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Ces dernières années, s’est fait jour un intérêt grandissant pour les émotions au travail dans la littérature académique, que ce soit dans le sillage de la « révolution affective » initiée par les chercheurs principalement anglophones, ou par le biais d’incursions sur cette question par des chercheurs francophones dans des thèses, des articles, des ouvrages ou encore des dossiers thématiques de revues. Les champs disciplinaires concernés vont de la sociologie du travail au comportement organisationnel, en passant par le management et la psychologie du travail et des organisations. La littérature grise n’est pas en reste, car plusieurs instances se penchent sur la question des émotions au travail sous l’angle de la charge émotionnelle et des compétences. En témoigne, en France, le rapport du collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux (RPS) au travail (dont la rédaction a été assurée par Michel Gollac et Marceline Bodier) qui liste, en 2010, les exigences émotionnelles parmi les principaux facteurs de risques psychosociaux. En 2018, la Belgique intègre la charge émotionnelle comme un critère pouvant être pris en compte dans le calcul des coefficients de pénibilité (pour la pension des fonctionnaires exerçant un métier dit « pénible »). Depuis 2016, le Forum économique mondial inclut l’« intelligence émotionnelle » (Salovey & Mayer, 1990) comme compétence d’avenir pour « réussir au travail ». En 2017, l’ouvrage séminal d’Arlie Russell Hochschild, The Managed Heart (1983), qui traite du « travail émotionnel » (la gestion de ses propres émotions, ressenties ou affichées, conformément à certaines règles, lors d’une interaction avec un destinataire d’une activité de service — un client, un usager ou encore un patient), est traduit pour la première fois en français (sous le titre Le prix des sentiments). Avec la crise sanitaire de la COVID-19 et l’instauration des gestes barrières, le port du masque, la mise en place de procédures particulières dans les secteurs du soin ou des pompes funèbres pour limiter le risque infectieux, les dimensions relationnelles et émotionnelles du travail se sont trouvées bouleversées. Bref, plus que jamais, l’émotionalité organisationnelle est au coeur des préoccupations.
Dans ce contexte, l’ouvrage La régulation sociale du risque émotionnel au travail, qui s’appuie sur la thèse de doctorat de sociologie de l’auteur, Thomas Bonnet, permet de revisiter cette question des émotions au travail sous la double focale du « risque émotionnel » et de sa régulation par les collectifs de travail, en positionnant ainsi les émotions « comme un problème récurrent de l’activité, un élément structurant du métier, et non seulement comme perturbatrices de l’activité » (cf. préface d’Arnaud Mias, p. 11). De facto, Thomas Bonnet nourrit son propos en puisant dans trois champs qu’il met en dialogue : le champ du risque, celui de la régulation sociale (en se référant, notamment, au cadre analytique de Jean-Daniel Reynaud, 1988) et celui des affects. Il s’appuie également sur un travail empirique qualitatif, combinant entretiens et observation, reposant sur trois terrains d’investigation rattachés à des milieux professionnels présentant des divergences, certes, mais également des convergences : les pompes funèbres, la police et l’hôpital (service pédiatrique).
Avec cohérence et pédagogie, l’ouvrage se décline en sept chapitres articulés au sein de trois parties. La première partie se penche sur le « risque émotionnel », la seconde s’intéresse à la place et au rôle du collectif de travail, tandis que la troisième partie explore la routinisation de l’activité comme modalité de régulation du risque émotionnel.
Dans le premier chapitre, l’auteur emmène son lecteur dans une réflexion sur le mal-être au travail et l’intérêt, dans ce cadre, de développer la notion distincte de « risque émotionnel ». Il explique son choix de distinguer le « risque émotionnel » — qui apparaît « quand le paramètre émotionnel de la situation de travail perturbe ou empêche la mise en oeuvre du travail dans ses composantes relationnelles et techniques » (p. 199) — des exigences émotionnelles telles que décrites par le Collège d’expertise sur les RPS (Gollac et Bodier, 2010). Nous saluons, à cet égard, l’ambition de l’auteur d’« articuler la compréhension du risque émotionnel sur trois niveaux » (p. 44) : structurel (c’est-à-dire le risque émotionnel émanant des métiers en tant que tels), organisationnel (c’est-à-dire les conditions et l’organisation du travail pouvant moduler l’impact du risque émotionnel) et individuel (c’est-à-dire la dimension éminemment subjective, intime, de l’expérience du risque émotionnel).
Dans la suite de la première partie de l’ouvrage, T. Bonnet puise dans la sociologie du travail pour illustrer, analyser et typologiser le risque émotionnel à travers l’étude, pour chaque milieu professionnel (les trois terrains d’investigation sont efficacement présentés dans le second chapitre), de deux situations types (c’est-à-dire, illustrant le risque émotionnel) (troisième chapitre) : les obsèques de jeunes défunts et les réquisitions de police de cadavres dégradés (pompes funèbres), l’enquête-décès et les auditions difficiles (police), les maltraitances infantiles et les fins de vie (hôpital). Les conséquences objectives et subjectives du risque émotionnel sur le travail sont abordées, de même que le rôle prégnant du collectif de travail dans sa régulation.
La seconde partie de la monographie, centrée sur le collectif de travail, envisage celui-ci à la fois comme un « espace régulateur » du risque émotionnel — combinant des logiques de socialisation, de partage émotionnel et de mobilisation de régimes mémoriels (quatrième chapitre) — et une entité confrontée à un « environnement à risque émotionnel » — environnement constitué par la hiérarchie, les autres groupes professionnels et les usagers (cinquième chapitre).
Enfin, la troisième partie de l’ouvrage, composée de ses deux derniers chapitres, approfondit la double dynamique de la « routinisation du risque émotionnel » et de la « division émotionnelle du travail ». Ainsi, après une recontextualisation des routines au travail et de la routinisation de l’activité (sixième chapitre), sont envisagés les différents temps de la routinisation (septième chapitre), en l’espèce, la mise en débat du problème, la négociation et la mise à l’épreuve de la règle, voire la remise en cause de la règle par une situation de crise.
Clairement, et l’auteur soulève d’ailleurs lui-même ce point, il peut sembler délicat de généraliser l’analyse proposée dans l’ouvrage étant donné sa focalisation sur des terrains d’enquête particuliers et la méthodologie mobilisée. Cependant, la richesse du matériau empirique collecté (en attestent, par exemple, les éloquents extraits de verbatim reproduits) et la pertinence de retenir une approche méthodologique susceptible de saisir le « fait émotionnel » avec finesse, par le couplage de l’observation, des entretiens semi-directifs, des entretiens « à chaud » menés à la suite de situations « sensibles » — pour permettre un calibrage analytique face à la subjectivité et à la labilité des cadres perceptuels) et des entretiens collectifs, nous semblent grandement contrebalancer cette apparente limite de non-généralisation. En revanche, la description bien argumentée du dispositif d’observation aurait pu, nous semble-t-il, être enrichie par une discussion plus appuyée sur la posture du chercheur qui a été privilégiée lors de l’observation participante : s’est-il agi d’une observation participante active, d’une observation participante complète ou d’une appartenance participante périphérique (Chanlat, 2005) ? Mais cette remarque, loin de se vouloir une critique adressée à l’auteur, témoigne davantage de l’envie du lecteur d’en savoir plus alors qu’il se plonge dans ce « voyage au pays des émotions », avec un guide — Thomas Bonnet — très authentique et sincère dans ce qu’il relate.
Nous concluons notre propos en soulignant deux qualités principales de cet ouvrage au style plaisant : d’une part, l’effort de produire une argumentation équilibrée, contextualisée et nuancée et, d’autre part, la lucidité quant au risque d’instrumentalisation découlant de la démarche méthodologique mobilisée (en particulier, l’implication des sujets de l’étude pour orienter le chercheur dans le choix des situations à analyser lorsque plusieurs « typifiaient » le risque émotionnel). Rigoureuse, richement documentée et illustrée par des exemples parlants, cette monographie suscitera, nul doute, de nouvelles réflexions sur la question de l’émotionalité organisationnelle et saura plaire à son lectorat cible intéressé par les métiers étudiés ou par la question des émotions au travail ou par la sociologie du travail.