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La dyslexie est un sujet délaissé par les sciences de gestion. Pourtant en France, elle toucherait 5 % de chaque génération (Ramus, 2005) et 6 à 8 % des adultes dans les pays francophones (Law et Cavalli, 2020). Les neuropsychologues décrivent la dyslexie comme « un trouble neuro-développemental […] [qui] se manifeste principalement par des difficultés importantes à reconnaître les mots écrits, une fluence en lecture ralentie et des performances orthographiques faibles, des difficultés supplémentaires de compréhension de lecture pouvant être observées » (Martin et coll., 2010 ; Colé, Duncan et Cavalli, 2020). Ces mêmes auteurs notent également la manifestation d’un déficit général des compétences dans le traitement phonologique. De plus, les adultes dyslexiques sont incapables de catégoriser les sens vocaux et non vocaux qui diffèrent en matière de rapidité (Vandermosten et coll., 2010). Ces symptômes liés à la dyslexie persistent toute la vie (Colé, Duncan et Cavalli, 2020). L’INSERM offre une définition plus vulgarisée de la dyslexie en précisant que celle-ci se caractérise comme « une mauvaise association entre graphèmes (signes écrits) et phonèmes (sons), ainsi que par une incapacité à saisir rapidement un mot dans sa globalité ». La définition indique que « ces dysfonctionnements sont souvent liés à un mauvais développement phonologique en amont de l’apprentissage de la lecture (difficultés à discriminer les sons proches, faible conscience phonologique) ou à des problèmes dans le traitement orthographique (confusions et inversions de lettres, mauvais codage de la position des lettres) ». Ces dysfonctionnements sont à l’origine de difficultés pour les individus dyslexiques, notamment lorsque ces derniers sont dans une situation où ils doivent rédiger une production écrite. Il est important de noter que depuis 2005, la loi française donne à la dyslexie le statut de handicap. Pour les enfants dyslexiques comme pour les adultes, les différents symptômes décrits précédemment peuvent provoquer des réactions stigmatisantes dans leur entourage, celles-ci pouvant être vécues comme des expériences traumatisantes à l’origine d’un stigmate (Goffman, 1975). Arrivés en milieu organisationnel, ces individus peuvent voir leur stigmate ravivé par l’expérience de situations analogues. Le présent article a pour but d’expliciter le concept de stigmate associé au phénomène de la dyslexie en prenant en compte les résultats d’une étude de terrain menée durant quatre ans auprès d’un échantillon constitué de 21 personnes. Ainsi, notre article s’intéresse à la façon dont le stigmate affecte les travailleurs dyslexiques dans leurs tactiques de dissimulation et de révélation du handicap. Peu de travaux empiriques ont été réalisés (Richard et Barth, 2017) à propos de ces tactiques. Nous avons donc adopté une posture interprétativiste au regard des travaux de King et John (2014) et de Clair, Beatty, et Maclean (2005) pour réaliser notre revue de littérature sur le phénomène de gestion du stigmate. Nous présenterons notre méthodologie et les résultats de notre étude, lesquels seront mis en perspective avec les éléments de la revue de littérature afin d’en proposer des enrichissements.

L’impact du stigmate sur les travailleurs dyslexiques

Définitions du stigmate

Goffman (1975) et Roulet (2020) nous rappellent que, durant l’Antiquité, le stigmate désignait « les marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée ». Goffman (1975) définit lui-même le stigmate comme un attribut propre à la personne qui influe sur la construction de son identité sociale. En accord avec cette définition, Bourguignon et Herman (2018 : 107) notent que de nombreux groupes sociaux possèdent un stigmate parce qu’ils sont caractérisés par une différence qui dérange. Pour ces différents sociologues, le stigmate peut être soit visible, soit invisible. Dans le premier cas, il est repérable par des signes distinctifs visibles considérés, selon les stéréotypes des gens normaux, comme une faiblesse, voire un handicap causant un potentiel discrédit de la personne. Ainsi, le stigmate est un facteur de stigmatisation (Goffman, 1975). Il peut être également invisible et renvoyer à « des groupes dont la différence qui fait l’objet de l’opprobre n’est pas perceptible au premier abord, mais nécessite un dévoilement » (Bourguignon et Herman, 2018). Le stigmate invisible est plus préjudiciable que le stigmate visible (Chaudoir, Earnshaw et Andel, 2013).

Dans le cas de la dyslexie, et plus particulièrement des travaux en sciences de gestion, le stigmate est la résultante des rapports/relations entre la personne et le système. Le stigmate constitue cette blessure produite par le double rapport entre l’individuel et le collectif (Chanlat, 1990 : 376). Ainsi, le stigmate est une « trace laissée », une blessure causée par une expérience traumatisante (Aimar, 2019), mais également par l’interprétation que l’individu va se faire de cette expérience, ce qui altère son identité. Cette définition du stigmate, que nous adoptons pour le présent article, diffère de celle adoptée par les sociologues cités précédemment.

Le stigmate de la dyslexie prend tout d’abord forme dans le système scolaire où l’individu dyslexique fait face à des difficultés d’apprentissage de la lecture sans que le système scolaire puisse comprendre ce trouble ni même adapter sa pédagogie (Garcia, 2005). En effet, le stigmate trouve son origine au moment où le diagnostic est posé par le corps médical (Garcia, 2013), car la personne comprend qu’elle est différente. Garcia (2013) observe que ce stigmate est ravivé et entretenu par le fait que les élèves dyslexiques sensibilisent régulièrement leurs enseignants sur les caractéristiques de leur handicap. Les réactions variables des enseignants lors de la révélation du handicap compliquent le parcours scolaire des élèves dyslexiques (Garcia, 2013). À cela s’ajoutent les expériences négatives qui ponctuent leur scolarité et entretiennent une plaie toujours sensible. Le stigmate s’amplifie par le fait que des orientations soient proposées par dépit (Garcia, 2013).

Le stigmate de la dyslexie est endémique au sein du système scolaire. Cependant, ce dernier produit un stigmate qui affecte de manière différenciée les individus, car il dépend des contextes dans lesquels il a été créé (Johada et coll., 2010).

Conséquences du stigmate : Altération de l’identité personnelle

Le handicap constitue une identité dynamique intrapersonnelle qui découle d’une interprétation individuelle de la déficience psychologique au moment de la révélation du handicap. L’interprétation personnelle des expériences traumatisantes vécues par la suite a pour conséquence de créer le stigmate. Celui-ci modifie l’identité personnelle, comme l’évoque Goffman lorsqu’il affirme que « ce passé bizarre constitue une première sorte d’inconvenance, mais ayant ce passé […] celle-ci s’attaque aux règles de l’identité personnelle » (Goffman, 1975 : 82), et peut affecter les expériences professionnelles (Santuzzi et Waltz, 2016). L’intériorisation du stigmate modifie la perception de soi. Du rapport intrapersonnel face au stigmate découle la construction d’une identité propre (Alter, 2012) et l’émergence de tensions intrinsèques. La personne développe une instabilité cognitive et crée des pare-feu psychiques pour se fondre dans l’identité collective. Son identité personnelle peut être dissimulée sous une « chape de plomb » afin de camoufler ce passé « encombrant ». Cette situation conduit à ce questionnement : « l’individu stigmatisé suppose-t-il que sa différence est déjà connue ou visible sur place, ou bien pense-t-il qu’elle n’est pas immédiatement perceptible par les personnes présentes ? » (Goffman, 1975 : 14). Ainsi, certains individus intériorisent l’éventualité de l’invisibilité de leur handicap et peuvent s’abstenir d’évoquer ce passé dérangeant.

Dissimuler son handicap

Les premiers chercheurs qui ont mis à jour cette stratégie de dissimulation pour le cas de la non-maîtrise de l’orthographe dans les organisations sont Moulette et Roque (2014). En effet, ils affirment que cette non-maîtrise provoque un sentiment de honte, voire d’exclusion qui pousse à la dissimulation intentionnelle du handicap. La stratégie de dissimulation limite les répercussions négatives dans les relations interpersonnelles au travail avec ces mêmes personnes ainsi qu’avec les superviseurs et les clients (Jones, King, 2014).

Cette stratégie est influencée par plusieurs facteurs dans les organisations comme le remarquent Clair, Beatty et MacLean (2005). Les facteurs peuvent être exogènes, tels que la culture de l’organisation ou la culture nationale, le secteur d’activité, l’environnement juridique et les rapports interpersonnels (Chaudoir, Earnshaw et Andel, 2013 ; Ikizer et coll., 2018 ; Aimar, 2019 ; Zhang et coll., 2021 ; Roulet, 2020). Les facteurs peuvent également être endogènes, comme la personnalité, l’appartenance sociale et les choix personnels. Ces deux types de facteurs sont interreliés (Clair, Beatty et MacLean, 2005). Ils provoquent une distanciation entre l’individu en situation de handicap invisible et son identité initiale (Alter, 2012). Ainsi, la stratégie de dissimulation pousse l’individu à « s’accommoder de plusieurs moi et jusqu’à un certain point, à proclamer qu’il n’est plus ce qu’il était » (Goffman, 1975, p. 81). Celui-ci construit ainsi une identité plurielle tel un « caméléon » (Lahire, 2011) : « les caméléons, ceux qui changent d’opinion et de comportement en fonction de leur interlocuteur et de la situation, n’ont pas bonne presse : ils s’opposent à ceux qui ont un comportement franc et qui peuvent afficher leur fierté de ne pas être modifiés (influencés) par les situations les plus diverses qu’ils rencontrent. » (2011, p. 31).

La personne ayant un handicap invisible intériorise en tant que témoins les mauvaises expériences que ses semblables ont pu vivre dans le cas d’une divulgation, ce qui lui permet d’anticiper les conséquences négatives (Chaudoir, Earnshaw et Andel, 2013). Riche de ces informations, elle adopte une stratégie de dissimulation dans le but de se sécuriser face à un environnement hostile (Bourguignon et Herman, 2018 : 117 ; Zhang et coll., 2021), et plus particulièrement la tactique de « passing » (Clair, Beatty et MacLean, 2005) afin de « rentrer dans la peau d’un autre », à savoir une personne qui n’est pas handicapée. Cette démarche consiste à nier son identité et à se positionner à l’opposé en ayant un comportement fabriqué (Herek, 1996). Ce type de stratégie de dissimulation mobilise une prouesse intellectuelle qui demande une maîtrise des codes culturels et sociaux de la communauté dominante (King et Jones, 2014). Elle peut être considérée comme une performance culturelle pour laquelle les individus se déguisent en leur opposé (Leary, 2002 ; Clair, Beatty et MacLean, 2005). Dans le cas du handicap, cette tactique permet d’éviter l’impact d’une perception négative de la performance par les collaborateurs, car elle permet de préserver une impression de compétence (Santuzzi et Waltz, 2016).

Cependant, cette stratégie de dissimulation mobilise une ressource attentionnelle importante (Clair, Beatty et MacLean, 2005 ; Jones et King, 2014). Si la dissimulation permet à l’individu de se protéger des dénigrements et d’éviter d’être plus vulnérable, elle affecte de manière non négligeable la santé physique et psychologique au travail (Jones et King, 2014). Une des conséquences est une fragilité psychique caractérisée par des symptômes de déprime ou de dépression. Ces symptômes montrent qu’il est « difficile de [se] réidentifier, et [que l’individu] risque fort d’aller jusqu’à la réprobation de lui-même » (Goffman, 1975 : 45). La peur de la stigmatisation qui pousse à la dissimulation peut aller jusqu’à anéantir l’identité personnelle. Ainsi, ce phénomène confirme le fait que le stigmate, en raison de ses conséquences, inhibe l’identité individuelle (Santuzzi et Waltz, 2016).

La peur de la stigmatisation : calculs et stratégie de révélation

La dissimulation du handicap est l’expression de la peur des conséquences du comportement de l’autre (Madaus et coll., 2002 ; Santuzzi et coll., 2014). En effet, la révélation de son handicap peut provoquer chez l’individu le fait « d’être assailli par les gens normaux qui l’entourent et [d’être] soumis à un certain transfert de valeurs, à leur crédit ou à leur discrédit » (Goffman, 1975 : 41). Le travailleur dyslexique peut alors, comme lors de ses expériences scolaires, être de nouveau victime de stigmatisation. Dans ce cas, cela peut prendre la forme d’une perte de crédit auprès de ses collaborateurs. Cette peur du discrédit et les expériences de stigmatisation contribuent à expliquer le calcul de la révélation (Smart et Wegner, 2000 ; Jones et King, 2014) durant lequel l’individu pèse les coûts et les avantages de la révélation du handicap (Aimar, 2019 ; MCkinney et Swartz, 2019). D’un côté, celle-ci peut entraîner la perte d’un emploi ou du harcèlement (Ragins, 2008). D’un autre côté, elle peut contribuer à la mise en place d’aménagements (Collela, 2001 ; Madaus et coll., 2002 ; Von Schrader, Malzer et Bruyere, 2013) pour soulager le travailleur d’un stress important (Clair, Beatty et MacLean, 2005). Dans tous les cas, divulguer son handicap ne peut se faire que si les interactions entre les collaborateurs sont positives (MCkinney et Swartz, 2019). Le calcul de la révélation témoigne des freins qui peuvent exister chez les personnes atteintes d’un handicap. En effet, l’intériorisation de la perception négative de ce dernier et du stéréotype (Madaus, 2008) qui lui est attaché crée un sentiment de honte et de gêne qui contribue à créer une forte rétention d’informations (Santuzzi et Waltz, 2016).

Une fois ce calcul réalisé, l’individu peut donc choisir de révéler son handicap. La révélation rompt les frontières de la vie privée et de la vie publique. Trois tactiques sont identifiées par Clair, Beatty et MacLean (2005). Premièrement, le travailleur handicapé peut procéder par signalisation en divulguant indirectement son identité invisible par un langage ambigu, des sujets de conversions particuliers ou en utilisant différents symboles et une communication non verbale. Cette tactique permet de jauger la réaction d’un proche avant de divulguer la véritable identité (Jones et King, 2014). L’individu se trouve dans une situation transitoire (Jones et King, 2014). L’entourage va pouvoir interpréter cette codification du secret.

Le travailleur handicapé peut également user de la tactique dite de normalisation. Elle se traduit par une minimisation de l’identité invisible afin de s’intégrer plus facilement dans la culture organisationnelle. Elle peut amener l’individu à nier volontairement sa différence dans le but de répondre à la norme et de vivre une existence normale. Elle correspond à une manière subtile de se conformer au standard d’un groupe social. Les dyslexiques emploient cette tactique lorsqu’ils mentionnent à leurs collaborateurs la stigmatisation qu’ils ont vécue dans le système scolaire. La négation volontaire s’observe lorsqu’ils nient être encore dyslexiques et expliquent que la guérison est survenue grâce aux séances d’orthophonie.

La troisième tactique est la différenciation, où l’individu présente sa différence comme une force et adopte une attitude militante afin de faire changer les perceptions collectives qui peuvent produire des stigmatisations. Cette tactique renforce l’estime de soi chez l’individu (Roulet, 2013, 2020). Ce dernier est animé d’une volonté de sensibiliser les acteurs de l’entreprise pour faire changer la qualité de vie au travail (Clair, Beatty et MacLean, 2005) en faisant en sorte de réduire les stéréotypes existants autour de ce handicap et ainsi favoriser un climat de tolérance et de bienveillance au sein des équipes.

Par exemple, cet engagement peut prendre la forme d’une thèse qui traite des compétences singulières propres aux dyslexiques et qui permet d’invalider les arguments étant à l’origine de la perception négative dont les travailleurs dyslexiques sont victimes. Ce qui est ici notre cas. Le handicap peut également être défendu par des leaders d’opinion comme l’entrepreneur Richard Brandson qui évoque les effets bénéfiques de la dyslexie sur ses décisions stratégiques.

Nous faisons l’hypothèse que ces trois tactiques peuvent être mobilisées de concert selon les contextes organisationnels et selon les niveaux de relations. Elles peuvent aussi être employées progressivement dans le temps. L’objectif de la personne est de préparer sa révélation et d’accepter sa propre différence.

En cas de révélation à une partie des collaborateurs, la personne peut voir son état psychologique être affecté et ressentir une certaine détresse (Zhang et coll., 2021). En effet, la gestion de l’identité invisible et de l’identité visible provoque une tension intrinsèque chez l’individu qui peut se retrouver en conflit avec le rôle à tenir (Ragins, 2008). Ce choix provoque une situation d’entre-deux (Ragins, 2008 ; Clair, Beatty et MacLean, 2005 ; King et Jones, 2014).

La transposition des conclusions des auteurs précédemment cités à notre approche du stigmate et aux impacts de celui-ci sur les comportements des travailleurs dyslexiques doit être validée par une étude empirique à laquelle nous avons appliqué une méthode adaptée à ce contexte de recherche délicat. Nous détaillons dans la section suivante la méthodologie employée pour réaliser notre étude de terrain ainsi que celle employée pour en tirer une analyse cohérente.

Méthodologie

Constitution de l’échantillon et limites

La recherche a été menée principalement en région P.A.C.A., mobilisant les réseaux de deux associations, soit la Fédération française des Dys et l’Association des dyslexiques de France, dont le réseau départemental s’est avéré précieux. Les contacts avec les deux présidentes de ces organisations locales ont permis d’atteindre vingt et une personnes interviewées.

Nous n’avons pas fait le choix, pour des raisons de contingence, d’un échantillonnage représentatif de la population active. En effet, il s’est constitué au fur et à mesure des prises de contact avec les personnes témoins qui se sont manifestées de leur plein gré ou que nous avions préalablement repérées.

Le tabou sociétal autour de la dyslexie des travailleurs concernés est une contrainte forte pour la recherche. Nous avons rencontré d’importantes difficultés pour trouver des personnes souhaitant témoigner de leur expérience de travailleurs dyslexiques. Il a été quasiment impossible de déterminer à l’avance dans le cadre d’une démarche classique la taille de l’échantillon avant la phase de récupérations des données (Royer et Zarlowski, 2014). Cette situation révèle une des variables sensibles de la présente recherche comme l’énonce Hennequin (2012) : « travailler sur la base d’un échantillon représentatif lorsqu’il s’agit de sujet sensible est souvent impossible, car [il est] difficile de catégoriser la population ». L’échantillon est donc constitué de personnes occupant des postes de niveaux hiérarchiques différents et appartenant à des organisations diverses (privée, publique, associative) de tailles différentes en nombre de salariés.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons en premier lieu procédé aux entretiens des travailleurs dyslexiques. L’échantillon des profils est composé de sept fonctionnaires et de quatorze salariés du secteur privé. Leurs catégories socioprofessionnelles sont hétérogènes puisque nous avons interviewé dix cadres, quatre professionnels intermédiaires, trois employés, trois chefs d’entreprise et un ouvrier.

Afin de garantir la véracité du handicap, il a été établi préalablement que les personnes interviewées devaient être diagnostiquées. Ce diagnostic doit être réalisé par l’un des professionnels de la santé suivants : un médecin généraliste dont le diagnostic est validé par une orthophoniste, un psychologue ou un neurologue. Les facteurs communs de cet échantillonnage sont ceux d’appartenir au monde actif et d’avoir comme handicap majoritaire la dyslexie au regard des comorbidités qui lui sont associées. Le chercheur a fait ce choix, car les études sur la dyslexie étant rares en sciences de gestion, il était préférable de se concentrer sur un seul aspect de ce handicap.

Tableau 1

Échantillonnage

Échantillonnage

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Guide d’entretien et thèmes abordés

Nous avons choisi d’élaborer un guide d’entretien selon une méthode inductive à l’aide d’entretiens exploratoires pour faciliter l’émergence de « liens de causalité […] [intrinsèque au] terrain » (Grennier et Josserand, 2014 : 141). De plus, l’élaboration du guide d’entretien s’est faite sous l’influence de lectures, notamment celle de Berteaux (1997) qui traite de la méthode du récit de vie et qui permet le recueil de « témoignages orientés par l’intention de connaissance » du chercheur (Berteaux, 1997). Cette méthode a été un moyen d’accès au réel (Sanséau, 2005), c’est-à-dire qu’elle a facilité la transmission fidèle des expériences vécues.

Un travail réflexif (Hennequin, 2012 ; Rossi, 2012 ; Delas, 2015) de notre part a été nécessaire afin de prendre conscience des points communs existants entre notre parcours personnel et ceux des personnes à interviewer. Pour cela, nous avons préalablement rencontré plusieurs dyslexiques et représentants du monde associatif de la dyslexie lors d’entretiens exploratoires informels (Guillemette et Lapointe, 2012) avant d’élaborer le guide d’entretien. Nous avons été confortés dans notre choix de la méthode de récit de vie, car lorsque nous abordions la question de la dyslexie, les individus avaient tendance à relater des expériences de vie en remontant à l’origine de leur traumatisme pour l’évoquer. En parallèle, nous avons constaté que certains thèmes communs émergeaient lors de ces rencontres.

Le guide a été segmenté en plusieurs thèmes, comme le préconise Wacheux (1996). Romelaer (2005) précise que les thèmes doivent être construits par l’intuition. Ainsi, ce guide a été bâti en fonction des expériences personnelles du chercheur, lui-même concerné par ce handicap. Cette recherche s’est élaborée selon une approche auto-ethnographique. Celle-ci a contribué, par ailleurs, à nous faire prendre conscience de l’existence de points communs entre notre parcours et celui des personnes rencontrées. Ces expériences similaires, qualifiées d’épiphanies (Ellis, Adams et Bochner, 2011), ont permis de faire émerger des sous-thèmes. Ces entretiens exploratoires ont confirmé nos intuitions quant à l’existence de situations vécues propres aux dyslexiques. Précisons que seul le premier thème de notre guide intéresse le propos de cet article et concerne l’origine du stigmate ainsi que ses impacts.

Tableau 2

Sous-thèmes du guide d’entretien

Sous-thèmes du guide d’entretien

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Un terrain sensible nécessitant une déontologie adaptée : coopération mutuelle et discrétion indispensable

Les expériences similaires vécues par le chercheur et les personnes interrogées ont facilité le rapport de confiance, ce qui a conduit à la mise en place d’un protocole de coopération mutuelle lors des interviews.

Tout d’abord, le chercheur a rappelé les raisons de l’entretien et a décrit son expérience personnelle en tant que dyslexique pour faire tomber le tabou existant autour de ce trouble. Cela a permis au témoin de se sentir en confiance, de ne pas se sentir jugé et de faciliter sa participation aux questions personnelles. Il n’était pas évident pour ces témoins de se livrer sur des thèmes rappelant de mauvaises expériences.

Ensuite, nous avons employé le tutoiement, un mode de communication qui, d’après nos observations, est employé par la communauté des dyslexiques afin de créer une proximité, laquelle était nécessaire à la révélation d’informations décisives pour la recherche. Au cours des discussions, les interviewés nous ont avoué que leur participation à ce témoignage était motivée par le fait qu’ils avaient retrouvé des similitudes avec le parcours de vie que nous avions décrit.

Les vingt et un entretiens se sont tous déroulés dans la plus grande intimité, c’est-à-dire en dehors du lieu de travail, à l’exception de six d’entre eux. En effet, les quatre premiers ont été réalisés dans le bureau des interviewés, mais à porte fermée, alors que les deux autres se sont déroulés devant des collaborateurs. Précisons que le lieu de rencontre n’était pas imposé. En effet, nous proposions au départ, lors de la prise de rendez-vous, de rencontrer les personnes au sein de leur organisation afin de jauger le malaise potentiel que cela occasionne chez l’individu, mais sans insister. La décision appartenait aux interviewés qui choisissaient le lieu de rendez-vous.

Pour le reste des entretiens, ceux-ci ont été effectués soit à domicile, mais dans une pièce séparée du reste de la famille, soit dans une brasserie. Cette discrétion s’explique par le fait que les interviewés ne souhaitaient pas révéler à leur entourage professionnel l’existence de leur dyslexie. Cependant, ces entretiens ont été l’occasion, pour les participants ayant souhaité le faire dans les locaux de l’entreprise, de révéler leur situation à leurs collaborateurs. Notons que ceux-ci ne craignaient pas d’être jugés, car ils avaient un rapport faible à l’écrit dans leur situation professionnelle.

Un espace de parole a été créé grâce à ces rencontres de terrain (Plouffe et Guillemette, 2012) et a permis d’offrir un contexte de confidence apprécié par les travailleurs dyslexiques. Le rapport de confiance entre deux personnes favorise l’obtention d’une interview de qualité (Dameron et Joffre, 2007) permettant de consolider la théorie du chercheur. L’écoute et la mise en confiance sont des dispositions fondamentales pour comprendre un terrain de recherche sensible (Hennequin, 2012) comme celui du handicap invisible.

Ces entretiens ont duré entre une heure et demie et deux heures.

Au fil des entretiens, il nous est apparu que ces personnes souffraient profondément des stigmates engendrés par la dyslexie et d’une perte d’estime de soi (Roulet, 2020 ; Crocker et Major, 1989) à tel point qu’ils minimisaient leurs propres compétences mobilisées dans leur activité professionnelle. Selon les situations, nous nous sommes trouvés contraints de poser des questions de façon plus évidente afin de faire émerger ces compétences méconnues de la personne. Cette initiative s’explique par le fait que les dyslexiques ont des propensions à se perdre dans une discussion et à oublier certaines informations qu’ils souhaitaient évoquer au début de leur analyse. Ce contexte propre au handicap confirme les difficultés de captation d’informations lors des interviews. Le chercheur doit ainsi s’adapter lors des entretiens, par sa connaissance du handicap, en mobilisant plusieurs méthodes, comme un entretien semi-directif centré ou des questions plus directives appliquées au récit de vie de Daniel Bertaux (1997).

Méthode d’analyse

La question empirique a été motivée par un vécu personnel et une introspection sur le parcours du chercheur en tant que travailleur dyslexique dans les organisations. La démarche auto-ethnographique fait également partie du design de recherche. Qualitative, elle permet de construire des théories (Royer et Zarlowski, 2014), tout en ne pouvant pas « se passer d’une épistémologie » (Devereux, 1967 : 403). Nous avons adopté la méthodologie d’analyse de la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 2017) en cohérence avec l’architecture de la recherche. Cette méthode de recherche met la lumière sur le rôle du chercheur : « Le véritable scientifique n’est pas un idiot savant, mais un créateur » (Devereux, 1967 : 60).

Glaser et Strauss (2017 : 357) affirment que la validité de la théorie proposée repose sur le fait que « pendant plusieurs mois, il [le chercheur] a vécu avec des analyses partielles […] les a testées à chaque étape de l’enquête jusqu’au moment où il a construit sa théorie. […] s’il a partagé la vie de la population étudiée, il aura vécu avec ses analyses et les aura testées non seulement par ses observations et ses interviews, mais aussi à travers son expérience quotidienne ».

La richesse du vécu permet au chercheur de développer des intuitions (Wacheux, 1996 ; Glaser et Strauss, 2017) qui affinent les analyses. Le processus d’analyse a été en partie opérationnalisé par l’utilisation du logiciel Nvivo. L’utilisation de ce logiciel accentue la rigueur et la traçabilité (Bandeira-De-Mello et Garreau, 2011) des extraits thématiques d’entretiens évoqués plus bas. L’utilisation de requêtes textuelles par le logiciel Nvivo s’est donc avérée ici un procédé approprié pour la recherche.

Dumez (2016) préconise, quant à lui, l’utilisation d’une méthodologie selon laquelle le codage doit être multithématique, ce que nous avons pu mettre en place avec le logiciel Nvivo. Ce codage a été construit selon une analyse séquentielle du parcours de vie du travailleur dyslexique, laissant émerger des thématiques repérées lors de la création du guide d’entretien. Le séquencement de l’analyse a été réalisé en prenant en compte des unités de sens (Dumez, 2016) observées à partir des ressemblances et des différences présentes dans les entretiens. Ainsi, ce codage prend en compte des évènements majeurs vécus indépendamment par les interviewés et par le chercheur, que nous appelons épiphanies.

Tableau 3

Tableau d’analyse des données

Tableau d’analyse des données

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Validation interne

Afin d’assurer la validité de notre recherche, nous avons pris la précaution d’éviter le biais de circularité de trois manières. D’une part, nous avons vérifié l’opérationnalité du guide d’entretien à l’aide d’un travail réflexif prenant en considération les données des interviews exploratoires informels et permettant de faire émerger des thématiques communes aux différents récits de vie des travailleurs dyslexiques rencontrés (épiphanies) et du chercheur (Elliss et Bochner, 2000). En ce qui concerne le risque de circularité des analyses vis-à-vis de la revue de littérature, nous avons mobilisé en partie d’autres auteurs lors de la transposition des analyses en apports théoriques. Et au sujet du risque de circularité des résultats tirés des entretiens avec les travailleurs dyslexiques et la revue de littérature, nous avons triangulé nos données avec celles offertes par de nouveaux entretiens réalisés avec des gestionnaires. Ceux-ci n’apparaissent pas dans cet article, car ils ne sont pas pertinents pour notre propos.

La section suivante propose une sélection de résultats ayant été obtenus grâce à l’utilisation de la méthodologie détaillée ci-dessus et permettant de valider ou de nuancer les interprétations de la revue de littérature développée précédemment.

Résultats

Afin d’obtenir les résultats suivants, comme nous l’avons déjà mentionné, nous avons mené les entretiens dans des espaces éloignés du lieu de travail, car ils étaient plus discrets. En effet, les interviewés ont accepté de livrer leurs témoignages à condition de le faire de manière anonyme, comme le veut la déontologie de la recherche, mais également parce que le tabou du handicap de la dyslexie est encore très fort. Ces résultats nous démontrent qu’après les multiples obstacles du parcours scolaire, le monde professionnel résonne comme une situation déjà vécue pour les individus dyslexiques. La reviviscence des blessures du passé va les pousser à mettre au point des tactiques pour dissimuler leur handicap.

Éviter d’être victime de stigmatisation est un leitmotiv que les dyslexiques gardent à l’esprit dans chacun des contextes organisationnels dans lesquels ils se retrouvent. En effet, cette stigmatisation est fréquente et peut prendre différentes formes, et c’est pourquoi les travailleurs dyslexiques ont peur d’en être victimes. Dans l’extrait suivant, l’interviewée craint d’être disqualifiée.

« Avant, je le cachais, c’est-à-dire, je disais : attendez, quand je suis fatiguée, j’ai des problèmes d’orthographe, c’est-à-dire, je ne m’en cachais pas comme ça, mais jamais, je n’aurais dit que j’étais dyslexique, parce que je savais que c’était stigmatisant, je risquais la disqualification. En fait, j’ai toujours eu conscience que c’était un motif de discrimination, que ça pouvait me valoir de l’exclusion d’être dyslexique, forcément. Donc, je gérais un peu, “je suis fatiguée, là, je sais plus comment on écrit ça”. »

CO-CH1

Dans cet extrait, l’individu dyslexique anticipe une potentielle stigmatisation similaire à celle déjà vécue dans le parcours scolaire et qui s’est soldé par un redoublement, un déclassement. Il détourne l’attention des collaborateurs en prétextant une cause fictive à son problème d’orthographe.

La peur de la stigmatisation est palpable dans l’extrait suivant. Nous étions en pleine interview lorsque la personne témoin s’est vivement inquiétée de l’aspect anonyme de cet entretien :

Interviewé : « Juste, excuse-moi. Rassure-moi, c’est anonyme, tout ça, hein ? »

Interviewer : « Oui, c’est anonyme. »

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Le stigmate subi dans l’enfance ravive des souffrances qui ne permettent pas aux individus de surmonter leurs angoisses. S’identifier, encore une fois, en tant que dyslexiques, mais cette fois dans le contexte organisationnel, émousse de nouveau la confiance qu’ils ont en eux. Ainsi, ils développent des sentiments de pudeur et de honte.

« Au début, j’étais terrorisée quand j’écrivais. »

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« En revanche, ce qui a perduré, qui perdure encore, c’est… on va dire, c’est la honte d’écrire. »

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L’estime de soi est, tout comme dans l’enfance, de nouveau mise à mal à tel point que certains individus sont dans l’incapacité de percevoir leurs atouts.

« Alors, je vois plus mes défauts que mes facilités [rire]. Les défauts, je les connais puisque je te les ai dits, mais mes facilités, je ne les vois pas. »

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Il devient alors vital d’élaborer des tactiques pour dissimuler les symptômes, car la peur de la stigmatisation est insoutenable. Il faut à tout prix ne pas exposer son handicap, car une fois révélé, l’individu subit la stigmatisation. Il est alors trop tard pour mettre en place les tactiques.

Une des premières tactiques mises en place est celle de la dissimulation des symptômes par l’utilisation d’outils, comme les logiciels correcteurs. Ainsi, le travailleur dyslexique espère pouvoir éviter les fautes d’orthographe. L’extrait suivant nous révèle que l’interviewé a eu recours à un logiciel.

« Et quand j’écris un mail professionnel, il faut que je fasse toujours attention, donc toujours Antidote. Ça, c’est devenu le réflexe. »

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Cependant, l’installation de ces outils sur les ordinateurs se fait de manière clandestine.

« Je lui dis, “Est-ce que tu peux installer Antidote sur mon ordi ?” Normalement, il faut une autorisation, mais il me l’a fait d’une manière cachée. »

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Les extraits ci-dessous nous révèlent les limites de ce type d’outils. En effet, toutes les fautes d’orthographe ne sont pas détectées par ces logiciels qui ne permettent pas non plus de corriger efficacement les fautes de syntaxe. Le deuxième interviewé précise qu’il justifie les erreurs du logiciel par des problèmes d’inattention, c’est à dire des problèmes sans relation avec le handicap et que n’importe qui peut rencontrer. C’est aussi une tactique pour se fondre dans la masse.

« Avec Antidote, je fais quelques fautes, mais on croit que c’est des fautes d’inattention on va dire. Heureusement, on est dans une société où les gens globalement font beaucoup de fautes sans être dyslexiques, donc ça m’aide aussi. »

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Paradoxalement, l’emploi de ces outils offre aux travailleurs dyslexiques une image auprès des collaborateurs en opposition totale avec ce qu’ils sont réellement. Cette image devient pour eux un moyen de transfigurer leur handicap et ils l’adoptent volontiers. Pour preuve, l’interviewé cité ci-dessous est perçu comme un champion de l’orthographe alors qu’en réalité il utilise secrètement un logiciel correcteur.

« Mon chef qui, avant que je parte, me demandait si je pouvais relire son mail. Et je lui ai dit : je n’ai pas le temps, ce soir. Donc j’ai cette image dans mon entreprise. Mon patron m’avait dit au moment où il m’a engagé [après mon stage] : on a besoin de gens comme toi qui font attention à l’orthographe. »

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Les travailleurs dyslexiques développent d’autres tactiques pour dissimuler leur handicap. Par exemple, certains individus trouvent des parades en minimisant la difficulté, en dédramatisant les fautes ou en sollicitant l’aide d’une personne. Cela peut se faire par le biais de l’humour.

« Il y a des différences qui sont plus faciles à accepter parce que ce n’est pas visible. [Avoir] un handicap physique, c’est quand même plus dur que d’être dyslexique parce qu’on [ne] peut [pas] le cacher. [Quand on est dyslexique, on peut] trouver des parades, éviter d’écrire, faire écrire les autres. Voilà, ou tourner à la dérision quand on sait plus écrire un mot. Moi je ne panique pas, hein. Je dis, “là j’ai un trou, je ne sais même plus comment ça s’écrit”. Tu vois, mais je crois qu’il faut en jouer. Ce n’est pas une maladie grave. »

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« Je suis fatiguée, là, je sais plus comment on écrit ça. »

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Nous pouvons observer aussi la tactique qui consiste à contourner le problème en évitant de se confronter à la difficulté.

« J’ai contourné l’écrit, beaucoup. »

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Certains individus vont même jusqu’à refuser des promotions ou des aménagements pour ne pas être obligés de révéler leur handicap. Par exemple, le poste offert à l’interviewé de l’extrait suivant supposait la réalisation de tâches rédactionnelles plus importantes. Celui-ci a donc choisi de le refuser pour ne pas se mettre en difficulté.

« Jusqu’au moment où, bien sûr, j’ai pris un peu du galon dans la société, et du coup, j’ai dû réécrire pour faire des devis, des trucs comme ça, et là, on m’a refait un petit peu les remarques. » (PL-OU)

De même, l’interviewé suivant préfère se passer de l’utilisation d’un logiciel correcteur, car l’installation de celui-ci impliquait l’achat de la licence et donc la révélation des raisons de cet achat. L’extrait nous révèle l’importance de la personnalité du supérieur hiérarchique dans la volonté de dissimuler le handicap.

« Je n’ai pas dit à l’institution… pour qu’on me mette en place Antidote de manière officielle, je me méfie, car depuis que le président est parti suite aux élections, et que le nouveau président de la région est là, c’est plus violent institutionnellement pour les salariés. Et donc il faut que je voie. J’espère pouvoir dans l’année changer de service, et si je suis dans un service bienveillant où j’ai fait mes preuves, à ce moment-là, je le dirai. »

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Pour dissimuler leur handicap, certains interviewés adoptent une attitude paradoxale en choisissant de reproduire les comportements des personnes qui les stigmatisent. Dans l’extrait suivant, l’individu procède au tri des CV en fonction du nombre de fautes d’orthographe qu’il détecte :

« Tu vois, c’est une première sélection quoi. Tu reçois une lettre de motivation, où il y a des fautes, elle est en dessous de la pile, quoi. »

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Parmi les travailleurs dyslexiques, certains dépassent leur angoisse de la stigmatisation et font le choix de révéler leur handicap. En premier lieu, la divulgation peut être faite de manière discrète, distillée au cours de conversations.

« Oui, oui, je lui ai dit. Enfin, au cours d’une conversation. »

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L’individu dyslexique peut choisir de révéler son handicap de manière sélective et stratégique. En effet, le cercle de confiance est circonscrit aux collaborateurs les plus proches, de préférence ceux qui ne sont pas les supérieurs hiérarchiques.

« Jusqu’à maintenant, je n’en ai jamais parlé. J’en ai parlé depuis un ou deux ans, mais bon ben, à des collègues de travail pas mes chefs. »

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La dyslexie est un trouble dont les symptômes ne peuvent être soignés définitivement et persistent tout au long de la vie. Un des troubles principaux de ce handicap se matérialise par des difficultés d’acquisition et d’autonomisation des mécanismes nécessaires à la maîtrise de l’écrit. Les conséquences de cette déficience sont visibles dans les résultats. Les résultats ont porté à notre connaissance un certain nombre de réactions des individus. Dans un premier temps, les travailleurs dyslexiques restent discrets au sujet de leur handicap par pudeur et par honte, ce qui émousse notamment leur confiance en eux. Leur plus grande crainte est de voir leur handicap détecté par leurs collaborateurs au risque que ceux-ci développent des attitudes stigmatisantes et diffamatoires à propos de leur non-maîtrise de l’orthographe. Les résultats témoignent des conséquences engendrées par ces situations, à savoir un isolement de l’individu et une importante souffrance au travail. Pour contrer ces problèmes, les travailleurs dyslexiques, riches de leurs expériences passées, optent pour une gestion de leur handicap qui passe notamment par la mise en place de tactiques de dissimulation, voire de transfiguration. Ils procèdent de différentes manières, et ce, en proposant une cause fictive pour les problèmes d’orthographes, en dissimulant les conséquences des troubles de la dyslexie par l’emploi d’outils compensateurs comme les logiciels de correction installés clandestinement, lesquels transfigurent leurs limites, en mettant en place des parades comme la minimisation des difficultés, la dédramatisation des fautes, la demande d’aide auprès de collaborateurs, en contournant le risque de la détection du handicap par le refus de promotion ou d’outils compensateurs afin de transfigurer leur handicap, ou encore en adoptant des comportements similaires à ceux développés par les stigmatiseurs. Enfin, les résultats nous apprennent que certains travailleurs dyslexiques choisissent de révéler leur handicap de manière discrète, sélective et stratégique, ce qui suppose une analyse précise et systématique des éléments de leur contexte organisationnel qui constituent un environnement complexe.

Ainsi, l’analyse de nos résultats vise à comprendre comment la blessure causée par des expériences de stigmatisation vécues par des personnes dyslexiques a poussé ces dernières à faire le choix de ne pas évoquer leur dyslexie dans le monde du travail. Nos résultats nous permettent de mettre à jour, dans la section suivante, les différentes tactiques de dissimulation de leur handicap ainsi que la manière dont celui-ci peut être révélé aux collaborateurs afin d’enrichir la revue de littérature et de donner corps aux interprétations que nous avons faites à partir des études des auteurs ayant travaillé sur le thème de la gestion du stigmate.

Discussion et conclusion

Les interviewés sont quasi unanimes sur le fait que les troubles engendrés par leur dyslexie, à savoir la production de fautes d’orthographe et de syntaxe, affectent leur confiance en eux, car le souvenir de leur stigmatisation passée est encore très présent. Ayant intégré, comme nous l’avons vu précédemment, la norme culturelle qui condamne ce type de déviance, ils ressentent de la honte à leur propre égard et « la faible estime de soi [devient] comme inhérente à la condition d’être dyslexique » (Leonova, Grilo, 2009). Ces observations sont en corrélation avec deux auteurs de notre revue de littérature, Moulette et Roques (2014), qui affirment que la non-maîtrise de l’écrit provoque une honte qui explique les motivations des individus concernés à dissimuler les causes de ce manquement. Les individus dyslexiques savent d’expérience que, s’ils sont transparents avec leur entourage à propos des causes de leurs troubles, ils seront alors uniquement perçus à travers le filtre de leur handicap.

Agir en clandestinité devient un moyen de survie indispensable pour éviter d’être démasqué. Ainsi, ce leitmotiv implique le respect d’une ligne de conduite stricte conduisant les individus dyslexiques à se mouvoir à visage caché. Nous constatons, d’après l’analyse des données, que les travailleurs dyslexiques mettent en place des techniques de protection qui consistent à utiliser des tactiques de dissimulation de leur handicap. Nos observations rejoignent l’analyse proposée par Goffman (1973 : 22) qui affirme que « les techniques défensives et les techniques de protection constituent l’ensemble des techniques employées pour sauvegarder l’impression produite par un acteur pendant qu’il est en présence de ses interlocuteurs ». De même, nos résultats confirment le fait que « face à la stigmatisation dont ils sont la cible, les individus sont loin d’être passifs et mettent en place des stratégies de défense pour s’adapter à leur situation et protéger leur estime de soi » (Bourguignon et Herman, 2018 : 117). Au travers des témoignages des personnes interviewées, nous comprenons que l’objectif de ces tactiques est de préserver le secret de leur identité réelle et d’éviter la détérioration de l’image que leurs collaborateurs se font d’eux. Cette observation contextualise les propos de Goffman (1975 : 152), selon lesquels « le faux-semblant et la couverture sont au nombre de ces procédés, applications particulières de l’art de manipuler les impressions, cet art, fondamental pour la vie sociale, grâce auquel l’individu exerce un contrôle stratégique sur l’image de lui-même et de ses productions que les autres glanent à son entour » en les encrant dans l’environnement organisationnel. Bien que cela soit le cas pour d’autres handicaps, nous avons observé qu’il n’existe pas de sentiment d’appartenance à une communauté identitaire de la part des personnes atteintes de dyslexie. Ainsi, les conclusions des travaux de Bourguignon, Bernet et Negraoui (2018) qui précisent que ce sentiment peut jouer un rôle protecteur et faciliter le dévoilement du handicap ne peuvent pas s’appliquer à notre étude.

Les différentes tactiques de dissimulation

L’analyse de nos résultats nous permet d’établir l’existence de différentes tactiques de dissimulation. Cette différenciation est un phénomène nouveau au regard des apports de la revue de littérature. L’ordre de présentation de ces tactiques est aléatoire et n’implique pas une hiérarchisation d’importance entre elles, car nos résultats ne permettent pas d’en établir une.

1) Une partie de nos données nous permet de soutenir l’idée selon laquelle les travailleurs dyslexiques dissimulent leur handicap en adoptant des codes et des attitudes des personnes non dyslexiques. Cette idée soutient donc les assertions de Merton (1997) au sujet des différents modes d’adaptation des déviants qui adoptent une attitude de conformisme avec le schéma culturel et l’ordre social. De même, King et John (2014) parlent de maîtrise des codes de la communauté dominante nécessitant des ressources cognitives importantes. Dans ce cas-ci, la démarche des personnes dyslexiques consiste à ne pas faire de fautes d’orthographe et à transfigurer leur handicap. Jourdan et coll. (2017) parlent quant à eux d’une attitude de déférence. Ainsi, les collaborateurs dyslexiques vont avoir recours, pour certains, à des logiciels de correction. Cette tactique, qui consiste à duper l’entourage professionnel en se faisant passer pour des personnes non dyslexiques, est décrite par Clair, Beatty et MacLean (2005) sous le nom de tactique de passing. L’analyse de nos résultats nous permet d’enrichir les propos de ces auteurs, car nous avons pu constater que cette usurpation d’identité peut aller jusqu’à une transfiguration du handicap qui conduit l’individu à se comporter comme un référent de la norme. C’est ainsi que certains de nos témoins se chargent de corriger les écrits de leurs collaborateurs, car ils sont perçus, grâce à la qualité de leurs rédactions corrigées par les logiciels, leur vigilance accrue et leur exigence affirmée, comme des spécialistes. Ce concept de transfiguration vient appuyer et renforcer les travaux de Herek (1996) ainsi que ceux de Stenger et Roulet (2017) au sujet des personnes homosexuelles qui usent de tactiques de dissimulation en se positionnant à l’opposé de leur identité initiale. En effet, ce concept introduit une dimension supérieure à la seule idée de positionnement à l’opposé, car les réalités médicales du handicap rendent compliqué la possibilité d’agir en tant que personne non handicapée.

2) Nos travaux nous amènent à affirmer que certains travailleurs dyslexiques interviewés ont eu recours à une autre tactique de dissimulation par usurpation d’identité, par falsification, que Stenger et Roulet ont aussi identifiée chez les auditeurs homosexuels français (2017). Cependant, il n’a pas été question pour ces cas-là d’adopter les codes des dominants, mais de minimiser leurs troubles en prétextant une réalité sociale communément répandue qui est celle de la banalisation des erreurs d’orthographe.

3) Une autre tactique de dissimulation, observée lors de nos entretiens et que nous nommons tactique d’autocensure, consiste à refuser une promotion par crainte de devoir réaliser des tâches potentiellement révélatrices des troubles engendrés par le handicap. Nos données révèlent également que les individus dyslexiques peuvent refuser des aménagements pour conserver l’anonymat de leur identité.

4) Enfin, de manière assez répandue, les travailleurs dyslexiques dissimulent leur handicap en adoptant une stratégie de contournement de l’écrit.

Description des tactiques de révélation

Parmi les travailleurs dyslexiques, certains dépassent leur angoisse de la stigmatisation et font le choix de révéler leur handicap. En premier lieu, la divulgation peut être faite de manière discrète, distillée au cours de conversations ou par le biais de l’autodérision. Les auteurs de notre revue de littérature, Clair, Beatty et MacLean (2005), observent déjà ce phénomène dans les organisations en prénommant cette tactique procédé de signalisation. Nos résultats coïncident avec la définition qu’ils donnent de cette tactique, à savoir qu’elle consiste à divulguer indirectement son identité invisible en adoptant un langage ambigu, des sujets de conversions spécifiques ou en utilisant différents symboles.

La révélation peut également être faite de manière sélective et stratégique. Von Schrader, Malzer et Bruyere (2013) observent que la qualité de la relation avec le superviseur est un des facteurs qui encourage la divulgation. Pour notre part, nous observons que cette divulgation est réalisée lorsque les relations de travail sont bonnes au sein d’un cercle de confiance circonscrit aux collaborateurs les plus proches, mais qui ne sont pas, de préférence, les supérieurs hiérarchiques. Cette sélection des auditeurs est aussi mentionnée par Goffman (1975 : 116) qui dit que « très souvent, l’individu éditable délimite ses risques en divisant le monde en deux groupes, l’un, nombreux auquel il ne révèle rien, et l’autre restreint, auquel il dit tout et dont il espère le soutien ». Une telle observation est également en accord avec l’affirmation de Lahire (2011), cité dans la revue de littérature, qui précise que l’individu va jouer le rôle d’un caméléon en adaptant son attitude en fonction de son interlocuteur.

Enfin, nos données démontrent que si certaines personnes n’hésitent pas à dévoiler leur dyslexie à leur supérieur, cette révélation s’accompagne d’une sensibilisation aux symptômes associés à ce handicap. En revanche, dans le cas de nos entretiens, cette révélation, que nous pourrions qualifiée de directe, n’est pas associée à l’usage de la tactique de révélation nommée par Clair, Beatty et MacLean (2005) de tactique par différenciation, qui implique que l’individu présente sa différence comme une force et adopte une attitude militante afin de faire changer les perceptions collectives.

Lorsque l’individu dyslexique ne révèle pas son handicap, il peut arriver que les symptômes soient détectés par des collaborateurs et que le handicap soit révélé à l’équipe par ces derniers. Si ce phénomène a été décrit lors de nos entretiens, aucun travail empirique ne permet d’avaliser cette observation. Nos résultats nous permettent d’affirmer que cette détection suppose une connaissance, même partielle, des symptômes propres à la dyslexie. Pour l’un des cas, ces connaissances n’ont pas été acquises lors d’une formation, mais par l’expérience du handicap dans le cercle familial.

Même si le caractère handi-accueillant créé par la sensibilisation des gestionnaires (Naschberger, 2008 ; Richard et Barth, 2017) et les incitations positives (Zhang et coll., 2021 ; Von Schrader, Malzer et Bruyere, 2013) peut être à l’origine de l’instauration d’un climat de confiance permettant la révélation du handicap, nous n’avons malgré tout pas constaté, au travers de nos entretiens, qu’un tel caractère ait permis une meilleure considération et une plus grande tolérance. D’autres auteurs ont d’ailleurs pu observer une limite à l’instauration d’un contexte handi-accueillant. Il arrive que, lorsque des entreprises mettent en place des mesures positives pour l’intégration des neurodivers (famille à laquelle appartiennent les dyslexiques, les autistes, les TDAH et les personnes atteintes de dysphasie, de dyscalculie ou de dyspraxie), certaines de ces actions puissent engendrer par inadvertance une augmentation de la stigmatisation et favoriser des stratégies de dissimulation (Krezeminska et coll., 2019 ses auteurs sont les colistiers de Krezeminska qui ont écrit le texte ensemble pour publication en 2019).

L’une des limites des résultats du présent article est de ne pas nous permettre de discuter des conséquences de la révélation du handicap par certains de nos interviewés. Cependant, d’autres études aboutissent à la conclusion que la révélation du handicap peut entraîner des conséquences négatives pour l’individu concerné, entraînant des actes de stigmatisation, voire de discrimination (Run Ren, Paetzold et Colella, 2008 ; Rohmer et Louvet, 2011 ; Von Schrader, Malzer et Bruyere, 2013 ; Krezeminska et coll., 2019 ; MCkinney et Swartz, 2019), et un ralentissement de l’évolution de la carrière (Stenger et Roulet, 2018 ;Aimar, 2019 ; Roulet, 2020).

Afin d’aider à la déstigmatisation (Zhang et coll., 2021) de ce handicap invisible, nous préconisons d’utiliser des travaux sur les compétences des travailleurs dyslexiques (Logan, 2008 ; Miller, 2011, 2015 ; Nalavany, Logan et Carawan 2017 ; Austin et Pisano, 2017 ; Aimar, 2019) qui permettent de percevoir la dyslexie sous un angle positif pour construire des supports de formations à destination des gestionnaires. Cela leur permettrait d’identifier chez ce type de travailleurs les compétences qui correspondent aux besoins de l’organisation (Rohmer et Louvet, 2018).