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1. Introduction

Au cours des dix dernières années, le développement du capitalisme de plateforme s’est accompagné de la formation d’un nouveau groupe de travailleurs : les travailleurs de plateforme, qui le plus souvent ne bénéficiaient pas d’un statut juridique clair dans leurs pays respectifs (Degryse, 2019). Ces travailleurs se trouvent dans une zone grise d’emploi (Dieuaide et Azaïs, 2020), ce qui ne leur permet pas d’avoir accès aux moyens institutionnels afin de défendre leurs droits et leurs intérêts.

En raison de l’exploitation, les travailleurs des plateformes se sont mobilisés. Dans un premier temps, tant dans les pays européens qu’en Chine, cette mobilisation n’a pas été portée par des syndicats établis, mais par les travailleurs eux-mêmes (Trappmann et al., 2021). Toutefois, devant ces mobilisations et les enjeux dont elles étaient porteuses, les organisations syndicales ne sont pas restées de simples observatrices. Au Royaume-Uni, par exemple, les syndicats traditionnels ont opté pour une stratégie politique, en utilisant leurs relais politiques pour influencer l’élaboration des politiques publiques, tandis que des syndicats alternatifs (e.g. Independent Workers of Great Britain et Industrial Workers of the World) ont eu tendance à s’investir dans la mobilisation et l’organisation de ces travailleurs. Ils les ont également soutenus dans leurs actions de protestations (Bertolini et Dukes, 2021 ; Cini et al., 2021). En France, pour prendre un autre exemple, la Confédération française démocratique du travail (CFDT) est passée d’une fourniture de services divers au soutien de l’action collective des travailleurs des plateformes (Marchadour, 2022). Par ailleurs, malgré les difficultés institutionnelles, la Confédération générale du travail (CGT) a tenté de faire reconnaître sa légitimité à représenter les livreurs de repas français en les mobilisant (Jan, 2022). En bref, malgré les différentes approches adoptées, les syndicats et leurs responsables syndicaux ont fini par s’impliquer plus ou moins fortement dans les luttes menées par les travailleurs des plateformes en Europe.

En Chine, la mobilisation de ce type de travailleurs présente des singularités. Avec le développement du capitalisme de plateforme, une main-d’oeuvre importante s’y est également formée. En 2020, selon les statistiques officielles, le nombre de travailleurs chinois engagés dans l’économie de plateforme a dépassé les 84 millions (China State Information Center, 2021). Quant aux livreurs de repas, sur lequel cet article se concentre, ils sont plus de 7,7 millions à travailler pour Meituan (美团) et Eleme (饿了么), les deux plus grandes plateformes de livraison de repas actives sur le marché chinois (Wu, 2022). Devant les contrôles algorithmiques de plus en plus sévères et la détérioration de leurs conditions de travail, les livreurs chinois ne sont pas restés inactifs. Selon le China Labour Bulletin (CLB, 2022), à partir de 2017, le nombre d’actions collectives qu’ils ont menées a progressivement augmenté. De 2017 à la fin de 2021, le site web Strike map du CLB a enregistré un total de 128 actions collectives, comprenant des grèves et des manifestations. Des actions dans lesquelles les syndicats chinois ne semblent pas avoir été présents.

La Fédération nationale des syndicats de Chine (FNSC, Zhonghua quanguo zonggonghui中华全国总工会), qui est la plus grande organisation syndicale du monde avec près de 300 millions de membres, est la seule reconnue par les autorités chinoises comme représentative sur les plans national et interprofessionnel. Elle affilie les travailleurs des différents secteurs d’activités au niveau provincial (sheng 省), municipal (shi 市) et du comté (xian 县)[1]. Selon les données officielles, environ 3,5 millions de « nouveaux groupes de travailleurs », tels que les livreurs de repas et les chauffeurs VTC, ont rejoint des syndicats en 2021[2]. Pourtant, si les syndicats chinois ne participent pas à la mobilisation des livreurs, quelles modalités ces syndicats ont-ils adoptées pour attirer un grand nombre d’adhérents parmi eux ?

Dans un premier temps, cet article abordera la nature et la structure de la FNSC, ainsi que sa modalité traditionnelle de syndicalisation des ouvriers chinois afin d’analyser les limites de ce système syndical et d’illustrer le défi posé par le groupe des livreurs aux syndicats chinois. Deuxièmement, l’article examinera en détail la modalité d’organisation autonome des livreurs chinois en l’absence des syndicats dans leurs mobilisations d’action collective. Troisièmement, les analyses porteront sur les réactions de la FNSC à l’expansion du groupe des livreurs et à l’augmentation de leur résistance. Bien que les syndicats chinois aient évité d’apporter leur soutien aux mobilisations, ils ont évolué en adoptant quatre nouvelles modalités pour syndiquer les livreurs. En répondant aux caractéristiques du travail de plateforme, les syndicats chinois se redirigent vers une voie possible pour renouveler le syndicalisme chinois.

2. Les syndicats chinois face aux livreurs

2.1. La Fédération nationale des syndicats de Chine : un syndicat officiel et unique

La FNSC est le seul syndicat légal en Chine. En conséquence, il est, du moins en théorie, le seul représentant des ouvriers et employés chinois. L’organisation syndicale en Chine est un héritage de l’Union soviétique et suit la définition léniniste du dualisme : le syndicat est un pont entre le parti de la classe ouvrière, protégeant à la fois les intérêts des travailleurs et ceux de l’État (Chan, 1993, 2008). La FNSC est donc une « courroie de transmission » entre l’État-parti et les travailleurs, inscrite dans un design institutionnel (Harper, 1969 ; Périsse, 2015 ; Froissart et al., 2019). Il en résulte que la FNSC possède un double statut contradictoire : celui d’organisme au service de l’État et celui d’association au service des travailleurs (Chen, 2003). Dans les faits, le syndicalisme chinois est soumis aux choix politiques des autorités publiques et donc in fine à la direction du Parti communiste chinois (PCC). Après l’introduction de l’économie de marché en 1978 lors de la Réforme (gaige kaifang 改革开放), les autorités ont cherché à maintenir la stabilité sociale et à favoriser le développement économique. Dans ce but, les autorités chinoises ont fait d’importantes concessions pour attirer les capitaux étrangers. Plus précisément, les gouvernements locaux protègent les intérêts du capital qui génère les revenus, tout en ignorant temporairement les droits des travailleurs, ce qui a mis les syndicats dans une situation quasiment schizophrénique entre la défense des intérêts des autorités politiques et celle des travailleurs (Li, 2015).

Structurellement, la FNSC fédère près de 2 214 000 syndicats de base (National Bureau of Statistics of China, 2022) selon une logique hiérarchique – issue du « centralisme démocratique » – et géographique (Liu, 2011 ; Froissart et al., 2019). Une distinction est établie entre les « syndicats de niveau supérieur » et les « syndicats de base » (figure 1). Les syndicats de niveau supérieur comprennent les fédérations syndicales (zong gonghui 总工会) aux différents niveaux administratifs : les provinces, les municipalités et les comtés, ainsi que 10 syndicats sectoriels nationaux (Zhang, 2014). Quant aux syndicats de base, outre des syndicats d’institution publique (shiye danwei 事业单位), ce sont principalement des syndicats d’entreprise (Wen, 2020). En général, la FNSC impose des quotas de syndicats de base aux syndicats régionaux qui, à leur tour, demandent aux entreprises de créer des syndicats de base.

Figure 1

Structure de la Fédération nationale des syndicats de Chine

Structure de la Fédération nationale des syndicats de Chine
Source : redessiné d’après Liu (2011)

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Si, en théorie, les demandes des travailleurs peuvent remonter dans la structure par le biais d’une dynamique bottom-up (Froissart et al., 2019), la force de l’État-parti conduit à ce que les directives descendantes priment systématiquement, tant en matière de diffusion que d’actions entreprises. Les syndicats sont en effet fortement bureaucratisés. Ils ont aussi tendance à fonctionner comme des organes de l’État (Harper, 1969). Dans l’interprétation corporatiste chinoise, les syndicats sont définis comme des outils de gouvernance autoritaire du gouvernement (Huang, 2011). Dans la quotidienneté, ils agissent comme de simples coordinateurs entre les travailleurs et les employeurs, plutôt que comme de véritables représentants des travailleurs. Dès lors, ils ne peuvent jouer un rôle clé dans l’organisation d’actions collectives en faveur des travailleurs.

Une autre limite concerne le rapport de la FNSC à la négociation collective (Périsse, 2015 ; Franceschini, 2020). Bien que, aux alentours de 2010, la vague de grèves des travailleurs d’usine ait donné lieu à des changements top-down : par exemple, des syndicats régionaux dans la province de Guangdong ont participé à des négociations collectives jugées efficaces (Meng, 2012 ; Chan et Hui, 2012, 2014 ; Périsse, 2015), le résultat final a été une plus grande intégration de la FNSC dans l’appareil d’État, car aucune véritable réforme n’est intervenue en matière de représentation syndicale (Froissart et al., 2019). Les mobilisations ouvrières n’ont eu lieu que grâce à l’intervention d’organisations non gouvernementales (ONG) défendant les travailleurs, qui sont autant de proto-organisations syndicales (Froissart, 2011, 2018), et d’avocats spécialisés dans le droit du travail, qui « négocient au nom des ouvriers après avoir été mandatés par eux » (Froissart, 2015 : 112) et fournissent également aux travailleurs des conseils juridiques et des services à prix réduit. En somme, les ONG et les avocats militants ont joué un rôle important dans les négociations collectives menées par les travailleurs en l’absence des syndicats officiels (Froissart, 2014, 2018 ; Franceschini et Lin, 2019). Les syndicats officiels se sont donc trouvés marginalisés, leur efficacité aussi bien que leur légitimité étant alors remises en question (Froissart et al., 2019). Beaucoup de travailleurs chinois les ont considérés comme inutiles (Franceschini, 2020). Ces limites ont fait apparaître les syndicats officiels particulièrement maladroits et impuissants face aux actions et revendications des travailleurs des plateformes qui ont émergé au cours de la dernière décennie. Toutefois, sous l’injonction de l’État-parti, les syndicats officiels ont rapidement mis en oeuvre une campagne de syndicalisation de ces travailleurs.

2.2. Les livreurs de repas incompatibles avec les syndicats chinois

L’un des obstacles auquel se heurtent les syndicats chinois pour organiser les travailleurs des plateformes réside dans la manière de les intégrer dans la structure syndicale sur la base de la définition de ce qu’est un « travailleur ». Selon la Loi sur les syndicats, le droit d’adhérer et d’organiser des syndicats est réservé aux « travailleurs […] dont la principale source de revenus est un salaire ou qui ont une relation de travail avec l’employeur »[4]. Comme dans d’autres pays, l’émergence de l’économie de plateforme vient remettre en question un modèle syndical construit pour servir les employees (Kesselman et Sauviat, 2017). En Chine, alors que les travailleurs dans une relation d’emploi traditionnel correspondent au profil du « travailleur » tel que défini par la Loi sur les syndicats, les livreurs sortent de ce cadre et du champ d’action des syndicats officiels.

En outre, dans le cadre du modèle chinois de syndicalisation, les syndicats régionaux doivent obtenir l’approbation de l’employeur, plutôt que de mobiliser les travailleurs eux-mêmes, pour créer un syndicat d’entreprise (Liu, 2011). Ce n’est que dans un second temps, c’est-à-dire une fois qu’un syndicat d’entreprise est créé, que les employés peuvent y adhérer. La création d’un syndicat d’entreprise répond aussi à un critère de taille. Selon la législation en vigueur, un syndicat doit être créé, en théorie, lorsqu’une entreprise compte plus de 25 employés. Il résulte de ces conditions que, dans le cas de l’économie de plateforme, les syndicats ne peuvent légalement s’établir et agir que pour les « employés formels ». Autrement dit, pas pour les livreurs. En effet, comme ces entreprises se sont développées, comme partout ailleurs, par l’« hyper-externalisation » (Srnicek, 2016), le travailleur de plateforme chinois « n’est plus salarié. Il a souvent perdu les liens avec le collectif de travailleurs et, par conséquent, il a perdu son ancrage socio-institutionnel » (Cingolani, 2021 : 120). En d’autres termes, les plateformes ne reconnaissent pas les livreurs comme leurs employés et se sentent encore moins tenues de créer des syndicats pour eux. Or, sans la création de syndicats d’entreprise, les livreurs se trouvent dans l’impossibilité de s’affilier à un syndicat. Cette situation n’est pas sans rappeler celle des travailleurs des plateformes dans de nombreux pays occidentaux au début de leur existence et de l’attitude des syndicats traditionnels face à leur réalité (Bertolini et Dukes, 2021 ; Kesselman et Sauviat, 2017).

En bref, ce sont les caractéristiques propres à l’organisation du travail sur les plateformes qui créent des obstacles à la création de syndicats pour et par les livreurs chinois. Premièrement, les livreurs sont atomisés, avec une rotation importante (Zheng, 2020), ou bien encore ils travaillent pour différentes plateformes en même temps. Deuxièmement, les plateformes chinoises de livraison de repas rassemblent et gèrent les livreurs par l’intermédiaire de sociétés tierces qui sont dispersées un peu partout en Chine (Voir l’Encadré 2). Cela crée une situation où l’employeur du livreur est invisible ou difficile à identifier. Ces deux points remettent en question la procédure de syndicalisation dans le modèle chinois, fondée sur la création d’un syndicat d’entreprise sous le contrôle de l’employeur.

3. Une stratégie de résistance des livreurs chinois fondée sur l’auto-organisation

Pendant que la FNSC s’interroge sur les moyens de syndiquer les livreurs, ces derniers, qui sont confrontés à la détérioration des conditions de travail et à l’augmentation des risques pris pour la compenser, n’ont pas hésité à manifester publiquement leur mécontentement. Ces protestations publiques sont courageuses et politiquement dangereuses. En effet, depuis 2013, le gouvernement chinois, du fait notamment de l’absence d’institutionnalisation des actions collectives, a préféré recourir à la répression, et la police a été plus encline à arrêter directement les manifestants (Chen, 2020). Par exemple, le livreur Chen Guojiang, célèbre dans la communauté des livreurs, qui s’est publiquement plaint des mauvaises conditions de travail de plateformes et a organisé des manifestations, a finalement été arrêté par les autorités (Huang, 2022). Dans le même temps, ces protestations se sont déroulées dans un contexte rendu particulièrement difficile à la suite des mesures répressives prises par les autorités chinoises. À partir de 2015, les ONG, dont celles qui s’étaient impliquées dans les luttes menées par les travailleurs chinois, font l’objet d’une sévère répression et des avocats des droits des travailleurs sont arrêtés (Chan, 2019 ; Froissart et Franceschini, 2022). L’émergence des groupes de travailleurs des plateformes en Chine a justement coïncidé avec le retrait des ONG des mobilisations sociales. Privés du soutien de ces organisations et sans soutien de la part des syndicats officiels, les livreurs n’ont pu compter que sur leurs propres ressources pour se mobiliser. Autrement dit, ils se sont auto-organisés et, selon le recensement opéré par CLB (2022), leurs actions collectives se sont multipliées à partir de 2017.

Notre enquête a fait ressortir le rôle majeur joué par les réseaux sociaux, tels que des groupes WeChat, dans les processus d’auto-organisation. En général, les livreurs ont tendance à travailler dans des zones qu’ils connaissent bien, car, comme l’a souligné l’un d’eux, « c’est plus facile de livrer [lorsqu’on connaît la zone]. Les livreurs ne commencent pas à travailler n’importe où »[5]. En d’autres termes, la zone où chaque livreur se connecte au système algorithmique et accepte les commandes est relativement fixe, généralement un centre commercial ou un quartier précis. Si la connaissance du quartier permet de localiser plus rapidement les restaurants et les clients, le quartier est aussi au centre des pratiques d’auto-organisation des livreurs. Logiquement, celle-ci s’est d’abord établie sur une base géographique : des livreurs ont pris l’initiative de créer des groupes WeChat et ont invité les collègues actifs dans le même quartier à les rejoindre. Ils ont ainsi formé des communautés en ligne.

Ces communautés ont représenté des lieux importants d’échanges sur d’expériences professionnelles et d’informations concrètes sur le travail de livraison. À titre d’exemple, comme le montre la capture d’écran de gauche de la Figure 2, provenant d’un groupe WeChat créé par des livreurs dans le district de Panyu (番禺), les livreurs s’informent sur l’emplacement des agents de police de la circulation afin d’éviter les contraventions liées aux infractions du Code de la route. Ces infractions sont commises pour gagner du temps telles que le non-respect des sens uniques et des feux rouges. De tels groupes permettent aussi d’obtenir des conseils. Ainsi, en cas d’achat d’un scooter (capture d’écran de droite de la Figure 2), les livreurs consultent le groupe afin de connaître les prix pratiqués. Ils demandent aussi des conseils sur les performances des différents modèles. Lorsqu’un livreur est impliqué dans un accident de la route, il peut également interroger les autres travailleurs du groupe WeChat afin d’obtenir, par exemple, des informations sur la manière de le déclarer à l’assurance et sur les procédures à suivre (voir la Figure 3).

Figure 2

Captures d’écran des échanges dans un groupe WeChat de livreurs à Panyu (Guangzhou)

Captures d’écran des échanges dans un groupe WeChat de livreurs à Panyu (Guangzhou)
Source : l’auteur (certaines données privées ont été masquées)

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Figure 3

Captures d’écran des échanges dans un groupe WeChat de livreurs à Zhongshan Road (Xiamen)

Captures d’écran des échanges dans un groupe WeChat de livreurs à Zhongshan Road (Xiamen)
Source : l’auteur (certaines données privées ont été masquées)

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Outre l’échange d’informations et de conseils, ces communautés ont constitué des vecteurs importants de rencontres physiques entre livreurs. Par l’entremise des groupes créés, les livreurs ont organisé des activités récréatives telles que des sorties après le travail ou des rencontres lors de fêtes[6].

Les groupes, et les communautés créées à travers eux ont aussi permis de mobiliser rapidement les livreurs. Ainsi, lors des vacances du Nouvel An chinois de 2021, des livreurs attirés par la prime « challenge » promise par la plateforme Eleme sont restés à Pékin, préférant gagner de quoi soutenir leurs familles plutôt que de fêter avec elles le Nouvel An. Le montant de cette prime est de 8000 yuans. Pour l’obtenir selon les règles de la plateforme, les livreurs doivent travailler pendant sept semaines consécutives et livrer au moins 200 commandes par semaine (ce qui est légèrement inférieur au nombre de livraisons habituellement réalisées). Cependant, de nombreux restaurants ont fermé leurs portes pendant la période du Nouvel An et de nombreux clients sont retournés dans leurs villes d’origine, ce qui a entraîné une baisse des commandes et rendu difficilement atteignable la réalisation des 200 commandes hebdomadaires. En outre, la plateforme a modifié, de manière tout à fait unilatérale, le nombre de livraisons à atteindre pour obtenir la prime. Les 200 livraisons sont devenues 380, rendant la prime totalement inaccessible. Cette modification des conditions d’obtention de la prime a été à l’origine d’une mobilisation des livreurs de Pékin. Ils ont organisé des manifestations publiques, dont les vidéos ont connu une large diffusion sur internet[7]. Devant l’ampleur de la mobilisation, la plateforme a été amenée à revoir les conditions d’octroi de la prime. Cette dernière a finalement été calculée sur la base du nombre réel de commandes livrées, ce qui constitue une victoire pour les livreurs.

Des appels à la grève lancés par des livreurs pour protester contre la baisse des tarifs de livraison par la plateforme ont également circulé dans les groupes WeChat, ce qui a conduit à des grèves. Par exemple, nous avons observé lors de l’enquête qu’en février 2019, des livreurs de Panyu se sont mobilisés sur WeChat et ont organisé une grève[8]. En septembre 2020, des livreurs de Xiamen ont également organisé une grève via WeChat contre la baisse des frais de livraison[9]. Comme le soulignent Liu et Friedman (2021), WeChat est devenu un outil permettant aux livreurs chinois d’exprimer leur mécontentement et d’organiser des actions collectives.

En somme, l’auto-organisation des livreurs chinois témoigne de leur entraide, de leur solidarité et de leur mobilisation en dehors de la plateforme. Cela dit, la nature de cette auto-organisation doit être précisée. Si certaines études sur la mobilisation des livreurs italiens font état d’une « culture de l’auto-organisation » (Leonardi et al., 2020 ; Cini et al., 2022), cette grille de lecture ne s’applique pas entièrement aux livreurs chinois. En Chine, ces actions lancées par l’auto-organisation sont de courte durée, impliquent un petit nombre de livreurs et, dans la plupart des cas, ne sont pas bien planifiées et organisées, ce qui leur confère un caractère épisodique et aléatoire. Elles ont donc un impact limité sur les plateformes : nous avons observé trois grèves à Xiamen, à Shenzhen et à Guangzhou organisées pour protester contre la baisse des rémunérations de livraison, qui a mené à une détérioration des conditions de travail, mais aucune de ces grèves n’a reçu de réponse de la part des plateformes[10]. Cette dimension précaire et le faible impact des mobilisations de livreurs constituent également une caractéristique observée en Europe. Pourtant, alors que pour les livreurs chinois et italiens, leurs pratiques d’auto-organisation résultent de l’absence de syndicats institutionnels ou de la paralysie des syndicats officiels, les livreurs italiens préfèrent une pratique consistant à former un syndicat indépendant ou un syndicat de base (grassroots union) rien n’indique que les livreurs chinois désirent en faire de même. . En effet, l’auto-organisation de ces derniers consiste en pratique à s’entraider au sein du groupe et à résoudre les problèmes liés au travail, plutôt qu’à négocier avec les employeurs pour améliorer les conditions de travail et les niveaux de rémunération.

4. L’évolution des syndicats officiels par rapport aux livreurs : syndiquer sans mobiliser

L’absence de la FNSC dans les mobilisations menées par les travailleurs des plateformes n’est pas restée sans conséquences par rapport à sa réelle identité. D’une part, elle est la seule organisation syndicale légale en Chine et, en tant que telle, elle est le canal institutionnalisé par lequel les travailleurs défendent leurs droits, du moins en théorie. Son absence dans les mobilisations remet donc en question sa capacité à représenter les travailleurs. D’autre part, son appartenance à l’appareil d’État requiert qu’elle assume le rôle de maintien de la stabilité sociale. De ce fait, alors que les actions menées par les travailleurs des plateformes se sont multipliées, l’inaction syndicale a conduit les autorités politiques chinoises à s’interroger sur l’efficacité de la FNSC et des syndicats qui la composent. Il en a résulté des pressions sur la fédération, qui ont eu pour effet de faire bouger quelque peu les lignes. L’enjeu était d’autant plus important que le nombre de travailleurs des plateformes augmentait de façon spectaculaire. Les syndicats chinois ont donc tenté de trouver des moyens de syndiquer les livreurs, sans pour autant s’impliquer dans les mobilisations.

4.1. De nouvelles modalités de syndicalisation issues d’autres secteurs

Même si elle est particulièrement centralisée et bureaucratique, la modalité de création des syndicats en Chine n’est pas pour autant totalement statique. Ainsi, les années 2000 ont été le cadre d’innovations dans la manière dont les syndicats de base étaient organisés. Liu (2011) a repéré et analysé deux formes de mise en place de syndicats de base qui différaient des syndicats d’entreprise. La première est l’association syndicale (union association pattern, gonghui lianhehui工会联合会), dirigée par les syndicats régionaux avec le soutien des autorités locales. Ce type d’association est principalement établi dans les zones à forte concentration de petites entreprises privées. Il a donc pour vocation d’affilier des travailleurs actifs dans différentes entreprises et divers lieux de travail. La deuxième forme repérée est le syndicat sectoriel (industry-based bargaining pattern, hangye gonghui lianhehui 行业工会联合会), qui couvre différentes entreprises du même secteur d’activité actives dans une région où cette industrie est bien développée. À ces deux innovations organisationnelles, il convient d’ajouter la création de syndicats sur la base d’un territoire (soit résidentiel ou industriel), d’un quartier ou d’une rue (Li, 2015). Ces innovations organisationnelles impliquent le soutien des autorités locales qui, tout en devant favoriser la présence syndicale, doivent la garder sous contrôle afin qu’elle réponde aux injonctions du régime.

Bien que ces approches novatrices n’aient pas été utilisées dans la syndicalisation des travailleurs des plateformes pendant longtemps, la FNSC a finalement fini par s’en inspirer ces dernières années. Elles ont été en effet réexploitées ou améliorées et puis utilisées, aux côtés d’autres modalités innovantes, pour syndiquer les livreurs chinois.

4.2. Les quatre modalités de syndicalisation des livreurs

En mars 2018, la FNSC a proposé un Plan de syndicalisation des chauffeurs routiers et d’autres groupes, qui a un objectif prioritaire de promouvoir la syndicalisation des « huit principaux groupes de nouveaux travailleurs »[11], y compris les livreurs. Depuis lors, des syndicats de livreurs ont commencé à voir le jour. À partir de 2021, la FNSC a commencé à publier régulièrement des rapports sur l’adhésion des nouveaux groupes de travailleurs (voir l’Encadré 1). En combinant les informations sur la syndicalisation des livreurs contenues dans ces rapports avec les données obtenues lors des enquêtes sur le terrain, on constate que la syndicalisation top-down des livreurs chinois, dirigée par la FNSC, a emprunté quatre chemins distincts.

Premièrement, les syndicats régionaux ont redéployé la modalité traditionnelle des syndicats d’entreprise, dont la définition est élargie en créant des « points » (dian 点) de syndicats de livreurs (FNSC, 2022, n° 18). Cet élargissement oblige les grandes plateformes et leurs sous-traitants à former un syndicat. La procédure suivie est la suivante : en général, les syndicats régionaux prennent rendez-vous pour une entrevue (yuetan 约谈) avec les dirigeants des grandes entreprises et leur demandent de créer un syndicat conformément à la loi (Liu, 2011). Toutefois, compte tenu du modèle productif mis en place (voir l’Encadré 2), cette démarche s’est heurtée à une difficulté de taille. En l’absence de liens contractuels entre les plateformes et les livreurs, il a fallu déterminer dans quelles entreprises les syndicats de livreurs devaient être créés, et ce, conformément à la loi chinoise sur les syndicats. Les syndicats régionaux (notamment des fédérations de syndicats provinciales ou municipales) ont finalement adopté une approche flexible et se sont tournés vers les entreprises avec lesquelles les livreurs avaient une relation contractuelle directe (FNSC, 2022, n° 18). Autrement dit, les filiales des plateformes, les entreprises partenaires, les entreprises sous-traitantes et d’autres entreprises associées au niveau local (voir la Figure 4 qui décrit le modèle productif de Meituan) sont dorénavant tenues, par les autorités, de créer des syndicats.

Figure 4

Entreprises liées à la plateforme de livraison (le cas de Meituan)

Entreprises liées à la plateforme de livraison (le cas de Meituan)
Source : l’auteur

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Par exemple, la Fédération des Syndicats de la ville de Lanzhou (兰州, FSLZ, dans la province du Gansu) a créé un syndicat par le biais du principal moyen de transport des livreurs : le scooter électrique. La société Tower, qui est l’une des entreprises associées à la plateforme de livraison, fournit un service de location de batteries de scooter à Lanzhou. Les livreurs, près de 3000, en sont les principaux utilisateurs. Lorsque leurs scooters sont sur le point de tomber en panne de batterie, ils cherchent un centre de batteries à proximité pour la remplacer et poursuivre leurs livraisons. Après plusieurs réunions entre la FSLZ et la société Tower, en septembre 2022, le Syndicat de la livraison via batteries de Lanzhou a été créé par la société Tower (Kang, 2022). Il s’agit là d’une manière innovante de créer un syndicat de base pour les livreurs par l’entremise d’une société tierce.

Deuxièmement, l’établissement d’un syndicat sur une base associant une activité industrielle et une zone géographique renvoie à la deuxième innovation mise en évidence par Liu (2011) : le syndicat sectoriel. Il s’agit d’une modalité de syndicalisation basée sur la coopération entre les syndicats régionaux et les autorités locales, avec pour objectif de syndiquer les travailleurs d’un même secteur. Les syndicats ainsi créés regroupent tous les livreurs actifs dans une même zone. Leur périmètre de représentation ne se limite plus à une entreprise spécifique, mais comprend toutes les entreprises d’un même secteur d’activités. Étant donné que ce type de syndicat est créé et dirigé par les syndicats de niveau supérieur, il reçoit un très large soutien économique de la part des gouvernements locaux (FNSC, 2022, n° 17).

La troisième modalité consiste à syndiquer les livreurs par l’intermédiaire des syndicats de base existants. Cette approche de la syndicalisation suit globalement la modalité de création des syndicats de base exerçant leurs activités sur de petites zones (Li, 2015), par exemple la rue ou le quartier, avec de nouveaux points d’entrée. Le travail des livreurs est en lien avec la mobilité dans l’espace urbain ; par conséquent, des employés des organisations syndicales chinoises (gonghui zhuangan 工会专干) se rendent dans les lieux où les livreurs se regroupent afin de les affilier. Il peut s’agir du lieu de résidence des livreurs, où les syndicats de quartier les incitent à les rejoindre et des lieux de rassemblement des livreurs dans l’attente des commandes. Ce sont des zones à forte concentration de restaurants. Les employés des syndicats se rendent dans ces lieux pour promouvoir le syndicat et inciter les livreurs à le rejoindre (FNSC, 2022, n° 18).

Quatrièmement, les syndicats de niveau provincial ont mis en place des espaces numériques nommés « maison de membres en ligne » (wangshang huiyuan zhi jia 网上会员之家), dans le but de faciliter les adhésions. Dans la province du Shandong, par exemple, chaque quartier (jiedao 街道) possède un code QR que les livreurs peuvent scanner pour rejoindre le syndicat : « C’est le syndicat du quartier qui nous a envoyé des tracts, et nous avons lu le contenu pour nous renseigner. […] Nous avons scanné un code et nous avons rejoint la maison en ligne »[12]. Lorsque les membres de la maison en ligne d’un quartier atteignent un certain nombre, le syndicat de niveau supérieur incite le quartier à créer un « syndicat de nouveaux travailleurs » in situ (FNSC, 2022, n° 12). La maison en ligne est alors transférée au syndicat hors ligne, ce qui élargit le réseau des syndicats de base.

En résumé, ces quatre modalités de syndicalisation témoignent de la volonté des autorités de syndiquer les livreurs. Ils ont été largement déployés dans les provinces et les villes. Ces innovations, adaptées aux caractéristiques du travail de plateforme, ont pu faire entrer davantage les livreurs dans les syndicats. Ils ont aussi entraîné la création d’un grand nombre de syndicats de base[13] à travers le pays sans pour autant remettre en question les structures et le fonctionnement de la FNSC.

4.3. D’un syndicalisme de services à un potentiel pouvoir de négociation

L’augmentation du nombre de livreurs dans les effectifs de la FNSC est le résultat d’une pression politique descendante. Mais qu’offrent les syndicats aux livreurs qui y adhèrent ? En fait, jusqu’il y a peu, les syndicats chinois se sont inscrits dans une logique de syndicalisme de service (servicing model), à l’opposé d’une logique militante portée, par exemple, par l’organizing model. C’est par la fourniture de services, plutôt que par la mobilisation, que la FNSC a fait croître de manière significative le taux de syndicalisation des livreurs. Dans certaines municipalités, comme Weihai (威海) dans la province de Shandong, on peut même constater que tous les livreurs s’affilient aux syndicats de base dans le cadre de la campagne de « syndicalisation des huit principaux groupes de nouveaux travailleurs »[14]. Ce syndicalisme de service est incarné par le département de protection et d’action sociales (welfare department) chargé de l’attribution de prestations sociales et de l’aide matérielle (Pringle et Clarke, 2011). À l’échelle de l’entreprise, ce département était une sorte de service social. Pour certains, ils étaient dotés de fonds spéciaux permettant de venir en aide aux travailleurs en difficulté financière. Ils permettaient aussi aux travailleurs d’accéder gratuitement à des examens médicaux et d’organiser des activités sportivités et récréatives (Liu, 2011). Dans le cas des livreurs, le département de protection et d’action sociales se présente avant tout sous la forme de prestataires de services. À titre d’exemple, dans la province du Fujian, depuis 2017, la Fédération des syndicats de la ville de Xiamen (FSXM) a mis en place des « stations du coeur » (aixin yizhan 爱心驿站) à divers endroits de la ville. Ce sont des lieux équipés de tables, de chaises, de fours à micro-ondes, de distributeurs d’eau et de médicaments d’urgence[15]. Au départ, il s’agissait de simples cabanes placées au bord des rues. Cependant, à la suite des directives du gouvernement municipal, 24 institutions ont financé l’aménagement de véritables zones (Lyu, 2019), c’est-à-dire d’espaces permettant notamment aux travailleurs des plateformes de se reposer entre leurs prestations. Ces stations sont aussi des points de rencontre entre les employés des syndicats et les livreurs. Les premiers s’y rendent souvent pour présenter leur organisation et les avantages d’y être affilié.

Les services offerts par les syndicats chinois aux livreurs sont relativement variés. Parmi ceux-ci, il y des allocations accordées pendant les fêtes, de l’eau minérale accessible gratuitement dans les magasins à la suite de l’installation de l’application du syndicat sur les téléphones portables, des activités de formation – en présentiel ou non – et de l’assistance juridique (FNSC, 2022, n° 12). Dans la province du Shandong, des syndicats proposent aux livreurs des formations à différents métiers (électricien, aide-soignant) dans le but de leur offrir davantage de possibilités de carrière[16]. Ces formations, organisées hors ligne, sont aussi accessibles sur les applications mobiles des syndicats. C’est aussi le cas de vidéos relatives au droit du travail. Comme l’a mentionné un livreur, il s’agit d’une source d’information précieuse : « C’est très utile pour moi parce que tout le monde sait qu’il n’y a pas de protection juridique en tant que livreur, mais après avoir regardé certaines des vidéos, j’ai réalisé que nous pouvions tenir la plateforme pour responsable en identifiant la relation de travail »[17]. En ce qui concerne l’aide juridique, à Xiamen, les syndicats ont mis en place des « salles de médiation des conflits du travail » (laodong zhengyi tiaojie shi 劳动争议调解室) où les livreurs peuvent obtenir des conseils juridiques gratuits[18]. Les livreurs peuvent aussi se faire aider lors de contentieux les opposant aux plateformes et aux entreprises tierces. Victime d’un accident de la circulation alors qu’il effectuait une livraison, un livreur de Xiamen nous a expliqué que, niant l’existence d’une relation de travail, la plateforme tout comme l’entreprise tierce refusait toute intervention. Finalement, le syndicat local de Xiamen a assisté le livreur et, grâce à sa médiation, il a finalement obtenu une compensation qualifiée d’« appropriée »[19].

Toutefois, si les syndicats chinois se sont confinés dans une logique de services et non de mobilisation et d’action collective, ils ont récemment vu leur pouvoir de négociation augmenter par rapport aux « nouveaux » travailleurs. Depuis 2022, les syndicats, à tous les niveaux, ont commencé à promouvoir la négociation collective pour aboutir à la signature de convention collective de travail concernant les travailleurs de plateforme (FNSC, 2022, n° 15, 16, 18). La Fédération des syndicats de la province du Shandong a ainsi encouragé 470 entreprises à signer des conventions collectives de travail couvrant 154 000 travailleurs des plateformes. Les négociations ont surtout porté sur le salaire minimum et les conditions de travail (FNSC, 2022, n°18). Cette négociation a été rendue possible par le fait que la création de syndicats de travailleurs des plateformes ne repose plus sur le consentement de l’employeur (Liu, 2011). Ces syndicats de livreurs, indépendants de l’employeur, bénéficient du soutien à la fois du gouvernement local, qui cherche surtout à assurer la paix sociale, et du syndicat de niveau supérieur, qui s’est vu imposer la mission de syndicalisation de nouveaux travailleurs. Par rapport au passé, les syndicats ont donc acquis un pouvoir de négociation substantiel et une meilleure capacité à défendre les livreurs face aux entreprises impliquées dans l’économie des plateformes.

Sous l’influence de ces actions menées par les syndicats, la perception qu’en ont les livreurs semble changer, comme en témoigne l’un d’eux : « Le syndicat peut jouer un certain rôle, par exemple en allant négocier avec cette plateforme pour améliorer nos revenus, […]. Nous avons un pouvoir limité en tant qu’individus, mais le syndicat peut nous représenter en tant que groupe et avoir plus de pouvoir pour nous aider à défendre nos droits et à améliorer nos conditions de travail »[20]. Puisque l’une des missions de la FNSC est d’empêcher l’émergence de toute action collective autonome des travailleurs (Périsse, 2015), la promotion de la négociation collective a également pour but d’anticiper d’éventuels conflits capital-travail.

5. Conclusion

Au cours de la dernière décennie, la plateformisation du travail a fait apparaître un nouveau groupe de travailleurs dépourvu de droits : les travailleurs des plateformes. Ces derniers ont constitué une source de défis pour la FNSC, à la fois un instrument inféodé aux structures de l’État et du parti et une organisation regroupant les travailleurs en vue, en théorie, de les défendre et d’améliorer leurs conditions de travail et de vie.

Aux alentours de 2010, des ONG défendant les travailleurs et des avocats militants se sont partiellement substitués aux syndicats officiels relativement indifférents à la situation des livreurs et peu enclins à les mobiliser. Néanmoins, le raidissement des autorités politiques a entraîné le retrait de ces intermédiaires (Froissart, 2011), laissant les livreurs défendre leurs droits par l’auto-organisation en l’absence à la fois de syndicats officiels et d’organisations de la société civile. L’augmentation des conflits du travail causés par l’économie des plateformes a cependant eu pour conséquence d’amener la FNSC, sous la pression des autorités politiques, à s’investir auprès des livreurs (Froissart et al., 2019). En Chine, les syndicats ont un rôle important à jouer dans le maintien de la paix sociale et donc dans la médiation des conflits du travail. Or, plutôt que d’appuyer les livreurs dans leurs mobilisations, les syndicats ont joué la carte de la syndicalisation et de l’offre de services.

Ainsi, la FNSC a cherché à entrer en contact avec les nouveaux groupes de travailleurs issus du développement de l’économie de plateforme – les livreurs de repas, mais aussi d’autres travailleurs tels que les chauffeurs VTC et les coursiers de colis express – afin de les syndiquer en innovant dans son mode d’organisation. La démarche de la FNSC, et de ses syndicats, a été top-down. Elle répond ainsi aux missions qui ont été dévolues par l’État-parti. Les innovations organisationnelles mises en évidence sont la création de syndicats dans les entreprises liées à l’économie de plateforme, d’associations syndicales basées sur l’industrie, la syndicalisation des livreurs par le biais des syndicats de base existants et des espaces numériques des syndicats. Ces modalités visaient à syndiquer les livreurs en leur offrant des avantages et en leur fournissant un canal relativement institutionnalisé de se faire entendre tout en évitant au maximum les actions collectives. En bref, elles visaient à syndiquer les livreurs sans les mobiliser.

Bien que la création de ces syndicats de livreurs en Chine suive toujours une logique géographique, l’éloignement du syndicat traditionnel contrôlé par l’employeur leur permet de disposer d’un pouvoir de négociation potentiel, mais réel, ce qui facilitera la reconquête de la légitimité de la FNSC en matière de représentation des travailleurs. En juillet 2023, sous la promotion de la Fédération des syndicats de Shanghai, la première convention collective chinoise pour les travailleurs d’une même plateforme de la livraison de repas (Eleme) a été signée, couvrant plus de 3 millions de livreurs sur Eleme à travers le pays[21]. C’est également la première fois en Chine qu’un syndicat négocie directement avec une plateforme de la livraison de repas au nom des livreurs. La convention collective, signée par les représentants des livreurs et les représentants d’Eleme, couvre les salaires des livreurs, la sécurité au travail, ainsi que la protection des droits et des intérêts des travailleuses. Par cette convention, les syndicats chinois ont au moins réussi à faire un pas important dans leur transformation, d’un simple rôle de prestataires de services vers celui d’acteurs de la négociation.