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Voilà un ouvrage très franco-français, dépourvu de toute ambition scientifique, qui s’inscrit dans le sillage du scandale récent (2008) sur les versements de fonds qui auraient transité d’une organisation patronale (Union des industries et des métiers de la métallurgie) vers des organisations syndicales représentatives et cela au plus haut niveau. Pour qui suit l’actualité syndicale hexagonale, la question du financement des syndicats français n’est pas nouvelle. Comment en effet les syndicats français peuvent-ils survivre de façon indépendante sur le plan financier dans un contexte de taux de syndicalisation anémique (sous la barre des 10 %), alors que les organisations syndicales françaises demeurent des acteurs politiques importants, négocient au sommet de l’État, sont à l’initiative (ou semblent l’être) de mobilisations assez larges, systématiquement surexposées médiatiquement. C’est un secret de polichinelle que le syndicalisme français ne peut vivre à partir des cotisations syndicales (contrairement au modèle nord- américain), et qu’il dépend donc officiellement d’autres modes de financement, d’origines étatique ou patronale, directs ou indirects (par exemple, par l’intermédiaire des comités d’entreprise). L’idée d’assurer un financement public institutionnalisé refait même surface périodiquement. C’est sur cette toile de fond que le trio susnommé, constitué d’un journaliste d’investigation et de deux responsables syndicaux (FO et CGT) ont décidé de publier un livre de « révélations ». Qu’en est-il ?
L’ouvrage se présente en deux parties, intitulées respectivement « Les véritables secrets de famille », qui concernent le cas de liens financiers patronaux-syndicaux (onze cas relatifs à des entreprises et des syndicats précis) et « La débandade » (trois chapitres consacrés à des cas plus « macro »). En pratique, la distinction n’est pas si évidente à la lecture. Dans la première partie, des chapitres sont ainsi consacrés à des secteurs/syndicats. Il s’agit souvent d’anecdotes non vérifiables, qu’aucun chercheur scientifique n’avait relevées. Voilà des entreprises qui mettent en place des caisses antigrèves qui profitent à des syndicalistes, des comités d’entreprises contrôlés par des syndicalistes qui disposent des fonds à leur guise, des syndicats sous influence patronale dans un secteur difficile (nettoyage), une entreprise péripublique où parties patronale et syndicales vont main dans la main, des licenciements dorés (quand même pas des parachutes) de syndicalistes dont les employeurs souhaitent le départ, des mairies de gauche qui abritent des emplois fictifs (syndicalistes payés pour des tâches en principe non syndicales), des détournements de fonds à partir des caisses officielles de formation professionnelle… La lectrice s’interroge forcément sur la représentativité des cas choisis.
Je ne suis pas de ceux et celles qui pensent que les ouvrages non scientifiques et non bardés de références ne sont pas crédibles. Et je suis par ailleurs intimement convaincue que les états financiers des organisations syndicales ne présentent pas la transparence voulue et gagneraient à être discutés, au nom de la démocratie syndicale. La première partie de cet ouvrage fait injure à quelques principes de l’écriture scientifique. Procès d’intentions, mélange des genres (description/analyse), généralisations abusives, accablement d’organisations jouissant de monopoles… Mais nombre de cas d’abus étalés sans complaisance, et dont on ne sait pas s’ils sont vérifiables, renvoient les connaisseurs du syndicalisme d’autres pays, à commencer par le Québec, à des exemples similaires… La corruption syndicale existe partout, qu’il s’agisse d’abus de fonds ou de « changement de carrière », des variations dans la proportion adhérents ou membres/conseillers syndicaux qui défient souvent les principes de bonne gestion, des employeurs qui ont parfois une influence indue sur les vocations syndicales, des détachements de fonctionnaires au profit des organisations syndicales en France qui constituent une véritable manne et le fait est connu. Et je ne saurais prétendre que les auteurs n’expriment pas des intuitions bien formulées, que C.W. Mills (1948), s’il vivait toujours, ne désapprouverait pas, comme « Un permanent syndical capable d’en imposer pour calmer les troupes est très utile dans toutes sortes de situations […] » (p. 47). Voilà quelque chose d’évident !
La maigre deuxième partie, constituée de trois chapitres, termine mal l’ouvrage, dans la mesure où deux des trois auteurs sont directement impliqués. La lectrice se retrouve dans une opération de règlement de compte un peu désagréable, sans possibilité de vérifier quoi que ce soit faute de références. Le premier auteur (journaliste) raconte en effet les tribulations à la troisième personne de ses deux co-auteurs. Dans un chapitre sur les effectifs syndicaux réels (chapitre 12), les auteurs estiment le taux de syndicalisation français à 6,5 %, s’appuyant notamment sur les travaux de D. Labbé et de D. Andolfatto, et précisent que les syndicats français ne sont pas tenus, en vertu de la loi de 1884 qui leur a permis d’exister, d’exhiber des comptabilités transparentes. Le chapitre 13 met en relief la vulnérabilité de l’institution prud’hommale (tribunaux du travail tripartites dont les représentants syndicaux sont élus dans une indifférence assez généralisée). Les auteurs accusent les confédérations syndicales de « laisser tomber » l’institution. Le dernier chapitre, consacré aux guerres intestines, n’est pas plus ravigotant : « Le syndicalisme tel que les confédérations le développent est dans une situation désespérante » (p. 243). Dans la conclusion, les auteurs invoquent l’exemple allemand, où la situation financière des syndicats serait tout aussi opacifiée, et où un scandale de taille a frappé un dirigeant important de la métallurgie. Dans ce cas précis, il s’agit bel et bien de corruption, mais finalement dans l’ensemble cet ouvrage concerne essentiellement la corruption syndicale. Nous voilà loin du « renouveau syndical » !
Voilà sans doute ce que l’on pourrait qualifier de mauvais livre, écrit à la va-vite. Mais il s’agit d’un sujet sérieux qui, dans nos contrées, est absolument ignoré. La faute majeure de cet ouvrage n’est pas d’être anecdotique, elle est de discuter du financement des syndicats en-dehors de toute mise en contexte, qu’il s’agisse de l’encadrement juridique, des autres formes de rapport à l’État dont le rapport financier n’est souvent qu’une conséquence, des formes du rapport à l’employeur (le principe des « libérations » syndicales par suite de négociations ou de dispositions législatives n’est pas en soi condamnable), des modes de relations patronales-syndicales. L’intérêt de cet ouvrage, par défaut pourrait-on dire, est d’exister sans avoir causé trop de tumulte et de nous permettre de nous demander pourquoi ces questions sont terra incognita chez nous et ailleurs. S’il y a une leçon à en tirer, c’est en effet que l’usage que font les organisations syndicales des cotisations de leurs membres et des financements publics est une question importante, qui ne devrait pas être abandonnée aux journaux à potins mais plutôt constituer un sujet de recherche sérieux et crédible, encore qu’il déplairait. La légitimité du syndicalisme est ici en cause, et agiter un épouvantail antisyndical à l’égard de tel projet serait bien mal venu. Voilà donc un livre déficient, mais au propos recyclable dans un cadre mieux appuyé et mis en contexte.