Les transformations digitales auxquelles sont confrontées les organisations de travail et que la crise sanitaire actuelle vient renforcer, se déploient de manière souvent brutale et non concertée, et sont accompagnées de messages qui oscillent entre deux pôles contradictoires soulignant tour à tour : Les activités relèvent de moins en moins de l’intervention directe des humains sur l’objet du travail et dépendent de plus en plus des interactions qu’ils ont avec des instruments techniques, c'est-à-dire des artéfacts technologiques qui médiatisent et transforment cette activité. Comme l’évoquait déjà Leontiev (1984, p 78), dans la veine des travaux de Vygotski « tout instrument, parce qu’il porte en lui une fonction de médiation, a une fonction psychologique qui transforme »… celui ou celle qui l’utilise ; dans ses façons de se représenter, de faire et d’organiser son activité. Pour Norman (1994, p. 21), les artefacts « ne transforment pas seulement les capacités d’un individu, ils changent en même temps la nature de la tâche que la personne accomplit » : ses repères, ses modalités… et donc ses conditions d’exercice. C’est pourquoi les artefacts techniques sont à la fois des moyens d’action sur le réel (« activité médiatisée »), et des moyens d’influence sur/pour l’individu lui-même (« activité médiatisante ») (Friedrich, 2012, p. 261). Au-delà de la psychologie et de l’ergonomie, d’autres disciplines, notamment en sociologie du travail, en sciences de gestion ou en économie des organisations ont décrit l’expérience paradoxale de la technologie. Ainsi, les travaux sur les technologies de surveillance ont souligné, dans les pas de Foucault (1975), leur caractère dual : moyen pour préserver l’efficacité collective et cadre contraignant pour l’action (Sewell et al., 2012). Les tensions entre l’autonomie et le contrôle (Mazmanian et al., 2013) ou au niveau des organisations entre l’exploration et l’exploitation (March, 1991) sont également au coeur des contextes de changement. Farjoun (2010) suggère d’ailleurs qu’elles seraient le reflet du caractère interdépendant ou mutuellement constitutif de la stabilité et du changement au sein des organisations. Sur ces questions, le lecteur pourra utilement se référer à l’ouvrage historique de Jarrige (2016) qui vient d’être réédité (2022). Les possibilités (réelles ou imaginées) que laissent entrevoir des systèmes dits « innovants » ouvrent –ou au contraire enferment- l’individu vers de nouveaux champs d’action et de connaissances. Ainsi, les technologies ambiantes, les objets communicants, les environnements immersifs, l’IA, les interactions hommes-robots… donnent accès à des expériences-utilisateurs inédites, qui requièrent des habiletés cognitives, comportementales et techniques d’un nouveau type pour leur manipulation (Mournier, 2001; Bobillier Chaumon, 2021). Elles appellent aussi à d’autres formes de collaboration et de mise en réseau des équipes et des savoirs (Zouinar, 2020). Ces artefacts impliquent enfin de nouvelles complémentarités entre des instances de l’organisation qui n’avaient pas forcément l’habitude d’échanger et de communiquer, de se connaître et se reconnaître ; par exemple, au travers des démarches de conception participative/centrée utilisateur, des méthodes agiles, du travail à distance ou encore des collectifs plurimétiers. L’ambition de ce numéro thématique est dès lors de croiser les perspectives disciplinaires pour éprouver la dualité des technologies digitales : en quoi jouent-elles comme des opportunités ou des contraintes pour le travail et l’activité professionnelle ? Plus précisément, nous proposons d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions ces dispositifs techniques vont être bénéfiques aux individus, en étant des sources de développement de l’activité et de renouvellement des métiers et des compétences. Il s’agit aussi d’explorer comment, a contrario, la mise en place de tels outils peut dégrader les activités, altérer les composantes du métier, fragiliser les collectifs de travail, les parcours et les connaissances professionnels, et impacter la santé des salariés. Quatre …
Appendices
Bibliographie
- Barbrook, R., & Cameron, A. (2000). The Californian Ideology. Revised SaC Version, Borsook.
- Bigi M., Greenan, N., Hamon-Cholet S., Lanfranchi J. (2018). The Human Sustainability of ICT and Management Changes: Evidence for the French Public and Private Sectors, Sustainability,10(10), 3570
- Bobillier Chaumon, M.E. (2021). Digital Transformations in the Challenge of Activity and Work: Understanding and Supporting Technological Changes. Oxford : STE-Wiley
- Farjoun, M. (2010). Beyond dualism: Stability and change as a duality. Academy of management review, 35(2), 202-225.
- Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
- Friedrich, J. (2012). L’idée des instruments médiatisants. Un dialogue fictif entre Bühler et Vygotski. Dans Y. Clot (dir.), Vygotski maintenant (pp 255-270). PARIS : La dispute.
- Hoc, J.-M. & Darses, F. (Eds.). (2004). Psychologie ergonomique : tendances actuelles. Paris : PUF, Collection Le Travail Humain. 260 p
- Jarrige, F. (2022). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La Découverte. 434 p
- Leontiev, A. (1984). Activité, conscience, personnalité. Moscou : Ed. du Progrès.
- Norman, D. (1994). Les artefacts cognitifs. Raisons Pratiques, 4, 15-34
- March, J. G. 1991. Exploration and exploitation in organizational learning. Organization Science, 2: 71-87
- Mazmanian, M., Orlikowski, W. J., & Yates, J. (2013). The autonomy paradox: The implications of mobile email devices for knowledge professionals. Organization science, 24(5), 1337-1357.
- Mournier, A. (2001). The three logics of skills in French literature. Australian Centre for Industrial Relations Research and Teaching.
- Müller-Thur, K., Angerer, P., Körner, U. & Dragano, N. (2018). Arbeit mit digitalen Technologien, psychosoziale Belastungen und potenzielle gesundheitliche Konsequenzen: Wo gibt es Zusammenhänge? ASU Arbeitsmedizin Sozialmedizin Umweltmedizin, 52, 388–391.
- Prunier-Poulmaire, S. (2000). Flexibilité assistée par ordinateur : les caissières d’hypermarché. Actes de la recherche en sciences sociales, 134, 29-36.
- Reboul, L., Delgoulet, C., Gaudart, C., Sutter, S. (2020). La digitalisation de la relation de service : conséquences sur la santé et sur les parcours des agents de service aux clients d’une compagnie aérienne. Pistes, 22(1). https://journals.openedition.org/pistes/6137
- Rumpala, Y. (2014). « Fab labs », « makerspaces » : entre innovation et émancipation ? Revue internationale de l'économie sociale, (334), 85–97. https://doi.org/10.7202/1027278ar
- Sewell, G., Barker, J. R., & Nyberg, D. (2012). Working under intensive surveillance: When does ‘measuring everything that moves’ become intolerable?. Human Relations, 65(2), 189-215
- Zouinar, M. (2020). Évolutions de l’Intelligence Artificielle : quels enjeux pour l’activité humaine et la relation Humain-Machine au travail ?, Activités, 17-1. http://journals.openedition.org/activites/4941 ; DOI : https://doi.org/10.4000/activites.4941
Appendices
References
- Bigi M., Greenan, N., Hamon-Cholet S., Lanfranchi J. (2018). The Human Sustainability of ICT and Management Changes: Evidence for the French Public and Private Sectors, Sustainability,10(10), 3570
- Bobillier Chaumon, M.E. (2021). Digital Transformations in the Challenge of Activity and Work: Understanding and Supporting Technological Changes. Oxford : STE-Wiley
- Farjoun, M. (2010). Beyond dualism: Stability and change as a duality. Academy of management review, 35(2), 202-225.
- Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
- Friedrich, J. (2012). L’idée des instruments médiatisants. Un dialogue fictif entre Bühler et Vygotski. Dans Y. Clot (dir.), Vygotski maintenant (pp 255-270). PARIS : La dispute.
- Hoc, J.-M. & Darses, F. (Eds.). (2004). Psychologie ergonomique : tendances actuelles. Paris : PUF, Collection Le Travail Humain. 260 p
- Jarrige, F. (2022). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La Découverte. 434 p
- Leontiev, A. (1984). Activité, conscience, personnalité. Moscou : Ed. du Progrès.
- Norman, D. (1994). Les artefacts cognitifs. Raisons Pratiques, 4, 15-34
- March, J. G. 1991. Exploration and exploitation in organizational learning. Organization Science, 2: 71-87
- Mazmanian, M., Orlikowski, W. J., & Yates, J. (2013). The autonomy paradox: The implications of mobile email devices for knowledge professionals. Organization science, 24(5), 1337-1357.
- Mournier, A. (2001). The three logics of skills in French literature. Australian Centre for Industrial Relations Research and Teaching.
- Müller-Thur, K., Angerer, P., Körner, U. & Dragano, N. (2018). Arbeit mit digitalen Technologien, psychosoziale Belastungen und potenzielle gesundheitliche Konsequenzen: Wo gibt es Zusammenhänge? ASU Arbeitsmedizin Sozialmedizin Umweltmedizin, 52, 388–391.
- Prunier-Poulmaire, S. (2000). Flexibilité assistée par ordinateur : les caissières d’hypermarché. Actes de la recherche en sciences sociales, 134, 29-36.
- Reboul, L., Delgoulet, C., Gaudart, C., Sutter, S. (2020). La digitalisation de la relation de service : conséquences sur la santé et sur les parcours des agents de service aux clients d’une compagnie aérienne. Pistes, 22(1). https://journals.openedition.org/pistes/6137
- Rumpala, Y. (2014). « Fab labs », « makerspaces » : entre innovation et émancipation ? Revue internationale de l'économie sociale, (334), 85–97. https://doi.org/10.7202/1027278ar
- Sewell, G., Barker, J. R., & Nyberg, D. (2012). Working under intensive surveillance: When does ‘measuring everything that moves’ become intolerable?. Human Relations, 65(2), 189-215
- Zouinar, M. (2020). Évolutions de l’Intelligence Artificielle : quels enjeux pour l’activité humaine et la relation Humain-Machine au travail ?, Activités, 17-1. http://journals.openedition.org/activites/4941 ; DOI : https://doi.org/10.4000/activites.4941