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Introduction

L’invitation à donner la Conférence H.D. Woods s’accompagnait d’une proposition de sujet : le futur des lois du travail au Canada. Une personne avisée aurait sans doute suggéré quelque chose qui résisterait mieux à l’épreuve du temps. Mais pas moi. Cependant, même si je traiterai bel et bien du sujet qui m’a été proposé, je vous prierais de faire preuve d’un peu de patience, car il me faudra un certain temps avant d’y venir. En effet, j’ai d’abord l’intention de faire un bond en arrière, jusque dans les années 1980, jusqu’à la Conférence H.D. Woods du professeur Harry Arthurs[1], prononcée en 1984, avant d’aboutir à ma conclusion finale, où je montrerai que deux des grands débats qui occupaient les chercheurs en droit et en relations du travail à l’époque recélaient des indications sur le futur du droit du travail.

Le premier débat concernait le droit du travail comparé et l’accès à la « voix collective » (collective voice en anglais) pour les travailleurs américains à un moment où le taux de syndicalisation dans le secteur privé aux États-Unis se situait autour de 15 pour cent, soit environ le taux actuel au Canada. Le second débat portait sur les impacts potentiels de la récente Charte canadienne des droits et libertés sur les lois du travail. Deux anciens étudiants brillants du professeur Arthurs joueront un rôle important dans mon exposé d’aujourd’hui. Le premier est Paul Weiler, une légende du droit du travail, ici en Colombie-Britannique, qui a participé à la rédaction de son Code des relations du travail, puis a présidé la Commission des relations de travail à la fin des années 1970, avant de quitter la province pour devenir le premier Canadien à occuper un poste de professeur permanent à la Harvard Law School[2]. Dans le contexte actuel où le taux de syndicalisation dans le secteur privé au Canada ne cesse de décroître, la proposition de Paul Weiler de créer une sorte de modèle Wagner hybride combinant des caractéristiques des versions canadienne et américaine pourrait susciter un regain d’intérêt de ce côté-ci de la frontière alors que la syndicalisation du secteur privé continue sa décroissance au Canada. Le second est David Beatty, qui a prononcé la conférence H.D. Woods de 1987 et qui m’a enseigné le droit du travail en 1990. David Beatty a, d’abord, été raillé pour ses prédictions d’une révolution des lois du travail post-Charte. Toutefois, récemment, la jurisprudence de la Charte a évolué vers la vision normative qu’il proposait.

Premier grand débat : Paul Weiler et le droit du travail comparé

En 1984, Paul Weiler publiait, dans la Harvard Law Review, son célèbre article, « Promises to Keep: Securing Workers’ Rights to Self-Organization under the NLRA » (« Promises to Keep »)[3]. Cet article, ainsi que des travaux connexes, ont influencé toute une génération de chercheurs en droit du travail et de penseurs politiques aux États-Unis. Weiler a écrit son article à un moment où était largement reconnu que le droit du travail et la négociation collective étaient en crise aux États-Unis. Le taux de syndicalisation dans le secteur privé, qui avoisinait les 40 pour cent dans les années 1950, avait chuté à 15 pour cent. Weiler prédisait alors, avec justesse, que ce taux passerait sous le seuil des 10 pour cent avant le tournant du siècle[4]. Il s’est donc donné pour mission de rétablir les droits d’expression des travailleurs (worker voice) aux États-Unis par le biais de la négociation collective et, grâce à sa vaste expérience acquise au Canada, il avait des idées sur la manière d’y parvenir.

Sa thèse était simple. Weiler croyait que le déclin du taux de couverture des négociations collectives aux États-Unis était grandement attribuable à la mauvaise qualité des lois du travail. Il a donc proposé une série de réformes d’inspiration canadienne pour modifier la National Labor Relations Act-NLRA (loi fédérale sur les relations de travail). Le premier ensemble de recommandations visait l’amélioration du modèle Wagner américain afin de faciliter l’accès à l’accréditation syndicale. Weiler a, notamment, recommandé la tenue d’un « scrutin immédiat » (instant certification ballots) à la canadienne dans le but d’éviter les rudes affrontements de plusieurs mois fréquents aux États-Unis. Il a, également, proposé de renforcer la protection du droit de grève, notamment en restreignant le droit des employeurs de remplacer les grévistes de manière permanente grâce à l’adoption d’une règle, comme celle en vigueur en Ontario, qui protège les emplois des travailleurs en grève durant les six premiers mois du conflit[5].

Cependant, Weiler reconnaissait aussi que même si ces réformes étaient implantées, la majorité des travailleurs américains n’aurait jamais accès, sous ce modèle, à une véritable représentation syndicale majoritaire exclusive. Par conséquent, dans un second volet des réformes, il conseillait vivement que les lois du travail aux États-Unis ne repose plus entièrement sur le modèle Wagner comme unique mécanisme de « voix collective » des travailleurs[6]. En s’appuyant sur le travail des chercheurs canadiens Roy Adams et David Beatty, Weiler prônait la création obligatoire de « comités de participation des travailleurs » (employee participation committees, EPC), inspirés des comités d’entreprise allemands et des comités mixtes de santé et sécurité au travail, lesquels étaient encore relativement nouveaux dans certaines provinces canadiennes[7]. Sans être comparables à une véritable représentation syndicale, les EPC pourraient, pensait-il, donner une voix aux travailleurs qui n’en avaient pas et stimuler le goût pour la voix et les actions collectives chez les travailleurs non syndiqués[8].

Weiler était au fait qu’aux États-Unis l’article 7 de la NLRA protège le droit des travailleurs de mener des « activités concertées » à des fins « d’entraide ou de protection réciproque », ce qui inclus un droit de grève limité pour les travailleurs syndiqués et non syndiqués. Si les limitations de Weiler concernant le droit des employeurs de licencier des grévistes étaient instituées, cela aurait pu permettre aux travailleurs non syndiqués, mécontents de la réponse de leur employeur aux nouveaux EPC, de faire grève[9]. Et si la perspective de faire grève sans la protection d’un syndicat s’avérait trop intimidante, comme c’est souvent le cas, les travailleurs pourraient alors être tentés d’adhérer à un véritable syndicat majoritaire[10]. Weiler prévoyait que l’application de l’article 7 portant sur les activités concertées menées en dehors du cadre formel d’un syndicat majoritaire gagnerait en importance avec la chute du taux de syndicalisation sous la barre des 10 pour cent et il avait raison. Nous y reviendrons plus tard.

Bien évidemment, aucune des réformes proposées par Weiler n’a été adoptée. En fait, la situation aux États-Unis s’est considérablement aggravée en matière de droits des travailleurs après la parution des grands articles en droit comparé de Weiler. Le taux de syndicalisation du secteur privé a chuté à 6,2 pour cent (2019) et les syndicats ont pratiquement abandonné le modèle d’accréditation de la NLRA au profit de formes alternatives de pression collective et de reconnaissance volontaire[11]. Depuis les années 1980, le nombre d’États en faveur d’un « droit de travailler » (right to work) qui ont interdit les clauses de sécurité syndicale est passé à 27 et inclut maintenant des États industriels du Nord, comme le Michigan, l’Indiana et le Wisconsin. De plus, l’an dernier, la Cour Suprême des États-Unis, profondément divisée, a statué dans l’affaire Janus c. ACSME que les travailleurs du secteur public ne sont pas tenus de payer des cotisations syndicales, une décision qui, dans les faits, transforme l’entièreté du secteur public américain en un secteur touché par le « droit de travailler[12] ».

Le second grand débat : Les romantiques, les sceptiques et les pluralistes pragmatiques

Le second grand débat des années 1980 concernait les impacts potentiels de la récente Charte canadienne des droits et libertés sur les lois du travail. Ce débat a mobilisé presque tous les spécialistes du droit du travail au Canada, y compris Arthurs, Weiler et Beatty. Dans la littérature universitaire, ils ont été catégorisés selon trois grands groupes :

  1. les « sceptiques », avec Harry Arthurs;

  2. les « pluralistes pragmatiques », avec Paul Weiler;

  3. les « libéraux romantiques », avec David Beatty[13].

Harry Arthurs, un grand sceptique vis-à-vis de la Charte, a soutenu que les tribunaux roulaient les travailleurs depuis si longtemps que seul un rêveur naïf pourrait croire que ces mêmes tribunaux useraient soudainement de leur nouveau pouvoir de contrôle judiciaire constitutionnel pour paver la voie à une évolution progressiste pour les travailleurs[14]. Les sceptiques ont mis en garde contre une utilisation proactive de la Charte pour faire avancer les droits des travailleurs, craignant un effet inverse.

Weiler menait le camp des pluralistes pragmatiques, qui partageaient les préoccupations des sceptiques concernant l’historique des décisions des juges[15]. Cependant, ces derniers étaient plus enclins à accorder aux juges le bénéfice du doute. Ils doutaient que la Charte puisse être utilisée comme outil pour améliorer le sort des travailleurs vulnérables et renforcer les droits de l’ensemble des travailleurs. Ils soutenaient que les juges « procéderaient au cas par cas », qu’ils éviteraient l’activisme et s’en remettraient surtout aux législatures, mais qu’ils interviendraient s’ils jugeaient que l’État avait manifestement été trop loin[16]. Weiler affirmait néanmoins que la Charte représentait « un outil précieux pour restreindre le pouvoir des politiciens tentés de faire appel aux émotions populaires pour gagner des élections en promulguant des lois qui nient les droits fondamentaux d’une minorité » (notre traduction), mais il doutait que celle-ci en vienne à redéfinir les lois du travail et soutenait d’ailleurs qu’elle ne devait pas le faire[17].

David Beatty était la principale, sinon l’unique, voix du camp des libéraux romantiques[18]. Dans une série de publications, incluant son livre de 1987 Putting the Charter to Work: Designing a Constitutional Labour Code, Beatty avançait que la Charte devait mener, et mènerait, à une refonte fondamentale du modèle Wagner canadien et des droits à l’égalité au travail[19]. Il considérait, qu’après avoir engendré le démantèlement des principes de majoritarisme et d’exclusivité sur lesquels le modèle Wagner repose, la Charte ouvrirait la voie à un marché du travail qui protège davantage les travailleurs canadiens les moins favorisés[20]. Il soutenait que ce serait uniquement en abandonnant les concepts de majoritarisme et d’exclusivité que les lois du travail pourrait enfin offrir à tous les travailleurs l’accès à la négociation collective[21].

Selon Beatty, le modèle Wagner de liberté d’association a échoué à protéger la liberté d’association tant positive que négative et, par conséquent, il ne survivrait pas à un examen fondé sur la Charte[22]. Il n’a pas protégé la liberté d’association positive, car il a exclu la majorité des travailleurs canadiens, à la fois par une loi explicite, dans le cas des nombreuses exclusions d’origine législative (pensons, notamment, aux travailleurs agricoles et domestiques), et en pratique, par la création d’obstacles insurmontables pour parvenir à un syndicalisme majoritaire exclusif, une condition préalable exigée par le modèle Wagner pour l’exercice pratique de la négociation collective et du droit de grève. Ce modèle n’a également pu protéger la liberté d’association négative, car il contraint les travailleurs souhaitant avoir accès à une représentation syndicale à ne soutenir qu’un seul syndicat favorisé par une majorité de salariés[23]. La liberté d’association négative a placé en ligne de mire une variété de caractéristiques associées au modèle Wagner, incluant le principe d’exclusivité et les clauses de sécurité syndicale qui obligent les travailleurs à adhérer à un syndicat (atelier fermé et atelier syndical) et l’obligation de payer des cotisations syndicales pour des activités non liées à la gouvernance syndicale stricte[24].

Beatty a cité en exemples les systèmes européens de représentation syndicale « plurielle » et « volontaire », notamment les comités d’entreprises allemands, comme étant des modèles de négociation collective qui offriraient une meilleure « voix aux travailleurs » et qui préserverait davantage la liberté d’association que le modèle Wagner. Dans ces autres modèles, les travailleurs bénéficient d’un plus grand choix d’associations d’employés auxquelles ils peuvent ou non adhérer et ils disposent de moyens pour participer aux décisions syndicales indépendamment de leur statut syndical[25]. Toutefois, Beatty n’alla pas jusqu’à dire que, dans une ère post-Charte, le modèle Wagner se verrait soudainement supplanté par l’un de ces modèles européens. Selon lui, la Charte entamerait plutôt un « dialogue » sur les politiques du travail qui mènerait, éventuellement, au démantèlement du modèle Wagner et à une évolution vers un nouveau Code du travail, qui allait inclure des « principes » tirés de l’expérience européenne[26]. Ce nouveau Code garantirait à tous les travailleurs un moyen de participer aux décisions relatives à leur milieu de travail qui n’impliquerait pas la preuve d’un soutien majoritaire à un seul syndicat[27].

Au cours des quinze premières années d’existence de la Charte, Beatty semblait s’être trompé sur toute la ligne. La Cour suprême du Canada (CSC) s’est comportée exactement comme les sceptiques l’avaient prédit. De l’affaire SDGMR c. Dolphin Delivery de 1986[28] à la « trilogie en droit du travail » de 1987[29], puis des arrêts IPFP c. TNO (Commissaire)[30] et McKinney c. Université de Guelph[31] de 1990 à Lavigne c. SEFPO en 1991[32], la CSC a rejeté catégoriquement l’analyse de Beatty. Je suivais, en 1990, son cours de droit du travail lorsque cette vague d’affaires qui rejetaient sa thèse est survenu. Je me souviens qu’à la suite du jugement de l’affaire McKinney, Beatty s’est adressé à la classe et a déclaré haut et fort qu’un jour il serait « réhabilité ». Cependant, en 1991, Beatty a concédé la victoire aux sceptiques[33]. Le professeur Brian Etherington a déclaré, en 1992, que les prédictions « naïves » et « simplistes » de Beatty avaient été « à plusieurs reprises fermement rejetées[34] ». Le monde du droit du travail, incluant David Beatty, a exploré d’autres horizons et la Charte est entrée dans une période d’hibernation de dix ans.

Puis, quelque chose d’inattendu s’est produit. À l’aube d’un nouveau siècle, un revirement stupéfiant s’est opéré. La CSC a revu son interprétation restrictive de la liberté d’association et s’est engagée dans la voie des réformes en cette matière durant près de deux décennies[35]. D’abord, avec la décision de 2001 dans l’affaire Dunmore c. Ontario (Procureur général)[36], puis avec celles de 2007 et de 2011 dans les affaires Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique[37] et Ontario (Procureur général) c. Fraser[38], et enfin avec l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[39] de 2015 et Mounted Police Association of Ontario v. Canada (A.G.) (MPAO)[40], la CSC a dressé un nouvelle configuration pour la liberté d’association. Même s’il faudra des années pour découvrir ce que signifie concrètement pour les travailleurs ce nouvel ensemble de droits et libertés sous l’article 2d) de la Charte, le changement de direction inattendu de la CSC a tiré le milieu du droit du travail de sa torpeur. Certains d’entre nous sont même allés rechercher les vieux écrits de David Beatty et ont remarqué que le nouveau projet de la CSC concordait grandement avec sa vision post-Charte du droit du travail. Beatty était, peut-être, sur le chemin de la rédemption.

Certes, la CSC a rarement suivi le raisonnement de David Beatty pour arriver à ses conclusions, mais il est indéniable que le paysage du droit du travail se rapproche davantage de sa vision normative qu’auparavant. Les exclusions professionnelles en vertu de la législation sur la négociation collective ont été abolies; les droits constitutionnels à la négociation collective; et à la grève ont été légitimés et la liberté d’association négative a été reconnue par la CSC[41]. De plus, dans l’affaire Pepsi-Cola Canada, même si la CSC n’a pas invalidé l’arrêt Dolphin Delivery, elle a soumis de manière détournée la Common Law à un examen limité de la Charte en abolissant la règle de Common Law selon laquelle tout piquetage secondaire serait « illégal en soi », la jugeant incompatible avec les « valeurs de la Charte[42] ». Tous ces développements sont conformes à la vision de David Beatty. Cependant, avec ses deux principes fondamentaux d’exclusivité et de majoritarisme, le modèle Wagner règne toujours en tant que modèle dominant de négociation collective au Canada. La prédiction de Beatty selon laquelle un contrôle juridictionnel constitutionnel entraînerait l’annulation du modèle Wagner par les tribunaux ne s’est donc pas concrétisée, et ne se réalisera probablement jamais. Le modèle Wagner a obtenu le sceau d’approbation de la CSC.

Malgré tout, une ligne de fracture se dessine. Dans ses récentes décisions prises en vertu de l’article 2d), la CSC a répété à maintes reprises que les principes de représentation majoritaire exclusive, apparentés au modèle Wagner, ne sont pas requis par la Charte[43]. Selon elle, la Charte protègerait le droit à « un processus véritable de négociation collective » qui permettrait aux travailleurs de présenter des revendications collectives à leur employeur. Le syndicalisme majoritaire et exclusif issu du moule Wagner ne serait que l’un des modèles par lesquels les gouvernements peuvent instaurer ces objectifs collectifs. Cela laisse la porte ouverte à l’expérimentation de divers modèles de négociation collective. C’est donc ici que je nouerai ces deux grands débats des années 1980 au sujet qui m’a été confié : le futur des lois du travail.

Le futur des lois du travail au Canada : retour vers le futur?

Le climat au Canada est aujourd’hui semblable à celui qu’a connu Weiler à son arrivée à Harvard au milieu des années 1980. Aujourd’hui, le taux de syndicalisation dans le secteur privé est en baisse et il pourrait bien tomber en deçà des 10 pour cent. Il n’est donc pas surprenant d’assister, au Canada comme aux États-Unis, à un regain d’intérêt pour des modèles de négociation collective qui pourraient atténuer, voire supplanter le modèle Wagner. À court terme, les débats habituels sur les réformes modestes du modèle Wagner se poursuivront. Le pendule oscillera d’avant en arrière, en marge des ajustements occasionnels apportés au modèle Wagner qui seront rythmés par les changements successifs de gouvernements, comme c’est le cas depuis les années 1990. Cependant, la pression pour trouver des solutions de remplacement au modèle Wagner s’accentuera à mesure que le taux de syndicalisation du secteur privé descendra en bas des 10 pour cent, comme cela s’est produit aux États-Unis à partir du début des années 1980.

Les grandes idées de réforme se concentreront sur des modèles proposant une version revue et corrigée du modèle Wagner, notamment des systèmes de négociation collective élargie et sectorielle[44], ou qui ouvriront la porte à un syndicalisme minoritaire et à d’autres formes de représentation non majoritaire et non exclusive[45]. Rien de nouveau ici : ces idées circulent dans les débats politiques depuis des décennies. Toutefois, il faudra surmonter d’énormes obstacles avant de parvenir à réformer en profondeur ou même à remplacer le modèle Wagner. Une réforme des lois du travail est possible au Canada (contrairement aux États-Unis), mais il pourrait s’avérer extrêmement difficile de mettre en place une réforme des lois du travail durable. Les récentes expériences en Ontario et en Alberta témoignent d’une tendance nationale observée depuis les années 1990. Dans ces deux provinces, même de modestes réformes des lois du travail qui visaient à faciliter la négociation collective ont été immédiatement abrogées par les gouvernements nouvellement élus du Parti conservateur de l’Ontario et du Parti conservateur uni de l’Alberta. Les conservateurs n’ont pas cherché à faciliter un meilleur accès à la négociation collective dans le secteur privé, mais plutôt à affaiblir la négociation collective dans le secteur public, dernier bastion du modèle Wagner. La réforme des lois du travail au Canada est devenue une question profondément partisane, comme c’est le cas depuis longtemps au sud de la frontière[46].

Il est de plus en plus difficile de faire aboutir une réforme profonde des lois du travail. Prenons le récent rapport d’experts commandé par les Libéraux, The Changing Workplaces Review. Le gouvernement a explicitement encouragé les experts à envisager de nouveaux modèles de relations de travail qui permettrait de mieux protéger les travailleurs précaires qui n’ont pas bénéficié du modèle Wagner. Pourtant, le rapport final a rejeté la négociation sectorielle, la jugeant impraticable dans les secteurs sans antécédents de négociation collective, c’est-à-dire précisément là où la négociation sectorielle est la plus nécessaire[47]. Sauf dans le cas d’une soudaine et spectaculaire augmentation du pouvoir et du militantisme des travailleurs prêts à remettre en question le statu quo qui serait telle que même le capital en vienne à reconnaître la nécessité d’un nouveau modèle de négociation collective — comme ce fut le cas dans les années 1940 —, il semble peu probable, dans le climat politique polarisé d’aujourd’hui, qu’un gouvernement provincial isolé ose instaurer un tout nouveau système de négociation collective qui confère plus de pouvoirs aux travailleurs et à leur association. Même si cela venait à se réaliser, la durée de vie du modèle pourrait bien se limiter à celle d’un seul mandat politique.

Je ne dis pas qu’une réforme profonde de la négociation collective, comme celle de la négociation sectorielle, n’est pas envisageable au Canada. Chaque nouveau siècle réinvente les lois du travail et nous ne sommes qu’à la seconde décennie de celui-ci. Là où je veux en venir, c’est qu’il est plus probable qu’un modèle de négociation collective émerge à la suite, non pas d’un soudain raz-de-marée législatif, mais plutôt d’une série de secousses. Dans le peu de temps qu’il me reste, je vais même tenter d’esquisser ce à quoi pourraient ressembler certaines de ces secousses. Il y aura des bouleversements à l’extérieur des limites du modèle Wagner, mais un séisme pourrait, sous peu, venir frapper le modèle lui-même.

Le premier ébranlement s’est déjà amorcé et il affectera les professions exclues du modèle Wagner. Tel que l’avait prédit Beatty[48], au lendemain des décisions de la CSC dans les affaires Dunmore et Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général)[49], il apparaît évident que l’exclusion de secteurs entiers (comme ceux de l’agriculture et du travail domestique) de la législation sur la négociation collective n’est plus tenable. La question la plus intéressante est la suivante : quels types de modèles de négociation collective verront le jour pour couvrir les travailleurs précédemment exclus? Les gouvernements pourraient intégrer ces travailleurs dans le modèle Wagner[50]. Cependant, l’affaire Fraser nous a appris que ce n’est pas nécessaire. Résolument opposée au modèle Wagner, la Loi sur la protection des employés agricoles (LPEA), qui a été maintenue dans l’arrêt de cette affaire, fournit une feuille de route potentielle pour la conception d’un nouveau modèle de négociation collective conforme à la Charte, mais bien plus léger que le modèle Wagner[51]. La LPEA protège les travailleurs contre les mesures de représailles pour cause d’activités associatives et reconnaît le droit des travailleurs à être représentés par un syndicat minoritaire ou toute autre « association d’employés ». Toutefois, elle n’impose à l’employeur rien de plus qu’un devoir d’établir « un dialogue significatif » (meaningfull dialogue) avec toute association d’employés qui vient frapper à sa porte. Par ailleurs, la LPEA ne contient aucune disposition sur le droit de grève. Évidemment, après l’arrêt SFL, la question fondamentale est de savoir si le modèle LPEA résistera à l’examen de la Charte maintenant que le droit de grève a été constitutionnellement reconnu[52].

Cette absence de droit de grève dans la LPEA pourrait mener au prochain séisme à venir frapper le droit du travail au Canada. L’affaire gravit déjà les échelons du système judiciaire[53]. Pour les travailleurs dont l’emploi est exclu du modèle Wagner, l’absence de protections légales contre d’éventuelles sanctions pour cause de cessation collective du travail constitue une grave lacune du droit du travail au Canada. Si, comme l’a déclaré la CSC dans l’arrêt SFL, « le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un véritable processus de négociation collective » et que la Charte garantit l’existence d’un tel processus, alors il semble difficile de voir comment l’exclusion totale des travailleurs des mesures législatives de protection et les modèles qui ne protègent pas le droit de grève, tel que la LPEA, puissent survivre à la prochaine secousse. À l’heure actuelle, il est difficile de déterminer quel modèle viendra combler ce vide juridique. Ce qui est certain, c’est que le futur prédit par Beatty, dans lequel la Charte rendrait nécessaire la tenue d’un débat politique sur les différents modèles permettant d’élargir l’accès à la négociation collective à tous les travailleurs, est maintenant à nos portes. Au bout du compte, l’analyse de David Beatty selon laquelle ce débat amènerait les décideurs politiques à se tourner vers les modèles européens de négociation collective « plurielle » et « volontaire », y compris sous la forme de comités de travail, pourrait s’avérer prémonitoire.

Le modèle Wagner pourrait bientôt lui-même subir un autre choc. Les premiers travaux de Weiler sur le rétablissement de la « voix collective » aux États-Unis le laissaient présager. Ceux-ci insistaient sur la grande portée de l’article 7 de la NLRA qui énonce le droit des travailleurs de mener des « activités concertées » à des fins « d’entraide ou de protection réciproque » et qui englobe un droit de grève limité aussi bien pour les travailleurs syndiqués que les travailleurs non syndiqués. Aux États-Unis, où environ 94 % de la main-d’oeuvre du secteur privé est non syndiquée, l’application de l’article 7 portant sur le droit de mener des activités concertées, en dehors du cadre d’une véritable négociation collective à la Wagner, « est tout ce qui compte » pour la majorité des travailleurs, en termes de lois du travail[54]. Ces dernières années aux États-Unis, l’article 7 a protégé des centaines de travailleurs non syndiqués qui ont participé, souvent avec l’aide des centres de travailleurs, à de vastes campagnes, comme les grèves massives dans la restauration rapide, le mouvement de revendication pour un salaire minimum à 15 $, les mouvements de contestation des travailleurs d’Amazon, des épiceries et du secteur de la technologie[55]. Au Canada, cette forme de résistance deviendra plus courante, et plus nécessaire, étant donné la baisse continue du taux de syndicalisation du secteur privé et de la frustration grandissante des travailleurs face aux inégalités économiques et à la perte de contrôle sur leur vie professionnelle. Les lacunes dans la protection juridique des travailleurs qui participent à des activités concertées en dehors de l’organisation syndicale traditionnelle et de la négociation collective se feront sentir.

Tandis que la NLRA s’appuie sur le droit général de mener des activités concertées, le droit du travail au Canada se fonde sur un droit plus restreint « de mener des activités syndicales »[56]. Cette différence devient notable dans les affaires concernant les travailleurs non syndiqués qui ont été licenciés pour avoir fait part de leurs préoccupations ou de celles de leurs collègues auprès de leur employeur[57]. Aux États-Unis, de tels licenciements constituent une violation manifeste de l’article 7 de la NLRA, ce qui entraîne généralement la réintégration des travailleurs en guise de réparation[58]. Au Canada, il faudrait une interprétation extensive et téléologique du terme « activité syndicale » utilisé dans nos lois sur la négociation collective pour étendre la portée des dispositions concernant les « pratiques injustes au travail » aux cas des travailleurs non syndiqués qui subissent des représailles pour avoir agi de concert, cela sans une présence syndicale[59]. Même si les lois étaient interprétées de cette manière, rien dans les lois canadiennes ne protégerait de représailles les travailleurs qui font grève afin de protester contre les pratiques d’emploi de leur employeur[60]. Même si une telle grève est protégée par l’article 7 aux États-Unis, une grève de travailleurs non syndiqués ne peut être considérée comme légale selon le modèle Wagner canadien[61].

La question de cette absence d’un droit général de participer à des activités concertées a, dans le passé, rarement été soulevée dans les débats sur la réforme des lois du travail au Canada. Weiler avait noté cette absence d’équivalence à l’article 7 de la NLRA dans les lois canadiennes, mais il n’a pas proposé son ajout dans le Code du travail de la Colombie-Britannique lorsqu’il a écrit sur les réformes au cours des années 1980[62]. Cependant, quelques années plus tard, lorsqu’il a tourné son attention vers la réforme du droit du travail aux États-Unis, où le taux de syndicalisation du secteur privé était alors plus ou moins équivalent à celui du Canada aujourd’hui, l’article 7 de la NLRA occupaient une large place, incluant son application aux travailleurs non syndiqués. De la même façon, le déclin continu du taux de syndicalisation dans le secteur privé au Canada a suscité un regain d’intérêt pour la protection des travailleurs qui s’unissent dans l’objectif d’une entraide réciproque sans le soutien direct d’un syndicat[63]. Certains syndicats ont, lors de la soumission de leur mémoire à l’enquête The Changing Workplaces Review, proposé d’introduire ce « droit de se livrer à des activités concertées »[64]. Plus récemment, un comité d’experts du gouvernement fédéral a recommandé « la mise en place d’une protection des activités concertées » dans la section sur les normes du travail du Code du travail canadien[65]. Le mouvement prend de l’ampleur.

L’émergence, au Canada, d’un « droit de participer à des activités concertées à des fins d’entraide ou de protection réciproque » constituerait une réelle transformation du droit du travail qui trancherait avec les réformes habituelles, mais il pourrait s’accompagner de conséquences incertaines. À mon avis, cette transformation se produira d’une façon ou d’une autre malgré tout. Elle représente une suite logique vers la garantie d’une protection minimale aux travailleurs qui font front commun pour faire face à leur employeur telle que l’envisage la CSC dans son plan pour le 21e siècle[66]. Quel que soit le modèle qui viendra renforcer ou supplanter le modèle Wagner, il devra inclure le droit fondamental des travailleurs de s’associer librement sans que cela entraîne leur licenciement. Même le modèle élémentaire de négociation collective de la LPEA protège un droit général des travailleurs de s’associer librement, par l’intermédiaire ou non d’un syndicat. Cela démontre que la reconnaissance d’un droit général de mener des activités concertées ne garantit pas une augmentation du pouvoir de la main-d’oeuvre. Un regard au sud de la frontière suffit pour le confirmer. Il est peu probable que l’élargissement du droit des travailleurs de participer à des activités concertées naisse de la volonté de gouvernements éclairés de protéger les travailleurs, mais cela n’est pas impossible. Il risque plutôt de faire partie d’une série de réformes qui, dans l’ensemble, amenuiseront les droits à la négociation collective. Comme toujours, le diable se cachera dans les détails.

Conclusion

Pour conclure, il est raisonnable de croire que d’ici un siècle, le modèle Wagner sera relégué aux sections réservées à l’Histoire dans les publications sur le droit du travail au Canada, si la catégorie du droit du travail existe toujours. Nul ne sait quel sera le contenu de la loi qui accaparera toute l’attention. Dans vingt ou trente ans, les manuels traiteront peut-être principalement d’une forme ou l’autre de négociation sectorielle ou de négociation élargie. Cependant, comme je l’ai soutenu, à plus court terme, nous serons probablement confrontés à une série de petits chocs qui ébranleront les systèmes de négociation collective actuellement en place au Canada, sans pour autant entraîner leur refonte complète. Les écrits antérieurs des grands spécialistes du droit du travail qui, il y a longtemps, réfléchissaient déjà à une ère post-modèle Wagner, renferment des indications sur ces perturbations à venir.

Paul Weiler, le pluraliste pragmatique, estimait que la réaffirmation de la « voix des travailleurs » face aux défaillances du modèle Wagner devait s’amorcer par une ouverture minimale aux autres formes de négociation collective qui pourraient renforcer ce modèle et par une protection efficace de la liberté d’association et du droit de grève des travailleurs en cas de besoin, même en l’absence d’un syndicat majoritaire. David Beatty, le libéral romantique, prévoyait que l’adoption de la Charte entraînerait la fin du modèle Wagner au Canada et pressentait l’évolution positive d’un modèle amélioré qui offrirait à tous les travailleurs une occasion de participer collectivement aux décisions relatives à leur milieu de travail par le biais de modèles de négociation collective « volontaire » et « plurielle ». Depuis lors, leur professeur Harry Arthurs, toujours sceptique, a déclaré dans un haussement d’épaules que « la négociation collective telle que nous la connaissons aujourd’hui disparaîtra » et qu’elle sera remplacée par une attention prioritaire aux normes prévues par la loi « plutôt qu’à une gouvernance industrielle autonome[67] ». Il semble donc approprié de laisser le dernier mot à Harry.