement de la réglementation sur l’emploi ou sur les plateformes de travail numériques. Deuxièmement, le concept de « réseau » est assez vaste et donne lieu à des questions légèrement différentes dans la littérature. Je passerai ensuite en revue deux concepts précis liés aux réseaux et à la réglementation du travail sur les plateformes numériques : les « effets de réseau » et l’« encastrement dans les réseaux ». Le premier a fait l’objet de nombreuses études dans les domaines des relations industrielles et de l’économie politique et concerne l’impact des réseaux sur la position dominante de la plateforme sur le marché. Le second approche davantage du concept que Beckert définit dans son cadre et a été largement utilisé dans la sociologie économique. Bien qu’il puisse y avoir d’autres discussions sur les réseaux et le pouvoir des entreprises, cette section se concentrera sur ces deux concepts spécifiques aux réseaux.

Le concept « d’effets de réseau » est très présent dans la littérature qui considère les plateformes comme des marchés, où les avantages du réseau augmentent avec le nombre d’acteurs connectés à la plateforme (voir Gawer, 2014 pour une version plus détaillée). La conception de la plateforme vise à créer une domination du marché, en devenant les « agents centraux au coeur d’un réseau de créateurs de valeur » (Cusumano et coll., 2021, p. 1260), ce qui est considéré comme essentiel pour le modèle d’entreprise (Rahman et Thelen, 2019 ; Rahman, 2016). Cette situation alimente la concurrence, mais incite également à une plus grande récupération de valeur et à une domination du marché, ce qui donne souvent des marchés de « compétition à un seul vainqueur » (Kenney et Zysman, 2018; Parker et coll., 2016). Grâce à ce nouveau concept de la domination en réseau sur des « marchés bifaces », les entreprises de plateformes ont remis en question la prédominance des contrats de travail classiques et imposé des contrats d’entreprise privés, provoquant ainsi un bouleversement de la définition du droit du travail (Lobel, 2016; Kocher, 2022). Les travailleurs sont ainsi exclus des droits du travail par le biais d’un modèle d’entreprise qui exploite ces failles juridiques pour contourner les réglementations existantes (OIT, 2021; pp. 198-202). Par conséquent, certains commentateurs appellent à une perspective plus large de la réglementation, en considérant le pouvoir émergent de ces nouveaux acteurs privés et en affirmant que l’État n’est pas la seule source d’autorité normative (Rolf et coll., 2022). Par exemple, les entreprises de plateformes sont incitées à promouvoir l’autoréglementation tout en évitant l’interférence des organismes de réglementation en mettant en oeuvre des politiques de contrôle de la non-conformité et des programmes de responsabilité sociale des entreprises. Toutefois, dans la pratique, la réduction potentielle des effets de réseau décourage souvent ces efforts de la part des entreprises de plateformes, comme l’expliquent Cusumano et coll. (2021).

D’un autre côté, le concept d’« encastrement dans les réseaux », issu de la sociologie, s’est également avéré utile dans les débats sur la réglementation. Selon Wood et coll. (2019), bien qu’ils soient normativement (ou légalement) désencastrés, les travailleurs sur plateforme numérique sont simultanément encastrés dans des réseaux interpersonnels de confiance que les travailleurs génèrent pour surmonter la nature peu confiante des relations du travail non immédiates dans l’économie à la demande. Les liens sociaux jouent un rôle clé dans le développement de la conscience communautaire, la résistance et l’autoréglementation parmi les travailleurs (Gerber, 2019). Tubaro (2021) a également suggéré que ces réseaux de relations interpersonnelles coexistent avec d’autres réseaux économiques de propriété et de contrôle, permettant ainsi aux plateformes de remplir différentes fonctions de marché (Schüßler et coll., 2021), y compris les relations entre la direction et les travailleurs. C’est dans certaines de ces fonctions spécifiques que les problèmes de réglementation sont les plus fréquents, en particulier lorsque les plateformes exercent leur pouvoir de direction et de contrôle du travail.

Dans la littérature, on sent également un intérêt croissant pour la compréhension de la manière dont les acteurs s’engagent et participent aux réseaux de plateformes. Ils s’engagent et participent en partie parce que leurs structures de gouvernance intègrent souvent des contributions de groupes d’utilisateurs, d’organismes industriels et d’organisations de la société civile (Gillespie, 2018). Leur pouvoir réglementaire et leur influence semblent donc provenir d’un réseau encore plus étendu. En fait, ces sociétés ont été décrites comme des « entrepreneurs réglementaires », car leur insertion sur le marché implique souvent un plan visant à modifier de manière significative la réglementation du marché (Barry et Pollman, 2016). Si ce changement est souvent obtenu par le biais du lobbying politique traditionnel, il comprend également des stratégies plus sophistiquées, telles que la mobilisation de certains groupes du réseau, en particulier les groupes d’utilisateurs ou de consommateurs. Les tactiques d’Uber pour modifier la législation aux États-Unis (Hughes, 2021; Thelen, 2018), aux Pays-Bas (Pelzer et coll., 2019) et en Chine (Zhang, 2019) en sont des exemples. De même, les plateformes cherchent activement à s’attirer les faveurs de la société civile afin d’éviter toute réglementation. Van Doorn et coll. (2021) ont notamment dévoilé comment les plateformes de plusieurs villes ont établi des partenariats à but non lucratif avec des organisations de la société civile dans les secteurs de l’alimentation et des soins aux personnes afin de fournir l’infrastructure nécessaire pour aligner l’offre sur la demande et atteindre les groupes socialement défavorisées. Grâce à ces partenariats, les plateformes ont considérablement élargi leur champ d’activité, allant même jusqu’à participer en tant que partenaires sociaux aux services fournis par l’État. On pourrait dire que les plateformes, en elles-mêmes, ont un pouvoir réglementaire éphémère qui dépend de la participation active de la société civile au marché qu’elles fournissent (Graham, 2020).

En résumé, la littérature a réussi à expliquer comment les réseaux de plateformes ont acquis la capacité d’influencer les débats sur la réglementation, mais cette influence nécessite l’établissement d’une légitimité sociale avec différents acteurs, en particulier les consommateurs et les travailleurs. Il est donc compliqué de déterminer si les responsabilités réglementaires doivent être attribuées aux plateformes (Aloisi, 2016; De Stefano et Wouters, 2019), car une plateforme est censée être un réseau d’acteurs et d’organisations différents s’engageant librement dans des activités commerciales. En outre, en ce qui concerne les questions de réglementation de l’emploi, le concept même de réseau doit être clarifié, car il nuit à la relation de travail (Marchington et coll., 2005). Enfin, l’État a tendance à être considéré d’un point de vue passif, soumis à l’influence des réseaux, mais on parle moins de la manière dont l’État structure également l’espace réglementaire dans lequel les réseaux opèrent. Par conséquent, l’intégration du concept de réseaux dans une théorie qui considère l’État comme un réseau complexe et décentré d’institutions et d’acteurs représente un défi théorique et empirique.

4.3 Cadres cognitifs : les discours et les significations sociales qui sous-tendent les conflits réglementaires dans le travail sur plateforme numérique

Dans la dernière section, j’ai analysé le rôle des cadres cognitifs - l’organisation des significations et des normes sociales qui guide le comportement des acteurs dans un marché. Conformément à cette idée, et comme nous l’avons vu précédemment, la position des acteurs au sein des réseaux de plateformes est essentielle non seulement pour leur avantage concurrentiel (effets de réseau), mais aussi pour leur capacité à positionner les intérêts qui cherchent à influencer la réglementation en l’appuyant ou en en s’y opposant. En fait, les plateformes ont réussi à s’associer à un narratif néolibéral qui légitime leur croissance perturbatrice en remettant en cause la réglementation (Dubal et coll., 2018; Marenco et Seidl, 2021; Srnicek, 2017; Rahman et Thelen, 2019). Il existe donc une littérature explorant la manière dont les acteurs encadrent les débats, les arguments qui prévalent et les publics qui s'inspirent de ces cadres pour influencer l'action réglementaire.. Dans la section suivante, j’approfondirai certaines de ces approches en ce qui concerne le travail sur plateforme numérique.

Dans son étude sur l’industrie de voiturage à Boston, Adler (2021) a repris l’idée que « les cadres façonnent les perceptions de la légitimité réglementaire » (Avent-Holt, 2012, cité dans Adler, 2021, p. 1422) en trouvant un écho auprès de certains publics et en remettant ainsi en question la légitimité de la fonction réglementaire gouvernementale. Ses recherches montrent que, face aux exigences de conformité avec les lois sur l’emploi et les transports, ces entreprises organisent des campagnes médiatiques qui accusent les gouvernements de protéger l’industrie du taxi et d’empêcher ainsi la concurrence. Elles recentrent ainsi le débat de la légitimité de leur activité commerciale à la légitimité de la réglementation, créant ainsi un métacadre qui remet en question le processus réglementaire dans son ensemble. D’autres études ont fait état de campagnes de déréglementation similaires dans différents pays (Dubal et coll., 2018; Thelen, 2018; Pelzer et coll., 2019; Rahman et Thelen, 2019; Tzur, 2019).

La littérature sur les différentes attitudes des travailleurs sur plateformes à l’égard de la réglementation constitue un autre volet important. La recherche a révélé une relation complexe entre, d’une part, les demandes de stabilité et de sécurité et, d’autre part, l’intérêt pour la flexibilité et la liberté d’entreprendre (Dubal et coll., 2018; Wood et coll., 2021). Les organisations syndicales poursuivent des intérêts différents en ce qui concerne la réglementation, certaines considérant les actions en justice et les litiges comme une occasion de relancer le débat sur le collectivisme et le militantisme des travailleurs dans l’économie à la demande (Gall, 2020; Adams, 2023; Aslam et Woodcock, 2020). Pour certains, les travailleurs se mobilisent contre l’État pour être reconnus en tant que travailleurs en l’absence d’une figure patronale reconnaissable (Martinez Lucio et coll., 2021). Pour d’autres, les acteurs imputent les injustices liées au travail, tantôt à l’État, tantôt au marché, c’est-à-dire aux plateformes ou aux clients (Wood et coll., 2021). Certaines études ont documenté des cas de travailleurs s’organisant contre la réglementation, en particulier la classification des contrats de travail, afin de préserver leur statut de travailleur autonome. Le mouvement si soy autonomo (oui, je suis travailleur autonome) en Espagne, qui a eu lieu avant la promulgation de la nouvelle réglementation (Vieira, 2021) en est un exemple.

En introduisant le concept de « gouvernementalité », Purcell et Brook (2022) ont contribué à expliquer l’émergence de ces idéologies parmi les travailleurs à la demande et l’impact sur la manière dont ces acteurs cadrent le problème de la réglementation. Les auteurs se sont demandé pourquoi, malgré sa nature abusive bien documentée, le travail sur plateforme numérique est toujours le choix de nombreuses personnes, qu’il s’agisse de travailleurs ou d’autres acteurs, comme un moyen d’acquérir le contrôle et l’autonomie sur sa vie professionnelle. Ils ont étudié plus précisément comment le consentement dans le processus de travail et la production de l’hégémonie d’institutions extérieures au lieu de travail sont simultanément produits et intériorisés par les personnes, façonnant ainsi leur perception du monde social. Ils ont expliqué « comment l’hégémonie est construite par des techniques de pouvoir à des macroniveaux (politique et discours du gouvernement) et à des mésoniveaux (plateformes) qui modèlent la subjectivité individuelle en normalisant les compréhensions dominantes du monde social et du comportement » (Purcell et Brook, 2022, p. 402). Cette approche permet d’explorer le concept de réglementation à travers des formes de pouvoir ancrées à la fois dans les institutions et les réseaux qui conceptualisent les cadres (désignant ici des pouvoirs de niveau macro et méso), sans privilégier une forme de pouvoir par rapport à une autre, mais en suggérant qu’elles opèrent simultanément et sont intériorisées par les sujets.

En général, le rôle des cadres cognitifs dans les débats sur la réglementation n’a pas fait l’objet d’autant de recherches que les rôles des deux autres structures, mais il n’en demeure pas moins important. Ce courant de recherche a fourni des études concrètes et des théories pour étudier la politique de la réglementation des plateformes, aidant à comprendre la nature insaisissable de l’économie à la demande sur les questions de réglementation et la difficulté de mettre sur la place publique des débats . Alors que les organismes de réglementation ont adopté des approches fonctionnelles ou téléologiques, donnant la priorité aux faits plutôt qu’aux croyances des parties prenantes (ou du moins elles en ont l’intention), les cadres sont souvent formés et diffusés à un stade précoce d’un processus réglementaire intrinsèquement politique. Cette étape détermine la place de ces débats au sein de l’État et de l’arène politique, la pertinence et la légitimité de leur traitement et les étiquettes ou définitions utilisées pour construire le débat législatif. Ces facteurs vont au-delà de ce débatet concernent la création du domaine dans lequel le travail sur plateforme numérique est réglementé.

5. Discussion : les relations entre les institutions, les réseaux et les cadres dans la réglementation du travail sur plateforme numérique

Les trois sections précédentes ont donné un aperçu des débats sur la réglementation du travail sur plateforme numérique, différents auteurs soulignant respectivement les rôles des institutions, des réseaux et des cadres. Beckert a affirmé que nous devions examiner les interrelations entre les trois structures pour expliquer l’évolution du marché et je soutiens que ces interrelations doivent également être comprises pour expliquer de quelle façon survient le conflit au sujet de la réglementation du travail sur plateforme numérique. Tout au long de ma revue de la littérature, j’ai montré comment les acteurs et les organisations étatiques et non étatiques influencent et modèlent ces conflits en utilisant les ressources des institutions, des réseaux et des cadres. Les interconnexions entre ces structures ne sont pas nécessairement explicites ou claires dans la littérature, en partie à cause des différences attendues entre les approches disciplinaires, mais aussi à cause du manque d’élaboration d’une théorie plus claire du processus réglementaire. Faute de place, je ne mentionnerai que quelques articles qui, à mon avis, donnent un aperçu très intéressant d’une approche plus intégrative des relations industrielles.

Si l’on revient à la figure 1, dans le cas des institutions, la principale préoccupation est de savoir comment ces dernières « influencent la structure des réseaux sociaux », d’une part, et « rendent les valeurs socialement pertinentes », d’autre part. Le premier point est abordé par Inversi et coll. (2022) qui ont démontré que, dans le cas du Royaume-Uni, l’État a délégué des fonctions à d’autres acteurs et institutions publics et privés pour établir des normes d’emploi dans l’économie à la demande. Ainsi, les impératifs de l’accumulation influencent fortement les formes de réglementation qui émergent. Dans le même ordre d’idées, il a été allégué que les intérêts de la gestionont colonisé l’espace réglementaire; les arbitres privés ont gagné, au sein des institutions juridiques, un espace autrefois contrôlé par l’État (Cohen, 2019). En d’autres termes, le pouvoir réglementaire des réseaux ne signifie pas qu’il est un substitut au pouvoir de l’État, mais plutôt une manière pour l’État de concéder son autorité à des acteurs non institutionnels et à des réseaux et d’élargir ainsi ses champs d’intervention. En ce qui concerne le rôle des institutions et des cadres, Inversi et coll. (2022) ont détaillé comment l’État privilégie certaines valeurs et certains cadres par rapport à d’autres. C’est ce qui s’est passé avec une commission gouvernementale, connue sous le nom de Taylor Review, responsable de définir les bonnes pratiques en matière de travail sur plateforme numérique. Elle a été plus encline à s’engager avec les entreprises qu’avec les syndicats et les organisations de travailleurs communautaires. Ainsi, contrairement au discours du retrait de l’État de la réglementation, l’État a joué un rôle dans l’élaboration d’une voix majoritairement favorable aux entreprises, tout en se cachant sous une apparence technocratique, un rôle que d’autres auteurs ont décrit comme l’engagement de l’État dans le « code de conduite » des sujets néolibéraux (Purcell et Brook, 2022).

En ce qui concerne les réseaux sociaux, l’objectif principal a été de comprendre comment ils influencent les institutions en « établissant un pouvoir collectif pour les modeler » et les cadres en « façonnant et diffusant » des discours précis dans et à travers les réseaux. Le premier point - l’influence des réseaux sur les institutions - semble bien analysé : les plateformes sont des « entrepreneurs réglementaires » qui habitent d’abord les zones grises du droit des sociétés et du droit du travail jusqu’à ce qu’elles deviennent suffisamment puissantes pour influencer la manière dont ces lacunes réglementaires sont comblées (Pollman et Barry, 2016; Lobel, 2016; Pelzer et coll., 2019; Hughes, 2021). Rahman et Thelen (2019) ont étudié le cas des États-Unis et ont indiqué comment certaines caractéristiques institutionnelles favorisent également l’impact des réseaux, déjà mentionné dans la section 4.1. Ils ont également souligné que le pouvoir politique des plateformes dépend de leur capacité à créer des coalitions qui légitiment leurs actions et mettent ainsi en avant une nouvelle alliance entre les investisseurs, les gestionnaires et les clients. Ce faisant, ce travail a également montré comment les plateformes brouillent les discours et les cadres entre certains des acteurs fondamentaux de l’espace réglementaire.

Enfin, la littérature sur les cadres cognitifs est moins abondante. Les études susmentionnées abordent le problème de la manière dont ces cadres « fournissent une légitimation et forment les perceptions des institutions » et «façonnent les perceptions des structures de réseau ». Dans le même ordre d’idées, Adler (2021) a décrit comment, dans le débat sur la réglementation à Boston, les entreprises de voiturage ont élaboré et imposé un cadre particulier de « capture réglementaire » dans lequel les organismes de réglementation et les administrateurs gouvernementaux sont présentés comme enclins à favoriser l’industrie des taxis. D’autres études s’intéressent à la manière dont les cadres modèlent les perceptions des réseaux. Van Doorn et coll. (2021) ont par ailleurs étudié les campagnes que les plateformes déploient dans la société civile pour éviter d’être réglementées. Les cadres sont donc essentiels pour redéfinir les limites du domaine et déterminer qui peut légitimement participer au débat sur la réglementation.

Bref, la littérature s’élargit progressivement et propose des perspectives dynamiques sur le processus de réglementation, permettant ainsi de dépasser la fragmentation et l’étroitesse de certaines approches qui ont mis l’accent sur le rôle des institutions, des réseaux ou des cadres en négligeant leurs interrelations. Il s'agit d'un élément clé pour étudier les développements réglementaires sur le travail de plateforme qui ont dominé l'ordre du jour, en particulier après la pandémie, et qui ne peuvent être expliqués sans comprendre les complexités associées à l'interrelation entre ces trois structures sociales.

Une telle approche pourrait permettre de mieux expliquer les problèmes réglementaires litigieux et les controverses récentes, telles que la Directive sur le travail via une plateforme de l’UE et le lobbying des entreprises de plateformes (Gig economy project, 2023) et les révélations voulant qu’Uber ait enfreint des lois, trompé la police et payé illégalement des politiciens et des décideurs (Davies et coll., 2022). Ces exemples dépeignent comment les entreprises ont infiltré l’État et les institutions en utilisant des techniques anciennes et nouvelles et ont investi dans des campagnes médiatiques et des actions de sensibilisation technocratique pour légitimer leurs actions, en intervenant à la fois dans les institutions et dans les cadres. Pour comprendre la situation dans son ensemble, il faut considérer l’État à la fois comme une cible du changement et comme un ensemble d’institutions participant activement au changement. En fin de compte, le changement est dû à un mouvement beaucoup plus structurel que ce qu’une vision unilatérale de la réglementation pourrait expliquer, ce qui nécessite, par conséquent, une enquête critique sur la portée et les fondements des théories de portée moyenne dans le domaine des relations industrielles.

Conclusions, recherches futures et limites

Je souhaitais savoir quels acteurs étatiques et non étatiques ont été identifiés comme influents dans l’élaboration de la réglementation du travail sur plateforme numérique, et quelles sont les ressources qui leur ont permis d’intervenir. L’étude de la réglementation des plateformes de travail est souvent tombée dans des approches unilatérales, bien qu’elle ait le potentiel de devenir un espace prolifique pour des approches élargies qui mettent l’accent sur les processus sociaux qui façonnent le changement institutionnel et les ressources de pouvoir des principaux acteurs, qui redéfinissent tous deux radicalement le contexte et les frontières des relations industrielles.

Il convient d’accorder davantage d’attention au processus continu de changement réglementaire, dans lequel les institutions, les réseaux et les cadres sont les trois structures qui forment simultanément le changement réglementaire et dont les acteurs tirent leurs ressources pour intervenir dans le processus. Des recherches supplémentaires sont particulièrement nécessaires dans au moins trois domaines. Premièrement, il est nécessaire d’engager un débat plus théorique sur le rôle complexe, voire contradictoire, de l’État dans la réglementation du travail sur plateformes. Un tel débat, qui demeure quasi inexistant, peut être essentiel pour comprendre comment de nouveaux efforts d’expérimentation institutionnelle coexistent avec des pressions systémiques en faveur de la libéralisation, avec un transfert de responsabilités vers des acteurs privés et avec une tendance croissante à la judiciarisation des conflits du travail. Deuxièmement, il est nécessaire de mener des recherches axées sur une exploration plus approfondie de la structure du réseau des plateformes et de leur relation avec la réglementation, ainsi que sur la compréhension de la relation d’emploi en tant que catégorie juridique au sein de ces réseaux. Si, comme je l’ai démontré, il existe des recherches sur le pouvoir réglementaire des acteurs non étatiques, et en particulier des plateformes, il reste encore des nuances à apporter à cette discussion. Par exemple, si nous reconnaissons que le principe du modèle d’entreprise est de structurer ces marchés multilatéraux, il convient de se demander à quel moment nous sommes dans une relation d’emploi et quand nous ne le sommes pas, et si c’est le cas, quels instruments réglementaires pourraient clairement distinguer quels aspects de la relations d’’emploi sur la plateforme devrait être réglementé par le droit du travail ou par le droit des contrats privés. Enfin, il est nécessaire de comprendre comment les cadres guident les actions des acteurs impliqués dans la promulgation de nouvelles lois ou réglementations sur les plateformes, en particulier aujourd’hui avec la promulgation de nouveaux instruments juridiques dans différents pays. Le contenu de ces instruments et la capacité à les mettre en oeuvre dépendront de la manière dont les politiques de réglementation se déploieront.

Certes, cette revue critique de la littérature a ses limites. Premièrement, comme je l’ai indiqué dans la section sur la méthodologie, elle ne couvre que la littérature publiée en anglais. Il y a peut-être beaucoup d’autres débats sur le sujet que je ne connais pas. Deuxièmement, en adoptant une méthode déductive, j’ai donné la priorité à une discussion qui souligne les rôles des institutions, des réseaux et des cadres et leurs interrelations. Il est possible que certains documents n’aient pas été mentionnés parce qu’ils ne concordent pas suffisamment avec le cadre analytique proposé. Par conséquent, l’objectif premier de cette étude a été de proposer une analyse globale plutôt qu’exhaustive. Ces limites pourront certainement être résolues à l'avenir, bien qu'étant donné le volume de production dans ce domaine, le travail reflète également la capacité du chercheur à élaborer une revue qui reste tout au long cohérente et uniforme