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1. Introduction

En tant que domaines d’études, les relations industrielles et le droit du travail partagent une histoire commune et font face à des défis similaires. Les deux domaines d’études trouvent des sources voisines dans la sociologie (Marx, Weber, Durkheim) et dans l’économie hétérodoxe (l’École historique allemande, les institutional econonomics aux États-Unis), lesquelles permirent d’appuyer scientifiquement leur effort de résolution de la « question ouvrière » liée à l’essor du capitalisme industriel au 19e siècle. La position éminente qui sera celle des deux champs d’études par rapport aux sciences sociales et au droit considérés globalement, tient en particulier aux progrès de la négociation collective en tant que mécanisme visant à pallier les asymétries de pouvoir inhérentes au contrat individuel de travail et, plus largement, à parvenir à des arrangements institutionnels régulant les conflits aigus entre classes sociales. Relations industrielles et droit du travail connurent un certain âge d’or dans la période d’après-guerre, en posant alors avec assurance les conditions substantielles et procédurales d’une relative paix sociale au regard des rapports collectifs du travail, et en définissant les bases élémentaires de la citoyenneté industrielle.

Les deux domaines d’études connaissent toutefois un déclin relatif à partir des dernières décennies du 20e siècle. La chute de la syndicalisation et de la négociation collective dans des économies mondialisées et principalement néolibérales s’est traduite alors par la perte d’influence et la mise en cause de la pertinence même de ces champs d’études. Alors que le droit du travail, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, se voyait souvent confiné à un rôle réduit au sein des facultés de droit, les relations industrielles furent reléguées à un statut de sous-discipline de la gestion des ressources humaines (GRH) dans des facultés ou écoles de management ou de commerce. Or, de son côté, la GRH s'en remet de plus en plus au comportement organisationnel, où les dimensions collectives de la relation de travail et ses asymétries de pouvoir sont largement exclues de l'étude (Godard, 2014).

Faut-il en conclure que la relevance du droit du travail et des relations industrielles est, pour l’essentiel, chose révolue ? Nous pensons que le tout ne se résume pas, à cet égard, à l’essor et au déclin des relations industrielles et du droit du travail, et qu’en particulier un approfondissement du dialogue entre les deux domaines d’études, trop longtemps négligé, peut se révéler fructueux. Sur la base d’un examen historique comparatif, cet article explore les efforts actuels et passés des porteurs spécialisés des relations industrielles et du droit du travail pour interroger leurs héritages communs afin de transcender les limites trop étroites de leurs champs respectifs et d’ouvrir des voies de renouveau. Notre étude, toutefois, ne prétend à nulle exhaustivité : le compte rendu fait en appui à notre démonstration demeure donc fragmentaire.

Le projet de refondation que nous défendons exige impérativement un élargissement du champ d’investigation, par exemple en se fondant sur une approche pluraliste du droit. Il implique également une prise en considération de dimensions normatives, fonction d’un rapport aux valeurs à la base de la motivation scientifique qui fut celle des initiateurs des domaines d’études considérées. Pour le droit du travail, cela implique de partir d’une conception sociologique du droit ouverte à ses manifestations plurielles, à la fois étatiques et non étatiques, à son efficacité empirique et aux conditions et impacts de sa légitimité. L’adhésion initiale du droit du travail à la sociologie, au réalisme juridique et au pluralisme (par exemple chez Hugo Sinzheimer ou Otto Kahn-Freund) offrait la promesse d’une étude approfondie des faits sociaux et de leurs relations avec de multiples normes, juridiques et sociales, dans un monde du travail en plein bouleversement. Pour les relations industrielles, il s’agissait également de tisser des liens entre différentes traditions théoriques et méthodologiques, et les sciences sociales naissantes (voir ainsi les Webbs ou John R. Commons). Pour les deux domaines, une condition sine qua non demeure une réappropriation des perspectives fondamentales adoptées par les initiateurs de la discipline, soit la reconnaissance de l’inégalité fondamentale des parties à la relation de travail et la nécessité de compenser cette inégalité par des processus qui sont avant tout collectifs. Le droit du travail et les relations industrielles portent en eux les germes d’une telle refondation. Celle-ci a derechef beaucoup à nous apporter, non seulement sous la forme d’un champ d’études intégré, mais aussi quant au rôle et à l’avenir du travail comme vecteur de la démocratie.

2. Sources historiques et fondements théoriques

Les relations industrielles. Bien que le terme « relations industrielles » soit au départ peu utilisé, le champ scientifique correspondant est apparu, en particulier (mais pas uniquement) dans les pays dits anglo-saxons vers la fin du 19e siècle. Cette nouvelle science appliquée, se réclamant à la fois de la sociologie (les Webbs) et de l’économie (Brentano, Commons, mais aussi les Webbs), naît de manière concomitante au développement de la négociation collective et, plus largement, des nouvelles relations de travail associées au contrat de travail « libre » dans le cadre du capitalisme industriel.

Partant d’une critique -fortement influencée au départ par l’École historique allemande- des insuffisances de la théorie économique classique pour expliquer le monde émergent du travail salarié, l’objectif poursuivi apparait à la fois historique, empirique et normatif. Notamment, Beatrice et Sydney Webb ont exploré l’histoire du syndicalisme au Royaume-Uni (1894) et les mécanismes sous-jacents à cette nouvelle forme de détermination des salaires et conditions du travail, au premier chef la négociation collective (1896). Ils estiment que celle-ci ouvre la voie à l’émergence d’un rôle accru pour l’État et les spécialistes de l’emploi, dans le cadre d’une science nouvelle dédiée à l’étude de cette sphère d’activité. Aux États-Unis, John R. Commons (1924; 1934) est l’un des principaux représentants de l’économie institutionnaliste. Comme les Webbs, ses travaux fondamentaux portent sur l’histoire du syndicalisme, l’essor de la négociation collective et ses fondements sociojuridiques dans le cadre du capitalisme moderne, et le renforcement du rôle de l’État dans la régulation des relations de travail.

Soulignons que la perspective adoptée par les Webbs et par Commons s’inspirait d’idéaux sociaux quant au rôle des acteurs collectifs et, notamment, de celui de l’État dans les réformes sociales et économiques jugées souhaitables ou nécessaires. Ce n’est évidemment pas une coïncidence si les Webbs ont exercé une forte influence, via la Fabian Society (1884), sur la fondation du Parti travailliste britannique (1900). De même, en s’inspirant pour sa part des traditions chrétiennes de justice sociale, Commons a posé les fondements intellectuels de la législation relative à la protection sociale, y compris la législation du travail adoptée à l’occasion du New Deal.

Le terme industrial relations pour désigner ce nouveau champ d’études se centrant sur les rapports collectifs du travail demeura initialement confiné aux pays anglophones. En revanche, bien qu’un domaine de recherche similaire ait émergé en réponse au développement du syndicalisme et à la pratique de la négociation collective en Europe continentale, les « relations industrielles », comme science appliquée à vocation interdisciplinaire, n’y possédèrent pas d’identité académique spécifique. Les principaux représentants de la discipline furent les économistes (rattachés à l’École historique) en Allemagne, tels que Lujo Brentano, et certains membres de l’école sociologique positiviste en France, regroupés autour d’Émile Durkheim. D’abord considérée, dans une perspective hétérodoxe, comme une branche spécialisée de l’économie, la nouvelle discipline, qui englobe aussi l’histoire, les statistiques, les sciences sociales et le droit, a fini par être rattachée plus explicitement à la sociologie. Ainsi, en Allemagne, elle est parfois appelée Soziologie der industriellen Beziehungen [Sociologie des relations industrielles](Müller-Jentsch, 1996) et en France, malgré les efforts déployés dans les années 1990 pour établir une identité englobante (Murray et al., 1996), elle a été plus typiquement désignée, pour partie, comme sociologie des relations professionnelles (Bevort et Jobert, 2011; Lallement, 2022; v. aussi Almond, 2004).

Le droit du travail. Tout comme les relations industrielles découlent d’une critique de l’économie classique et de son incapacité à rendre compte de la naissance du syndicalisme et de la négociation collective, voire de son hostilité à leur endroit, l’émergence du droit du travail doit être appréhendée dans son rapport critique à la science normative du droit positif et, en particulier, au formalisme juridique alors dominant. Le caractère distinctif du droit positif est sa « voix prescriptive » (Frazer 2009 : 73). Il relève du domaine d’expertise des juristes professionnels (universitaires juristes, avocats, magistrats, juges administratifs, etc.) dont l’objectif est d’appréhender dans toute leur complexité les normes juridiques (et non les faits sociaux) telles qu’elles sont contenues dans les lois, codes et règlements ou dégagées par les juges dans les pays de common law, et interprétées dans la jurisprudence des tribunaux compétents. L’étude scientifique du droit positif fait appel historiquement à des méthodologies spécifiques : ainsi, dans les pays de droit civil, à la construction normative de la signification des concepts juridiques et à la déduction syllogistique des solutions aux questions juridiques, et, dans les systèmes de common law, principalement à l’analyse minutieuse des précédents et à l’utilisation du raisonnement analogique. Ces méthodologies, propres aux sciences normatives, demeurent en principe fort éloignées de celles des sciences sociales.

Or, le droit du travail naît, au tout début du 20e siècle, d’un mouvement de révolte contre la logique formaliste et individualiste du droit civil ou de la common law de l’époque, revendiquant, de concert avec les courants réalistes du droit, la nécessité d’une rupture totale avec les approches traditionnelles des problèmes juridiques. Dès l’origine en effet, l’émergence du droit du travail est étroitement liée à celle du réalisme juridique et à sa critique, au début du XXe siècle, de la dissociation du droit formel et de la vie sociale (cf. par exemple, la Freirechtsschule [École du droit libre] en Allemagne et la Sociological Jurisprudence aux États-Unis).

Un élément clé à la base du réalisme juridique fut l’incapacité (ou le refus) du droit privé, formaliste et individualiste, de rendre compte de manière satisfaisante de la croissance phénoménale de la négociation collective et de la régulation des relations de travail par les conventions collectives. La science du droit du travail est apparue d’abord en Allemagne, résultat des efforts méthodiques d’enquête et de théorisation d’éminents juristes universitaires. C’est à Philipp Lotmar, juriste social-démocrate, que l’on doit la « découverte » des conventions collectives par le droit (Lotmar, 1900). En se référant à de nombreuses recherches empiriques menées par des économistes et sociologues du travail, Lotmar rédigea également un volumineux traité (quelque 2 000 pages) sur le contrat (individuel) de travail (Lotmar, 1908). Il innove en développant une méthodologie de recherche des faits sociaux du droit (Rechtstatsachensforschung), ce qui lui vaut les éloges de Max Weber et, plus tard, de Hugo Sinzheimer, juriste social-démocrate tout comme Lotmar (Weber, 1902 ; Sinzheimer, 1922).

C’est toutefois Sinzheimer qui doit être qualifié de fondateur du droit des rapports collectifs du travail en Europe continentale et indirectement, grâce aux travaux de son ancien doctorant Otto Kahn-Freund, au Royaume-Uni (Dukes, 2014). À l’échange réciproque de prestations (travail contre salaire) analysé en détail par Lotmar, Sinzheimer ajoute la notion capitale de subordination, traduction juridique de la relation de domination entre des parties totalement inégales dans laquelle s’insère le travailleur (Sinzheimer, 1927; voir aussi 1922, 1932). Pour Sinzheimer, seule l’autodétermination sociale des travailleurs, basée sur la liberté d’association et la négociation collective, mais renforcée à terme par l’intervention indispensable de l’État permet d’atténuer ou de contrer ce rapport de domination dans le sens de la démocratie industrielle. D’un point de vue méthodologique et à la suite de Lotmar, Sinzheimer s’est appuyé sur une recherche des faits sociaux du droit, en développant toutefois – ce que Lotmar, attaché à la tradition romaniste, n’avait pas fait – une conception d’ensemble réaliste qui l’a conduit à construire la science du droit du travail sur de solides fondations empiriques et théoriques. En outre, bien que n’étant pas un marxiste orthodoxe, Sinzheimer a été fortement influencé par les écrits de Marx, notamment par la reconnaissance de la nature humaine du travail : « Le salaire n’est donc que le nom particulier donné au prix de la force de travail appelé d’ordinaire prix du travail, il n’est que le nom donné au prix de cette marchandise particulière qui n’est en réserve que dans la chair et le sang de l’homme » (Marx, 1849 :19). En découle l’impératif de ne pas traiter le travailleur comme une marchandise, mais de le protéger contre l’exposition aux forces brutes du marché et de favoriser son émancipation.

Les partisans d’un droit du travail émergent s’appuyaient donc sur certaines idées essentielles : le travail est effort de la personne humaine, et nullement assimilable à une marchandise comme les autres; dans le cadre de la modernité, il demeure largement conditionné par le capitalisme industriel; les intérêts des classes sociales qu’il met en présence sont, de manière inhérente, en opposition; le travailleur, s’insérant dans l’entreprise qui constitue un espace de domination, est subordonné à l’employeur, tout comme le travail en général est subordonné au capital. Également, pour Sinzheimer, en accord sur ce point avec les initiateurs de la sociologie du droit comme Eugen Ehrlich et Max Weber, le droit doit comprendre non seulement le droit étatique (seul droit reconnu formellement par les juristes professionnels), mais aussi le droit extra-étatique, lequel émane de la vie sociale et de ses nombreux groupes constitutifs. En outre, il appert régulièrement que les normes juridiques ne produisent pas nécessairement l’effet voulu par le législateur ou les tribunaux ; de plus, des normes juridiques ou sociales peuvent émerger des interactions économiques et sociales, sans être pour autant reconnues par l’ordre juridique étatique. L’analyse du droit doit donc se préoccuper de son effectivité, c’est-à-dire prendre en compte « l’effet social de la norme ... la manière dont celle-ci apparaît dans la société et ... sa fonction sociale » (Kahn-Freund, 1981). Sinzheimer a ainsi analysé le « droit social », à l’origine du droit des conventions collectives et longtemps complètement ignoré par le droit étatique. Ce droit social a ensuite été considéré comme manifestation éminente du « pluralisme juridique » (Gurvitch, 1931).

3. L'âge d’or et son déclin

Les relations industrielles. L’adoption de la loi Wagner en 1935[2] a marqué la transition, aux États-Unis, d’un modèle de relations industrielles fondé initialement, dans ses grandes lignes, sur le volontarisme britannique, vers une configuration institutionnaliste au sein de laquelle l’intervention de l’État établit un cadre procédural élaboré facilitant la négociation collective, sous la supervision d’un tribunal spécialisé, le National Labor Relations Board (NLRB). L’autonomie collective, fondement des relations collectives de travail en ce pays, a ainsi été à la fois préservée et considérablement renforcée. Cela s’est produit dans le contexte exceptionnel et dramatique de la Grande Dépression de 1929, donnant lieu à une transformation radicale du droit collectif du travail- ce qu’Otto Kahn-Freund (1976) a qualifié de véritable révolution juridique,[3] emblématique du New Deal dans son ensemble.

La loi Wagner a entraîné une expansion sans précédent du syndicalisme industriel, alors que le syndicalisme de métier prédominait jusqu’alors, et de la négociation collective, en particulier au niveau de l’entreprise ou de l’établissement. Déjà contestée au sein de l’improbable coalition de démocrates qui avait assuré sa promulgation et érodée par certaines décisions de la Cour suprême des États-Unis (Klare, 1979), la portée de la loi a été limitée dès le retour au pouvoir des républicains en 1946, favorables aux attentes des grands milieux d’affaires. L’adoption de la loi Taft-Hartley modifiant la loi Wagner en 1947[4] a introduit à certains égards une tonalité fortement antisyndicale, par exemple en restreignant les droits de syndicalisation en excluant même les cadres (supervisor) de premier niveau, en prévoyant l’expulsion de tout dirigeant soupçonné de « communisme », en excluant certaines formes de sécurité syndicale du contenu des conventions collectives, notamment l’atelier fermé (closed shop) et même, dans certains cas, l’atelier syndical (union shop) et, plus fondamentalement encore, en interdisant les grèves de solidarité et le piquetage dit « secondaire » (Estlund, 2002).

Brossant une vue d’ensemble de la trajectoire de la discipline aux États-Unis, Kaufman (1993) décrit les tensions historiques et le divorce final entre les approches concurrentes des relations industrielles, notamment entre l’économie industrielle et l’économie du travail (axée sur la négociation collective et l’étude des marchés du travail), et la gestion du personnel (devenue plus tard, la GRH). L’impulsion institutionnelle du New Deal avait initialement suscité la création de nombreux programmes et centres universitaires orientés vers la détermination collective des salaires et des conditions de travail. Par exemple, le programme de relations industrielles de l’université Cornell fut établi en 1945 et son journal académique (aujourd’hui connu sous le nom de ILR Review) lancé en 1947 ; l’université Rutgers a également créé une école de gestion et de relations professionnelles en 1947, date à laquelle une association nationale de chercheurs en relations industrielles (l’Industrial Relations Research Association - aujourd'hui LERA) a également été mise sur pied.

Même si les programmes de relations industrielles intégraient l’étude de la gestion du personnel (et par ailleurs le droit du travail), ces deux axes de développement devinrent de plus en plus séparés. Issue des premiers travaux de l’école des « relations humaines » (human relations) composée de sociologues et de psychologues industriels, la gestion du personnel s’attachait à l’identité et la dynamique des individus et de leurs équipes de travail, ainsi qu’à la gestion du travail, du point de vue de l’employeur, dans les grandes entreprises. Les relations industrielles, centrées plutôt sur les manifestations collectives, se distinguèrent également, dès le départ et de plus en plus, de l’économie dominante, classique ou néo-classique.

Inspirée par le structuro-fonctionnalisme de son collègue sociologue de Harvard, Talcott Parsons (1951), la contribution théorique de l’économiste John T. Dunlop (1958) voulut offrir un cadre général permettant de comprendre les relations industrielles comme un sous-système du système social, distinct du sous-système économique. Ce système de relations industrielles concernait essentiellement la production d’un ensemble de règles (web of rules) relatives au travail. Qu’elles soient formelles ou informelles, substantielles ou procédurales, ces règles étaient théoriquement intégrées et causalement expliquées comme des variables dépendantes, le résultat d’interactions entre des acteurs clés (représentants syndicaux, managers, agents de l’État et de ses organismes administratifs du travail), présupposant (comme c’est le cas chez Parsons) certaines valeurs communes et conditionnées par une série de facteurs économiques, technologiques, politiques, juridiques et sociaux compris comme étant externes au sous-système des relations industrielles. Emblématique de l’optimisme intellectuel américain de l'époque, cette approche systémique a été étendue à la théorisation des relations patronales-syndicales. De plus, au fur et à mesure que les systèmes mûrissaient, les conflits du travail étaient vus comme diminuant dans les sociétés industrielles avancées (Kerr et al., 1960). La quête d’identité disciplinaire de Dunlop, visant à assoir sur le plan théorique l’autonomie des relations industrielles à l’aide d’emprunts à la théorie des systèmes sociaux, s’est répercutée au niveau international parmi ceux qui cherchaient à promouvoir les relations industrielles en tant que domaine spécifique d’études, notamment au Royaume-Uni (Fox et Flanders, 1969), au Canada (Adams, 1983 ; Boivin, 1987), en Allemagne (Groser, 1979 ; Müller-Jentsch, 1996) et en France (cf. Mias, 2012). Ses opposants ont observé toutefois que la théorie de Dunlop partageait les à-prioris du fonctionnalisme en faveur de la stabilité sociale et qu’elle était par ailleurs une approche plus souvent évoquée qu’appliquée avec rigueur (Hyman, 1978 ; Giles et Murray, 1988).

Le travail de Dunlop marqua cependant une certaine apogée de la discipline aux États-Unis. Le déclin ultérieur des relations industrielles en ce pays s’explique sans doute en partie par l’accent mis sur les relations collectives de travail à une époque où le taux de syndicalisation ne cessa par la suite de diminuer. De 31,5% en 1950 à 16,1% en 1990, puis à 10,1% en 2022 (incluant le secteur public), le taux de syndicalisation est passé à un anémique 6,0% dans le secteur privé (Bureau of Labor Statistics, 2023). Bien que l’affaiblissement des syndicats était déjà bien entamé à l’époque, le licenciement des contrôleurs aériens en grève en 1981 (plus de 11,000 grévistes, bannis à vie du service public) par le président américain nouvellement élu, Ronald Reagan, a marqué de manière dramatique la fin des politiques publiques appuyant la négociation collective comme méthode légitime, voire privilégiée, pour déterminer les salaires et les autres conditions de travail. En contexte états-unien, le domaine des relations industrielles occupa de fait un champ devenu de plus en plus étroit aux États-Unis, ce qui ne manqua pas d’avoir des conséquences délétères sur la place de la discipline dans les universités. En conséquence, les spécialistes des relations industrielles virent fréquemment leurs programmes marginalisés ou fermés et être intégrés à ceux des écoles de commerce ou de gestion, où les étudiants ne sont nullement orientés vers la recherche.

Ainsi, les relations industrielles, d’un domaine d’études innovant en milieu universitaire, marqué par l’impact considérable du New Deal et de la loi Wagner sur la vie économique et sociale, attirant par ailleurs en son sein certains des meilleurs chercheurs en sciences sociales aux États-Unis, se sont transformées, mouvement accentué par le tournant néolibéral et mondialisant amorcé par Reagan, en un domaine en déclin, devenu beaucoup moins prestigieux et peu apte à attirer vers lui les étudiants les plus talentueux. Kaufman (1993) met en évidence un tournant préjudiciable par lequel, dans un effort pour établir la scientificité de leur démarche et leurs aspirations à la rigueur disciplinaire, les chercheurs en relations industrielles se sont davantage concentrés sur la recherche scientifique à saveur quantitative, dite axiologiquement neutre mais souvent hélas largement inconséquente, en délaissant les approches (en partie) qualitatives, fonction d’un rapport aux valeurs revendiqué explicitement et accompagné d’un souci pragmatique de résolution de problèmes concrets qui avaient conduit au développement accéléré du nouveau champ d’études. En outre, ce domaine étroitement défini fut de plus en plus découplé de tout dialogue avec les traditions plus critiques de la sociologie du travail et des « études sur le travail » (labour studies).

Les institutions canadiennes ont suivi une trajectoire similaire, avec toutefois des distinctions importantes. Un décret fédéral de 1944 (le P.C. 1003) a établi le modèle des rapports collectifs du travail au Canada, largement dérivé des caractéristiques essentielles du modèle Wagner dont il reproduit la grammaire de base. Ce modèle fut du même souffle adopté par les autorités provinciales partout au Canada. La nécessité d’une nouvelle science des relations du travail s’est alors rapidement fait sentir. Dans les universités canadiennes anglophones, des centres ou des programmes de relations industrielles ont été créés sous forme d’initiatives interdisciplinaires ou en tant que sections des départements d’économie- la première unité mise sur pied étant une section de relations industrielles à l’Université Queen’s (Kingston) en 1937. L’institutionnalisation du domaine a été différente dans les universités catholiques francophones du Québec : l’Université Laval (1943)[5] et l’Université de Montréal (1945) créèrent en effet des départements autonomes de relations industrielles dans les facultés des sciences sociales. Il s’agissait d’un reflet des préoccupations de l’Église catholique concernant la paix industrielle, conformément à sa doctrine sociale, face aux conflits de classe et à la division du mouvement syndical au Québec entre syndicats confessionnels et non confessionnels (souvent d’origine états-unienne et parfois marxisants). Lors de la deuxième conférence annuelle du Département des relations industrielles de l’université Laval en 1947, la convention collective a été décrite, dans cette perspective, comme « le traité de paix qui lie le travail et le capital » (Giles et Murray, 1988: 792). Ces départements autonomes développèrent leur propre trajectoire institutionnelle qui rappelait la mise sur pied d’unités universitaires de cet ordre aux États-Unis, et ont continué de croître, offrant certains des rares programmes interdisciplinaires appliqués dans le domaine des sciences sociales. Les départements de relations industrielles et de ressources humaines des écoles de commerce et de gestion au Québec, comme à HEC Montréal et à l’UQAM, ont également connu une expansion régulière - reflétant le fort enracinement d’un mouvement syndical dynamique dans la société québécoise et l’importance de cette dimension collective du travail dans leurs programmes d’études, mais aussi l’ascendance croissante, ici comme ailleurs, de la GRH par rapport aux relations du travail.

L'évolution des relations industrielles au Canada anglais s’est révélée plus inégale. Comme au Royaume-Uni, les pressions inflationnistes des années 1960-70 firent en sorte que les relations industrielles occupent une place de plus en plus importante dans l’agenda politique. L'Association canadienne des relations industrielles, un forum pour la recherche et l’enseignement, fut créée en 1963 et un Centre pour l'étude des relations industrielles vit le jour à l’Université de Toronto en 1965. Inspiré par les travaux de la commission Donovan au Royaume-Uni, un groupe de travail fédéral spécialisé dans les relations industrielles a chapeauté, dans les années 1960, sous la direction de deux des plus grands spécialistes des relations professionnelles du pays (H.D. Woods et Gérard Dion), un large éventail d’études spécialisées, dans le but de bien comprendre et d’améliorer la régulation des relations professionnelles. Les pressions liées au déclin du syndicalisme dans le secteur privé demeuraient moindres qu’aux États-Unis et, au contraire, l’expansion rapide du syndicalisme dans le secteur public au Canada marqua une nouvelle phase importante pour la pratique et la recherche en matière de relations industrielles. Toutefois, les départements de relations industrielles furent progressivement intégrés aux unités de GRH dans plusieurs facultés de commerce ou de gestion, au détriment de leur visibilité et dynamisme. Tel ne fut pas le cas, toutefois, à l’Université Queen’s (Kingston) et à l’Université de Toronto, où des départements autonomes furent maintenus. En outre, couvrant à peu près le même terrain mais dans une perspective d’emblée davantage critique, les programmes « d’études sur le travail » (labour studies) ont vu le jour dans les années 1970 à McMaster (Hamilton) et York (Toronto), et se sont développés par la suite dans plusieurs autres universités canadiennes, redonnant un fort allant à la discipline.

Au Royaume-Uni, l’essor après-guerre des relations industrielles fut le fait de l’École d’Oxford au Nuffield College, centre le plus influent pour l’étude de ce champ d’activités lequel, selon Ackers (2016), institua « un nouveau domaine des sciences sociales ». L’impact durable de l’École d’Oxford sur les politiques publiques au Royaume-Uni peut être relié à son fondement pluraliste, lequel se traduit notamment par son ouverture aux perspectives syndicales et sa recherche de solutions pratiques et adaptées au contexte politique : ceci témoigne d’une forte différenciation par rapport à l’évolution ultérieure des relations industrielles aux États-Unis. Cette orientation était par ailleurs tout à fait conforme à l’esprit du temps, axé vers la consolidation de l’État social d’inspiration social-démocrate et l’institution du néocorporatisme (la négociation entre les grands partenaires sociaux) dominant largement les années 1960 et 1970, avant la rupture radicale qu’imposa l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et le tournant néo-libéral subséquent dans les années 1980.

Antérieurement, la prédominance de l’École d’Oxford avait atteint son apogée avec la création de la Commission Donovan en 1965, au sein de laquelle les spécialistes des relations industrielles tels que Hugh Clegg, Alan Flanders et Allen Fox devaient jouer un rôle essentiel, de même que le juriste Otto Kahn-Freund (Fox et Flanders, 1969 ; Ackers 2014). Les questions au coeur des travaux de la commission Donovan, ainsi la représentation des travailleurs, l’inflation liée à la spirale des prix et des salaires, les pratiques restrictives en matière de liberté d’association et le rôle global des syndicats, revêtaient une importance politique tout à fait centrale : en conséquence, le Social Science Research Council créa en 1970 l’Industrial Relations Research Unit (IRRU) à l’Université de Warwick pour entreprendre des recherches pluridisciplinaires sur le sujet, contribuer à l’élaboration des politiques et former des chercheur.es de haut niveau. La méthodologie privilégiée par l’École d’Oxford se voulait multidisciplinaire, avec une dominance sociologique, une préférence pour les méthodes empiriques et un scepticisme à l’égard des « grandes théories », tels le systémisme parsonien (Brown et Wright, 1994). La priorité, comme l’écrit Richard Hyman à propos de Hugh Clegg, demeurait « l’exactitude des faits » (Hyman 1994). Également, contrairement à ce qui se passa aux États-Unis, la tradition pluraliste permit d’entamer un dialogue créateur avec une nouvelle génération de chercheur.es d’orientation plus radicale (par exemple, Hyman 1978 et 1994). C’est ce dialogue qui a fini par caractériser une approche spécifiquement britannique et, du moins jusqu’à ces dernières décennies, largement influente dans le domaine des relations industrielles.

Toutefois, au cours des dernières décennies, le champ d’études des industrial relations au Royaume-Uni a été largement intégrée aux écoles de commerce en annexe à la GRH, parfois sous la forme de centres relativement autonomes, souvent en tant que simple partenariat de services. Les derniers départements indépendants furent abolis, soit par intégration dans un département de gestion (London School of Economics, en 2006) ou par fermeture pure et simple (Université de Keele, en 2008) (Gall, 2008). Ironiquement, les relations industrielles et la GRH se sont souvent révélées un élément éminemment positif quant aux indicateurs de performance en recherche de nombreuses écoles de commerce, au sein d’universités de plus en plus néolibérales.

Contrairement au Royaume-Uni, où les relations industrielles se sont maintenues en milieu universitaire à bien des égards grâce à leur relation avec la GRH, la scission historique entre les deux domaines aux États-Unis s’est avérée fort préjudiciable. Le champ des industrial relations s’y est rétréci comme peau de chagrin et n'a pas bénéficié, du moins jusqu’à récemment, d’un dialogue effectif avec les tenants de la GRH. D’un autre côté, la discipline s’est refusée, à la différence du Royaume-Uni, au dialogue avec la pensée critique, laquelle rejette, entre autres, le paradigme du « pluralisme industriel » (industrial pluralism) qui fut longtemps dominant mais aujourd’hui considéré dépassé (Godard, 2014).

En Europe continentale, les relations industrielles, comme nous l’avons mentionné, ne furent pas institutionnalisées en tant que domaine d’études particulier à visée pluridisciplinaire. Tel fut le cas en Allemagne, où l’étude des industrielle Beziehungen, explicitement amorcée dans le cadre de la reconstruction à partir de l’Après-guerre, a eu tendance à relever de la sociologie du travail, de l’économie, de la politique ou du droit (Cf. R. Dahrendorff, Mueller-Jentsch, W. Streeck, Rogowski, entre autres). Frege (2008 : 45) note que le système allemand de chaires professionnelles « a permis un programme de recherche plus large pour les professeurs individuels, mais aurait entravé l'institutionnalisation de champs interdisciplinaires ». La France a connu des efforts disciplinaires multiples mais, malgré certaines avancées en ce sens (Morin et Murray, 1996; Almond, 2004 ; Lallement, 2022), aucune institutionnalisation distincte du domaine, du moins sur le modèle anglo-saxon. Cependant, son réseau de centres de recherche thématiques, financés par le CNRS, a offert de multiples possibilités d’analyses novatrices des questions du travail et de l’emploi, plus souvent en dialogue avec l’économie, la sociologie et le droit plutôt qu’en tant que champ d’études spécifique : ceci a conduit à nombre de travaux marquants, dus notamment à P. Raynaud, J.-D. Reynaud, A. Jobert, J. Saglio et C. Didry inter alia.

Droit du travail. Le cadre juridique constitué par les lois Wagner et Taft-Hartley a généralement été analysé à l’aide du paradigme du « pluralisme industriel » (industrial pluralism) centré, en contexte états-unien, sur l’autonomie des parties à la convention collective. Bien qu’il ait longtemps dominé le droit du travail, ce paradigme n’a jamais été exempt d’ambiguïtés fondamentales (Stone, 1981). Ainsi, alors que le pluralisme industriel présuppose une certaine égalité de pouvoir, l’expérience empirique indique plutôt que l’employeur est plus souvent en position de force pour dicter ses conditions à la partie syndicale. En outre, la Cour suprême des États-Unis, entre autres reculs, a arbitrairement limité le champ de la négociation collective en établissant une distinction entre les sujets de négociation obligatoires, facultatifs et interdits, affirmant ainsi la nature discrétionnaire des droits de la direction sur des questions décisives.

Au cours des dernières décennies, les spécialistes du droit du travail américain ont diagnostiqué une crise de ce domaine, qu’Estlund (2002) décrit de manière frappante comme « l’ossification du droit du travail », et pour laquelle les tribunaux n’ont offert nul remède. Le déclin des relations industrielles ayant cédé la place à la prééminence de la GRH, le droit du travail collectif a été parallèlement supplanté par un nouveau « droit de l'emploi » (employment law), d’une nature fortement individualiste (Piore et Safford, 2006).

Au Royaume-Uni, le domaine du droit du travail fut largement construit par Kahn-Freund dans les années 1950. S’inspirant en partie des travaux sociojuridiques de Sinzheimer, Kahn-Freund pose une distinction entre « le droit » et l’ « état réel des choses » c’est-à-dire une réalité sociale identifiable et distincte (Kahn-Freund, 1954). Alors que le droit peut, dans une certaine mesure, se lire dans les recueils de jurisprudence et de législation, les « faits » nécessitent pour leur part l’observation et l’enquête empirique. Constatant que la plupart des études juridiques demeurent « positivistes, exposant et analysant les subtilités conceptuelles des règles juridiques, avec peu d’attention portée à l’histoire ou à la sociologie » (Hepple, 2013 : 217), Kahn-Freund s’inspira des travaux des spécialistes des relations industrielles, en particulier de l’École d’Oxford, en partageant leur perspective pluraliste enracinée dans une méfiance libérale traditionnelle à l’égard du pouvoir (Hyman, 1978). Même après la disparition de Kahn-Freund en 1979 et sous son influence, l’analyse sociojuridique a continué à dominer les études sur le droit du travail au Royaume-Uni, livrant une base solide pour la critique de la législation anti-collectiviste des gouvernements Thatcher successifs dans les années 1980 et 1990. L’objectif était de comprendre la « loi en contexte » (law in action) et, notamment, d’évaluer si des dispositifs juridiques particuliers avaient atteint les objectifs politiques ayant motivé leur adoption (Weekes et al., 1975 ; Simpson, 2001). Cependant, les générations ultérieures, peut-être du fait d’une adaptation accrue aux attentes spécialisées et conventions disciplinaires propres aux facultés de droit, n’ont plus recherché une collaboration étroite, caractéristique des travaux de Kahn-Freund, avec les spécialistes des relations industrielles.

Dans le cadre d’un important projet de recherche de nature comparative en droit du travail (voir Hepple, 1986), une approche sociojuridique a été nettement favorisée pour ce qui concerne l’Europe occidentale. Pour les chercheurs impliqués, il était essentiel que le droit du travail soit abordé comme partie prenante d’un processus développemental historique et social, et non comme un ensemble relativement statique et présumément neutre de normes et d’institutions destinées à réglementer l’emploi et traitées isolément. Résistant à l’idée d’un droit du travail fonctionnellement équivalent au sein des sociétés capitalistes où il se serait formé suivant une logique similaire et pour les mêmes raisons, les auteurs ont cherché à répondre à la question de savoir pourquoi des mesures particulières ont été introduites dans chaque pays à des moments précis. Paraphrasant Marx, Hepple (1986 :1_ a noté que « les règles et les institutions sont façonnées par les possibilités historiquement données dans le cadre desquelles divers groupes sectoriels poursuivent leurs objectifs de manière souvent contradictoire. Le droit du travail est élaboré par des hommes et des femmes dans une société qui n'est pas de leur fait ». Par conséquent, l’élément crucial dans l’élaboration du droit du travail est le pouvoir, la législation du travail étant considérée comme le résultat d’un processus de lutte entre différents groupes sociaux, ainsi la monarchie, la bureaucratie et les « classes moyennes » ; la bourgeoisie et la classe ouvrière; les citadins et les campagnards - et entre idéologies concurrentes, en gros celles des conservateurs, des libéraux et des socialistes, et de groupes religieux et laïques. Ce qu’un groupe particulier de personnes obtient au travers de la lutte économique, politique et sociale n’est pas seulement une question de choix ou de volonté, mais dépend aussi de ce qu’il peut obtenir au moyen de la contrainte exercée sur d’autres groupes (Hepple, 1986 : 1).

Dans certains pays européens, la notion de droit comme science normative d’essence positiviste a eu tendance à l’emporter, et l’analyse du droit du travail se limita dès lors à l’interprétation de textes écrits et, entre autres, à la rédaction de commentaires doctrinaux relatifs aux grands arrêts des tribunaux et à l’évolution de la législation et de la règlementation. En France toutefois, de grands spécialistes du droit du travail se sont montrés ouverts aux sciences sociales (Durand, 1960 ; Supiot, 2002 ; Jeammaud, 2003), ce qui, à notre connaissance, s’est toutefois rarement traduit par la menée de recherches empiriques. Cependant, dans le sillage des travaux de Claude Didry (2002), un champ d’études spécifique, la sociologie du droit du travail, se développe à l’initiative de sociologues du travail, se nourrissant de nombreuses et riches études de terrain (Chappe et Tonneau, 2022).

Au Canada, les études sur le droit du travail se sont développées tardivement. Laskin (1948: 286) nota que jusqu’à ce que la législation relative à la négociation collective prenne forme au début des années 1940, « il n’y avait rien dans le droit canadien qui marque l’émergence d’un corps distinct de doctrine en matière de relations de travail ».[6] Laskin relève également que le droit du travail est « un nouveau venu dans les programmes des facultés de droit canadiennes et que les textes sur le sujet se résument à quelques rares articles et quelques commentaires de cas » : très peu d’écrits se livraient à une quelconque tentative d’exploration des conceptions sous-jacentes ou d’articulation d’une approche fondamentale » (Laskin 1948 : 307).

Cependant, lorsqu’elle a enfin pris son essor dans les décennies d’après-guerre, la recherche canadienne en droit du travail se montra fort dynamique et l’est restée depuis. Au Canada anglais, les travaux de juristes tels Paul Weiler (1980), Harry Glasbeek (1987), Harry Arthurs (1996), Judy Fudge et Eric Tucker (2004), Bernard Adell et al. (2001) et Kevin Banks (2004) se sont largement inspirés de l’économie politique, de l’histoire et de la sociologie. Au Québec, à la suite des analyses pionnières de Pierre Verge (voir Vallée, 2014), l’influence du pluralisme juridique a été particulièrement forte, de nombreux chercheurs en droit du travail étant intégrés dans des départements de relations industrielles situés dans des facultés de sciences sociales ou travaillant en étroite collaboration avec eux. Partant, il est d’usage que les chercheurs universitaires en droit du travail intègrent les contributions des sciences sociales à leurs recherches (par exemple, Guylaine Vallée, Gilles Trudeau, Katherine Lippel ; Vallée, 2006; Verge et al., 2006).

Soulignons enfin que certains chercheurs ont vu des possibilités de transformation du droit du travail dans la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982 et son interprétation en faveur des droits à l’égalité (principe de non-discrimination) et de la liberté d’association (ainsi, Brunelle et al. 2007) ; d’autres, comme Arthurs (1996), ont souligné à quel point l’impact des forces conjuguées de la mondialisation économique et du néolibéralisme s’est fait sentir en droit du travail, indépendamment de la régulation étatique.

4. Éléments pour une refondation

Relations industrielles. Dans les pays dits anglo-saxons, à l’exception notable de certaines unités demeurées très dynamiques, les relations industrielles occupent en milieu universitaire une place de plus en plus étroite, reléguées fréquemment au rang de discrètes sous-sections dans les Facultés de management ou les Écoles de commerce. L’on dénote toutefois des tentatives marquantes pour repenser les dispositifs institutionnels et les frontières de la discipline.

Tout d’abord, en mettant l’accent sur la dimension de la représentation collective et expressive (voice) par opposition au contrôle du marché de l’emploi, l’ouvrage What Do Unions Do (1984) de deux économistes hétérodoxes, Freeman et Medoff, cherche à réhabiliter le rôle du syndicalisme au regard de l’efficience entrepreneuriale. Bien que leur démonstration ait soulevé nombre d’objections chez les économistes néoclassiques, l’impact fut important en relations industrielles et en droit du travail, notamment en fournissant une justification économique aux arguments pluralistes concernant l'équilibre entre des intérêts concurrents (Budd et al., 2004).

Deuxièmement, en économie politique, The Second Industrial Divide de Piore et Sabel, publié également en 1984, a initié une nouvelle voie de recherche, potentiellement fructueuse, sur le rôle des compétences et de la participation des travailleurs dans le cadre du délaissement du modèle intégré de production de masse aux États-Unis. Les auteurs ont soutenu qu'à la lumière des multiples crises régulatoires auxquelles ce régime de production était confronté, il devenait nécessaire de s’ouvrir à un nouveau modèle fondé sur la flexibilité et la spécialisation, impliquant de revoir les choix institutionnels antérieurs. Ces deux contributions se sont traduites par des tentatives d’identification des dynamiques sous-jacentes à un tel nouveau modèle (Appelbaum et al., 2000 ; Bélanger et al., 2002 ; Appelbaum et Batt, 2004), tout en soulignant l’importance des compromis de classe à des moments critiques de l’évolution des sociétés, pour bien comprendre comment les institutions concernées par le travail et l’emploi se transforment (Thelen, 2004).

En troisièmement lieu, The Transformation of American Industrial Relations, de Kochan, Katz et McKersie (1986), cherche à expliquer les transformations majeures des rapports de travail aux États-Unis en mettant l’accent, du point de vue causal, sur les choix stratégiques des employeurs, résultats des interactions entre valeurs et contingences. Leur ambition était de surmonter le divorce historique entre la GRH et les relations industrielles (cf. Kaufman, 1993), en proposant un champ d’études intégré. Clairement motivés par un pluralisme normatif, Kochan, Katz et McKersie s’efforcent d’expliquer, dans cette perspective axée sur les choix stratégiques, l’abandon des usines syndiquées dans des secteurs clés, l’ouverture de nouveaux établissements non syndiqués ou leur délocalisation dans le sud des États-Unis et à l’étranger. Ceci implique toutefois un déplacement du centre d’attention, du web of rules de Dunlop vers les stratégies des employeurs et une relégation de la négociation collective et des relations industrielles vers un rôle très secondaire. Tout en affirmant la compatibilité de cette approche avec la représentation collective, cette conception traduit une reconnaissance empirique du pouvoir du capital et du néolibéralisme en contexte états-unien. La prééminence de ces derniers éléments devint manifeste, n’accordant au mouvement syndical que quelques possibilités réactives/stratégiques limitées : l’État et le droit collectif du travail collectif brillaient désormais par leur absence.

En quatrième lieu, une autre tentative marquante de reconstruction du champ d’études a été réalisée par David Weil dans The Fissured Workplace (2014). La financiarisation (la pression pour des rendements à court terme en faveur des actionnaires, notamment les fonds spéculatifs) et les politiques publiques néolibérales ont conduit les entreprises à éviter à la fois la négociation collective et une approche holistique des relations de travail (voir Appelbaum et Batt, 2014 ; Lazonick et Shin 2020 ; Jacoby 2021). S’appuyant sur un grand nombre de recherches empiriques portant sur la fragmentation des lieux du travail (par exemple, Marchington et al., 2004, quant au Royaume-Uni) et faisant écho aux travaux des décennies précédentes sur la segmentation du marché du travail (Doeringer et Piore, 1971), Weil illustre la tendance des grandes entreprises à se concentrer sur un petit nombre d’activités principales, en sous-traitant tout le reste (sécurité, maintenance, paie, fabrication de composants, livraison, services après-vente, etc.) à l’extérieur de la firme. L’abondante main-d’oeuvre non rattachée au coeur de l’activité est ainsi déplacée vers des sous-traitants non syndiqués offrant des conditions de travail médiocres et généralement précaires. Ces changements dans la structure et la gouvernance des grandes entreprises et de leurs chaînes d’approvisionnement expliquent pourquoi le droit du travail collectif américain a perdu en grande partie sa pertinence. Un élément remarquable de l’étude de Weil consiste en la synthèse complexe des tendances disparates qui affectent les rapports de travail contemporains. Il décrit ces mouvements comme équivalents à la fragmentation (fissurization) de ces rapports, par le biais de l’emploi intérimaire, de la mise en place de chaînes d’approvisionnement globalisées (mais étroitement contrôlées), de franchises ou de toute autre innovation visant à minimiser les effectifs de l’entreprise-centre et à en réduire les coûts. Cette analyse met en évidence l’impératif d’élargissement du champ d’études sur les relations industrielles, comme ce fut le cas pour d’autres auteurs examinant par exemple les nouvelles formes de représentation collective, les stratégies mises en oeuvre pour lutter contre la précarité (Fine, 2006 ; Doellgast et al., 2018) ou la mise en oeuvre des normes relatives à l’emploi (Fine et Bartley, 2019).

En cinquième lieu, soulignons les contributions des chercheures féministes, critiques en matière de race et intersectionnelles qui font appel au renouvellement en relations industrielles par le biais des études sur le travail et l'emploi portant sur les liens entre les sphères productives et reproductives (Rubery et Hebson, 2018), ainsi que sur le racisme structuré et d'autres systèmes d'oppression fondés sur l'identité sociale (Lee et Tapia, 2021). Ces chercheurs ont en outre contribué à la compréhension des multiples couches de privilèges et de désavantages par le biais d'une analyse intersectionnelle, y compris, dans le cas du Canada, quant à l’impact du colonialisme sur les peuples autochtones (Camfield, 2019).

Enfin, doivent être prises en considération les nouvelles « études critiques sur le travail » (critical labour studies), qui ont graduellement élargi et remis en question les approches traditionnelles en relations industrielles. Au Royaume-Uni, Hyman (1978) et Edwards (1986) ont jeté les bases d’une « économie politique » critique des asymétries de pouvoir dans les relations de travail, analysant les assises combinées de la subordination et du consentement inhérentes à ces relations. Piore et Safford (2006 : 321-322), en contexte états-unien, font explicitement le lien avec les études fondatrices en relations industrielles. Ce qui distinguait alors les relations industrielles d’autres domaines de la recherche fut un engagement déterminé « envers les acteurs et les institutions qui luttent pour trouver une place dans le monde du travail », visant à identifier une voie d’émancipation pour « les opprimés, les sous-représentés et les stigmatisés sociaux dans la société industrielle » (Ibid.). Si les organisations syndicales et les négociations collectives représentaient autrefois les voies privilégiées d’émancipation organisées autour des identités économiques, les relations industrielles doivent désormais, avancent les auteurs, reconnaître de nouvelles institutions, de nouvelles formes d’intervention et de nouveaux moyens de représentation. Plus récemment, Schulze-Cleven et Vachon (2022) ont cherché à relier les relations industrielles à la longue tradition des « études sur le travail » (labour studies) et en ont identifié les éléments constitutifs, notamment l’accent mis sur les luttes des salarié.es, l’importance de l’interdisciplinarité et la défense des droits des travailleurs, le tout en fonction d’une revalorisation du travail. Cette approche rejoint celle du projet de partenariat du CRIMT Institutional Experimentation for Better Work, lequel met en exergue le rôle de l’organisation, des expérimentations institutionnelles et de la résilience des actrices et acteurs visant à développer de nouvelles solutions d’ensemble face aux problèmes et incertitudes auxquels elles/ils sont confronté.es (Ferreras et al., 2020 ; Murray et al., 2020; Gesualdi-Fecteau et al., 2023).

Compte tenu de ces diverses contributions, les germes d’un renouveau semblent résider dans l’extension des frontières du domaine d’études, de manière à englober tous les aspects du travail, de repenser les transformations institutionnelles qui le caractérisent, de réaffirmer le rapport aux valeurs aux fondements de la discipline et de s’engager dans la recherche empirique de manière interdisciplinaire.

Droit du travail. La réalité paradoxale du droit du travail est bien illustrée par l’analyse de Weil (2014) sur la fragmentation de l’emploi dans la grande entreprise. Les formes du travail sont désormais si variées que ni les solutions collectivistes classiques ni les nouvelles normes de droit individuel de l’emploi ne peuvent garantir de manière adéquate les fonctions de protection associées traditionnellement au droit du travail. Si les tendances à la mondialisation et à la désindustrialisation se sont certainement manifestées différemment selon les contextes nationaux, elles ont partout entraîné la percée des marchés et des rationalités économiques dans des sphères qui étaient auparavant ordonnées selon d’autres logiques. Si les spécialistes du droit du travail ont critiqué les gouvernements pour l’usage politique qu’ils ont cherché à faire de l’idée « qu’il n'y a pas d’alternative » en soulignant que les États-nations sont eux-mêmes les auteurs de cette formule, ils n’en ont pas pour autant, pour la plupart, contesté l'essentiel. Toutefois, dans certains cas, un changement global d’approche se manifeste, allant de l’étude du droit du travail au sens strict à l’analyse d’ensemble de la législation (y compris quant à la sécurité sociale et à l'immigration) régulant les marchés du travail (Lamarche, 2021). Certain.es universitaires ont utilisé un cadre d’analyse centré sur le « marché » pour souligner l'importance de l’économie politique dans la transformation des relations de travail et du droit du travail (Tucker, 2019). Se référant tant à l'économie (hétérodoxe) qu’à la recherche juridique, elles/ils ont remis en question des éléments qui avaient tendance par le passé à être tenus pour acquis: par exemple, le traitement par le droit de certains types de travaux comme emplois rémunérés et d’autres (ainsi, le travail domestique et reproductif) comme sans aucune rémunération (Fudge, 2011 ; Blackett, 2019).

Plus généralement, le rôle du droit et des normes sociales dans la constitution des marchés du travail a été soulevé: à ce titre, furent examinés non seulement l’impact du droit du travail, mais aussi celui de la sécurité sociale, de l’immigration et des règles générales du droit privé (Deakin et Wilkinson, 2005). Contrairement aux chercheur.es des premières décennies d’après-guerre, certain.es universitaires insistent aujourd’hui sur la contingence des règles du droit privé et du droit du travail, considérant le droit commun non pas comme un domaine neutre préexistant dans lequel s’insère le droit du travail, mais comme incarnant plutôt des choix contestables de politiques concernant la définition et l’attribution de privilèges, de pouvoirs et de droits (Klare, 1977 ; 2002). Une tâche importante consiste dès lors à identifier la portée distributive des normes à la base du marché du travail - droit privé, droit du travail, droit de la protection sociale, droit public - et à considérer leur modification comme une voie éventuelle pour atteindre des objectifs spécifiques (Klare, 1982).

Alors que la présence syndicale -sauf dans certains contextes- chutait graduellement et que le champ de la négociation collective se contractait tout autant, les réformes du droit du travail ont cherché plutôt, dans plusieurs ordres juridiques, à renforcer le domaine des seuls droits individuels du travail. Les tenants de la flexibilité des marchés voyaient dans le droit du travail un ensemble de normes s’opposant aux forces économiques, en tentant de pallier les asymétries de la relation d’emploi (Deakin et Wilkinson, 2005). Dans la perspective néolibérale, le contenu normatif du droit du travail doit désormais, tout au contraire, s’aligner sur ces asymétries. Les injonctions tonitruantes d’Arthurs (1996) soulignant que ce droit pouvait désormais se passer de l’État ne se voulaient pas une ode au pluralisme juridique, mais plutôt une lecture tranchante de l’effet corrosif du néolibéralisme sur la fonction protectrice du droit du travail. À mesure que le champ d’application du droit du travail s’est rétréci et que les promesses du « pluralisme industriel » (industrial pluralism) ont pâli, son rôle émancipateur a été paralysé. En effet, comme l’affirme Arthurs (2013), ces fonctions se sont même transformées en leur contraire, devenant des instruments de subordination des travailleurs à un ordre du travail individualiste (capitaliste).

Dans leurs travaux et recherches, certains juristes universitaires continuent toutefois d’adopter des cadres et des méthodes sociologiques et anthropologiques, en plus de perspectives relevant de la « sociologie économique du droit » (voir Dukes, 2019 ; Dukes et Kirk, 2022 ; Coutu et Kirat, 2011). Comme Sinzheimer et autres il y a environ un siècle, ces chercheurs reconnaissent que l’effet des normes n’est pas toujours celui initialement anticipé et, en outre, que de telles normes peuvent se développer au cours d’interactions économiques et sociales (en tant que « droit social »), sans être reconnues formellement par l’ordre juridique de l’État. En conséquence, l’analyse doit aller au-delà du « droit dans les livres » (law in the books) pour s’intéresser aux formes et arrangements juridiques « concrets » (law in action) dans une perspective pluraliste, et les mettre en relation avec le droit formel de l’État, c’est-à-dire considérer « l’effet social de la norme ... la manière dont elle apparaît dans la société et ... sa fonction sociale » (Kahn-Freund, 1981).

Étant donné la fragmentation croissante de l’emploi, sa précarisation et la re-contractualisation des relations de travail les accompagnant, une préoccupation centrale tient au fait que le droit du travail ne parvient plus à protéger les salarié.es les plus vulnérables et moins bien rémunéré.es, ce qui contribue d’autant à l’augmentation des inégalités. En fait, dans une forte proportion, ces salarié.es sont considéré.es comme n’entrant pas dans le champ d’application de la législation du travail (Dubal, 2017 ; Hayes, 2017), ou font les frais du non-respect de celle-ci par les employeurs, sans conséquences vraiment significatives pour ces derniers (Kocher 2009 ; Vosko 2020). Notamment, la mondialisation économique (Hepple, 2005), les progrès technologiques (Supiot et al., 2001), la pandémie liée au Covid-19 (Ewing et Handy, 2020) et les dérèglements climatiques (Doorey, 2015) accentuent ces situations. Pour les chercheur.es préoccupé.es par leurs conséquences sur le travail et la société dans son ensemble, il s’agit là d’autant d’axes de recherche tout à fait cruciaux qui nécessitent l’adoption de nouvelles perspectives empiriques et normatives fondées sur un dialogue entre le droit et les sciences sociales. À l’instar des fondateurs de la discipline, les chercheur.es ayant recours à des méthodes empiriques tendent à être pluralistes dans leur définition du droit, s’intéressant non seulement aux règles juridiques formelles mais aussi à la manière dont ces règles sont interprétées et appliquées, ou autrement utilisées, dans des situations concrètes (Edelman, 2016 ; Kirk, 2021), et complétées par d’autres normes organisationnelles spécifiques au lieu de travail et à la branche d’activité (Ioannou, 2001).

5. Conclusion

Notre étude vise à mettre en exergue l’histoire croisée des relations industrielles et du droit du travail en tant que domaines d’études spécialisées. Bien qu’une telle analyse aurait certes avantage à être davantage approfondie et à adopter une perspective non limitée à quelques économies de marché hautement industrialisées, que nous apprend-elle néanmoins dans son état actuel?

Tout d’abord, ces deux domaines, relations industrielles et droit du travail, ont suivi des voies parallèles mais le plus souvent distinctes - chacune avec sa méthodologie et ses préoccupations propres. À partir d’interrogations communes liées à l’irruption de la question ouvrière, tous deux ont bénéficié d’une position éminente lorsque la négociation collective apparut comme le fondement d’une citoyenneté industrielle nouvelle et le rempart de la stabilité sociale. Au départ, le droit du travail prit assise sur une ouverture aux sciences sociales au moyen de recherches sur les faits sociaux du droit. Parallèlement, les relations industrielles accordaient une attention significative à la fois au droit étatique et au droit « social » ou extra-étatique, en tant qu’institutions clés encadrant les conflits collectifs, la négociation collective et la résolution des différends. Depuis plusieurs décennies toutefois, vu diverses forces perturbatrices mentionnées tout au long de notre étude, l’importance des conventions collectives s’est souvent estompée, alors que par ailleurs les deux domaines d’études, en vertu de leur logique propre de développement, s’adonnaient à un superbe isolement l’une par rapport à l’autre. Cependant, ces mêmes forces perturbatrices posent aux relations industrielles et au droit du travail un défi commun de renouvellement, ayant pour horizon un travail défini par des risques atténués et bien davantage d’égalité substantielle, une plus grande autonomie et une plus grande voix et démocratie (Gesualdi-Fecteau et al., 2023).

En deuxième lieu, les relations industrielles et le droit du travail partagent depuis longtemps un objet commun, le travail et l’emploi, et bénéficieraient assurément d’une intégration plus systématique de leurs résultats. S’inspirant de la tradition sociologique, cette intégration pourrait être facilitée par un élargissement réciproque des perspectives analytiques. Pour le juriste du travail, cela implique que le regard ne peut se limiter aux règles formelles du droit étatique, mais doit aussi se porter vers le « droit vivant », ce qui nécessite l’étude empirique de sa validité et de son effectivité. Dans les deux cas (droit et relations industrielles), voilà qui exige également un engagement plus substantiel, théorique et méthodologique, avec les sciences sociales dans leur ensemble. Cet engagement doit prendre assise sur la co-construction des connaissances entre champs d’études, en tenant compte des approches empiriques relatives au problem-solving, nourries par le pluralisme des méthodes en sciences sociales. Le droit du travail doit éviter le repli sur la pure technicité, tout comme les relations industrielles doivent s’ouvrir à une plus grande diversité de perspectives et de méthodologies pour appréhender les transformations du monde du travail. Cet engagement en faveur de l’interdisciplinarité correspondrait pleinement aux travaux fondateurs en droit du travail et en relations industrielles. Le travail et l’emploi représentent le point nodal des transformations sociales actuelles. Comme l’affirme Edwards (2005), les études sur les relations industrielles et le droit du travail occupent en conséquence une position stratégique pour éclairer en retour la compréhension de ces transformations par l’ensemble des sciences sociales.

Troisièmement, les deux domaines d’études doivent se réapproprier le rapport aux valeurs au fondement de leurs domaines d’études respectifs. La condition sine qua non en est la reconnaissance de l’inégalité fondamentale des parties au rapport de travail et la nécessité de compenser cette inégalité par des processus qui sont avant tout collectifs. Ce qui réunit ces domaines, initialement du moins, c'est en effet un « engagement déterminant » envers les acteurs et les institutions qui « luttent pour trouver une voix et fournir un véhicule pour les moins puissants, les opprimés, les sous-représentés et les stigmatisés socialement dans la société industrielle » (Piore et Safford, 2006 : 321-322). Cela conduit à une réaffirmation du rôle des institutions dans la poursuite de la démocratie et de la citoyenneté au travail (Coutu et Murray, 2010 ; Dukes et Streeck, 2023). En outre, dans une perspective d’émancipation et de démocratisation, il faut prendre en compte avec rigueur les discriminations historiques ou récentes qu’elles concernent, entre autres, le genre (Rubery et Hebson, 2018), la race ou l’origine ethnique ou nationale (Lee et Tapia, 2021), ou le statut de personne migrante (Blackett, 2019).

Enfin, l’émergence de nouvelles formes de régulation, d’institutions et de stratégies dans le cadre de processus d’expérimentation déterminés par les actrices et acteurs concerné.es, nous semble indispensable et devrait figurer au centre d’analyses plus poussées du travail et de l’emploi. En s’appuyant à cet égard sur les observations d’Harry Arthurs concernant le déclin du droit du travail (2011), il faut également saisir de quelle manière de telles analyses peuvent être mobilisées pour remettre en question les institutions présentement hégémoniques et proposer des approches alternatives. Au coeur de la refondation des deux domaines d’études prend place, par conséquent, l’exigence d’une compréhension poussée des processus d’expérimentation organisationnels et institutionnels, et de la résilience des participant.es, dans la recherche de nouvelles solutions pour résoudre les nombreux défis du monde du travail auxquels toutes et tous sont confronté.es (Ferreras et al, 2020 ; Murray et al, 2020).