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Pourquoi l’acteur syndical investit-il la sphère financière ? Comment y parvient-il ? Trouve-t-il une légitimité à une telle incursion ?

De tels questionnements interpellent la fonction de représentation du syndicat et suggèrent qu’elle puisse être « traversé[e] par une certaine dualité : une mission étroitement professionnelle et un rôle socio-économique plus large… » (Murray et Verge, 1999 : 6). Une dualité à laquelle l’acteur syndical risque d’être confronté lorsqu’il participe à la gestion des caisses de retraite. En effet, les valeurs et les pratiques du secteur financier se révèlent plutôt éloignées, voire antagonistes, de celles qui animent l’acteur syndical. Pourtant, les nombreuses expériences québécoises en la matière semblent démontrer que cette dualité n’est pas insurmontable. Par exemple, les centrales syndicales se sont dotées de politiques et d’instruments pour que l’épargne des travailleurs soit investie conformément à leurs intérêts (FTQ, 2000; CSN, 1999). Ces expériences sont-elles déconnectées des fonctions traditionnelles de l’acteur syndical et plus précisément de sa fonction de représentation ? En quoi la gestion syndicale des caisses de retraite constitue-t-elle une innovation ? Et comment cette innovation peut-elle s’inscrire dans le renouveau syndical ?

Pour répondre à ces questions, il importe de comprendre les motifs et la manière dont l’innovation se crée. Or, si la littérature examine de près les activités et les « ingrédients » situés en amont et en aval du renouveau syndical, elle reste silencieuse sur le processus de changement, porteur d’innovation. Pour saisir cette dynamique, notre contribution consistera à intégrer le concept d’entrepreneur institutionnel à la littérature existante sur le renouveau syndical, en plus d’explorer l’intérêt et la cohérence de l’acteur syndical à s’immiscer dans la sphère financière. Nous prétendons que ce concept nous permet d’étudier le processus d’innovation et de saisir s’il est constitutif de renouveau syndical. C’est à partir d’une expérience québécoise, celle du Comité syndical national de retraite de Bâtirente (ci-après cité : « Bâtirente ») créé par la Confédération des syndicats nationaux (CSN), que nous exploiterons cette perspective.

Notre propos s’amorcera par une revue de la littérature portant sur l’appréciation des expériences syndicales dans ce domaine. Puis, nous tisserons le cadre conceptuel avant de présenter la méthodologie employée. Suivra alors la présentation des résultats et une discussion à partir des résultats obtenus.

L’acteur syndical dans la sphère financière : une controverse ?

L’immersion de l’acteur syndical dans la gestion des caisses de retraite a fait l’objet d’études canadiennes et américaines. Ces dernières méritent que l’on s’y attarde en raison de la proximité institutionnelle entre les deux pays. De plus, elles proposent une appréciation plus nuancée de cette pratique syndicale en comparaison aux recherches canadiennes. Reprenons en détail ces études.

Au sujet de l’expérience américaine, Sauviat (2001) reconnaît que l’acteur syndical innove et apporte un style de gestion plus sociale des caisses de retraite. Pourtant, elle s’interroge sur le potentiel et les risques de ces incursions dans le monde de la finance. Elle questionne la stratégie de la Fédération américaine du travail-Congrès des organisations industrielles (FAT-COI) aux États-Unis qui a pris le parti d’utiliser les caisses de retraite comme levier de l’action syndicale. Cette centrale propose des séances de formation et d’information aux administrateurs syndicaux de caisses de retraite dans le but de les soustraire du joug des consultants et des gestionnaires financiers (Sauviat, 2001 : 20). Elle a aussi incité les syndicats à devenir des acteurs à part entière en mobilisant leurs droits de propriétaire pour créer des blocs de votes des caisses de retraite et exiger des dirigeants qu’ils agissent conformément à leurs intérêts (Sauviat, 2001 : 21). D’après l’auteure, si novatrices soient-elles, ces initiatives ont enregistré des résultats peu probants et placent l’acteur syndical dans une posture ambivalente. Si elles ont pour effet d’accroître la légitimité des syndicats auprès des investisseurs institutionnels, elles obligent en contrepartie un alignement des positions syndicales sur celles des autres actionnaires, « en particulier la revendication de la maximisation de la valeur actionnariale » (Sauviat, 2001 : 24). Trop petites pour influencer à elles seules les entreprises, les caisses de retraite syndicales doivent nécessairement négocier des alliances pour voir aboutir leurs résolutions. Ces dernières ne peuvent donc faire autrement que de refléter les préoccupations de la communauté financière avec pour conséquence la marginalisation des revendications syndicales (Sauviat, 2001 : 24). La gestion syndicale des caisses de retraite n’aurait donc pas le mérite de faire entendre la voix des salariés et encore moins de défendre leurs intérêts à plus long terme. Cette stratégie aurait aussi pour effet de légitimer la régulation par le marché plutôt que par l’État. De plus, elle se limite à la défense d’une classe particulière de salariés, ceux de la grande entreprise, en laissant pour compte les travailleurs précaires et en périphérie du marché du travail. Cette stratégie entérinerait ainsi « les inégalités salariales qui n’ont fait que se creuser au cours des deux dernières décennies, en Amérique du Nord […] » (Sauviat, 2001 : 29).

À partir d’observations faites aussi sur les stratégies syndicales de la FAT-COI, O’Connor (2001) pose un regard moins critique que Sauviat. Elle soutient que l’activisme des actionnaires syndicaux s’est avéré un moyen efficace pour fournir une voix aux travailleurs dans la gouvernance d’entreprise, notamment en participant à des réunions « behind the scenes » avec des gestionnaires d’entreprises (O’Connor, 2001 : 68). Lors de ces rencontres, les syndicats discutent aussi bien des questions de gouvernance que des enjeux touchant directement les travailleurs (campagnes de reconnaissance des syndicats, grèves…) (O’Connor, 2001 : 71). De plus, en militant contre la rémunération excessive des dirigeants, l’auteure note que les caisses de retraite syndicales assument leur fonction de représentation : « These union pension funds use executive compensation to highlight strong political and social concerns about job loss and wealth disparities » (O’Connor, 2001 : 76). En somme, l’acteur syndical gagne en visibilité par cet activisme en travaillant à la responsabilisation des gestionnaires et à la reconnaissance des travailleurs comme actionnaires en vue de modifier les relations de pouvoir au sein des organisations (O’Connor, 2001 : 81). Bien que cette stratégie syndicale ne soit pas généralisée et qu’elle considère certains succès avec circonspection, O’Connor croit qu’il s’agit d’un moyen pour promouvoir « […] a worker-owner vision of the firm through promoting the measurement and disclosure of human resources values » (2001 : 86).

L’expérience canadienne, quant à elle, recèle aussi des pratiques d’investissement novatrices selon Carmichael et Quarter (2003). À partir du moment où les syndicats adoptent, dans la gestion de leurs caisses de retraite, une approche proactive et holistique des intérêts de leurs membres en harmonisant des critères de rendement aux critères sociaux, des bénéfices rejaillissent sur les salariés comme sur les citoyens (Carmichael et Quarter, 2003). Bourque abonde dans le même sens en affirmant que la raison d’être des outils financiers de la CSN est de faire en sorte que « […] l’épargne des travailleurs favorise un enrichissement collectif, une réduction des inégalités, une consolidation des droits humains et sociaux ainsi que le renforcement de la démocratie » (2004 : 177 et, dans le même sens, Gendron et Bourque, 2003 : 60; Bourque et Simard, 2004 : 18). Belem et al. émettent l’avis selon lequel la finance responsable pratiquée par des institutions syndicales, dont Bâtirente, exerce une influence notable sur les entreprises en matière de responsabilités sociale et environnementale (2004 : 6). Gendron (2004) rappelle toutefois que la finance responsable et la responsabilité sociale ne vont pas de soi. Les problèmes de définition, la qualification de ce qu’est la responsabilité sociale et les méthodes d’évaluation qui en découlent, obligent à la prudence.

À l’inverse, Standford avance que les syndicats, en tant que gestionnaire ou cogestionnaires des caisses de retraite devront toujours réaliser un compromis entre la profitabilité et la responsabilité sociale (1999 : 370-380). Il ajoute qu’il n’y a aucune garantie d’aboutir à un marché plus « social » sous l’effet d’une incursion syndicale et qu’il existe un danger à n’imposer qu’à certaines entreprises des exigences sociales alors que la majorité y sursoit (Standford, 1999 : 378).

En somme, deux courants s’affrontent en Amérique du Nord quant à l’appréciation des initiatives syndicales en matière de gestion des caisses de retraite. Le premier perçoit un risque pour l’acteur syndical qui y perdrait sa capacité de représentation des salariés. Le second y voit une opportunité pour l’acteur syndical d’élargir son influence politique dans l’organisation et d’étendre ainsi sa capacité de représentation. Plusieurs relèvent aussi l’occasion qui leur est donnée d’harmoniser la représentation de leurs membres à celle des citoyens.

Le relevé de la littérature évalue donc la capacité de représentation de l’acteur syndical lorsqu’il investit le monde de la finance. Il semble que cette action soit porteuse de succès lorsque le syndicat s’assure de maintenir un équilibre entre ses différentes fonctions de représentation. À cet égard, Murray et Verge (1999 : 3-7) distinguent entre plusieurs formes de représentations : la représentation au sens strict, « salarié-salarié », celle qui consiste à travailler à l’amélioration des conditions de travail des salariés (normes minimales du travail, santé et sécurité, formation professionnelle, régimes de retraite privé et public…) et celle de la représentation au sens large, « salarié-citoyen », où les intérêts représentés sont ceux des salariés à titre de citoyen (éducation, santé, environnement…). Ces deux formes de représentation coexistent au sein de la fonction syndicale « [c]haque salarié est à la fois, « sujet » et « objet » de l’échange impliqué dans le rapport de travail, mais il est également le consommateur du résultat du travail (la production) ainsi que l’habitant du milieu social et physique dans lequel ce travail est accompli » (Murray et Verge, 1999 : 6). Cette interdépendance entre les formes de représentation peut être source d’émulation, mais aussi de tensions dans la mesure où certains intérêts seront privilégiés plutôt que d’autres. L’acteur syndical agissant dans la sphère financière pourra être analysé à partir de l’articulation entre ces deux formes de représentation. Cette lecture n’est cependant pas suffisante, il faut comprendre la dynamique d’une telle innovation à l’aide du concept d’entrepreneur institutionnel. C’est ainsi que nous serons en mesure d’évaluer si cette innovation s’inscrit dans le renouveau syndical.

L’entrepreneur institutionnel ou l’art d’innover

Le renouveau syndical se définit selon Kumar et Schenk comme « …the process of change, underway or desired, to put new life and vigour in the labour movement to rebuild its organizational and institutional strength » (2006 : 30). Il s’agit donc d’un processus, d’une construction, au cours duquel le syndicat s’adapte à un nouveau contexte et adopte des stratégies de revitalisation : la formation de coalitions avec la société civile ou d’alliances syndicales internationales, l’implantation d’innovations organisationnelles pour assurer une meilleure représentation des membres (Kumar et Schenk, 2006; Behrens, Hamann et Hurd, 2004). De telles innovations sont construites par des acteurs, des entrepreneurs, aptes à promouvoir de nouvelles idées et à construire une volonté politique pour soutenir le changement. Ainsi, appréhender le renouveau syndical, c’est aussi comprendre comment l’acteur innove, or, la littérature sur le renouveau fournit peu d’outils conceptuels pour saisir ce processus d’innovation.

Dès lors, pour comprendre pourquoi et comment l’acteur syndical innove en investissant la sphère financière et comment cette innovation peut s’inscrire dans le renouveau, il convient de mobiliser le concept d’entrepreneur institutionnel développé par Campbell (2004). Ce concept permet d’envisager l’acteur syndical sous l’angle d’un entrepreneur à l’oeuvre qui « bricole » pour produire le changement. Appelé à innover, ce dernier recombine différents principes et pratiques institutionnels, issus de plusieurs milieux, d’une façon novatrice. Campbell dira à ce propos que le changement institutionnel « […] is more likely to be revolutionary if entrepreneurs are located in positions that afford them an expensive repertoire and practices that they can use for bricolage » ( 2004 : 77). L’entrepreneur institutionnel entreprend un chantier de construction institutionnel en s’imprégnant de son environnement, de nouvelles idées, et en mobilisant un répertoire d’actions pour induire le changement. « After all institutional entrepreneurs seek to mobilize ideas to affect institutional change » (Campbell, 2004 : 101). Cette dynamique « apprenante » est d’autant plus intense lorsque l’entrepreneur institutionnel se situe au coeur d’un vaste réseau (« social, organizational and institutional connections ») (Campbell, 2004 : 178), car mieux exposé aux idées nouvelles, il étend son répertoire d’actions et agit de façon innovante. Par exemple, Ganz (2000) a démontré que les syndicats qui ont le mieux réussi à organiser les travailleurs migrants des fermes de la Californie, sont ceux qui ont maintenu des liens forts avec leurs membres et avec d’autres organisations sociales (groupes communautaires, Églises, etc.). L’entrepreneur mobilise donc différents réseaux, amorce un processus d’apprentissage et de traduction pour combiner de « vieilles » et de « nouvelles » pratiques institutionnelles et les faire accepter de son milieu (Campbell, 2004 : 80).

Transposé dans le contexte du renouveau syndical, le concept d’entrepreneur institutionnel nous incite à examiner comment l’acteur syndical innove dans la sphère financière. Il permet de comprendre le mécanisme par lequel l’innovation s’opère, soit le processus de recomposition. En regard de la littérature sur le renouveau, ce concept ne permet pas seulement de saisir le changement ou la pratique innovante, mais plutôt son processus de construction. L’intérêt de ce concept est de suivre le changement en cours et pas seulement le changement opéré. Et dans le cadre de nos investigations, il est utile pour saisir l’acteur syndical lorsqu’il investit la sphère financière et comprendre la construction de l’innovation. C’est ainsi qu’il sera possible d’examiner pourquoi l’acteur syndical investit la sphère financière, comment il y parvient et trouve une légitimité à une telle incursion en regard de ses fonctions de représentation. Partant de ce cadre d’analyse, nous avons appréhendé notre terrain de recherche, mais avant d’en livrer les résultats, présentons la méthodologie.

Démarche méthodologique

Pour examiner le processus de construction d’une innovation syndicale dans la sphère financière, nous avons procédé à l’étude d’un cas, celui de Bâtirente. Créé par la CSN en 1987, Bâtirente est reconnu comme cabinet de services financiers. Il offre des régimes de retraite aux travailleurs des syndicats de la centrale, aux coopératives et à d’autres regroupements associatifs. Contrairement à la plupart des comités de retraite, Bâtirente est majoritairement administré par des membres issus du mouvement syndical : cinq sont nommés par la CSN et six sont élus et issus des fédérations et des syndicats locaux de la centrale.

Aujourd’hui, 400 groupes, en majorité des syndicats affiliés à la CSN, mandatent Bâtirente pour leur offrir des régimes de retraite à adhésion collective ou individuelle. Les premiers sont instaurés par un syndicat en vertu d’une convention collective fixant la cotisation de l’employeur et celle des salariés. L’objectif consiste à accumuler un capital dans le compte de chaque participant destiné à leur assurer des revenus à la retraite. Ces revenus dépendent de la taille du capital accumulé, lequel est déterminé, d’une part, par le niveau des cotisations versées (salariales et patronales) et, d’autre part, par les rendements financiers réalisés. Les cotisations sont généralement exemptées d’impôt et les revenus générés par le placement sont à l’abri de l’impôt. Chaque participant choisit son véhicule de placement. Il en existe plusieurs : le régime de retraite simplifié, le régime de pension simplifié, le régime de participation différée aux bénéfices et enfin, le REER[1] collectif. Ce dernier, utile à notre propos, est composé d’un ensemble de REER individuels dont l’administration est centralisée, permettant ainsi de réduire les frais de gestion. Dans cette formule, et selon les termes de la convention collective, l’employeur pourra cotiser au REER de ses employés sous forme de supplément de salaire, cotisation qui sera sujette aux charges sociales. Par ailleurs, des régimes à adhésion individuelle sont aussi proposés aux membres de la CSN, mais cette fois-ci sans contribution de l’employeur.

Né de l’organisation syndicale et géré par ses membres, Bâtirente est unique en son genre, car il mêle syndicalisme et gestion de régimes de retraite. Bâtirente s’avère donc un terrain de recherche tout désigné pour évaluer comment l’acteur syndical innove dans la sphère financière.

L’étude de cas remonte au moment de la construction de Bâtirente, au milieu des années 1980 et se termine en 2008. La collecte de données comprend une analyse de contenu et des entrevues. La combinaison de ces deux techniques a permis de trianguler les informations recueillies, de renforcer la validité de construit et d’aborder le sujet sous plusieurs angles (historique, stratégique…).

Dans un premier temps, la documentation relative à Bâtirente a été recensée et étudiée. Toute démarche de cette nature exige de préciser en particulier les sources analysées et les objectifs de l’inférence (Krippendorff, 1980). Trois catégories de documents ont été retenues. La première regroupe les écrits publiés par la CSN faisant état des débats et des positions de la centrale sur la création et l’évolution de Bâtirente. Ils comprennent notamment les procès-verbaux des congrès et du Conseil confédéral depuis le début des années 1980, les publications du service de la recherche sur la question de l’épargne, les mémoires, les communiqués et les prises de position publiques de la centrale sur la finance responsable. La deuxième rassemble la documentation publiée par Bâtirente : les rapports annuels, les lettres semestrielles, les lignes directrices, les présentations ainsi que les propositions d’actionnaires. Enfin, la troisième regroupe les différents articles traitant de Bâtirente et les documents en lien avec l’institution.

Cette documentation a fait l’objet d’une « analyse contextuelle » (Mucchielli, 2002) afin de dégager une signification à la naissance de Bâtirente, à sa mission et à ses fonctions initiales ainsi qu’à l’évolution de ses actions et de ses positions. Cette analyse de contenu nous a livré plus qu’une simple description. Elle nous a permis d’évaluer et de qualifier les stratégies et les comportements de Bâtirente sous l’angle de l’entrepreneur institutionnel.

Pour valider et compléter les informations et les analyses tirées de l’étude documentaire, nous avons rencontré, dans un deuxième temps, trois intervenants impliqués dans la création et l’administration de Bâtirente. Il importe de préciser qu’il s’agit des personnes possédant l’expertise pour répondre aux questions soulevées par cette recherche, d’ailleurs seuls quelques individus se qualifiaient comme interlocuteur pertinent. La grille d’entrevue, composée de questions semi-structurées, nous a permis d’approfondir notre compréhension des origines, du fonctionnement et de la mission de Bâtirente. Plus précisément, les questions portaient sur les motifs de la création de Bâtirente, le processus d’implantation de l’institution, les ressources requises, les liens entretenus avec la CSN et autres institutions syndicales et financières, la mission et les objectifs de Bâtirente, leur évolution et les obstacles rencontrés. La durée des entrevues était en moyenne de 90 minutes. Elles ont été enregistrées et retranscrites aux fins d’analyse.

Le cas Bâtirente 

Les informations recueillies sur Bâtirente seront présentées sous la forme d’un récit en insistant sur les incidents critiques (Miles et Huberman, 2003) pour ensuite déboucher sur une synthèse analytique.

La naissance de Bâtirente

La création de Bâtirente par la CSN répond de la volonté de la centrale d’offrir à ses membres un régime privé de retraite complémentaire (CSN, 1988 : 66). Dans les années précédant la crise économique des années 1980, la CSN réclame un renforcement du régime public et universel de retraite[2]. Elle souhaite en accroître la couverture, augmenter les prestations ainsi que le niveau de remplacement du revenu (Intervenant 1). Mais la récession rend peu opportunes de telles revendications. Sans pour autant les abandonner[3], la centrale se tourne vers d’autres choix : les régimes privés de retraite. Lors du congrès de 1984, elle propose de valoriser et d’encadrer la formule des régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER) collectifs (CSN, 1984 : 36-37, 226, 242). Cette proposition fait écho à certaines innovations syndicales locales puisqu’un premier REER collectif est constitué pour mettre à l’abri de l’impôt d’importantes augmentations salariales rétroactives obtenues à l’issue de négociations[4].

À cette même période, la centrale note la présence de conseillers financiers privés qui sollicitent les syndicats locaux pour leur offrir des REER collectifs, parfois en remplacement du régime de retraite offert par l’entreprise. De l’avis de certains, cette situation pose un risque à la démocratie syndicale en raison de l’absence de transparence dans les processus d’appel d’offres et des liens parfois trop étroits entre des conseillers financiers et certains dirigeants syndicaux. Ces pratiques encouragent la CSN à développer ses propres outils financiers : « Avant de perdre une partie de notre responsabilité aux mains des autres et peut-être d’avoir des effets pervers sur la vie syndicale, on va s’en occuper » (Intervenant 1).

Lors du congrès de 1984, la CSN propose donc un mécanisme financier, sous contrôle syndical, qui permettra aux membres d’accumuler des revenus pour la retraite. « C’est l’idée du contrôle syndical qui est fondamentale » (Intervenant 1). Et même si l’immixtion de l’acteur syndical dans la finance semble iconoclaste, l’idée d’assurer un contrôle démocratique sur l’épargne des travailleurs en vue de leur retraite assure à cette résolution la légitimité nécessaire pour agir. De plus, des enquêtes auprès des syndicats du secteur privé révèlent que seulement 42 % de leurs membres ont accès à un régime privé de retraite (CSN, 1987 : 955). Il y a donc l’espace nécessaire pour la création d’un système de retraite propre à la CSN, Bâtirente.

Créé à l’initiative et à l’image de la CSN, mis au service et contrôlé par ses membres (CSN, 1988 : 166-167), Bâtirente possède des traits distinctifs. Premièrement, en proposant aux travailleurs des régimes de retraite collectifs adaptés à leurs besoins, Bâtirente symbolise la solidarité intersyndicale et intersectorielle en fédérant tous les REER collectifs en provenance de tous les syndicats, de tous les secteurs et de toutes les fédérations issus de la CSN (Bâtirente, 2007a). Deuxièmement, sa gestion associative se distingue des cabinets financiers traditionnels par l’affectation des excédents, retournés aux membres pour améliorer les services ou réduire les frais de gestion que l’on veut maintenir en dessous de ceux du marché. Troisièmement, les 15 membres qui forment le conseil d’administration sont majoritairement issus du mouvement syndical, un souci manifeste d’assurer une gouvernance syndicale au sein de l’institution. « Dès la création de Bâtirente, on a dit on va nommer des représentants des syndicats et de la centrale. C’est des syndicalistes, alors ils vont agir en syndicalistes » (Intervenant 1). Enfin, pour refléter les valeurs, les statuts et le fonctionnement de la centrale, un modèle d’affiliation libre et volontaire pour les syndicats locaux a été privilégié (Bâtirente, 2006 : 11).

Dans certains cas, les produits financiers offerts par Bâtirente soutiennent les syndicats qui peinent à négocier un régime de retraite avec les employeurs, en particulier dans les petits établissements ou dans le secteur des services privés, dont l’hôtellerie (CSN, 1988 : 66-67). Dans d’autres cas, ces produits sont vus comme une solution à moindre coût pour la mise en place d’un régime de retraite, car « [c]’est un règlement type, pas besoin d’engager un actuaire ou un avocat pour faire ça. On a tout ce qu’il faut » (Intervenant 1).

Bâtirente réussit ainsi à ouvrir aux membres l’accès à un régime de retraite tout en élargissant le champ démocratique de la CSN en assurant une maîtrise collective de l’épargne (Bourque et Simard, 2004; CSN, 1999).

Bâtirente : d’un simple acteur financier à un acteur financier responsable

Si l’empreinte syndicale est visible dans la structure institutionnelle, qu’en est-il dans son fonctionnement ? En somme, comment Bâtirente est-il devenu un acteur financier, capable d’administrer des régimes de retraite et de composer avec ses valeurs syndicales ? L’institutionnalisation de Bâtirente s’est opérée en deux phases. Durant la première, il s’est aligné sur les pratiques des acteurs du milieu en adoptant une gestion financière traditionnelle. Ce n’est qu’au cours de la seconde phase qu’il a innové en introduisant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans sa gestion; une façon de renouer plus clairement avec ses valeurs syndicales.

Durant la première phase, Bâtirente se familiarise avec le monde de la finance, un monde pour lequel il dispose de peu d’expertises et de repères. L’apprentissage premier est celui d’administrateur de fonds de retraite puisqu’à ses débuts Bâtirente dispose de peu de ressources internes (Bâtirente, 2004 : 13). « Pendant les dix premières années, c’était la SSQ[5] qui nous fournissait du personnel et on payait des honoraires à la SSQ » (Intervenant 1). Quant à la construction des portefeuilles et la gestion des fonds, ces activités sont confiées à des gestionnaires externes (CSN, 1988 : 66). Ces derniers adoptent une approche conservatrice « risque-rendement » qui a l’avantage de pérenniser la construction de l’institution, tout en soulevant les contradictions que peut générer une telle posture pour le mouvement syndical.

Bâtirente doit aussi s’adapter en délaissant certaines pratiques proprement syndicales lorsqu’elles nuisent à son bon fonctionnement. Il le fera par exemple en renonçant à une tarification unique pour l’administration des régimes (frais de gestion), laquelle était traditionnellement employée pour l’établissement des cotisations syndicales, au profit d’une tarification dégressive pratiquée par la concurrence (Bâtirente, 2001 : 4). « Si tu perds des gros portefeuilles de 7-8 millions, tu y penses […] Il fallait faire le changement. Ça fait une bonne discussion » (Intervenant 1).

L’entrée progressive de critères ESG dans l’activité de placement marque la seconde phase de développement. Bien que l’institution y ait toujours été sensible, c’est au cours d’un congrès de la CSN que Bâtirente est mandaté pour introduire formellement ces critères dans sa politique de placement (Bâtirente, 2002; CSN, 2002 : 13-14). « Est-ce que l’ISR [l’investissement socialement responsable] est dans la vision initiale de Bâtirente, je dirais que non, mais elle s’est inscrite naturellement en fonction de […] notre réflexion, a évolué dans cette mission. Maintenant, elle est réellement au coeur de la mission » (Intervenant 2). L’idée est d’assurer une sécurité financière aux cotisants au moment de leur retraite (Bâtirente, 2005b : 5) en prenant en considération tous les éléments capables d’influer sur la performance économique à long terme des entreprises. Dans cette perspective, il n’est plus question de faire un compromis entre rendement et gestion des risques extrafinanciers, les deux étant liés.

Par exemple, dans le secteur de l’hôtellerie où on a plusieurs milliers de membres, c’est normal, si on veut agir sur les conditions de retraite des gens, de gérer le plus convenablement possible et de chercher à obtenir les meilleurs rendements possible. Le rendement est un facteur important de la capacité à obtenir un certain niveau de sécurité financière à la retraite, mais il y a d’autres facteurs qui sont déterminants, notamment la capacité de cotiser et d’avoir un emploi. Si dans l’activité financière je détruis le capital touristique du Québec, bien je n’agis pas dans l’intérêt économique de nos membres (Intervenant 2).

Dès lors, la mission de Bâtirente ne consiste plus seulement à octroyer un régime de retraite aux travailleurs, mais à s’assurer que « l’action financière soit cohérente avec l’action syndicale » (Intervenant 2). Deux textes enchâsseront cette mission. Une déclaration de principes qui fixe les objectifs de Bâtirente, identifie les risques extrafinanciers, les définit, puis détermine les normes et les mécanismes d’intervention, tels que le dépôt de résolutions (Bâtirente, 2005a). Et les lignes directrices qui servent d’outil de référence, notamment aux gestionnaires de portefeuilles et aux professionnels de l’engagement actionnarial (Bâtirente, 2005b). À eux seuls, ces textes structurent le discours et définissent les valeurs communes de Bâtirente en matière de gestion des risques extrafinanciers à l’attention de ceux qui participent à sa mission.

Dans le cas des gestionnaires de portefeuille, elles [les lignes] visent à appuyer la démarche de construction de portefeuilles en leur procurant une grille d’analyse des principaux risques extrafinanciers non souhaités, en complément de leurs méthodes d’analyse et de gestion des risques financiers (souligné des auteurs) (Bâtirente, 2005b).

Tout en laissant une marge décisionnelle aux gestionnaires de portefeuille, l’intégration des critères ESG s’effectue de façon incrémentale, car Bâtirente partage avec le monde de la finance la difficulté à trouver les bons outils pour mesurer les performances extrafinancières des entreprises (Bâtirente, 2001 : 9). Or, aucune obligation de reddition n’est imposée aux entreprises, l’information recueillie dépend le plus souvent de la bonne volonté des organisations. De plus, elles ne rapportent ni de la même façon, ni sur les mêmes sujets ni avec les mêmes mesures. Ainsi, « [c]omparer les entreprises entre elles on peut le faire de façon assez rigoureuse quand on y va sur les ratios financiers ou sur l’information plus strictement financière, sur l’information extrafinancière c’est la jungle » (Intervenant 2). Ces difficultés rendent ardue l’insertion de critères ESG dans la composition et la gestion des portefeuilles de placement. C’est pour cette raison que Bâtirente est intervenue auprès de plusieurs entreprises pour exiger plus de transparence; une condition de base pour faciliter les analyses extrafinancières. Par exemple, suite au rapport d’une organisation non gouvernementale (ONG) faisant état de violations des droits fondamentaux du travail chez un fournisseur de Sears Canada en Chine, Bâtirente a déposé une proposition d’actionnaire exigeant à la compagnie de produire un rapport de développement durable pour permettre aux parties prenantes d’évaluer les risques et les performances de l’entreprise. Cette action a initié des discussions qui ont permis à Bâtirente d’accompagner Sears dans la production de son premier rapport de développement durable. D’autres initiatives similaires ont été entreprises auprès des compagnies aériennes pour les amener, avec succès, à produire une meilleure reddition de compte au plan environnemental.

Bâtirente développe ainsi une approche réaliste et conforme aux valeurs et à l’expertise syndicale. Il privilégie le dialogue avec l’entreprise et l’engagement actionnarial, plutôt que l’exclusion de certains titres à partir d’un énoncé rigide de critères. Cette stratégie dite « ascendante » (Bâtirente, 2007b) consiste à repérer les principaux risques extrafinanciers, à les gérer avec les entreprises concernées et si la situation n’évolue pas, une proposition d’actionnaire à l’assemblée annuelle peut être envisagée : « on a comme une épée de Damoclès avec les propositions d’actionnaires, ça permet aux acteurs aussi petits que Bâtirente d’avoir un effet de levier » (Intervenant 3). Le dépôt de deux propositions auprès de la minière Barrik Gold relativement à un projet d’exploitation au Chili a par exemple permis d’entamer un dialogue avec la compagnie afin qu’elle produise et diffuse un rapport sur sa conformité aux normes environnementales et sociales internationales.

La stratégie dite « descendante » complète la première (Bâtirente, 2007b). Elle consiste à créer des réseaux, des coalitions avec le milieu syndical ou non et à mener des initiatives pancanadiennes ou internationales, parfois à caractère sectoriel, pour notamment créer un marché qui prend en compte les enjeux ESG. Grâce à ses réseaux, Bâtirente obtient des informations utiles à son action. Par exemple, il participe à l’Initiative boréale canadienne qui rassemble des entreprises, des ONG, les premières Nations et des investisseurs afin d’assurer le développement durable de la forêt et des communautés du Nord. Il s’agit pour Bâtirente d’une plateforme privilégiée d’échanges d’information sur les enjeux forestiers (Bâtirente, 2007a : 60). D’autres actions sont menées en concertation avec des syndicats internationaux pour notamment inciter les pétrolières Totales et Chevron, situées au Myanmar, à protéger les droits humains (Bâtirente, 2007a : 54-55).

Bâtirente s’appuie également sur des réseaux formés d’investisseurs intéressés par l’ISR[6] pour publiciser ses campagnes lors du dépôt d’une proposition d’actionnaire ou encore pour obtenir l’information utile à l’exercice de ses droits de vote.

Bâtirente : une innovation institutionnelle

Au cours de ses deux phases de développement, Bâtirente innove en affirmant son allégeance syndicale et en accompagnant les fonctions de représentations de la CSN.

Durant la première, la CSN s’oblige à sortir de son champ d’action traditionnel en créant une structure organisationnelle distincte, liée à la centrale, qui prendra la forme d’un cabinet de service financier. Pour y arriver, elle s’attache l’expertise d’acteurs externes qui l’aideront à trouver les ressources nécessaires et à asseoir sa légitimité dans le milieu. Cet apprentissage nous le qualifierons d’unidirectionnel, dans le sens où Bâtirente s’imbibe de la logique d’action et des modes de régulation de la finance sans chercher à y apporter une marque distinctive. L’innovation institutionnelle de Bâtirente repose à ce stade-ci sur sa capacité à offrir et faciliter l’adhésion à un régime de retraite pour les membres de la CSN. Elle répond ainsi à la demande de représentation « salarié-salarié » de la CSN. Mais si l’empreinte syndicale est présente à cette étape, elle s’affirmera au cours de la seconde phase de développement. En intégrant à son activité financière les préoccupations syndicales, Bâtirente allie la représentation salariée à la représentation citoyenne, une intégration clairement exprimée tant dans la construction que dans la gestion de portefeuille. Cette fois-ci, l’apprentissage est bidirectionnel. Il ne s’agit plus seulement pour Bâtirente de s’aligner sur une gestion traditionnelle des portefeuilles, mais d’y introduire des valeurs et des règles propres aux logiques syndicales. Dès lors, l’action de Bâtirente va dans le sens du discours syndical avec l’idée de renforcer et d’intégrer les intérêts des salariés à long terme. À ce discours s’ajoute l’action, notamment celle de s’allier d’autres acteurs, de créer des coalitions.

Bâtirente : un entrepreneur à la jonction de l’action syndicale et financière

Le débat sur l’implication syndicale dans les régimes de retraite s’est, a-t-on vu, polarisé, certains y voyant un danger, d’autres une opportunité.

Les tenants de la thèse du danger estiment que cette implication conduira à la dilution des valeurs de l’acteur syndical, car joueur minoritaire au sein du secteur financier, il serait soumis aux impératifs dictés par le marché de la finance. Ils estiment aussi que ces initiatives retrancheraient les syndicats derrière la défense d’une classe particulière de travailleurs, ceux de la grande entreprise, plutôt que de se porter à la défense des plus vulnérables.

Les tenants de la thèse de l’opportunité considèrent l’action financière comme l’occasion pour l’acteur syndical de défendre ses causes, telles que la réduction des inégalités et la consolidation des droits humains. Son statut d’actionnaire renforcerait son pouvoir en facilitant son accès aux dirigeants d’entreprise et encouragerait ainsi la diffusion de la voix des travailleurs.

En somme, le point de tension autour de ce débat se trouverait dans la détermination de la capacité de représentation de l’acteur syndical dans l’activité financière.

En empruntant une autre perspective d’analyse, celle de l’entrepreneur institutionnel, les résultats que nous avons obtenus à partir de l’étude de cas de Bâtirente nous invitent à des conclusions nuancées. Premièrement, nous pouvons observer que Bâtirente est une réponse innovante aux besoins des membres en matière de protection sociale au moment de leur retraite. En ce sens, il s’agit là d’une construction cohérente entre les valeurs de la centrale et l’innovation institutionnelle (Bâtirente). D’ailleurs, en 2005, l’adoption d’une déclaration de principes et de lignes directrices sur la gestion des risques extrafinanciers dans ses activités de placement corrobore ce point puisqu’elle démontre l’adhésion à des valeurs et à des enjeux plus larges que ceux de la gestion dite traditionnelle de la finance. Au final, cet engagement crée une émulation entre les activités, les valeurs et le discours de Bâtirente et ceux de la CSN.

Deuxièmement, la réflexion sur les enjeux ESG et leur intégration dans l’activité financière ne nous permet pas de conclure à un alignement des pratiques de cet investisseur particulier sur celles des actionnaires plus traditionnels. L’adoption d’un discours et d’une vision qui tend à rallier plutôt qu’à opposer rendement et gestion des risques extrafinanciers, traduit l’autonomie de Bâtirente à l’égard d’une partie de la communauté financière.

Il reste qu’un tel programme comporte son lot de difficultés. Bâtirente est un investisseur institutionnel de petite taille. Par conséquent, sa capacité à influencer les acteurs sur le marché financier en vue d’une meilleure intégration des critères ESG est marginale. En dépit de cet inconvénient, Bâtirente cherche à surmonter cette limite en créant des alliances et en s’inscrivant dans un réseau d’investisseurs partageant les mêmes préoccupations dans le but de se faire entendre. Toutefois, la complexité et l’accès à l’information pertinente s’avèrent une limite structurelle propre au marché financier qui restreint la capacité d’action de tous ceux qui souhaiteraient faire une plus grande place aux critères ESG. Cet obstacle s’ajoute aux faibles moyens financiers et humains dont dispose Bâtirente pour mener ce type d’action. Il est ainsi contraint à agir en conséquence et à exercer, pour le moment, une surveillance des seules firmes canadiennes de son portefeuille. Cela n’a pourtant pas empêché Bâtirente de faire preuve d’activisme pour défendre les critères ESG.

Au final, il faut admettre qu’il est encore tôt pour mesurer concrètement l’influence de Bâtirente sur la gouvernance d’entreprise. Mais chose certaine, Bâtirente agit et cherche à harmoniser la finance et le social pour asseoir sa légitimité tant dans les milieux syndical que financier. Son approche que l’on pourrait qualifier d’incrémentale repose sur une stratégie prudente, une « stratégie des petits pas », qui tend à étendre progressivement la portée de ses actions. Mais ce point, qui nous apparaît si crucial à ce stade-ci, semble être négligé dans la littérature. L’étude de cas révèle en effet l’importance de la dynamique relationnelle d’apprentissage de l’institution avec ce nouvel environnement. Dans une première phase, Bâtirente apprivoise au contact ou à l’aide d’acteurs ce nouveau champ à coups d’essai-erreur, d’observations, d’imitations puis, dans une seconde phase, Bâtirente s’institutionnalise et s’autonomise en déployant ses propres outils et modes d’action. Si l’expérience de Bâtirente nous montre que sa création est cohérente avec l’action syndicale et soutient sa représentation, ce n’est là qu’une portion de la contribution indirecte de Bâtirente au renouveau syndical. Plus qu’un fournisseur de ressources, de services, il est un entrepreneur institutionnel.

Dans cette perspective, nous le voyons davantage comme un intermédiaire, entre la centrale et le monde de la finance, capable de porter et d’accélérer la prise en compte d’enjeux sociaux pour ultimement générer des innovations. Bâtirente serait alors plus qu’un simple outil financier pour la CSN, il serait une construction institutionnelle en cours qui doit être analysée en tenant compte des dynamiques d’apprentissages (Acquier et Aggeri, 2008 : 66-69). C’est en se positionnant à la frontière de réseaux sociaux, de champs organisationnels et institutionnels, qu’il innove, élargissant ainsi ses répertoires d’idées et d’actions.

En tant qu’entrepreneur institutionnel, Bâtirente contribue au recadrage des idées. Son projet harmonise les valeurs et les exigences des deux sphères qui le nourrissent pour proposer un outil financier qui non seulement répond aux besoins et aux valeurs syndicales, mais aussi les diffuse au sein de la sphère financière (insertion et promotion des critères ESG). Bâtirente apparie deux sphères institutionnelles contraignantes, celle du milieu syndical et celle de la finance, pour innover. Ces innovations doivent ainsi rendre compte de principes tels que la solidarité, la démocratie et la protection sociale et du même coup s’aligner sur l’objectif de la rentabilité financière. Le processus de « bricolage » auquel se livre Bâtirente ne devient légitime que si son action offre une réponse à la fois cohérente et inclusive pour chaque sphère institutionnelle; une légitimité qui parfois s’appuie sur la construction d’alliances.

À titre d’entrepreneur institutionnel qui s’insère dans des réseaux, Bâtirente dégage un savoir et le diffuse. Créateur d’un savoir, il contribue à générer une dynamique d’apprentissage collectif (Acquier et Aggeri, 2008 : 77) en regard de la finance responsable. Pour les syndicats, cet apprentissage leur permettra de mieux se positionner pour renouveler leur action de demain.

Maintenant, peut-on affirmer que la création et l’action de Bâtirente s’inscrivent dans le renouveau syndical ? L’étude apporte des éléments de réponse à cette question. Si l’initiative de la CSN d’occuper un nouveau territoire, celui de la finance, constitue une innovation en soi, c’est surtout la façon dont Bâtirente y introduit une pensée et une action sociale qui s’avère la source principale de renouveau. Toutefois, les résultats suggèrent certaines limites à la contribution de cette expérience au renouveau syndical ne serait-ce que par sa portée. La capacité de Bâtirente à soutenir les valeurs syndicales et à concrétiser son projet est aussi confrontée aux contraintes imposées par la sphère financière qui limite son action. L’expérience Bâtirente soulève donc des questions fondamentales encore non résolues, notamment quant au maintien de la capacité de représentation du syndicat dans un tel contexte et elles invitent à poursuivre la réflexion sur l’insertion de l’acteur syndical dans la sphère financière.

Conclusion

L’objectif de cette recherche consistait à déterminer pourquoi et comment l’acteur syndical parvient à investir la sphère financière et comment une telle incursion peut s’inscrire dans le renouveau syndical ? Rapidement, il est apparu que l’institution Bâtirente a été créée pour répondre à un besoin de représentation du syndicat, offrir un régime de retraite aux membres. Restait à comprendre le « comment » et à identifier la cohérence de cette création institutionnelle avec les valeurs de l’acteur syndical. Nous avons constaté que Bâtirente était en constant processus d’apprentissage et dès lors, seul le concept d’entrepreneur institutionnel nous permettait de saisir toute la dynamique relationnelle et itérative de l’institution avec son nouvel environnement. Nos observations conduisent à un constat préliminaire, qui par essence est une esquisse, un portrait inachevé, puisque l’institution est en cours de création. Néanmoins, il ressort clairement deux phases, la première où l’institution apprivoise ce nouveau milieu en l’imitant. Cette première phase n’offre aucune source de légitimité à la centrale syndicale hormis celle de créer un régime de retraite et y exercer un contrôle syndical. La seconde phase, en revanche, laisse apparaître une évolution notable, celle d’un alignement progressif et d’une cohérence entre les actions menées par Bâtirente dans la sphère financière et les valeurs de la centrale syndicale en adoptant notamment des politiques d’investissement responsable.

Cette évolution de Bâtirente favorable à une plus grande harmonisation avec les valeurs syndicales devra être confirmée à l’avenir. À ce stade, il est prématuré de poser un constat définitif sur la direction qu’il prendra et sur la portée, la pérennité et le renforcement de ses actions. Il sera utile dans les prochaines années de vérifier dans quelle mesure les actions de Bâtirente ont des répercussions positives sur la CSN. C’est à la fois une limite à notre étude et une invitation à poursuivre des recherches en ce sens. Il faut également, comparer l’expérience Bâtirente avec d’autres syndicats qui ont entrepris pareille initiative ou bien avec des institutions financières offrant des fonds thématiques de finance responsable. Cet exercice permettrait d’identifier les particularités, les difficultés et les tensions que rencontre l’acteur syndical lorsqu’il investit la sphère financière.