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Un ouvrage collectif paru en 1986 sous la direction du professeur Bob Hepple, The Making of Labour Law in Europe : A Comparative Study of Nine Countries up to 1945, avait déjà exposé les sources et le développement jusqu’à l’après-guerre du droit du travail de neuf pays européens membres de la Communauté économique européenne en 1980 ; le présent ouvrage, dirigé cette fois conjointement par Sir Bob Heppel et le professeur Bruno Veneziani, de l’Université de Bari, prend le relais et entend exposer les transformations du droit du travail européen jusqu’en 2004. L’entreprise s’étend également cette fois à six autres pays ayant adhéré à l’Union européenne avant cette dernière année. À noter que le premier volume, fort bien reçu dans les milieux universitaires, vient aussi d’être réédité par l’éditeur du second (recension in Relations industrielles, vol. 42, no 4, 1987, p. 884-886). Ainsi donc, les pays désormais visés sont : l’Autriche, la Belgique, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et la Suède.
Un chapitre initial, rédigé par les coresponsables du volume, trace une synthèse contrastante de la réalité du droit du travail de 1945 et de celle ayant cours soixante ans plus tard. On y précise aussi que cette transformation partielle est faite à la fois de convergences et de divergences entre les droits nationaux : précisément, l’objet de l’étude sera d’analyser historiquement et comparativement leur transformation. Les coauteurs auront aussi noté de façon générale au départ l’élargissement du champ personnel d’application du droit du travail résultant de la diversification des formes du rapport salarial, un déplacement de finalité du droit du travail en cause vers l’affirmation du droit du travailleur à un travail décent plutôt que sa simple poursuite antérieure du redressement de l’inégalité foncière du rapport de travail et, enfin, la coexistence de plus en plus accentuée des sources nationales et internationales de ce droit. Restait aussi à dégager les principaux facteurs de transformation – elle-même perceptible à partir d’une quinzaine d’indices bien concrets, par exemple, le degré de protection du travailleur en cas de fermeture de l’entreprise. Il s’agit de la nature des politiques économiques, elles-mêmes déterminées par l’évolution des modes de production, des changements observables dans la nature de l’État, de l’impact des groupements syndicaux et associatifs de même que des idéologies du moment. La table ainsi mise, ce riche chapitre introductif pourrait tout aussi bien lui-même être vu comme la résultante d’ensemble des constats thématiques particuliers qui le suivent et qui constituent le corps de l’ouvrage. À travers les innombrables faits et considérations qu’ils comportent, présentons ces chapitres thématiques successivement avec mention seulement de ce qui paraît être le trait dominant de chacun. Ajoutons aussi immédiatement que deux annexes facilitent la compréhension de ces textes analytiques : la présentation factuelle essentielle de chaque pays – population, système politique et synopsis du droit du travail national et de la situation syndicale (Appendice I) ; une chronologie annualisée des faits marquants de la législation du travail nationale, sans mention toutefois des épisodes du droit communautaire, qui eût été utile (Appendice II).
Des grandes périodes marquent ainsi l’influence des politiques économiques sur le droit du travail (chap. 2, Niklas Bruun et Bob Hepple) : la reconstruction (1945-1950), l’État-providence (1950-1972), la crise économique (1973-1979), la restructuration et la dérèglementation (1980-1989), la réponse du droit européen au capitalisme global (1990-2004). Ces périodes serviront d’ailleurs assez bien à découper les thèmes subséquents. Depuis 1989, s’observe ainsi primordialement une tendance à la coordination et à l’harmonisation des politiques économiques sociales du travail nationales sous l’influence communautaire, même si certains sujets importants, comme le droit de grève, échappent à cette dernière.
La régulation du marché du travail (chap. 3, Antonio Ojeda Avilés et Jordi Garcia Viña) a été au départ marquée par le principe de la liberté de mouvement des travailleurs affirmée par le Traité de Rome et l’adoption, sous l’égide de politiques communautaires, de différentes mesures visant, à compter des années 1990, à favoriser l’emploi et cherchant à combiner sa flexibilité et une certaine sécurité pour le travailleur. La diversité des formes contractuelles d’emploi devient alors un outil de régulation, y compris l’incitation au travail dit indépendant et l’habilitation circonstanciée des agences de placement privé. D’ailleurs, le professeur Veneziani dans le quatrième chapitre consacré à la relation d’emploi revient méthodiquement sur cette « déconstruction » du contrat de travail originel, qui répond somme toute à la recherche de flexibilité de l’entreprise, mais qui résulte en une segmentation du marché du travail. De là, l’importance d’assurer un socle de droits fondamentaux commun à ces différentes formes de travail.
Précisément, le droit à l’égalité représente selon l’auteur du chapitre qui lui est consacré (chap. 5, Bob Hepple) l’un des développements les plus significatifs de l’après-guerre. Le mouvement va s’accentuant de l’interdiction initiale et formelle des formes courantes de discrimination dans les grands instruments internationaux à la recherche d’une égalité réelle autour des années 1980 : reconnaissance de la discrimination indirecte, adoption de mesures d’action positive, voire de politiques sociales touchant en particulier à la famille et à l’éducation et de nature à assurer une réelle égalité d’accès au travail. Ceci n’est pas sans lien avec les politiques de revenu et de sécurité sociale (chap. 6, Robert Rebhahn). L’État-providence vit toujours en Europe de l’Ouest, mais il s’est transformé. Dans l’ensemble, on observe depuis les années 1980 l’importance accrue de certains objets de protection sociale, soit l’assurance-emploi, l’assurance-parentale et les soins de santé, de même qu’une extension de la protection, du moins dans certains pays, au-delà du travail dépendant. Ce plus grand degré d’universalisme s’accompagne toutefois d’une tendance à l’individualisation de la responsabilité du risque et d’une accentuation du lien entre certains avantages sociaux et la volonté de travailler.
Le professeur Antoine Jacobs prolonge chronologiquement l’exposé sur les relations collectives de travail qu’il avait fait dans The Making of Labour Law in Europe (chap. 7). Il en arrive ainsi à observer qu’aux grandes étapes successives de répression étatique de l’action syndicale, les soixante dernières années permettent d’en ajouter une quatrième dite d’« intégration » des partenaires sociaux dans la gouvernance des pays de l’Europe, mais aussi caractérisée dans les plus récentes années par une certaine perte d’influence des syndicats, résultat notamment de la tendance à l’individualisme, du déclin de l’entreprise manufacturière et de l’accroissement du travail flexible et l’externalisation du travail. Ces rapports collectifs sont aussi à conjuguer en contexte européen avec les modes variés de représentation des travailleurs dans l’entreprise (chap. 8, Ulrich Müchenberger). Ceux-ci tantôt comportent une participation syndicale, tantôt en sont indépendants. Bien que ce texte soit centré sur des institutions telles le comité d’entreprise, la diversité des traditions nationales nous conduit aussi sur le terrain de la négociation collective et celui de la participation des salariés à la gouvernance des sociétés. On dénote dans la période la plus récente, ici également, une certaine tendance à l’individualisation, par exemple, en France le droit d’expression selon les lois Auroux de 1982, de même qu’une européanisation de la représentation des salariés sous l’effet des directives communautaires en la matière.
Finalement, un dernier chapitre traite de la mise en oeuvre du droit du travail (chap. 9, Jonas Malmberg) et en rejoint ainsi l’ensemble. Il s’agit à la fois de l’intervention de l’administration publique, de celle du judiciaire, de même que, dans certains cas, du rôle des syndicats, comme en Angleterre et dans les pays nordiques, le tout selon l’héritage des traditions nationales. Depuis les années 1970, se manifeste une tendance à l’individualisation du processus judiciaire, laquelle conduit à s’interroger sur la contribution des modes alternatifs de règlement des conflits, de même qu’une certaine propension aux recours devant les juridictions européennes et d’autres instances internationales, dont le Comité de la liberté syndicale de l’OIT.
Cette présentation, déjà fort sélective, de l’ouvrage, dont le contenu exploite de façon soutenue la démarche analytique initialement proposée, permet de constater des manifestations transversales de la transformation du droit du travail européen qui se retrouvent de façon réitérée dans les différents chapitres thématiques du volume. Ceci vaut d’autant plus qu’il s’agit là de constats d’auteurs différents. Ces tendances de fond se manifestent, avons-nous vu, dans les droits européens considérés, mais aussi les dépassent : l’éclatement de la notion traditionnelle de salarié, l’affirmation de sa dignité au travail et de son individualité, parfois aux dépens de l’action collective, une certaine perte d’autonomie du droit national face au droit international, encore que la supranationalité du droit communautaire lui est propre. Une transformation fondamentale du droit du travail est à l’oeuvre ; l’ouvrage qui s’y adresse est tout aussi essentiel, tout comme l’était celui qui l’avait précédé.