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La fraîcheur de cet ouvrage collectif n’a d’égale que sa détermination à rendre compte du dynamisme qui caractérise ces dernières années la sociologie du travail et son renouvellement par des débats sans complexe, tant par leur audace épistémologique que par leur volonté à prendre en charge des objets ancrés dans les réalités quotidiennes des espaces du travail et des organisations. Cette publication consacre non seulement le « retour en force » de cette catégorie centrale de la sociologie qu’est le travail, mais y apporte une substantielle contribution par une série de perspectives analytiques portées toutes par une posture réflexive commune. Leur diversité théorique et leurs orientations paradigmatiques ont paradoxalement aidé cet ouvrage à échapper à cette « maladie infantile » des publications collectives : leur caractère hétéroclite. Il ne s’agit pas en effet d’une énième production écrite reprenant un de ces traditionnels débats de colloques thématiques par une mise en visibilité académique satisfaisant les seuls intérêts de ses intervenants, mais d’une véritable entreprise exploratoire des voies possibles en termes d’ouvertures épistémologique et paradigmatique susceptibles de repositionner le travail et ses sociologies au coeur des préoccupations de la recherche sociologique.
Les cinq parties de cet ouvrage bénéficient d’une introduction de J.-P. Durand allant bien au-delà des exigences de l’exercice. Elle livre sans fioritures les substantielles pertinences scientifiques et sociales des contributions engagées dans ce projet sans craindre de souligner les problématiques délibérément écartées, à l’exemple des questions de rapports sociaux de sexe ou de l’emploi qui, même si elles sont par ailleurs « couvertes » par de nombreux autres regroupements thématiques de recherche, auraient gagné à voir leurs prolongements intégrés à cette grille paradigmatique du travail.
Consacrée au débat holisme/individualisme, la première partie insiste sur la posture critique adoptée – à partir de postulats variés et distincts – par la sociologie du travail contemporaine autour de trois paradigmes dominants : le paradigme libéral, le paradigme national fonctionnaliste et le paradigme marxiste. Cette matrice tridimensionnelle est portée par une dynamique étroitement assujettie aux transformations qui ont affecté les modes de production, les rapports sociaux et les modèles théoriques : Nation, Production, Société ou Capitalisme apparaissent comme les principaux tenseurs – ou l’« existence suprême », selon l’heureuse expression de M.-C. Le Floch – de cette matrice. Le collectif chargé de cette partie s’est engagé dans un débat autour de trois points : le terrain, la posture critique et la subjectivité de l’acteur au travail. Les résultats de recherche qui alimentent ce débat mobilisent ici des objets comme la qualité de vie au travail, les discours d’acteurs – employeurs/employés – autour des conditions de travail, les impacts des logiques gestionnaires en matière de fragilisation des groupes professionnels ou encore l’écart croissant creusé par les nouvelles formes d’organisation du travail entre les identités individuelles et l’ensemble social. Une conclusion émerge de ce débat : les passerelles dégagées entre ces différentes dimensions de l’expérience sociale du travail apparaissent comme la contribution par excellence du sociologue qui, de ce fait, ne peut « parler vrai » (D. Linhart) que s’il se soustrait aux contraintes des paradigmes, grâce notamment à la puissance explicative de ses éléments monographiques. N’est-ce là que l’expression nostalgique d’un retour à la sociologie du travail autrefois portée par la démarche monographique valorisée par les pères fondateurs ou l’indicateur d’un véritable fléchissement méthodologique de la discipline ?
Quoique distincte, la deuxième partie opère également un retour sur la remise en question des « paradigmes hégémoniques » des années 1960, mais sur la base d’une autre interrogation : la tension traditionnelle opposant, d’une part, holisme et tradition durkheimio-marxiste et, d’autre part, individualisme et tradition wébéro-interactionniste, a-t-elle conservé toute sa pertinence ? N’a-t-on pas observé ces dernières années une érosion progressive des oppositions et des postulats fondateurs de ces paradigmes au profit d’un rapprochement consensuel négocié sur la base d’un salutaire réexamen des enjeux scientifiques produits à la fois par le nouveau contexte socio-économique et ses saisies contemporaines par la sociologie du travail ? Voilà le coeur du débat entrepris ici, à l’appui d’éléments résolument empiriques mais autour d’objets hautement conceptuels comme 1) le sens du travail, à l’épreuve de la transition qualification/compétences par exemple, 2) la portée réductrice de la perspective interactionniste dans laquelle se seraient engagés plusieurs nouveaux sociologues du travail, mais au détriment de la prise en charge du contexte, notamment celui des mondes sociaux dont la prise en compte négligée est précisément à l’origine de ce caractère réducteur stigmatisé ici par l’auteur de la très décapante introduction de cette partie (W. Gasparini), ou encore 3) l’éclosion des « combinaisons paradigmatiques », notamment dans l’étude des relations professionnelles, fondées sur les capacités nouvelles des acteurs sociaux du travail à tourner à leur avantage les contraintes du système des relations professionnelles pour réussir à produire de nouvelles règles (autres que celles des institutions traditionnelles) leur permettant d’élargir leurs marges d’autonomie. Au point que certains intervenants de ce débat n’hésitent guère à réinterroger le modèle de l’« ouvrier acteur-militant qui conteste le taylorisme » en mettant en lumière le handicap qu’il constitue pour les sciences sociales. Constatant la réduction manifeste du rôle sociétal de l’acteur ouvrier (incarné par le mouvement ouvrier défini comme mouvement social), O. Cousin par exemple n’hésite pas à poser la question hautement ambivalente de l’émergence d’un « monde sans acteurs » dans le champ du travail, un paradoxe, souligne-t-il, qui traduirait une reconfiguration des identités d’acteurs et de leurs rôles, à l’exemple de l’affaiblissement du mouvement syndical au profit du renforcement d’autres mouvements sociaux (femmes, jeunes, minorités, etc.). C’est là un exemple particulièrement illustratif de ce postulat nouveau et de plus en plus privilégié par l’analyse sociologique du travail : dans le contexte actuel du « néocapitalisme », la figure de l’acteur (l’acteur collectif, stratégique et militant) cède progressivement place à l’individu, à un acteur individuel. Cette interrogation prend des dimensions pour le moins hétérogènes, sinon dissonantes, dès lors que les postulats qui la portent soient ceux de la néo-taylorisation, la post-taylorisation ou encore de la dé-taylorisation du travail !
La troisième partie s’inscrit dans un registre quasi exclusivement conceptuel. Ses quatre contributions examinent l’évolution des concepts, de leurs sens, de leurs contenus et des combinaisons dont ils peuvent faire l’objet dans le contexte des transformations contemporaines du travail, des politiques publiques en la matière, comme celles portant sur la réduction du temps de travail, ou encore de la reconfiguration du champ des relations professionnelles. Au-delà de leurs objets distincts, ces analyses démontrent avant tout l’absence manifeste de toute forme de convergence ou, encore moins, d’unicité des concepts qu’elles mobilisent et qui imprégnaient autrefois les corpus de la sociologie du travail. Cette partie apparaît de ce fait comme la plus hétéroclite de l’ouvrage en raison de sa volonté de faire dialoguer des champs du travail dont les fondements conceptuels ont été et demeurent toujours ancrés dans des sous-disciplines cloisonnées : de la sociologie des professions, à la sociologie des organisations, en passant par la sociologie de l’action collective et la sociologie de l’entreprise. Une heureuse conclusion, parmi quelques autres, émerge de ce dialogue, notamment à la faveur de l’approche de l’objet « compétences » : Élodie Ségal propose de réconcilier Friedmann et Naville en associant le substantialisme du premier au relativisme du second, plutôt que de les opposer. « En effet, souligne J.-P. Durand, comment comprendre le contenu des qualifications sans référence à l’environnement immédiat et aux relations entretenues par tous les acteurs du travail entre eux ? Enfin, comment les experts chargés d’évaluer les compétences pourraient-ils atteindre leurs objectifs sans eux-mêmes assumer ces relations multiples qui définissent le travail devenu complexe ? »
Les quatrième et cinquième parties, quoique distinctes, traitent toutes deux de la dimension collective du travail, tant au niveau de ses acteurs que de ses espaces. La quatrième partie insiste cependant davantage sur les saisies méthodologiques possibles permettant d’aller au-delà des principaux clivages de la discipline relevant de débats déjà anciens et de nature philosophique de surcroît. Ses travaux tentent de réconcilier les approches holiste et individualiste, objective et subjective, macro et micro sociologique, compréhensive et explicative, génétique et structurelle, entre autres. Énorme défi s’il en est ! Même si la chose est loin d’être entendue, le fait que des sociologues du travail n’hésitent plus à prendre à bras le corps de tels clivages est en soi un indicateur indéniable de cette vigueur rafraîchissante qui imprègne de plus en plus leur champ disciplinaire.
« Le point de vue crée l’objet », telle serait la première leçon – saussurienne – à tirer d’un tel dialogue selon W. Gasparini. Autre leçon : prenant acte de la parole du terrain, les sociologues du travail doivent développer toujours davantage les solutions heuristiques. Les modèles d’analyse qu’ils construisent les conduisent à « porter des lunettes sociologiques particulières » certes, mais dans le respect mutuel des perspectives paradigmatiques de chacun. Risquons une troisième leçon. L’on peut regretter que, hormis la remarquable contribution de Maria Aparecida Chaves Jardim sur les nouvelles stratégies syndicales au Brésil, l’action collective et, surtout, l’objet syndical, semblent avoir été les grands absents dans cette entreprise collective. Est-ce le résultat du cloisonnement interdisciplinaire déjà tant décrié ou le reflet de ce tenace désintérêt de la chose syndicale ? Chose certaine, une entreprise de décapage comparable à celle-ci ne pourrait être que salutaire pour la sociologie du syndicalisme. Les sempiternelles analyses sur la « crise du syndicalisme » ne se comptent plus et cette sociologie a dû subir ad nauseam les conséquences de leurs lieux communs. Là également de nouvelles voix se font entendre, qui portent des perspectives originales et des regards critiques neufs, notamment autour des nouvelles figures de l’action collective et syndicale. Si une leçon devait être retenue de cet ouvrage collectif, celle-là n’en serait pas la moindre.