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Le volume Les peurs au travail résulte du travail d’un collectif d’auteurs sous la direction de Guénette et Le Garrec. Reconnaissant qu’en vertu de certaines conditions (qualité et reconnaissance), le travail possède des propriétés bénéfiques, les auteurs s’interrogent sur la présence de la peur en tant que symptôme et en tant que stratégie organisationnelle. Ce questionnement sur la peur se fonde sur des analyses dites plurielles et multidisciplinaires, se référant à la fois à une perspective structurelle et à une perspective individuelle. Ces peurs sont multiples : « peur de l’Autre. Peur de ne pas trouver de travail. Peur de perdre son travail. Peur de mal faire. Peur de son supérieur ou de ses collègues. Peur d’être jugé. Peur de demain. » (p. 2). Les 12 textes sont regroupés sous trois thèmes : 1- définitions et enjeux épistémologiques; 2- peurs en tant que levier organisationnel et structurel; 3- individus et variabilité des peurs endogènes.
Les trois chapitres de la première partie portent sur les définitions et enjeux épistémologiques. Dans le premier chapitre, Voirol, se référant à Hegel, définit la peur comme : « une expérience d’instabilité ou d’incertitude dans une situation de reconnaissance troublée » (p. 14). Tout au cours de sa vie, l’être humain cherche à être vu, à exister, à être reconnu par les personnes importantes de son environnement, incluant son milieu de travail. C’est ce besoin d’être reconnu qui engendre la peur de ne pas être reconnu. Par ailleurs, afin de s’adapter aux conditions changeantes du marché, des organisations ont privilégié des formes de management « flexibles » qualifiées de « management de la peur » par Dejours (1998). Ces formes de management génèrent de l’instabilité [cognitive, pratique et sensible], du doute, de l’incertitude, « le non savoir et l’ignorance de ce qui peut advenir » (p. 18). Voirol identifie trois composantes communes à la peur et à la reconnaissance qui correspondent à trois types de rapport : rapport employé-employeur, rapport employé-univers de travail, rapport employé-objet. Dans son chapitre, Schultheis décrit le passage du contrat « basé sur un engagement réciproque à long terme » (contrat de statut) entre l’employeur et ses employés à un contrat de « co-responsabilité en termes de formation et d’employabilité » (contrat d’objectifs), en même temps qu’une intensification du travail et un contexte de précarisation. Ce nouveau contrat implique un changement majeur au niveau des attentes envers les employés, plus précisément, l’employeur s’attend à ce qu’un employé se comporte comme un « entrepreneur de lui-même ». Dans ce contexte, certains seront gagnants, tandis que d’autres seront perdants. À partir d’une recherche menée sur deux ans, Voirol a pu établir un profil pour les perdants dont les caractéristiques s’avèrent de nature sociodémographique (genre, âge, scolarité, région géographique) et liées à leur état de santé psychique ou physique. Dans son chapitre, Martuccelli trace un bref historique des sources de la peur. Concernant la peur contemporaine, celle-ci résulterait, d’une part, de « l’épuisement des capacités de contrôle effectif des événements », et, d’autre part, de « l’incapacité à tracer de véritables limites factuelles et indépassables » (p. 40).
Dans la deuxième partie du volume, les quatre chapitres abordent « les peurs comme levier organisationnel et structurel ». Dans leur chapitre, Barel et Frémaux traitent de la peur ressentie chez les managers et de la dynamique manipulatoire de leurs comportements défensifs [leadership toxique] envers le personnel sous l’angle de l’organisation du travail. Parmi ces comportements défensifs, ils identifient la séduction, la paradoxalité, le formalisme (la forme au détriment du fond), l’irresponsabilité (l’absence de réciprocité de la part des gestionnaires) et l’inversion (la perception de malveillance par les gestionnaires). Les quatre premiers caractérisent un leadership narcissique, toutefois, c’est avec la présence du dernier que le leadership est considéré pervers. Ces comportements (dits plus ou moins immoraux) ont pour effet de dénier la réalité de la souffrance et de banaliser le mal. Dans le chapitre suivant, Seigneur s’éloigne des organisations de travail pour s’attaquer au terrorisme dans la société. Elle identifie quatre formes de terrorisme : territoire égoïste (peur de l’extrême solitude), terroriste altruiste (peur de ne pas honorer « la cause » commune), terrorisme anomique (peur de l’anéantissement), terrorisme fataliste (peur obsidionale). Quant à Marie Pezé, celle-ci porte son attention sur les spécificités vécues par les femmes au travail, à savoir qu’elles sont généralement responsables de la charge temporelle et mentale de la vie familiale et qu’elles participent à la capacité de travail des hommes en exerçant un rôle de soutien. En ne reconnaissant pas ces spécificités, les organisations placent les femmes dans un contexte de travail encore plus difficile que celui des hommes. Finalement, Domenighetti, en affirmant que l’état de santé n’est pas le fait de facteurs individuels, remet en question l’utilité des interventions visant à modifier les « styles de vie ». En appui au rôle des facteurs socio-économiques et environnementaux, il souligne l’importance du statut socio-économique sur les effets de la peur en réduisant la longévité et la qualité de vie. Domenighetti relève une autre peur, soit celle d’être perçu comme ayant une santé « fragile » par l’employeur, ceci a pour effet que les individus ne s’absenteront pas du travail pour consulter un médecin.
Les cinq chapitres de la troisième et dernière partie traitent des individus et de la variabilité des peurs endogènes. Dans le premier chapitre, Le Garrec indique qu’à partir des années 1990, les techniques de management sont caractérisées par des injonctions contradictoires (autonomie-contrainte; qualité-quantité, etc.) et par une individualisation du travail. Dans ce contexte, les organisations considèrent que les facteurs des problèmes de santé sont d’ordre personnel, ce qui a pour effet que les individus cachent leurs souffrances. Elle identifie deux types de peurs : 1- la peur du déclassement pouvant mener au chômage; 2- la peur de l’Autre qu’il s’agisse des usagers lesquels sont de plus en plus informés et peuvent remettre en cause leur expertise ou leur statut ou qu’il s’agisse des collègues perçus comme des concurrents pour le maintien de leur emploi ou l’obtention d’une promotion. Par ailleurs, les normes d’intensité, de densité, d’urgence de l’organisation (ainsi que la nécessité d’une très grande disponibilité) sont de plus en plus considérées comme étant normales et caractérisant un engagement au travail. Ces normes intériorisées font en sorte que les travailleurs craignent de commettre une erreur. De plus, lorsque ces normes ne peuvent pas être rencontrées, les travailleurs ressentent de la culpabilité (par faillibilité ou par négligence). Dans son chapitre, Loriol s’intéresse à la peur chez les policiers en proposant d’aller au-delà du déni des émotions comme stratégie et en questionnant son impact négatif sur la santé. Il observe que certaines peurs sont légitimes et, conséquemment, avouables, tandis que d’autres ne le sont pas. Par exemple, l’expression importante de la peur liée aux risques du métier de policier lors de certaines interventions est moins bien reçue par les collègues du fait que la préparation, la division du travail et les règles du métier les habilitent à maîtriser leur peur. Ses recherches lui ont permis de constater l’existence d’une régulation collective des émotions. Néanmoins, deux conditions doivent être présentes pour qu’il y ait régulation collective efficace des émotions et des difficultés : une bonne ambiance et une confiance mutuelle. Quant à Rot et Vatin, ceux-ci abordent la peur dans les entreprises à « haut risque » telles que les centrales nucléaires et les usines chimiques. Il ressort que la peur n’est pas liée au risque d’explosion mais plutôt à la peur de mal faire qui pourrait occasionner une explosion. Deux peurs sont présentes — peur de l’accident et peur d’être sanctionné ou déconsidéré — et sont fortement inter reliées dans le temps; toutefois, la peur de l’accident est la plus forte. Il observe que la gestion des dangers et des peurs est collective ce qui nécessite une cohésion d’équipe. Cette cohésion est créée et maintenue par les chefs de postes lesquels s’assurent que les « travailleurs se sentent suffisamment en confiance pour se confier à eux, faire part de leurs doutes et rapporter leurs erreurs ». Cette confiance est rendue possible du fait que les chefs de postes les protègent et défendent face à la hiérarchie. Dans son chapitre, Flottes souligne la « dualité » de la peur puisqu’elle permet de nous protéger du danger, d’une part, mais peut aussi générer des « dynamiques de travail délétères », d’autre part. Tant que l’on n’est pas prêt à faire face à notre peur, celle-ci n’est pas exprimée. Ainsi, face au danger quotidien, les ouvriers élaborent des stratégies collectives de défense pour ne pas penser au risque et pour « se persuader que tout un chacun peut être ordinairement préservé à la fois du danger et de la peur ». Flottes observe qu’en regard des dangers invisibles (ex. produits cancérogènes) pour lesquels il est difficile de prouver les effets sur la santé, les individus transfèrent l’objet de leur peur sur les risques psychosociaux. Dans le dernier chapitre, Nahoum-Grappe s’intéresse à la peur de ne pas avoir de travail chez les jeunes adultes. Cette peur est associée à d’autres formes de peur que l’auteure relie à l’identité et au besoin de reconnaissance pour soi et pour autrui. Ceci ne se manifesterait pas de la même façon selon que l’on est un homme ou une femme. En effet, pour un jeune homme, la peur de ne pas trouver un emploi est double : celle de ne pas avoir d’identité professionnelle et celle de la solitude. Cette peur est ressentie plus fortement dans les cultures traditionnelles. Par ailleurs, un facteur facilitant est celui du niveau économique et social des parents. La situation est différente pour une jeune femme, car le seul fait de devenir parent permettrait cette reconnaissance, ainsi que le passage à l’âge adulte. Flottes conclut que comme les attentes sociales (rôles et normes comportementales) sont différentes envers les hommes et les femmes, celles-ci vont structurer leurs peurs.
Ce volume met bien en évidence l’impact des nouvelles formes de management sur les peurs engendrées au travail. Des peurs liées aux accidents au travail peuvent entraîner des blessures, voire la mort. De plus, les formes de peurs se sont multipliées touchant à la fois les employés et les gestionnaires. Le volume fait ressortir qu’il est possible, à certaines conditions, de réguler collectivement et efficacement certaines peurs au travail. À cet égard, le travail dans les centrales nucléaires est un exemple particulièrement instructif. Ma principale critique envers ce volume est que la peur n’a pas été située conceptuellement par rapport au stress et à l’anxiété générés, également par rapport aux facteurs analysés dans ces textes. En terminant, cet ouvrage est particulièrement éclairant quant à la compréhension de la peur en milieu de travail. Cette situation se révèle particulièrement préoccupante et doit nécessiter la mise en place d’actions afin d’empêcher la normalisation du management par la peur dans les organisations et afin de responsabiliser les organisations de sorte que la peur ne soit plus considérée comme étant la seule responsabilité des individus.