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Introduction

Alors que plus de 3 millions de salariés travaillent dans plus d’un million de TPE[1] (DARES, 2014), ce type d’entreprise reste une « terre de conquête » syndicale en France (49e Congrès de la CGT, 2009; sondage Harris Interactive, 2016; CFDT, Congrès de Tours, 2010). Plusieurs raisons expliquent cette situation. Historiquement, le mouvement syndical s’est développé au 19e siècle dans les grandes entreprises (Tilly, 2007; Tarrow et McAdams, 2005; Sirot, 2002) qui demeurent le coeur du militantisme syndical. Juridiquement, le cadre légal exclut le plus souvent la TPE (Rey, 2012), comme le montre le seuil de 11 salariés sous lequel toute représentation syndicale est interdite (Code du travail, 2012, article L2143-3). Syndicalement enfin, les principales organisations patronales se sont toujours opposées à la présence syndicale dans les TPE (Les échos, 18 mai 2015).

Cependant, sans nier l’absence de la forme classique de militance syndicale propre à la grande entreprise, qui est définie comme la présence de militants ayant un temps légal dédié à l’exercice d’un mandat, en TPE une autre forme de militance est présente. Il s’agit du conseiller du salarié[2], seul militant syndical légalement autorisé à intervenir dans les TPE (Code du travail, 2015, articles L1232-7 à 14). Ce dernier apparaît comme une forme originale de militance à un double niveau. D’abord, il n’est pas membre de l’organisation du travail dans laquelle il intervient. Il s’agit donc d’une militance extérieure. Ensuite, son intervention est limitée aux entretiens préalables à un éventuel projet de licenciement et aux ruptures conventionnelles du contrat de travail entre un salarié de TPE et son employeur. Le but de cette recherche est d’analyser cette militance syndicale originale qui articule extériorité, urgence et registre personnel d’action. Nous chercherons à répondre à la question de recherche suivante : Comment le CS milite et comprend sa militance en TPE ?

Cette question est porteur de nombreux enjeux. Académiquement, Ferrette (2010) souligne que la militance en TPE demeure un champ de recherche à découvrir dans les relations industrielles. Rey (2012), ainsi que Rey, Borisova et Thobois (2014) invitent la communauté scientifique à étudier plus en profondeur ce champ de militance où le travail concret du militant demeure à explorer. En répondant à cet appel, notre recherche montre l’émergence d’une nouvelle façon de militer qui apparaît comme un passage à la limite des évolutions récentes touchant la militance syndicale dans les grandes organisations. Loin de nous informer uniquement sur une réalité inconnue, la militance syndicale en TPE, cette recherche témoigne des formes prises par la militance syndicale à l’heure actuelle, en soulignant les dimensions qui la structurent. Sur le plan managérial, cette recherche invite les syndicats de salariés à réfléchir, tant à l’articulation de cette nouvelle forme de militance avec celle plus classique des grands groupes, que de penser l’accompagnement d’une militance isolée (Rey, Borisova et Thobois, 2014). Sur le plan social, le développement de l’entrepreneuriat dans la société invite à s’interroger sur la place donnée dans ce mouvement à la militance syndicale dans les TPE.

La structure choisie emprunte la démarche suivante : après un rappel des spécificités du statut de CS, nous exposerons notre cadre analytique sur l’engagement et la militance syndicale en mettant en perspective la militance des CS par rapport à la militance syndicale « traditionnelle » (associée à un mandat d’entreprise). Puis, après avoir présenté la méthodologie retenue, nous exposerons les stratégies développées et leurs fondements issus de 29 entretiens semi-directifs auprès de CS. Enfin, ces résultats seront discutés et mis en perspective.

Contexte législatif de la représentation syndicale en France

La représentation syndicale dans les entreprises françaises est régie par le Code du travail (Loi du 20 août 2008; Code du travail, 2017, articles L2141-1 à L2141-13 et article L2142-1). Un syndicat professionnel est reconnu comme représentatif des salariés s’il obtient, par le biais des élections professionnelles, au moins 10% des suffrages exprimés. Cette reconnaissance légale lui permet, ensuite, de négocier avec l’employeur et de défendre les intérêts des salariés dans une entreprise.

Le seuil des effectifs d’une entreprise est ainsi déterminant pour la représentation syndicale dans les entreprises. La loi, entrée en vigueur en 2017, a maintenu les seuils d’effectif à partir desquels l’employeur est soumis ou non à des obligations à procéder à des élections professionnelles. Trois seuils sont ainsi essentiels : de 1 à 10 salariés, de 11 à 49 salariés et de 50 salariés et plus.

En conséquence, le Code du travail (articles L2143-3 à L2143-5, 2017) stipule qu’à partir de 50 salariés, l’employeur est tenu d’organiser des élections professionnelles. Si un syndicat obtient 10% au moins des suffrages exprimés, le délégué syndical, représentant politique du syndicat, peut être nommé par ce dernier. Le délégué syndical représente le personnel, revendique et négocie les accords collectifs avec l’employeur. Pour accomplir sa mission, il bénéficie de moyens se traduisant, par exemple, sous forme de crédits d’heures qui lui sont alloués. Ces heures de militance syndicale sont considérées comme du temps de travail effectif. Il peut également cumuler ce mandat avec d’autres mandats syndicaux, tels que les mandats de CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), de CE (comité d’entreprise), de DP (délégué du personnel), ainsi qu’avec des mandats extérieurs à son entreprise, tels que le mandat de CS.

Pour les entreprises ayant entre 11 et 49 salariés, un délégué syndical ne peut être nommé. L’employeur a uniquement l’obligation d’organiser les élections de délégués du personnel (Codedu travail 2017, articles L2312-1 à L2312-8). Ces derniers défendent les salariés en présentant à l’employeur des réclamations individuelles ou collectives sur les salaires, sur l’application des dispositions légales, réglementaires, conventionnelles et collectives relatives au droit du travail, à leur protection sociale, leur santé et leur sécurité. Ils bénéficient de moyens définis par la loi (heures de délégation). Le délégué du personnel peut cumuler son mandat avec d’autres mandats extérieurs à l’entreprise, tels que le mandat de CS.

Dans les TPE dont l’effectif est inférieur à 11 salariés, le législateur n’a prévu aucune obligation pour l’employeur à organiser des élections professionnelles et, donc, à permettre une présence syndicale, ce qui explique l’absence de la représentation syndicale dans les TPE en France.

Une représentation externalisée des salariés des TPE

Face à ce « vide juridique » et pour la première fois en France, en 2012, l’État a organisé des « élections TPE » afin de permettre une mesure de l’audience des organisations syndicales au niveau des branches professionnelles et au niveau interprofessionnel. Ainsi, 4.7 millions de salariés des TPE ont été appelés à y participer par scrutins régionaux, sur sigle et sans candidats (2012), puis par scrutins sur liste, avec candidats nommés et issus des TPE entre décembre 2016 et janvier 2017.

Les résultats de ces dernières ont permis de désigner des représentants syndicaux pour siéger, non pas dans les TPE, mais dans les CPRI (Commissions paritaires régionales interprofessionnelles) instaurées par la Loi du travail dite « Rebsamen » de 2014 et dont le modèle de fonctionnement devait émaner des CPRIA plus anciennes (Commissions paritaires régionales interprofessionnelles de l’artisanat), dédiées au secteur de l’artisanat et créées suite à l’Accord du 12 décembre 2001 entre l’Union patronale de l’artisanat et les 5 syndicats représentatifs au niveau national (CGT, CFDT, CFTC, FO, CFE-CGC). Ces commissions paritaires, quelle que soit leur couverture sectorielle, demeurent une représentation indirecte et externalisée des salariés des TPE. Elles ont un rôle de conseil, d’information et sont dépourvues d’attributions légales pour négocier et pour faire imposer des obligations à l’ensemble des TPE de leur territoire régional. Les élus des CPRI et CPRIA ne peuvent entrer dans les TPE sans autorisation expresse des employeurs. Ils ne peuvent pas assister le salarié lors de conflits avec l’employeur.

Le CS se retrouve ainsi à être le seul syndicaliste à pouvoir se rendre dans les TPE afin de défendre les salariés (Code du travail, 2015, articles L1232-7 à 14).

Le cadre légal de la militance du CS en TPE

Le CS est strictement encadré par la DIRECCTE (Direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi). Il est proposé par son syndicat et affecté par arrêté préfectoral pour 3 ans à un département. Il intervient, à la demande d’un salarié convoqué par son employeur, lors d’un entretien préalable à un éventuel licenciement ou à une rupture conventionnelle du contrat de travail dans les entreprises dépourvues d’instances représentatives du personnel et, notamment, dans les très petites entreprises de moins de 11 salariés où le législateur n’a pas prévu de recours à un délégué du personnel, et encore moins à un représentant syndical.

Son champ d’action inclut l’aide à apporter au salarié menacé de perte d’emploi, l’organisation de sa défense et de ses intérêts, ainsi qu’un soutien actif lors de l’entretien préalable à un éventuel licenciement. Le CS peut, également, revêtir le rôle de conciliateur et de témoin. Il a pour mission d’assister le salarié et peut aussi fournir un témoignage en justice à la demande du juge des Prud’hommes. En cas de conflit porté devant cette instance (tribunal dit « professionnel » où siègent à parité égale des conseillers prud’homaux représentant les employeurs et les salariés), le CS peut produire un rapport à la suite de l’entretien préalable à un éventuel licenciement, rapport dont le juge peut apprécier librement la valeur et la portée (Code de procédure civile, article 202).

Dans ce cadre, le CS est seul autorisé à entrer dans les TPE, ce qui n’est le cas ni des autres militants syndicaux ni des avocats (articles L1232-7 à 14). Son statut prévoit qu’il a droit à 15 heures par mois pour assister les salariés, un temps d’absence de l’entreprise pour lequel aucun employeur ne peut s’opposer. Ce temps est rémunéré par l’employeur comme du temps de travail effectif. Comme les délégués syndicaux, le CS ne peut être licencié sans autorisation de l’inspecteur du travail. C’est un salarié protégé et il le restera 12 mois après avoir quitté ses fonctions. Toujours selon la Direction du Travail, le CS est tenu au secret professionnel à l’instar des élus du CE[3] et des délégués syndicaux, il a une obligation de discrétion et il doit rendre des comptes, sur le plan administratif, à la DIRECCTE. L’atteinte à l’exercice du CS est sanctionnée par une amende ou peut entrainer jusqu’à un an d’emprisonnement.

Ce cadre légal nous montre que la militance du CS s’articule autour de trois dimensions : l’extériorité, l’urgence et la solitude dans l’action.

Cadre théorique

Une nouvelle militance syndicale ou un cas extrême traduisant un mouvement de fond de l’évolution de la militance syndicale ?

Cette brève présentation du statut du CS questionne la compréhension de la militance syndicale. À un premier niveau d’analyse, trois dimensions structurent sa forme classique en grande organisation (Clark, 2000; Kuruvilla et Fiorito, 1994; Gordon et al., 1980). La première regroupe les activités opérationnelles et techniques. Elle se traduit par l’écriture de tracts, des opérations d’adhésion des salariés ou, encore, par la mobilisation de ces derniers dans des mouvements de grève ou de revendications (Fiorito, Padavic et DeOrtentiis, 2015). Gall et Fiorito (2011) évoquent l’existence de syndicats prestataires de services qui permettent d’attirer davantage d’adhésions de salariés. La seconde dimension est politique. Elle se réfère au travail de représentation du syndicat par la valorisation de ses positions face à d’autres syndicats. Les tracts relatifs à davantage de justice et de progrès social dans l’entreprise en sont l’expression. La troisième est stratégique. Elle consiste à négocier les accords et les orientations à long terme dans l’entreprise (Gall et Fiorito, 2011).

Sur cette première base, il apparaît que le travail militant du CS recoupe partiellement les deux premières dimensions. Sa relation avec le salarié en difficultés peut être comprise comme une opération en amont de l’adhésion. Pour la seconde dimension, la proximité avec le travail du CS est plus évidente. Ici, son action s’apparente à un travail de représentation du syndicat sur le terrain. En revanche, la dernière dimension n’a pas de sens pour le contexte des TPE.

Plus récemment, la littérature a enrichi sa compréhension de la militance syndicale. Un premier ensemble de travaux (Lhuilier et Meynaud, 2014; Gall et Fiorito, 2011) suggère que les activités syndicales cachent, en réalité, la défense de notions plus abstraites, telles que la solidarité, la défense d’idéaux, le développement d’un sentiment collectif porté par une seule voix (Théry, 2009; Addison et Hirsch, 1989; Bennett et Kaufman, 2004). Un second ensemble (De Terssac, 2014) souligne le poids de l’opposition, du contrôle et de la négociation du travail syndical, et il suggère que ce dernier repose surtout sur la capacité de gestion des demandes des salariés, orientant progressivement le travail militant vers une professionnalisation des activités. L’auteur questionne le devenir du travail militant et montre que ce dernier se transforme vers un travail d’organisation laissant davantage de place à des activités ciblées vers la santé et le bien-être des individus dans les entreprises. Le travail militant devient plus spécialisé et accorde plus la parole aux salariés dans les questions de conditions de travail, notamment. Briec (2014) souligne que la militance s’exerce dans une multitude de lieux, tant dans l’entreprise (CE, bureau du DRH, locaux syndicaux) qu’en dehors (inspection du travail, syndicats). Tomás, Kloetzer et Clot (2014) suggèrent que le mode de fonctionnement démocratique structuré par les grandes centrales syndicales place le syndicaliste devant des tâches ambigües, synonymes de dilemmes, auxquels le militant doit finalement faire face seul.

Ces derniers développements montrent que la militance syndicale se professionnalise et se spécialise selon une logique d’urgence et de prestation de services aux salariés. Elle opère dans un champ physique de plus en plus large. La dimension collective du militantisme se restreint sans être absente de la militance du CS. Il peut défendre plusieurs salariés d’une même entreprise. Il peut aussi mobiliser l’inspecteur du travail s’il constate, dans son intervention pour un simple salarié, des dérives collectives. Il joue ici le rôle d’un « lanceur d’alerte ». Sur cette base, il nous apparaît que la militance dans la TPE et celle dans la grande entreprise ne sont pas aussi distantes que pourrait le laisser penser un premier niveau d’analyse. Le CS retrouve les caractéristiques de ce mouvement de recentrage sur les dimensions de proximité et d’individualisation de la militance classique en grande entreprise.

Une évolution qui répond aux attentes de l’engagement militant

Plusieurs travaux soulignent l’évolution de l’engagement militant. Défini par Gordon et al. (1980) comme une attitude caractérisée par un puissant désir de rester membre d’une organisation syndicale, une volonté de participer aux actions de cette dernière à des degrés élevés, il repose sur une croyance et une acceptation de ses valeurs et de ses objectifs (Dubin, Champoux et Porter, 1975). Pour une organisation syndicale, l’indicateur de mesure-clé d’un engagement est la loyauté, synonyme d’engagement militant (Barling, Fullagar et Kelloway, 1992). Si pour certains, cet engagement trouve sa source dans la biographie du salarié (Grima et Beaujolin-Bellet, 2014; Fillieule et al., 2005), pour d’autres (Redman et Snape, 2016), c’est l’environnement de travail dans lequel se trouve le salarié qui est structurant. L’engagement militant s’explique d’abord par la théorie de la dissonance cognitive (Festinger, 1957). L’individu qui s’engage a perçu, en amont, des menaces, à un instant de sa vie professionnelle, et ces dernières l’ont poussé à s’engager dans une organisation syndicale. Pour Redman et Snape (2016), l’individu s’engage même avant d’être imprégné par une quelconque idéologie. Ce n’est que par la suite de son engagement qu’il commence à percevoir et à évaluer les performances de l’organisation syndicale. La dissonance cognitive pousse l’individu à s’engager dans un syndicat comme pour se protéger ou pour prendre parti afin de profiter de la puissance collective et tourner la situation à son avantage.

Les deux auteurs s’appuient également sur la théorie de Ajzen et Fishbein (1980) qui suggère que l’attitude d’un individu préempte son comportement, en ce sens que le fait même de participer à quelques actions de la vie d’une organisation le pousse à s’engager, dès lors qu’il y a perception de menaces ou d’opportunités. Pour Redman et Snape (2016), l’engagement peut être dual : professionnel et syndical. Cet engagement dual varie selon le climat social de l’entreprise. Si le climat est non conflictuel, l’individu a tendance à s’engager de manière égale dans l’organisation syndicale et dans son entreprise. Dans le cas contraire, l’individu préfère s’engager davantage dans un syndicat de salariés. Plusieurs types d’engagement dual peuvent exister : engagement dans une entreprise et dans une association, ou, encore, engagement dans une organisation syndicale et dans une profession (Akoto, 2014; Cohen, 2005). Le militant prend son autonomie par rapport à son syndicat. La vision fusionnelle de l’engagement militant est relativisée.

D’autres travaux soulignent cette distanciation. Ion et Ravon (1998) insistent sur le besoin de réflexivité et d’horizontalité sociale du militant syndical. Il souhaite être plus visible dans la sphère publique. Les militants réfléchissent sur eux-mêmes, en même temps qu’ils exercent leur militance, et choisissent le mode d’action qui leur convient le plus (Ion, 2015). Cet auteur évoque la militance de « timbre-poste » et la militance de « post-it ». La première tend à disparaitre faisant référence à une militance durable, de loyauté, où l’affect joue un grand rôle. La seconde, qui émerge de plus en plus avec la société moderne, fait référence à une militance volatile, multiple et sans nécessairement la présence d’affect. Cette nouvelle militance est intéressée par la propension à être visible et à être exposée dans la sphère publique, similaire à des actions de type « coups médiatiques ».

Ces développements, tant sur l’engagement dual (Redman et Snape, 2016) que sur la distanciation (Ion, 2015), montrent que les tendances récentes observées dans la militance des grandes entreprises la rapprochent de celle du CS dans la TPE. La pluralité d’engagement est une réalité dans les deux cas, même si le CS a un engagement syndical dans son entreprise, un engagement professionnel dans son organisation de travail et un engagement syndical à l’extérieur de son entreprise. Le travail d’Ion (2015) souligne la convergence des deux formes de militance sur la courte durée et, partiellement, sur l’espace d’action de plus en plus multi spatiale et multi acteurs. La valorisation personnelle de la militance est une réalité dans les deux formes de militance. Loin d’être une forme marginale de militance, le CS apparaît comme l’expression d’un cas extrême des tendances récentes affectant la militance syndicale : extériorité, urgence, isolement. Cette réalité contraint les militants à développer de la proximité, de la professionnalisation (Nicourd, 2009). Cependant, comme le suggère Ferrette (2010), le CS est un militant qui est loin de sa base syndicale, peu revendiquée par les syndicats. Le but de cette recherche est de comprendre comment le CS milite et comprend sa militance en TPE. 

Notre étude a pour objectif de compléter les travaux existants par un éclairage précis sur la militance syndicale dans les TPE. Elle contribue à la littérature sur deux points essentiels : 1-proposer une analyse de la militance syndicale dans les très petites entreprises pour enrichir les travaux existants, tournés jusqu’ici vers la militance des grandes entreprises (Redman et Snape, 2016; Fillieule et al., 2005); 2-révéler et comprendre le triple engagement de l’individu (engagement syndical dans son entreprise, engagement en tant que CS dans les TPE et engagement professionnel dans son entreprise), en référence à la dualité d’engagement suggérée par Redman et Snape (2016), Akoto (2014) et Cohen (2005).

Méthodologie

Collecte de données

Nous avons collecté nos données en nous fondant sur l’approche par les récits de vie (McAdams, 1993; Fillieule, 2001; Goodley et al., 2004). Cette méthode est pertinente pour obtenir une compréhension en profondeur de l’engagement (Becker, 1960; Everett, 1963). Les données furent collectées entre juillet et décembre 2016 auprès de 29 militants syndicaux ayant le mandat de CS. Nous nous sommes appuyés sur les listes officielles fournies par l’administration préfectorale du département de Paris. Pour nos entretiens, nous mettons en place des conditions de confidentialité et de confiance (Essers, 2009). Le lieu de l’entretien est laissé au choix des personnes (lieu de travail, local syndical ou autre endroit soumis à confidentialité). Nous adoptons une posture de valorisation de la fonction remplie par ces personnes et d’empathie à leur égard. Notre échantillonnage est théorique sur plusieurs dimensions, comme l’âge, le genre, l’organisation syndicale d’appartenance, la situation professionnelle actuelle, les mandats détenus, l’expérience syndicale, le nombre d’interventions effectuées en tant que CS et les contextes de leur action (secteur de l’entreprise). Les entretiens durèrent entre une heure et deux heures. Nous demandons aux militants de nous retracer leur vie sous forme de chapitres (McAdams, 1993) structurés autour des événements suivants : l’entrée dans la vie active, l’entrée dans l’engagement syndical, leurs mandats syndicaux, le déroulement de leur action syndicale depuis leur engagement, l’entrée dans la fonction de CS et, enfin, leur situation actuelle. Nous ciblons une vision élargie de la trajectoire professionnelle du militant dans le but de mieux comprendre les raisons qui l’ont poussé à s’engager dans les TPE.

Les entretiens sont semi-directifs et orientés vers la mise en évidence des interprétations des individus afin de les laisser exprimer d’eux-mêmes les éventuels liens entre les événements, les ambiguïtés ou les contradictions qu’ils ont affrontées (Cohen et Mallon, 2001). Au terme des entretiens, et dans les cas où les personnes n’auraient pas spontanément abordé ces dimensions, nous leur posons des questions plus précises sur leurs fonctions et responsabilités en tant que militant syndical, en tant que salarié et en tant que CS. Nous les interrogeons également sur l’image que leur renvoient les autres militants et leur responsable hiérarchique en entreprise. Notre compréhension de la militance auprès des TPE est reformulée et confirmée par le CS interviewé avant de clore l’entretien.

Analyse des données

Nous nous sommes appuyés sur l’approche « Grounded Theory Methods » (Glaser et Strauss, 1967). L’analyse de données fut progressive. Nous avons appliqué le principe de saturation sémantique, c’est-à-dire que nous avons continué la collecte de données jusqu’à constater une certaine répétition sémantique dans les 5 derniers entretiens. Au total, 29 entretiens furent réalisés.

Avec l’aide du logiciel NVivo (éditeur QSR) et par la technique de requête puis de codage, nous recherchons les termes-clés ou ensembles de sémantique les plus fréquemment exprimés et les resituons dans le contexte dans lequel ils ont été exprimés. Nous les regroupons, les classons, puis évaluons leur pertinence pour comprendre leur signification (Gioia, Corley et Hamilton, 2012). Puis, nous en dégageons des éléments d’analyse qui permettent de nous rapprocher des théories et concepts établis ou de proposer une nouvelle approche.

Enfin, nous croisons et vérifions également ces analyses avec les rétroactions (feed-back en anglais) des CS. Au terme de ce processus, nous dégageons les stratégies développées et leurs motivations.

Résultats

Nos travaux ont reposé sur 29 entretiens semi-directifs auprès des CS. Vingt-sept des entretiens ont été enregistrés en audio et deux ont été réalisés en prise de notes, à la demande des CS concernés. Un guide d’entretien avec une trame de 30 questions ouvertes et fermées a été préparé pour les entretiens. La trame du guide d’entretien est scindée en 4 grandes thématiques : 1- identification professionnelle et parcours syndical du CS; 2- techniques d’approche des salariés dans les TPE; 3- ressources mobilisées; 4- relations avec son syndicat et son entourage. Les CS ont été contactés par téléphone pour la prise de rendez-vous et figurent sur des listes fournies par l’autorité préfectorale, recoupées avec celles fournies par les syndicats. Les CS ont tous accepté spontanément dès notre premier contact téléphonique.

Les entretiens se sont déroulés sur une durée moyenne de 80 minutes et ont fait l’objet de retranscription écrite, puis intégrés au logiciel Nvivo (éditeur QSR) pour faciliter nos analyses.

Notre travail nous a permis de dégager trois profils traduisant chacun la mise en oeuvre d’une stratégie.

Le profil « bon soldat »

Ce profil concerne 11 CS interrogés, dont 7 femmes et 4 hommes, tous, exerçant leur premier mandat. Soucieux de leurs intérêts, ils développent une stratégie de valorisation du syndicat qui articule une militance active en amont où le CS se montre réactif et une militance passive en aval où le CS reste en retrait.

Une militance qui intègre les intérêts du militant

Ce profil a un engagement militant limité dans sa grande entreprise. Il fuit la conflictualité avec son employeur : « Prendre le mandat de délégué du personnel, c’est officialiser quelque chose derrière une étiquette syndicaliste, le mandat de CE est plus neutre, plus ludique [...] le mandat de délégué du personnel a un autre relationnel, peut-être plus conflictuel, et je ne voulais pas y aller trop dans le conflictuel » (Astrid). Cet investissement restreint se retrouve dans sa militance dans la TPE : « J’ai eu quelques accompagnements. Pas énormément parce qu’on était quand même nombreux. Certains avaient une meilleure expérience et de meilleures connaissances de la boite que moi, ils avaient un réseau plus étendu et étaient plus à même d’accompagner les salariés » (Gilbert). Le militant souhaite maintenir sa militance dans le cadre du temps légal de 15h/mois. Il ne veut pas que cette militance empiète sur sa vie privée : « Sur ces 15h, il y a l’entretien et le temps de transport. Et le pré-entretien, je ne le fais qu’exceptionnellement. C’est rarissime. S’il m’arrivait un mois d’avoir déjà fait quasiment mon plein en début de mois, je ne pourrais plus faire d’entretiens » (Georges).

En revanche, il souhaite que cette militance lui rapporte personnellement, d’abord, en renforçant sa protection contre le licenciement dans son entreprise : « Quelque part, ça me protège aussi d’un employeur qui aurait envie de me virer [...] J’ai dit à un collègue : ‘Maintenant, j’ai un double gilet pare-balles’ » (Marina). Ensuite, cette militance lui permet d’élargir ses compétences : « L’intérêt pour moi, c’est que je sors complètement de mon domaine de compétence. C’est surtout pour avoir une ouverture sur d’autres professions qu’on ne connait pas forcément. Ça, c’est intéressant quand on est vraiment cloisonné dans son activité. C’est important parce que c’est très enrichissant » (Georges).

Un accueil réactif et soigné

Le CS cherche à vendre les prestations de son syndicat : « L’idée, c’est de les amener à contacter le syndicat [...] Je lui dis que c’est le syndicat, que derrière il y a un support juridique, vous allez être aidé » (Nina). Le militant a le souci que son syndicat soit bien perçu par les salariés qui le consultent : « Je fais un travail de syndicaliste, simplement, s’ils ont une bonne image de mon travail, ils auront une bonne image du syndicat que je représente » (Georges). Il a une volonté de délivrer un service de qualité : « Je prends tous les appels et on voit ce qu’on peut faire. Je donne toujours rendez-vous à la personne » (Gilbert).

Il soigne ses réponses pour montrer que son syndicat l’a bien formé : « Je pose des questions factuelles dès le premier contact [...] comme vu en formation » (Claire) et propose une approche empathique des salariés qui le contactent : « La première chose que je fais, c’est de les rassurer [...] les personnes se raccrochent à nous. On est leur seul espoir » (Claire).

Son souci de satisfaction « du client » le conduit à répondre à toutes les demandes et à se retrouver dans des réalités professionnelles qu’il ne connait pas : « Je me suis retrouvée dans une boite de travestis assez célèbre à Pigalle, alors les boites de travestis à 11h00 pour un entretien, ça sent la vieille fête [...] Je me suis retrouvée Place Vendôme, chez un bijoutier, où on passe par des petits couloirs » (Marina).

Une assistance passive en aval

Conscient que c’est son premier mandat, le syndicaliste ne prend pas de risque lorsqu’il doit réaliser une prestation : « C’est mon premier mandat. Je me souviens d’un salarié [...] je me suis dit qu’il ne faut pas que j’y aille violemment » (Astrid). Il évite les demandes qu’il juge trop complexes ou pas suffisamment claires, en les renvoyant vers ses collègues plus expérimentés, sans quoi il serait mal à l’aise : « Selon le cas, je peux orienter le salarié vers d’autres conseillers du salarié de références, plus compétents ou plus spécialisés » (Annie).

Pendant la préparation de l’entretien avec le salarié, le conseiller s’aligne sur la position de ce dernier : « Oui, on prépare [...] c’est en fonction de ce que le salarié a envie de faire » (Marylise). Son travail pendant le face-à-face avec l’employeur est réduit. Il prend des notes et observe. Il a confiance en l’impact de sa seule présence : « Lors de l’entretien, je n’interviens pas beaucoup. J’écoute, je prends des notes [...], je vois ce qui se passe » (Georges).

Une fois l’entretien réalisé, le CS ne cherche pas à poursuivre sa relation avec le salarié et ne tente ni de le syndicaliser, ni à lui prodiguer des conseils supplémentaires dans un contexte qu’il juge peu favorable pour parler du syndicat : « Après l’entretien, je ne leur parle pas du syndicat, ils n’ont pas la tête à ça. Certains me remercient [...] Les gens sont tellement déboussolés à ce moment-là » (Astrid).

Le profil « défenseur des droits »

Ce second profil concerne 5 femmes et 2 hommes. Il repose sur une stratégie de « professionnalisation » qui fait appel à l’expérience syndicale et à l’expertise juridique des conseillers. Désireux de partager son expertise, le CS s’engage sous conditions pour devenir une tierce personne indispensable.

Une militance d’expertise partagée

Le militant est ici plus expérimenté. Son passé syndical dans les grandes entreprises l’a amené à se confronter aux directions au travers de mandats de délégué syndical ou de délégué du personnel : « J’ai eu des problèmes [...] Ils voulaient me licencier [...] Je suis rentré rapidement dans les mandats syndicaux…Aujourd’hui, je m’investis totalement dans le syndicat, j’ai un mandat de délégué syndical, je suis membre du CE et je suis au CHSCT[4] » (Darius). Cette expérience est synonyme de connaissances techniques en droit : « J’ai été désignée déléguée syndicale par le syndicat. Je suis la seule représentante au sein de mon entreprise [...] J’ai pris de l’ampleur. Le syndicat a vu que j’avais des connaissances juridiques et il m’a proposé de devenir conseiller du salarié » (Axelle). Les militants sont plus autonomes et compétents dans leur capacité à conseiller et à orienter le salarié vers des actions juridiques. Ces syndicalistes peuvent apporter parfois des éléments de témoignage précieux pour le travail de l’avocat : « Les notes d’entretien, c’est comme une arme » (Pétra). Le CS fait appel à toutes les ressources juridiques qu’il possède pour mener à bien la défense du salarié. Il n’hésite pas à en apprendre de nouvelles pour accroitre ses compétences. Parfois, il ne se gêne pas pour rappeler à l’employeur ses lacunes en matière de droit du travail et montre par la même occasion la technicité de sa défense du salarié : « Parfois, ils te reçoivent en disant : ‘Vous êtes qui vous ?’ Tu sors la carte bleu blanc rouge ou tu te présentes de la Direction du Travail, ça les calme [...]. Tu rétablis l’équilibre en disant à l’employeur qu’il a le droit de se faire accompagner aussi, et qu’avec le salarié, ils sont au même niveau, tout au moins dans l’échange » (Francine). Pour lui, la militance dans les TPE, c’est d’abord une question de maitrise des règles juridiques.

Cette expérience se combine avec la volonté de partager cette expertise technique : « On m’a formée au droit du travail qui au début était partiel, mais qui finit par se renforcer. Au bout de six ans, on a des réflexes [...]. J’ai découvert le côté psychologique et passionnant de l’assistance. Le métier, moi j’appelle ça un métier, cette place que prend le conseiller du salarié, ça prolonge mon utilité à la société » (Maria). Ce partage s’explique par la confrontation personnelle à des situations d’injustice : « J’ai eu des soucis personnels avec mon employeur et je sais ce que c’est de recevoir une lettre recommandée à la veille d’un week-end [...] Le mandat de CS, c’est mon plus beau mandat » (Axelle).

Un engagement sous conditions

Le militant a conscience de sa valeur et ne conçoit pas son engagement au côté du salarié en TPE comme allant de soi. Il demande au salarié de se prendre en charge et veut un salarié partenaire : « Je fais des choses que j’estime utiles. C’est vrai que, des fois, il y a des salariés qui ont l’air tellement peu motivés eux-mêmes. Il faut déjà qu’ils s’aident eux-mêmes avant qu’on puisse les aider » (Agathe). Le militant se réserve le droit d’arrêter sa prestation : « Aux salariés, vous donnez le doigt, ils vous prennent le bras, j’ai dit stop. Je m’étais fait avoir au début [...] Au bout d’un moment, je dis stop » (Axelle). Le militant fait parler le salarié : « Je les fais parler beaucoup, je les fais écrire [...] Je leur dis : ‘Dites-moi tout ce qui se passe’ [...], ça les soulage. Après, on en discute [...] J’essaie de leur faire dire quand ça a commencé. Après, ils disent : ‘Ah oui, c’est ça’ » (Francine).

Comme pour la stratégie précédente, la prise de contact est capitale afin de définir la nature de la relation qu’il souhaite créer avec les salariés. Ici, le CS va souligner sa liberté dans sa militance par rapport à la définition de son rôle donné par la Direction du Travail, il s’approprie le rôle et le joue à sa manière : « On nous a bien dit ça en formation, qu’on était quelque part des représentants du ministère du Travail, donc peut être avec une espèce de neutralité. Je ne dirais pas ça parce qu’on est quand même pro-salarié [...] On nous a dit que c’est une fonction où il faut être correct [...] Moi, j’aime bien bousculer les employeurs » (Agathe).

Se poser en tiers incontournable

Une fois que le CS est convaincu de l’engagement du salarié à ses côtés, son engagement est très actif. Il prépare le salarié à la confrontation avec l’employeur : « Pour mieux accompagner le salarié, même si ce n’est pas prévu dans le cadre légal, je vais le faire. Je vais le recevoir avant » (Darius).

Pendant la confrontation, le militant se veut incontournable dans la relation entre le salarié et son employeur. Il tente de prendre le contrôle des échanges : « Des fois, j’essaie de faire dire à l’employeur ce qu’il n’a pas envie de dire pour le mettre en porte-à-faux [...] Je dis au salarié que ce n’est pas à vous d’engager la conversation, c’est au patron [...] Des fois, je recadre le débat un peu [comme] la médiatrice » (Axelle).

À ce moment précis, le conseiller s’engage résolument au côté du salarié en recherchant un compromis. Plusieurs militants nous ont affirmé que leur but est de faire en sorte que le salarié assisté s’en sorte avec le moins de sanctions possible : « Je cherche le compromis, plutôt qu’une situation qui se termine mal. Le dindon de la farce, c’est quand même le salarié qui va se retrouver au chômage » (Maria).

Le profil « combattant »

Ce dernier profil concerne 11 CS, dont 10 hommes et 1 femme. Il se base sur une stratégie de préparation aux conflits et s’exprime par deux tactiques : le soutien sans condition et le suivi personnalisé. Contrairement à la stratégie précédente, le militant anticipe ici un conflit avec l’employeur. Il prend le contrôle de la préparation et se substitue au salarié durant le face-à-face avec l’employeur.

Un engagement total

Le militant s’identifie au salarié, mais garde le contrôle de ses émotions comme le montre cet exemple du suivi d’un salarié alcoolique : « J’ai eu un cas d’un type qui s’est mis à boire et ça n’allait plus avec son patron [...] Il m’appelait, parfois plusieurs fois dans la même journée, et après mon boulot [...] Et puis le salarié a accepté de se soigner [...] Il a repris son boulot » (Claude).

Pour le militant, le militantisme n’est concevable que dans un engagement au côté des salariés, plutôt que de passer son temps dans les instances de type CE : « Je suis secrétaire-général du syndicat [...] J’ai encore un mandat de CE, mais on me voit rarement dans ma boite [...] J’essaie de passer encore régulièrement [...] Le mandat de CS, ça permet de rester sur le terrain » (Luc). C’est un « super délégué du personnel » plus attiré par les relations interpersonnelles que par les aspects juridiques d’un dossier salarié : « Le CS, c’est quelqu’un qui est plus social, qui a plus de facilité, il est capable de nouer les contacts [...] Un bon délégué du personnel fera un bon CS » (Joseph).

Un soutien sans condition

Quel que soit le comportement du salarié, le CS s’impose de l’assister jusqu’au bout : « J’ai eu des gens qui m’ont menti. Je l’ai su face au patron [...] Je reste quand même jusqu’au bout » (Luc). Lors de la prise de contact, son engagement est rapide, car il se conçoit dans une logique de secours à des salariés confrontés à des employeurs peu éthiques : « Si je n’étais pas là, ils auraient licencié les gens comme de la merde » (Hugo). Son action vise en priorité à aider un public qui lui apparaît défavorisé par rapport à celui des grandes entreprises qui disposent de présence syndicale forte : « Ce que je sais, c’est qu’ils [les salariés] sont contents de nous trouver. Quand ils nous voient, ils ont l’impression de voir dieu » (Hugo). Cet engagement pour les salariés en grande difficulté est coûteux en temps, d’autant que le CS peut avoir lui-même une charge professionnelle et syndicale lourde dans son organisation : « J’ai des mandats de délégué du personnel, de secrétaire du CE [...]. J’ai tout fait » (Alice). Il va, pour certains cas, jusqu’à modifier son temps de vie personnelle et professionnelle pour ce type de dossier : « Une fois, j’ai passé deux heures à écouter des gens en pré-entretien [...] Je prends toujours sur mon temps personnel pour faire des pré-entretiens [...] Et je fais souvent des comptes rendus devant mon ordinateur en mangeant » (Alice).

Un suivi personnalisé

La préparation de l’entretien et du salarié est minutieuse. Le conseiller se comporte comme un stratège qui conçoit le face-à-face avec l’employeur comme une bataille qu’il convient de préparer avec le plus de sérieux possible. « Je fais un tri [...] C’est ma façon de travailler [...] Je trie par rapport à la personne quand elle présente les choses, je le sens déjà, si elle est honnête dans sa démarche ou pas, ou si elle me cache des choses ou pas [...] Je vais passer des heures avec elle pour préparer » (Jack). Il fait du sur-mesure, prend son temps pour analyser la situation du salarié et cherche les détails qui pourraient faire tomber l’employeur. Il contrôle ses arguments et utilise son expérience syndicale afin d’être plus efficace.

Lors de l’entretien, son engagement est total. Il ne manifeste aucune peur devant l’employeur, c’est un militant qui rend coup pour coup : « Si le patron est violent et qu’il essaie de m’interdire de parler, je me montre aussi dur et je monte le ton [...] Je menace d’appeler l’Inspection du Travail et là, en général, il se calme » (Claude). Il est prêt à mobiliser son organisation syndicale, si nécessaire, pour porter le dossier du salarié devant les tribunaux. Il va jusqu’à se substituer au salarié et décider à sa place : « J’ai dit à un patron que même si le salarié ne va pas aux prud’hommes, je porterai plainte en tant que syndicaliste auprès du tribunal d’instance » (Hugo). La démarche dépasse le cadre légal de la mission du CS : « J’estime que j’ai un droit d’alerte dans les petites structures » (Mark).

Discussion

Le but de cette recherche est de répondre à la question suivante : Comment le CS milite et comprend sa militance en TPE ? Fondant notre analyse sur 29 récits de vie de CS et articulant les apports théoriques relatifs à l’engagement et au travail militant (Lichterman, 1996; Fillieule, 2001; Ajzen, 1991; Nicourd, 2009; Ion et Ravon, 1998; Redman et Snape, 2016; Sawicki et Siméant, 2009; Grima et Beaujolin-Bellet, 2014; Fiorito, Padavic et DeOrtentiis, 2015), nos résultats attestent de la diversité de la militance en TPE. Trois profils se dégagent : le « bon soldat », le « défenseur des droits » et le « combattant », qui témoignent de trois stratégies distinctes où mises en oeuvre et engagements se combinent.

Avec la première, le militant valorise son syndicat, en ayant une prise en main du salarié exemplaire (Dubin, Champoux et Porter, 1975) et en s’alignant, ensuite, sur sa position. Avec la seconde, le militant met à disposition du salarié son expertise. Il crée un partenariat avec le salarié et s’interpose entre ce dernier et l’employeur. Il veut apaiser la situation et obtenir le moins de sanctions possible pour le salarié. Enfin, avec la dernière, le militant anticipe un conflit avec l’employeur. Il prend le contrôle de la préparation et se substitue au salarié durant le face-à-face avec l’employeur. Si la première témoigne d’un engagement intégrant les intérêts personnels du militant (Olson, 1965), la seconde est marquée par sa valorisation de la technicité de sa prestation (De Terssac, 2014), alors que la dernière montre un militant soucieux de justice sociale.

Ces résultats complètent et enrichissent la littérature à plusieurs niveaux. L’hétérogénéité des positionnements envers les salariés montre que la nature de l’engagement a une influence sur la forme prise par la militance, sans pour autant questionner son existence même (Festinger, 1957; Ajzen et Fishbein, 1980). Il y a appropriation de la militance et non détournement à des fins personnelles de cette dernière. Même lorsqu’il intègre ses intérêts personnels (Olson, 1965), le militant fournit un soutien, certes restreint, au salarié. À l’inverse, l’engagement peut être total jusqu’à éclipser le salarié (Gordon et al., 1980). Le militant reste au service du salarié (Gall et Fiorito, 2011), ce qui constitue le fondement de la militance syndicale (Lichterman, 2008). La validité externe des résultats établis dans d’autres contextes (Lhuilier et Meynaud, 2014; Fiorito, Padavic et DeOrtentiis, 2015) est élargie à celui de la militance dans la TPE.

Cette recherche établit que, même spatialement isolée (Ferrette, 2010), la militance en TPE du CS est socialement intégrée (Briec, 2014). Le CS s’insère dans un collectif de CS, dans une structure syndicale dans son entreprise (Théry, 2009; Addison et Hirsch, 1989; Bennett et Kaufman, 2004) ou localement, et se fournit en ressources directement au travers d’une communication entre CS ou indirectement par des formations. Ce résultat vient nuancer la compréhension du militantisme personnaliste développée par Lichterman (2005) pour qui la structure syndicale est en retrait dans l’action syndicale.

Plus largement, cette recherche enrichit la théorie de la dualité de l’engagement (Redman et Snape, 2016; Akoto, 2014; Cohen, 2005) dans un contexte où la dualité laisse place à une trinité d’engagement, à savoir dans son entreprise, son métier et en tant que CS. Ce dernier apparaît comme le nouveau militant décrit par Ion (2012) s’engageant dans un contexte où la structure syndicale est présente sans être oppressante (Tomás, Kloetzer et Clot, 2014). Sans reprendre la multiplicité d’adhésion décrite par Ion (2015), on retrouve ici une militance s’exerçant dans un temps court comme le militant « post-it » d’Ion (2015). Loin d’être figé, ce mandat apparaît comme un espace de liberté où le militant peut exprimer pleinement les fondements de son engagement militant ayant, dans certains cas, été limité dans sa militance dans sa grande organisation (Clark, 2000; Kuruvilla et Fiorito, 1994; Gordon et al., 1980). Aucun des 29 militants interrogés ne fait état de lassitude ou d’intention de quitter ce mandat (Barling, Fullagar et Kelloway, 1992).

Plusieurs pistes de recherches nous apparaissent fécondes et peuvent répondre en partie aux limites de ce travail. La première serait une étude longitudinale des impacts personnels et professionnels de ce rôle sur les CS (Fillieule, 2001). La militance du CS pourrait être comprise comme une opportunité d’une nouvelle carrière pour des militants usés par leurs actions dans le contexte de la grande entreprise (Grima et Beaujolin-Bellet, 2014). La seconde serait d’élargir la compréhension de cette militance en intégrant dans l’analyse des acteurs du système de rôle du CS comme des salariés suivis, des collègues syndicalistes dans l’entreprise ou en dehors, tout comme d’autres CS. Enfin, il pourrait être pertinent d’élargir l’échantillon, tant quantitativement que qualitativement, en interrogeant un nombre égal de CS des 5 grandes centrales syndicales[5] (CGT, CFDT, CFTC, FO et CFE-CGC) dans le but de vérifier la complétude de la typologie proposée.

Sur le plan du management, cette recherche questionne l’impact d’une nouvelle militance sur l’implication professionnelle ou syndicale des individus (Gallagher et Strauss, 1991) : quelle gestion des ressources humaines serait-il possible d’imaginer face à un nouvel engagement, sans pour autant mettre en péril l’organisation du travail ou syndicale ? Enfin, au niveau sociétal, notre travail montre que l’action des CS les amène à se confronter à la face obscure du développement de l’entrepreneuriat qui apparaît, ici, sous un jour peu favorable.

Conclusion

Articulant les apports de la littérature relative à l’engagement et à la militance syndicale, cette recherche s’appuie sur 29 entretiens semi-directifs auprès des CS de deux syndicats différents pour étudier comment le CS milite et comprend sa militance en TPE. Trois types de profils militants émergent : le « bon soldat », le « défenseur des droits » et le « combattant ». Ces résultats confirment la diversité des formes de militance, comme de leurs motivations, dans un contexte jusqu’ici peu étudié. Au-delà, cette recherche établit l’existence d’un équilibre entre les militants et leurs syndicats. Les premiers disposent d’un espace d’appropriation de leur militance que ne font qu’encadrer les seconds sans le structurer.