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À l’appui d’une enquête auprès de deux générations de mineurs d’uranium de l’ouest de la France, cet article examine l’évolution des identités professionnelles depuis l’après-guerre jusqu’à la fermeture des mines dans les années 1990. L’histoire des mines d’uranium n’est pas linéaire et la « mise en intrigue » (Ricoeur, 1983) du passé s’est faite tardivement autour des déchets laissés par l’exploitation, mais en omettant le travail à proprement parler de la mine. Le « bégaiement de l’histoire » est souvent associé à l’histoire de l’uranium compte tenu des discontinuités qui caractérisent son récit. Depuis les témoignages d’époque qui présentent l’exploration puis l’exploitation sur le mode du développement économique, en passant par la fermeture puis l’oubli des mines, jusqu’à la prise en compte récente des risques inhérents, l’histoire se révèle plurielle et fragmentée (Brunet, 2004). Ce problème de linéarité repose en partie sur les discontinuités induites à la fois par l’oubli et le travail de mémoire partiel, fait très récemment. L’histoire de la production d’uranium est ainsi constituée de cycles dont le sens est étroitement lié à l’évolution de la filière nucléaire. Au fil du temps, l’identité professionnelle évolue et les modes de socialisation s’avèrent fortement déterminés par les contextes institutionnels et le statut assigné à l’uranium dans la filière nucléaire. Si les travaux d’histoire et d’anthropologie se sont déjà largement penchés sur les témoignages biographiques d’anciens mineurs (voir notamment Beaupré, 2012 ; Sagnard et Berthet, 2004, Lengrand et Craipeau, 1974), sur le rapport au danger (Le Berre et Bretesché, 2020) ou sur le rapport à la santé et sécurité au travail (Walters et Quinlan, 2020 ; Rainhorn, 2014), il en existe peu en sociologie sur le rapport entre les mutations de la filière et les transformations professionnelles induites, particulièrement pour ce qui est des mines d’uranium (mentionnons cependant les travaux d’histoire sociale sur l’évolution des mines et des mineurs de la houille de Xavier Daumalin, Sylvie Daviet et Philippe Mioche en 2006 ou encore ceux de Marion Fontaine en 2014, 2018, 2019 et de Paul-André Rosental en 2018). À partir du prisme de l’identité professionnelle des mineurs, cet article analyse, depuis l’exploration en 1945 jusqu’à la fermeture des mines en 1990, l’évolution de trois éléments structurants de la socialisation professionnelle : le contexte de la filière industrielle, l’effet génération dans le recrutement et les transformations de l’activité. Ce regard du temps long permet de mieux appréhender le caractère dynamique et mobile de l’identité entre les évolutions institutionnelles et la construction du groupe professionnel.

L’identité professionnelle au prisme du temps long

Cette première partie appréhende l’identité professionnelle en mettant en perspective les cycles industriels qui constituent le cadre d’évolution des socialisations professionnelles, mais également les conditions d’exercice de l’activité uranifère.

Identité et cadres de la socialisation professionnelle

Les travaux classiques en sociologie nous invitent à caractériser les identités professionnelles (Sainsaulieu, 1977, 1993) et la trajectoire (Dubar, 1998, 2000) au prisme des relations professionnelles et des transactions qui les structurent. L’identité professionnelle est ainsi la façon dont les groupes de travailleurs s’identifient aux pairs, aux chefs, au groupe. Elle est fondée sur des représentations collectives distinctes et est le résultat d’une identification à l’autre, en fonction de l’investissement de soi dans les relations sociales. Ce détour par les dimensions intrinsèques des trajectoires professionnelles permet d’appréhender les dynamiques d’évolution des identités en soulignant les formes de transaction qui agissent entre assignation et définition de soi ou de son groupe référent. Concernant cette approche, deux éléments requièrent d’être pris en compte lorsqu’on étudie des groupes professionnels dans la durée. D’une part, la dimension temporelle s’avère majeure car, comme le soulignent Marc Perrenoud et Ivan Sainsaulieu, « “l’identité”, tout comme elle ne saurait être fixée et essentialisée, ne peut être appréhendée que par l’analyse diachronique de ses constructions et reconstructions permanentes, individuelles et collectives, trajectoires ascendantes ou descendantes, carrières et tournants biographiques, confrontations générationnelles, autonomisation d’un groupe professionnel, effritement ou consolidation d’une classe sociale, etc. » (Perrenoud et Sainsaulieu, 2018, p. 4). Par ailleurs, sur des temps longs, ce type de recherche nécessite, comme l’a démontré Gérard Mauger (2015), de porter une attention particulière aux effets de génération qui se produisent d’une période à l’autre : ce sont ainsi les « cadres de la socialisation » qui requièrent d’être analysés afin de dégager des éléments de continuité ou de rupture.

Par ailleurs, l’analyse dispositionnelle permet d’observer comment des « contextes » de socialisation, à des moments de la trajectoire, produisent des effets sur la socialisation professionnelle (Lahire, 2013). Ainsi, la socialisation se fait lors de la diffusion de normes et de valeurs portées par les institutions, dans des contextes situés, mais également au travers de pratiques partagées (Avril, Cartier, Serre, 2010). Ce double mouvement est particulièrement éclairant pour prendre en compte les éléments assignés par un contexte institutionnel et la construction plus informelle des relations tissées autour d’une activité de travail partagée. Dans une analyse portant sur les trajectoires, elle permet de rendre compte de la transaction (Dubar, 1998) qui a lieu entre l’identité « pour soi » et « pour autrui ». Les travaux de Cédric Lomba (2018) consacrés à la condition ouvrière invitent par exemple à appréhender le lien qui se construit entre la restructuration d’une filière, l’évolution des savoir-faire et les relations de coopération qui se tissent dans le quotidien de la production.

Les identités des mineurs d’uranium au prisme du cycle d’exploitation

Concernant les contextes de socialisation des mineurs d’uranium, le fait marquant de la filière concerne les transitions industrielles qu’a connues le groupe professionnel. Depuis 1945 jusqu’aux années 1990, la filière subit de fortes mutations liées au statut du nucléaire ainsi qu’à l’évolution des techniques minières, jusqu’à l’arrêt complet de l’exploitation. Pendant toute la période liée à l’exploitation des mines d’uranium (entre les années 1950 et la fin des années 1990), l’État confie au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) puis à la Cogema cette activité extractive. L’exploitation des mines dure près de cinquante ans : deux cent cinquante sites sont ouverts, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale avec l’ouverture de la première mine « Henriette » en 1948 en Haute-Vienne, jusqu’à la fermeture de la dernière mine d’uranium en 2001. Présentée comme une forme de conquête associée à l’indépendance énergétique, l’exploitation des mines suit l’évolution des besoins nationaux en uranium, plus particulièrement de 1958 à 1973. Au début des années 1980, les mines commencent à fermer en raison de faibles teneurs en minerai et, à partir des années 1990, la production d’uranium est abandonnée pour des questions de rentabilité. La filiale AREVA NC prend en charge le réaménagement des sites et le suivi des anciennes mines. Si l’exploitation de l’uranium a couvert un champ court de l’histoire industrielle, le parcours des premiers mineurs, recrutés dans les années 1950, s’inscrit dans le cycle complet de l’exploration jusqu’à la fermeture.

Deux éléments structurent plus particulièrement cette histoire industrielle. D’une part, celle-ci s’inscrit tantôt dans des contextes de « glorification » de la filière nucléaire, tantôt dans une dénonciation de ses effets sur l’environnement. Gabrielle Hecht, dans son ouvrage Uranium africain, une histoire globale (2016), montre avec force comment la « nucléarité » génère des périodes qui alternent entre exceptionnalisme nucléaire et banalisation. À la différence de la « radioactivité » qui est un phénomène physique existant indépendamment de sa mesure ou de sa politisation, la « nucléarité » est, pour Hecht, « un phénomène technopolitique issu de configurations politiques et culturelles » et qui émerge « des relations sociales selon lesquelles le savoir est produit. La nucléarité n’est pas la même partout […]. La nucléarité n’est pas la même pour tout le monde. […] La nucléarité n’est pas la même à tout moment » (Hecht, 2016, p. 22). Cette nucléarité a des conséquences sur le statut de l’uranium, mais également sur des conditions d’emploi dans la filière, notamment sur le registre du risque radioactif. Précisément, ce rapport au nucléaire participe à créer une singularité pour les salariés. Marie Ghis Malfilatre (2020) montre comment la mobilisation contre les risques du travail dans l’industrie nucléaire émerge dans les années 1970, au sein du CEA, au moment même où les activités en lien avec la radioactivité sont sous-traitées. D’autre part, si le cas de l’uranium se distingue du processus de patrimonialisation observé dans le cas des mines de charbon (Bretesché, 2014), néanmoins, la référence au rôle joué par les mineurs dans le mouvement ouvrier a sans contexte créé une tradition de lutte collective (Fontaine, 2018 ; Cooper-Richet 2015). Certaines convergences peuvent apparaître concernant la disparition progressive du groupe professionnel des mineurs (Perdoncin, 2018), même si les sites uranifères ont été exploités sur une période beaucoup plus courte de l’histoire, quarante ans pour l’uranium contre deux siècles d’industrialisation pour le charbon. Compte tenu des caractéristiques de l’objet d’étude, le cadre théorique privilégie à la fois l’analyse des formes d’identification objectives, issues des mutations industrielles de la filière sur quarante années, et l’appartenance collective issue de la pratique professionnelle et de la transmission entre deux générations de mineurs.

Une enquête conduite sur les traces de la Division minière de Vendée

La « politique de terrain » (Sardan, 1995) alignée sur le cadre théorique s’est appuyée sur le croisement de deux types de données : les archives minières collectées chez l’exploitant et des entretiens conduits avec d’anciens mineurs. L’enquête a porté sur la Division minière de Vendée qui constituait la deuxième région française productrice d’uranium.

Un premier corpus d’archives a été collecté sur la période 1945-1991 : les ouvrages produits par les ingénieurs de l’époque, les documents issus de la gestion de la division minière de Vendée, les consignes d’exploitation et de sécurité des mines d’uranium produites par l’exploitant entre 1958 et 1991. Les documents recensés ont permis de circonscrire les cycles de production ainsi que les changements statutaires de la filière. Ce premier cadrage, réalisé grâce à l’accès aux documents jusqu’à présent restés confinés, a permis également de retracer les registres des deux amicales de mineurs, constitués après la fermeture des mines.

Une première série d’entretiens (six au total) a été réalisée auprès des mineurs des deux amicales afin de caractériser pour chaque période d’exploitation les thèmes constitutifs de l’identité professionnelle : rapport à l’activité, à l’institution, au groupe, référent, à la hiérarchie. Ce groupe témoin a été mobilisé notamment pour construire les hypothèses liées au cadre théorique, c’est-à-dire à la fois la structuration des identités par les cycles productifs et la construction de modes de socialisation autonomes au sein du groupe professionnel. Au terme de cette pré-enquête, 20 entretiens ont eu lieu en s’appuyant sur les photographies et les archives, présentées aux mineurs, pour qu’ils témoignent de leur expérience avec la confrontation de ces archives, afin de saisir au mieux l’ancrage de ces récits dans leur pratique professionnelle et leur contexte historique. Par ailleurs, les témoignages, collectés par la Communauté de communes Moine-et-Sèvres, de quatre membres du personnel de l’usine de traitement de l’uranium de la Société industrielle des minerais de l’Ouest, de dix riverains des mines exploitées et de quatre membres d’associations environnementales locales ont aussi pu être obtenus dans le but de spécifier les modalités de la transition industrielle et le regard porté sur les mineurs dans ces contextes. Ce choix méthodologique permet d’explorer différents registres de l’identité, en mesurant le poids des restructurations tout en caractérisant les formes de transmission dans l’exercice du métier. L’ensemble du corpus recueilli a généré une analyse comprenant trois volets : le façonnage des identités par les cycles d’exploitation, l’effet génération et l’évolution des savoir-faire professionnels.

Des identités professionnelles fortement déterminées par les stratégies productives et le statut assigné à l’uranium

Cette première partie présente l’évolution du contexte général dans lequel les mineurs ont exercé leur activité. Elle montre les cycles de production et, plus particulièrement, le rôle du statut des organisations dans le façonnage des relations professionnelles.

« Aux temps du CEA » : l’institution comme marqueur identitaire

La singularité de l’industrie extractive de l’uranium réside tout d’abord dans son caractère historiquement stratégique. Cette industrie a été déployée, à l’initiative du général de Gaulle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre d’une stratégie nationale visant à doter la France de la puissance nucléaire (Blanc, 2008). De la fin des années 1940 aux années 1950, les fouilles et les sondages miniers sont réalisés dans le plus grand secret par le Commissariat à l’énergie atomique, car l’uranium doit servir à l’élaboration de la bombe atomique (Paucard, 1992). L’ouverture des premières mines d’après-guerre et le développement du nucléaire civil dans les années 1970 sont aussi chargés en représentations sociales glorieuses : la victoire des Alliés en 1945, le progrès scientifique, la modernité énergétique et technologique, mais aussi la grandeur de l’État (Blanc, 2008). Secret militaire, puissance de l’État, maîtrise scientifique et grandeur de la modernité : cette image marquera durablement les représentations sociales sur les mines d’uranium françaises (Ponnet et Chardon, 2014).

L’industrie nucléaire est en développement, synonyme d’énergie pleine d’avenir et de progrès pour l’amélioration des conditions de vie. Loin d’être anecdotique, ce contexte inscrit la relation d’emploi dans un dessein national qui dépasse le cadre local d’exercice.

On était des fils d’agriculteurs et puis […] au début, on nous a dit qu’on travaillait pour de Gaulle, à la sortie de la guerre et au départ il fallait surtout débroussailler les sites puis on a travaillé à faire les cadres en bois, c’était plutôt un travail de menuisier.

ancien mineur

Cet élément structure fortement le rapport à l’institution. L’inscription du travail dans une activité stratégique diffuse chez les premiers recrutés le sentiment de travailler pour la reconstruction, voire la reconquête de l’honneur national. Ce sentiment est conforté par des conditions d’emploi plus favorables que d’autres secteurs, ce qui concourt à construire une forme de distinction professionnelle liée à l’institution de référence.

Au tout début, quand je suis rentré avec le CEA, c’était spécial par rapport au reste de la commune. On faisait plus partie de l’État, de la France, on nous parlait de Joliot-Curie. On était beaucoup à rentrer mais à la fin de la période d’essai seule la moitié restait. On était mieux payé qu’ailleurs, le double quand on compte la prime de chauffage. Ça faisait aussi des envieux.

ancien mineur

Un autre élément distinctif porte sur le secret qui constitue le pacte tacite de loyauté établi entre les premiers recrutés au sortir de la guerre et cette industrie d’État censée concourir à la reconstruction, voire à l’aura retrouvée du pays.

Quand on nous recrutait, c’était par bouche à oreille, mais on sait qu’ils recherchaient des gars costauds et travailleurs qui ne rechignaient pas à la tâche. Mais on était tenus au secret, on nous a dit que l’on travaillait pour le CEA et que c’était secret défense.

ancien mineur

Ce « temps béni de l’uranium » (Brunet, 2004) dessine une configuration agro-industrielle entre un territoire rural en voie d’abandon et la puissance de l’État et du CEA. Deux éléments structurent le pacte tacite établi entre les mineurs et le CEA : d’une part, le secret scelle le caractère quasi confessionnel de l’activité et, d’autre part, le nucléaire est auréolé du sceau d’une technologie d’excellence au service de l’intérêt national.

La Cogema, la banalisation du statut

À partir de 1973, le contexte change. L’exploitation de l’uranium sur le territoire métropolitain tournait au ralenti depuis 1958, mais la crise énergétique de 1973 relance l’intérêt pour la filière nucléaire et l’exploitation de l’uranium. Le premier choc pétrolier provoque l’augmentation du prix des hydrocarbures ; s’ouvrent alors des perspectives de rentabilité nouvelle pour l’énergie nucléaire : le prix du précieux métal est multiplié par huit entre 1973 et 1976. En 1974, tandis que les stocks métropolitains de charbon déclinent et que la prospection en hydrocarbures ne convainc pas, le premier ministre Pierre Messmer annonce un vaste programme de construction de centrales nucléaires et relance la production de l’uranium pour alimenter celles-ci. C’est dans ce contexte que les mines quittent le secret militaire du CEA pour passer sous la gestion civile de la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema) créée en 1976. Pour les mineurs de la première génération, ce passage change radicalement le contexte d’exercice de l’activité.

Quand on a changé de statut, tout à coup les nouveaux avaient le droit de parler, de critiquer. C’était très différent du contexte de l’après-guerre. C’est sûr, ils sont arrivés en ayant fait des études alors que les anciens étaient recrutés sur leur physique. Tout à coup, il y avait des portes ouvertes, on montrait ce que l’on faisait, alors qu’auparavant il y avait des barbelés, comme des camps militaires.

ancien mineur

Cette seconde période concerne également la contestation de l’uranium, notamment à partir des années 1970. L’établissement d’un programme d’énergie électronucléaire en 1973, associé à la disqualification de la filière graphite gaz (Hecht, 2004), modifie les techniques d’exploitation ainsi que l’organisation de la production d’uranium. Si le changement de statut marque la création d’une filière énergétique française, l’uranium devient également une matière première soumise aux fluctuations du marché. De fait, son caractère exceptionnel, non marchand, se modifie au point de devenir une matière première commercialisable et soumise au regard de l’opinion publique.

Au départ, la population était très ouverte, parce que l’on n’était pas loin de la Libération. Les gens savaient que c’était la bombe atomique qui avait permis l’arrêt de la guerre. En 76, il y a eu comme un coup de sifflet au niveau mondial. Il y a eu la levée de boucliers, des gens qui se sont dit « le nucléaire, on ne veut plus en entendre parler ».

ancien géologue

Un élément marquant concerne la structuration de l’organisation. En effet, une tension s’opère entre le cadre établi en 1945 avec le CEA, fondé sur une hiérarchie quasi militaire, et les attentes de la génération recrutée à partir de la relance du programme nucléaire en 1974. Les avantages acquis en 1945 sous le sceau du contexte militaire font l’oeuvre d’un regard critique de la part des nouveaux mineurs qui revendiquent résolument un traitement de droit commun.

Je suis entré en 1976 à la Cogema. J’ai fait un stage une dizaine de jours puis je suis descendu avec les anciens. J’y suis resté jusqu’en 1991 à la fermeture. Ce que j’ai découvert qui m’a chiffonné, c’est les avantages qu’avait la hiérarchie. C’était presque militaire. Les chefs avaient le droit à une savonnette et nous à un simple savon. Ça m’a travaillé cela. C’est pareil pour le fuel, ils avaient une prime de chauffage supérieure et je ne comprenais pas. On aurait dû avoir les mêmes droits, la Cogema, c’était plus l’État. C’était une boîte classique d’extraction.

ancien mineur

L’importance prise par la production d’uranium en France sous l’égide de la Cogema, l’exploitation et la mise sur le marché mondial de l’uranium concourent à concevoir les volumes produits au cours des années 1970. C’est aussi à cette époque que se construit un mouvement de contestation anti-nucléaire qui se fixe notamment sur l’industrie de l’uranium. Les mineurs ressentent fortement ce passage d’aura associé au bien d’État à l’ouverture d’une ère de soupçon sur le nucléaire et ses conséquences sur l’environnement.

En 74, on a compris que ce n’était plus pareil. Alors qu’en 45 on avait l’impression d’être des pionniers, ensuite ça a basculé. D’abord, les avantages n’étaient plus les mêmes, surtout sur la prime de chauffage, et l’esprit a changé. On sentait qu’il n’y avait plus la fierté. On devenait des mineurs comme les autres.

ancien mineur

Le rapport salarial à l’institution évolue en même temps que se modifie la filière. Ce changement de contexte à fois social et institutionnel transforme par conséquent le rapport à l’institution. Face aux transformations de la filière, la question du statut va devenir par la suite un objet de tensions et de revendications dans le secteur.

La fermeture : reconversion et oubli du passé uranifère

La troisième période porte sur l’arrêt de l’exploitation et l’émergence d’une question environnementale. La baisse de la valeur de l’uranium sur le marché mondial conduit la Cogema à réduire sa production à partir de 1989 jusqu’à la fermeture définitive de la dernière mine en 2001. La phase post-exploitation posera ensuite la question des traces et de l’héritage miniers.

La Cogema anticipe dès 1985 la fermeture des concessions. Celle-ci est programmée en 1989-1990. Succédant à deux décennies dorées pour l’uranium, l’annonce de la fermeture de la division est un choc pour les mineurs. Les effectifs fondent, ceux qui le peuvent partent en retraite anticipée, d’autres sont mutés ou quittent la Cogema. Seuls quelques mineurs sont conservés pour procéder au démantèlement des sites.

La fin c’était dur à vivre, personne ne demandait de nouvelles. Nous on partait le dimanche avec la caravane pour voir personne, personne ne te demandait comment ça allait, même pas la famille… tu rasais les murs. Les gens disaient « ils sont pas malheureux les mineurs ».

ancien mineur

En 1991, la mine du Chardon, dernier site de la division de Vendée encore en activité, cesse de fonctionner. Les tours du puits sont abattues, les équipements démantelés, les bâtiments rasés. Les galeries sont comblées ou inondées. La « mise en abandon » des mines, comme on appelle alors la procédure, transforme considérablement le paysage des sites.

J’y suis retourné en mars-avril pour des papiers […] ça ressemblait à une ville bombardée ! Tout était en l’air, tout était par terre. Un tas de ferraille. Ah ! ça fait drôle… ça m’a fait drôle. C’était une ville bombardée quoi. Ils avaient tout foutu en l’air, ouais.

ancien échantillonneur à l’usine de traitement de l’uranium de l’Ecarpière (la SIMO)

La Cogema souhaite en effet effacer les traces de l’exploitation. Une brochure de communication de la Cogema titre « Retour à la nature sous surveillance » et l’un de ses sous-titres est « Faire disparaître l’usine, en toute sécurité et en toute transparence » (COGEMA, 1998). Derrière sa doctrine du retour à la nature, ce qui prime concrètement pour l’exploitant c’est surtout « de passer le balai et de céder le foncier », comme nous l’explique un ancien mineur.

Entre mineurs, on ne peut pas oublier, on n’oubliera jamais […]. Quand on a tout arrêté il y avait un sentiment de honte, il fallait partir sans laisser de traces, oublier, ne plus parler d’uranium, alors on s’est tu, comme si l’on avait commis une faute dont il fallait garder le secret.

ancien mineur

L’émergence de la question environnementale participe également à porter le discrédit sur l’industrie de l’uranium et la fermeture s’inscrit dans un nouveau cycle au sein duquel les anciens mineurs sont associés à une activité non désirée sur le territoire.

Ainsi, ce premier prisme permet de comprendre la relation entre des formes d’identification objectives, issues des mutations industrielles, et l’intériorisation de celles-ci par les mineurs. Sur près de quarante ans d’exploitation, la restructuration de la filière nucléaire participe à modifier le cadre d’emploi et les assignations identitaires.

L’effet « génération » dans la constitution d’un groupe professionnel

Un second élément lié à la construction des identités concerne l’effet « génération » sur la construction du groupe des mineurs et sur leurs modes de sociabilité. Au total, sur les 1991 salariés recrutés au sein de la division minière de Vendée, la grande majorité sont originaires de l’environnement immédiat des mines : 593 Vendéens, 349 de Maine-et-Loire, 214 de Loire-Atlantique et 144 des Deux-Sèvres (Chapot et collab., 1996). Deux moments clés constituent l’effet générationnel observé sur le groupe des mineurs.

La génération de l’après-guerre, les dispositions physiques comme facteur de sélection

De 1950 à 1957, les effectifs sont portés à 800 personnes, puis sont ramenés à 400 en 1958 (Chapot et collab., 1996). Pour ces premiers recrutés, très peu ont l’expérience de la mine, moins d’un sur quinze y a déjà travaillé. Les chiffres recueillis au sein de la division minière de Vendée indiquent que 300 sont des agriculteurs et 140 viennent de la filière habillement, située principalement en Vendée.

Ainsi, lorsqu’en 1950 le CEA entame son recrutement en Vendée, il puise dans une main-d’oeuvre locale paysanne et ouvrière attirée par la perspective de revenus supérieurs. Ce témoignage recueilli auprès d’un mineur de la première génération montre les choix qui ont été faits pour intégrer le CEA.

J’étais le deuxième de la fratrie et mes parents avaient une ferme. C’était mon frère aîné qui était destiné à reprendre la ferme. Du coup mon père m’a dit qu’ils cherchaient du monde pour creuser et débroussailler. Quand je me suis présenté, on nous disait que l’on cherchait des gars costauds et travailleurs. Il fallait manier la pelle et la pioche et, à la ferme, on savait faire cela, cela ne m’a pas fait peur.

ancien mineur

La résistance physique fait partie des critères mentionnés par les premiers mineurs recrutés :

Au départ ceux qu’on recrutait c’était des gars qui étaient costauds. On nous demandait au départ de creuser en travaillant dur. Après on s’est adaptés avec les techniques, mais il fallait surtout être de bonne volonté et ne pas être tire au flanc.

ancien mineur

Par ailleurs, pour exercer les fonctions d’encadrement, le CEA fait venir des « porions » des mines du Nord.

L’encadrement, il venait de mines de charbon et des mines de fer. Au début, les mines de charbon, après les mines de fer. Mon père atterrit en 1958. C’était l’un des derniers à venir à être un transfuge des mines de charbon dans les mines d’uranium, il était agent de maîtrise, porion.

ancien mineur

Les mines constituent localement une aubaine économique et démographique non négligeable. L’arrivée du CEA est ainsi souvent présentée comme celle d’une prospérité nouvelle :

On était bien payé, alors beaucoup dans les usines… les gars ils lâchaient l’usine pour venir à la mine […]. Et puis on avait beaucoup d’avantages, on avait des primes.

ancien mineur

L’aura glorieuse du nucléaire et les bénéfices économiques qui en découlent pour les mineurs comme pour les populations locales – les mines étant même comparées à un « Eldorado » [ancien commerçant] contribuent à l’acceptation de l’industrie minière par les populations et de cette nouvelle activité par les mineurs.

Une seconde génération en quête de reconnaissance statutaire

À partir des années 1970, le changement contextuel et organisationnel contribue à la publicisation du rôle des mines d’uranium dans la filière énergétique nucléaire. La combinaison de la crise économique et de la relance du marché de l’uranium pousse alors les mineurs à réclamer de meilleures conditions de travail.

La transformation de la filière induit un renouvellement du personnel. Les départs à la retraite de la première génération de mineurs, combinés à l’augmentation de la demande mondiale, provoquent une vague de recrutements par le CEA puis la Cogema. Sur la division minière de Vendée, après la morosité des années 1960, une poussée d’effectifs accompagne la relance de 1974 (jusqu’à 575 agents en 1980). Or ces nouveaux mineurs ont fait des études et ont des aspirations salariales supérieures à celles des « anciens » (Brunet, 2004, p. 136-137).

Les primes de chauffage qu’avaient les cadres, les vestiaires séparés, cela ne passait pas, surtout dans des contextes où le rendement s’intensifiait. On s’est battu sur les conditions de travail et des primes plus justes. Et puis il y avait des rumeurs sur la fermeture qui faisaient que l’on se serrait les coudes. Il y a toujours eu une solidarité entre mineurs que je n’ai pas retrouvée après.

ancien mineur

Le changement organisationnel, la mécanisation des techniques minières et l’arrivée de la sous-traitance leur font d’ailleurs craindre la perte des acquis obtenus sous le CEA (Brunet, 2004, p. 135, p. 142 ; CGT, 2017, p. 9). Cette crainte renforce la volonté des syndicats de ne plus revendiquer uniquement le statut de travailleurs du sous-sol, mais aussi celui de travailleurs de l’industrie électronucléaire (Brunet, 2004, p. 142). Les grèves de 1974 à 1976 voient ainsi s’imbriquer le registre de la « nucléarité » (Hecht, 2016) et celui de la mine, comme définitions identitaire et statutaire des mineurs de l’uranium.

Quand on a commencé à faire des grèves, ça portait sur le statut. Les nouveaux ne comprenaient tous les avantages liés à la hiérarchie, ça a fait boule de neige puis on voyait bien que l’uranium, c’était risqué et il y a eu une prise de conscience pour faire reconnaître cela comme quelque chose de spécifique.

ancien mineur

En 1974, deux semaines de grève sont menées pour obtenir l’alignement des avantages entre ouvriers et cadres, en référence au régime minier général. Les grandes grèves de 1975-1976 portent sur la grille de déroulement de carrière et le maintien des acquis sociaux. Ainsi, si la reconnaissance du risque radiologique émerge dans les luttes syndicales au mitan des années 1970, la visée ultime des luttes sociales jusqu’en 1976 reste l’alignement statutaire du régime minier de l’uranium sur celui du charbon, tout en défendant le maintien financier des acquis issus de la filière nucléaire.

Modes pluriels de reconversion et repli au sein des amicales

Au début des années 1990, la fin de l’extraction se traduit pour les mineurs par un choix entre rester sur le territoire ou partir pour intégrer d’autres activités de la filière nucléaire. Trois modes de reconversion sont cités par les mineurs interviewés.

Le premier concerne le travail de réaménagement fait par les « fidèles » pour nettoyer et d’une certaine façon effacer les traces de l’activité industrielle sur les sites.

À la fin, ils ont fait des équipes de « fidélisés », pour finir les travaux de réaménagement. Tu fermes la mine, tu fais les travaux de mise en sécurité, mais après tu as tous les travaux de réaménagement à faire.

ancien géologue

Le deuxième mode concerne le départ avec la recherche d’un nouvel emploi sur le territoire et le sentiment que l’histoire tombe dans l’oubli.

Je suis parti avec la fermeture, j’ai trouvé du boulot dans la vente. Moi par exemple, je devais partir, j’avais le profil pour partir. Quand on a fermé les mines, on a bouché le puits, comblé la carrière. Alors c’était peut-être pas parfait, mais on ne pensait pas à la radioactivité comme on y a pensé par la suite.

ancien mineur

Le troisième mode concerne le départ pour d’autres régions et le suivi professionnel de la filière nucléaire. Une certaine forme de repli identitaire se manifeste chez les mineurs et les modes de sociabilité se prolongent dans les cercles fermés de deux amicales. En effet, celles-ci « épousent » l’effet génération observé dans le cadre du recrutement. Les échanges professionnels exercés sur le mode du souvenir se calquent sur les périodes d’entrée dans la filière uranifère.

On s’est retrouvé dans les amicales. Il y avait celle des anciens qui étaient entrés dès le début, on disait aussi l’amicale des chefs, des encadrants et puis il y avait celle de ceux qui étaient entrés après dans les années 1970. C’était pas le même état d’esprit.

ancien mineur

« Anciens » et « nouveaux » investissent des espaces mémoriels distincts et l’on perçoit au-delà de l’effet génération la prégnance des contextes institutionnels dans les modes de socialisation.

J’ai rejoint l’amicale pour pouvoir reparler du passé car c’était compliqué de pouvoir échanger avec ceux qui ne l’avaient pas connu. On était regardés différemment sur le territoire, un peu comme des pollueurs. Dans l’amicale, on se retrouvait pour prolonger l’amitié car on était solidaires.

ancien mineur

Les échanges au sein des amicales reproduisent ainsi les modes de sociabilité connus au cours de la période industrielle, sur le mode clos du souvenir. Cet élément permet de mieux comprendre combien la mémoire de l’exploitation ne s’est pas transmise seulement à d’autres générations, mais également aux habitants du territoire – conjugué à l’absence d’une culture minière locale dans le temps long (au contraire du Nord, où a perduré une culture minière au-delà de la période d’activité des mines).

Ainsi, l’effet « génération » souligne ici la différenciation qui s’opère entre la première et la deuxième génération. Loin de constituer un groupe homogène, les mineurs s’identifient collectivement à leur période d’entrée dans la filière.

L’apprentissage et la transmission du métier marqués du sceau de compagnonnage

Comme l’a montré Alain Touraine dans son travail sur les ouvriers de Renault (1955), le troisième cadre des rapports professionnels s’exerce au travers des évolutions du système technique et de l’apprentissage du métier qui vont se développer lors de l’implantation de l’activité minière, de son déploiement puis de son arrêt.

Du débroussaillage à l’apprentissage des techniques

Dans les années 1950, l’implantation rapide de l’activité de la mine dans une région rurale qui n’avait pas de vocation minière implique de mettre en place une organisation du travail qui évolue avec la maîtrise technique de cette industrie. Les premiers recrutés participent au travail de prospection en définitive assez proche du travail agricole exercé localement. Pelle et pioche font partie au début des principaux outils que les nouveaux recrutés manient pour préparer ensuite l’exploitation.

Un samedi soir, mes parents étaient partis jouer aux cartes et moi j’attendais pour rentrer aux feutres de l’ouest. En rentrant, ils m’ont dit « À l’Ecarpière, ils cherchent des ouvriers pour couper des épines. » J’y suis allé le lundi à 9 h, je suis passé devant le matin et j’ai commencé à 13 h.

ancien mineur

Une grande partie du travail s’acquiert à l’épreuve du terrain. Le savoir-faire des mineurs d’uranium est ainsi le fruit d’un apprentissage sur le tas qui s’apprend avec les mineurs venus de l’Est et du Nord.

Au départ, on a appris avec les porions qui venaient du Nord et de l’Est. Ils connaissaient le travail de la mine.

ancien mineur

La fabrication de la vision du mineur s’accompagne également d’une transformation du regard sur soi (Le Berre et Bretesché, 2020). Il se noue ainsi à travers cette transmission par compagnonnage une communauté de pratiques et de valeurs (Goodwin, 1994) qui structurent le travail au fond comme la vie collective à la surface.

Le corollaire de cette forme d’apprentissage porte également sur l’intégration de l’appareillage destiné à mesurer la radioactivité. Celui-ci s’appuie sur une doctrine de prévention qui se traduit par la mise en place d’une structure de surveillance dosimétrique des travailleurs. Cette doctrine est appliquée dès 1955 et incorporée à la première réglementation minière sur le sujet en 1958. Compte tenu de l’évolution des connaissances fournies par un programme de recherche national, elle connaît une première refonte en 1965 puis en 1989. Les mineurs évoquent souvent cet appareillage et notamment le dosimètre comme le corollaire naturel de la radioactivité.

Le badge, c’était pour la radioactivité. Et puis à la ceinture on avait un petit appareil, c’est un dosimètre qu’on appelle ça, alors c’était relevé à la fin du poste. Alors, c’étaient les doses ; quand on dépassait un certain nombre de dosages, alors là ils changeaient.

ancien mineur

Alors que le risque radiologique pour les travailleurs est connu et que des études épidémiologiques commencent dès les années 1950, il n’y a pas de contestation chez les mineurs. En raison de la méconnaissance des conséquences sanitaires et environnementales de l’exposition aux rayonnements ionisants, même de faible dose, les employés des mines se méfient peu et n’associent pas directement uranium et risque. L’essentiel se joue pour eux dans l’aération des galeries et la prévention des éboulements.

On l’apprend les six premiers mois. […] Les anciens, ils faisaient attention : « surtout va pas là y a pas d’air » parce qu’au fond d’la mine… […] y a des fonds de cuve […] des culs-d’sacs. Il faut pas aller dans les culs-d’sacs […] parce que y a pas d’air, y a une accumulation de gaz toxiques, c’est pas des galeries aérées.

ancien mineur

La connaissance des règles à suivre pour la sécurité est par ailleurs acquise sur le terrain, par une transmission individualisée du savoir minier des anciens aux nouveaux. Ce compagnonnage est aussi une manière d’apprendre le savoir-faire et le savoir-voir nécessaires à l’appréhension du danger (Le Berre et Bretesché, 2020). Si le risque est appréhendé selon la doctrine liée à la radioactivité, les premiers mineurs de l’uranium sont formés au risque physique de la mine, on voit ici combien l’appréhension du risque résulte d’un apprentissage par « appareillage » et apprentissage des pratiques minières classiques.

Mécanisation, automatisation et gestion du risque

Au cours des années 1970, deux phénomènes contribuent à la transformation du travail et à une reconfiguration des rôles, accélérés par le passage du CEA à la Cogema : la modernisation de l’équipement et la formation du personnel. Avec la mécanisation et l’électronique, les mineurs peuvent désormais effectuer plus facilement plusieurs tâches. Mais les machines sont plus complexes et nécessitent davantage de savoir-faire.

La nouvelle génération de mineurs est donc davantage formée en amont, et bénéficie de formations professionnelles au fil de la carrière. La combinaison de la mécanisation et de l’accès à la formation change le profil des mineurs qui deviennent des ouvriers polyvalents, pouvant effectuer plusieurs tâches et changer de poste en cours de carrière ou selon les besoins. À l’usine de traitement de l’uranium (la SIMO), à l’Ecarpière, la modernisation des équipements et des techniques transforme également les pratiques, l’organisation et le rapport à l’espace :

Ça s’est beaucoup modernisé au bout de vingt ans, énormément. […] Là où il y avait quinze bonhommes avant, il n’en a fallu plus que deux. Ils contrôlaient toute la production par écran voyez-vous.

ancien échantillonneur à la SIMO

Le rapport à la formation contribue à professionnaliser et à créer des parcours de promotion en interne.

Pour le travail de base, ce sont les anciens qui montraient comment faire, se comporter, puis on allait en formation. On pouvait passer des grades et évoluer. On pouvait passer les échelons jusqu’à chef de chantier.

ancien mineur

Au courant des années 1970, les machines et les équipements sont de plus en plus volumineux et imposent l’élargissement des galeries.

En 1975, c’était encore un travail manuel avec des machines pneumatiques, branchées sur l’air comprimé. Après il y a eu des engins sur pneus, des diesels… Pas toujours marrant avec les gaz et tout. Et plus les engins ont grossi, plus les galeries ont grossi. On est descendu avec des camions de 12 tonnes, puis de 30 tonnes.

ancien mineur

Les outils et les techniques de travail changent pour ces anciens mineurs du fond qui deviennent mineurs en carrière, « au jour ».

Parallèlement, la gestion du risque d’abord centrée sur les risques d’éboulement dans les années 1950, va progressivement évoluer pour intégrer la radioactivité, qui va devenir un élément signifiant la conduite de l’activité. Cette gestion du risque impose une organisation mensuelle du travail : « Chaque mois, le responsable de la section locale du SCRGR et l’ingénieur chargé des travaux examinent, au cours d’une conférence à laquelle participent les différents chefs de siège, la situation particulière de chacun des ouvriers » (Avril et collab., 1958, p. 7).

L’attribution d’un chantier à un mineur dépend de son degré d’exposition mensuelle à la radioactivité :

Quand ça dépassait le dosage, alors là ils changeaient. Le premier coup, j’ai monté trois mois au jour, alors ils te disent désintoxiqué. Je suis redescendu. Puis le deuxième coup, ils m’ont changé de galerie.

ancien mineur

Outre l’enregistrement des doses reçues et l’organisation mensuelle du travail, le dispositif de radioprotection impose un suivi médical régulier : les mineurs vendéens doivent se rendre tous les six mois à Cholet pour être examinés par la médecine du travail du CEA (puis de la Cogema). Ces multiples dispositifs et opérations de mesure, d’enregistrement et de calcul contribuent à la matérialisation du risque et à sa traduction en normes de protection. Néanmoins, les règles d’apprentissage restent centrées sur le compagnonnage avec les plus anciens, ce qui conduit à assurer une transmission du métier dans le contexte de changement statutaire.

De la mine à la gestion environnementale : le travail de réaménagement

La fermeture des mines provoque la clôture de l’exploitation et la mise en place du réaménagement. Pour les mineurs chargés de la gestion post-exploitation, c’est un changement profond de leur savoir-faire à leur perception des sites (Le Berre et Bretesché, 2020). Travaillant auparavant au nom du rendement et de la productivité, il leur faut désormais, après la période charnière de « l’uranium social », démanteler et réaménager les sites, puis mesurer les conséquences sanitaires et environnementales de l’industrie minière.

On était des gens qui étaient habitués à faire de la mesure. On avait des profils qui se prêtaient à pouvoir aller vers la surveillance de l’environnement, et éventuellement la mesure de la radioactivité dans l’environnement !.

ancien chef d’équipe pour le réaménagement des sites

Ces pratiques comme le matériel sont importés du Centre de radioprotection des mines (CRPM) de la Cogema, qui était chargé dès la fin des années 1970 de surveiller la qualité de l’air et des eaux, au moment de l’installation des premières stations de traitement des eaux dans les mines. L’équipe chargée de la transition, qui prendra en 1995 le nom de Service qualité sécurité environnement, reprend alors l’ensemble des points de mesure, les seuils et les indicateurs, les techniques et les technologies du CRPM.

Il y avait déjà des points de prélèvement des rejets. Parce qu’on a retrouvé, quand on a pris le relais, des notes papier avec des mesures, donc il y avait déjà de la mesure avant la fermeture de la mine. […] Mais avec le temps on est devenus de plus en plus fins, dans notre approche, mais aussi dans les mesures, puisque les seuils de détection se sont affinés aussi.

ancien géologue

La vision de ces anciens mineurs évoluera encore au gré des controverses et des polémiques sur les risques de radioactivité des sites, lesquelles leur demande de ne plus être de simples surveillants des mines fermées, mais de devenir des experts capables tout autant de produire de la connaissance technique que de fournir un travail de communication publique.

On a dû faire beaucoup d’information. […] On a fait des précisions, donné l’information qui vient de chez nous, parce que beaucoup de choses ont circulé, mais nous on connaît le terrain.

ancien géologue

La fermeture des mines et leur mise en expertise environnementale contribuent ainsi à la transformation des pratiques, des connaissances et de la vision de ces agents, conjointement à l’émergence d’une nouvelle territorialité de la mine. Ce changement d’activité n’a pas entraîné une transformation totale du savoir-faire et du savoir-voir de ces anciens mineurs. Ceux-ci puisent dans leurs compétences antérieures pour mener à bien leur nouvelle mission d’experts environnementaux.

Conclusion

L’analyse de la genèse des identités professionnelles sur trois périodes (tableau 1) montre les effets de rupture et de continuité induits par la transformation de la filière nucléaire. Tout d’abord l’évolution des contextes d’exercice génère des relations professionnelles distinctes. À partir des années 1970, le changement qui a été fait quant à la qualification de l’uranium modifie le cadre statutaire et les conditions d’exercice. Avec la fin du secret militaire pesant sur la filière, le nucléaire entre dans le débat public comme une question non plus seulement militaire, mais sociétale, environnementale et politique plus large. Les mineurs, qui jusqu’alors se focalisaient davantage sur la revendication de leur appartenance au secteur minier, vont désormais revendiquer leur appartenance au secteur nucléaire pour défendre leur statut lors du passage du CEA à la Cogema. Ce double changement entraîne alors une progressive mise en politique de la question des mines d’uranium et mise en risque du travail de mineur sous l’angle de la « nucléarité » (Hecht, 2016). Un rapport défensif s’établit à partir des années 1970 et s’opère au nom de la défense statutaire et de la singularité liée à l’extraction d’uranium. La gestion des risques constitue alors un élément structurant de la défense de ce statut.

Tableau 1

Les identités professionnelles des mineurs d’uranium

Les identités professionnelles des mineurs d’uranium

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Néanmoins, au niveau du groupe professionnel, les modes de socialisation internes participent à faire vivre des solidarités professionnelles fondées sur la transmission intergénérationnelle. Les recrutements des années 1970 et la relance du programme nucléaire participent à renouveler les formes d’apprentissage locales et la transmission du métier. Cette permanence s’observe dans la période de réaménagement qui remobilise l’ensemble des techniques apprises précédemment et également au sein des amicales qui permettent d’entretenir les sociabilités passées. Sur un cycle de quarante ans d’exploitation, les modes de socialisation professionnelle perdurent au point de générer une mémoire de l’entre-soi avec la fermeture et, dans certains cas, la défense du nucléaire. De façon plus large, cette analyse au long cours des identités professionnelles en contexte de mutation industrielle montre la pluralité du rapport identitaire entre les éléments assignés, liés à la filière, et ceux, plus autonomes, constitutifs de rapports sociaux fondés sur le partage du métier.