Article body
Cet ouvrage porte sur la plus grande, la plus complexe et la plus ambitieuse expérience de partenariat dans l’histoire du travail aux États-Unis. L’employeur, Kaiser Permanente (KP), représente la plus grande organisation de soins de santé (« Health Maintenance Organization ») aux États-Unis. En 2007, il employait 130 000 personnes, dont 100 000 étaient syndiquées. Du côté syndical, il s’agit d’une coalition de 27 syndicats représentant plus de 90 000 personnes oeuvrant dans toutes les catégories professionnelles dans le domaine de la santé, des infirmières aux employés de cafétéria. L’Union internationale des employés de services [« Service Employees International Union » (SEIU)] regroupe plus de la moitié des syndiqués membres de la coalition. Ce syndicat, à l’origine de la création de la fédération « Change to Win », regroupe des infirmières auxiliaires, des préposés aux bénéficiaires et du personnel de soutien (conciergerie, cafétéria et bureau) travaillant dans les hôpitaux. Ses dirigeants ont pris le leadership syndical au sein du partenariat.
Les origines de ce partenariat remontent au milieu des années quatre-vingt-dix, au moment où l’entreprise était aux prises avec une crise financière importante, illustrée par un déficit annuel d’opération de quelque 250 millions de dollars. Des consultants embauchés pour aider l’entreprise à sortir de son marasme avaient recommandé une opération drastique de redressement axée sur la réduction des coûts de main-d’oeuvre, avec concessions salariales et coupures de poste. Tout était alors en place pour un scénario classique d’affrontement patronal-syndical avec la perspective d’un long conflit de travail. D’ailleurs, les syndicats regroupés en front commun travaillaient activement à la mobilisation de leurs membres en vue d’une éventuelle grève. Or, une rencontre au sommet entre les dirigeants de KP et de l’AFL-CIO changea le cours de l’histoire. Les recommandations des consultants furent rejetées par la direction de KP qui accepta d’explorer de nouvelles avenues en partenariat avec le SEIU et l’ensemble des autres syndicats présents dans l’entreprise, à l’exception du principal syndicat d’infirmières de Californie (« California Nurses Association »). La négociation d’un partenariat dura plus d’un an. En échange d’une implication accrue dans l’amélioration de la qualité des soins et dans la promotion de PK auprès du public (ce qui signifiait pour les syndicats de renoncer aux campagnes publiques de dénonciation de l’employeur), les syndicats obtinrent une participation aux décisions, de meilleures garanties d’emploi et la neutralité de l’employeur dans les campagnes d’organisation syndicale. L’entente de partenariat fut approuvée en avril 1997 par 90 % des syndiqués votants, avec un taux de participation de 70 %.
Quatre ans plus tard, en 2001, l’équipe du MIT, qui réunit les auteurs de l’ouvrage, fut invitée à entreprendre une étude indépendante sur cette expérience de partenariat. Les chercheurs l’ont suivie pendant près de huit ans en ayant un accès élargi aux acteurs et aux données disponibles. Ce sont les résultats de cette recherche partenariale qui sont présentés dans cet ouvrage. Le lecteur y retrouve une présentation systématique et rigoureuse de la construction et de l’évolution du partenariat, au travers de ses tensions et contradictions et des compromis mis en place pour les surmonter. Bien plus qu’un dispositif assurant la paix dans les relations de travail, ce partenariat a permis d’améliorer la qualité des soins et la situation financière de l’entreprise. Il s’est également prolongé dans les domaines de l’organisation des soins et du travail. C’est ainsi qu’il a contribué à l’informatisation des dossiers des patients et qu’il a rendu possible l’introduction du travail d’équipe, deux innovations considérées comme essentielles dans le système de santé aux États-Unis. Avec force statistiques, provenant tant d’organismes publics de surveillance de la qualité des soins, des bilans financiers de l’entreprise que des nombreux sondages réalisés auprès des employés, les auteurs démontrent d’une façon convaincante que le partenariat est véritablement un succès.
À ce stade, le lecteur critique pourrait certainement convenir que ce succès est sans surprise parce que l’amélioration des performances organisationnelles représente précisément la principale fonction du partenariat. Le partenariat ne serait en outre qu’un dispositif exceptionnel pour permettre aux entreprises de sortir de la crise qui lui avait donné naissance. Or, le lecteur critique risque d’être passablement étonné par le reste du tableau. L’amélioration des performances organisationnelles n’a pas été, grâce à un affaiblissement supposé des syndicats, réalisée au détriment de la qualité du travail et de l’emploi. Sur ce plan aussi, les résultats présentés par les auteurs attestent d’une amélioration. D’ailleurs, écrivent les auteurs, aucun partenariat ne pourrait véritablement durer si les salariés n’y trouvent pas leur compte. Force est-il d’en conclure que telle est bien la situation, puisque le partenariat chez KP s’avère durable; sa longévité actuelle double la moyenne ce celle des expériences similaires et il dure toujours. Bien plus il a traversé des moments difficiles, comme le renouvellement de deux conventions collectives et le changement de leaders au niveau de chacune des parties. En somme, c’est une réussite sur tous les plans. De façon plus modeste, les auteurs soutiennent qu’aucune autre solution alternative au partenariat n’aurait donné des résultats supérieurs. Ce n’est en effet pas par idéologie ou prosélytisme que les parties ont choisi cette solution, c’est tout simplement par pragmatisme. Les auteurs le soutiennent d’ailleurs avec acquiescement, car c’est l’intérêt bien compris des parties qui est le gage d’une solution efficiente des problèmes rencontrés. C’est sans doute pour cette raison que les parties ont opté pour « une négociation basée sur les intérêts ».
Mais n’est-ce pas là précisément que le « bât blesse ». En effet, il n’y a pas de changement par rapport à l’histoire du syndicalisme américain qui a toujours été dominée par le pragmatisme, le « syndicalisme pur et simple » dans la tradition du « gompérisme ». Derrière ce pragmatisme, pas de projet de société mobilisateur, pas de programme inclusif et attirant pour la grande majorité des travailleurs américains qui n’est pas syndiquée. Le pragmatisme se limite à la défense des intérêts immédiats des membres, en évaluant les coûts d’opportunité de chaque stratégie. Sur ce plan, une guerre ruineuse avec l’employeur aurait très certainement causé plus de dommages aux deux parties que la paix et la coopération qui offraient un cadre propice à des solutions mutuellement bénéfiques.
D’autres points sont laissés dans l’ombre et c’est peut-être bien compréhensible. En effet, les auteurs sont des spécialistes des relations du travail et à ce titre ils accordent une grande importance aux dimensions et aux événements qui s’y rattachent. Par exemple, on a droit sur près d’une dizaine de pages à une description fine de la phase finale des négociations de 2005. Tout au long de l’ouvrage, il est également fait appel à de nombreux extraits d’entrevue avec des représentants syndicaux et avec des représentants de la direction. Les auteurs ont aussi assisté à des multiples rencontres et assemblées à l’occasion des négociations collectives ou concernant l’avenir du partenariat. À cet égard, il faut souligner la richesse des informations et la qualité des descriptions et des analyses. En revanche, l’organisation des soins et du travail ainsi que la qualité du travail et de l’emploi sont quasi absentes de l’ouvrage. Il n’est pas fait mention d’observation du travail ni de participation à des réunions des équipes de travail. Il n’y a pas non plus d’extraits d’entrevue avec des membres du personnel, ni à propos du partenariat, ni à propos de leur travail concret. D’ailleurs, le devis de recherche semble n’avoir rien prévu à cet égard. Pourtant sur ces dimensions oubliées par les auteurs, il y a là des enjeux majeurs relatifs à la qualification du personnel, à la composition professionnelle des équipes de soin, à l’intensité du travail et à la santé psychologique du personnel soignant. Ces enjeux ne peuvent pas être dissociés des relations de travail. À ce sujet, on ne peut que s’étonner du fait qu’une équipe de recherche avec autant de moyens n’ait pas faite d’enquête sur ces questions. Un sondage auprès du personnel sur ces questions au début et à la fin de l’enquête aurait été notamment fort intéressant.
Sur un autre plan, on peut se demander pourquoi les auteurs ne se sont-ils pas intéressés aux opposants au partenariat ? En effet, le principal syndicat d’infirmières est demeuré à l’écart du partenariat. Pourquoi ? Les auteurs ont bien reproduit de larges extraits d’un document émanant de ce syndicat et exposant ses principaux motifs d’opposition au partenariat. Au terme de cette présentation, le lecteur reste avec l’impression que le syndicat s’est opposé parce qu’il était tout simplement contre ! Mais, ce n’est pas suffisant. Dans une enquête d’une telle envergure, il aurait été nécessaire de mener des entrevues auprès des infirmières et de leurs représentants syndicaux pour tenter de mieux comprendre ces motifs, notamment en lien avec le travail concret des infirmières et leur place dans la hiérarchie des professions à l’hôpital. Peut-on sérieusement, dans un hôpital et sans impliquer les infirmières, mettre en place des équipes de travail pour améliorer la qualité des soins et réaliser l’informatisation du dossier des patients qui, rappelons-le, étaient deux objectifs concrets du partenariat et qui ont amené les auteurs à écrire que le partenariat n’était pas que cantonner aux relations de travail ? Cette question n’est même pas posée dans l’ouvrage.
Le partenariat, comme solution alternative aux relations du travail « adversariales » et à l’évitement du syndicalisme, représente pour les auteurs une avenue qui a fait ses preuves dans un secteur, celui de la santé, qui connaît d’énormes difficultés au chapitre des coûts et de l’accessibilité. Rappelons que c’est aux États-Unis où, en comparaison des autres pays riches, l’on consacre le pourcentage le plus élevé du PIB au chapitre de la santé et malgré cela près de 40 millions de citoyens américains sont exclus du système. Le partenariat chez KP pourrait servir de modèle dans la réduction des coûts du système et en conséquence en faciliter l’accessibilité. Il pourrait également constituer une voie de renouvellement du syndicalisme américain qui traverse en ce moment une des périodes les plus difficiles de son histoire. Les auteurs rappellent que le taux de syndicalisation, avec un niveau de 7,5 % dans le secteur privé et d’à peine 20 % dans le secteur de la santé, est au nadir depuis la Grande Dépression des années trente. Mais, alors qu’à l’époque les travailleurs revendiquaient fortement pour une révision du cadre institutionnel de reconnaissance du syndicalisme pour le rendre plus facilement accessible, il n’y a à ce jour aucun mouvement similaire d’une telle ampleur. Il faudra très certainement, pour changer le cours des choses, beaucoup plus qu’une expérience partenariale exemplaire !
Au final, c’est un ouvrage d’une qualité remarquable qui représente une défense raisonnée du partenariat. Mais, compte tenu des moyens de l’équipe de recherche et de l’acuité du sujet, au coeur de l’avenir du syndicalisme et du système de santé aux États-Unis, le lecteur reste sur sa faim.