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Dans cet ouvrage rigoureusement documenté, Pierre-Michel Menger décortique le cas extrême d’un secteur, celui des intermittents du spectacle en France, où l’hyperflexibilité de l’emploi est couplée à la couverture assurantielle du risque chômage. En sept chapitres complétés par des annexes et une bibliographie, l’auteur analyse les paradoxes et les déséquilibres d’un régime doublement exceptionnel, puisqu’il n’a pas son équivalent dans d’autres pays européens, ni dans d’autres secteurs du marché du travail français. Après avoir exposé comment ce système « d’emploi-chômage flexible » a contribué à désintégrer complètement le marché de l’emploi artistique, faisant croître le risque chômage, il appelle à une gestion à la fois responsabilisée et mutualisée de ce risque, grâce notamment à une modulation de la cotisation patronale selon le niveau de risque représenté par l’employeur.
Dénoncé par les uns pour son coût élevé, revendiqué par les autres qui réclament son extension à d’autres secteurs d’activité, le régime des intermittents du spectacle se retrouve de manière récurrente à l’avant-scène du conflit social. Au chapitre 1, Menger identifie les éléments qui rendent ce conflit si singulier : il concerne un secteur en forte expansion; son ressort n’est pas la lutte contre la flexibilité mais au contraire, la défense et la promotion d’un système d’emploi hyperflexible; il oppose, non pas les artistes à leurs employeurs, mais bien les travailleurs et les employeurs du secteur artistique aux employeurs des autres secteurs de l’économie qui, en vertu du principe de mutualisation complète qui est au fondement du régime d’assurance-chômage français, supportent les déficits assurantiels du régime des intermittents du spectacle.
Le chapitre 2 met en lumière les tendances révélées par l’analyse statistique. Les professions artistiques ont connu depuis 20 ans en France une progression spectaculaire de leurs effectifs (multipliés par plus de quatre) mais sans augmentation correspondante de la demande de travail (multipliée par deux). « Cette demande de travail s’exprime en contrats dont le nombre explose, mais dont la durée moyenne se raccourcit spectaculairement : c’est la spirale d’une fragmentation croissante de l’emploi, par l’effet d’une dispersion des contrats toujours plus courts sur une variété sans cesse plus grande de salariés intermittents, dont la durée annuelle moyenne d’activité a considérablement diminué » (p. 40-41). L’auteur explique ce résultat par l’organisation par projets dans les arts, qui requiert en permanence la disponibilité d’une abondante main-d’oeuvre aux caractéristiques et compétences variées.
La rémunération des artistes se compose de trois paliers : des minima salariaux négociés, une rémunération additionnelle attachée à la réputation ou à la notoriété de l’artiste et des droits de suite tirés de l’exploitation de leurs oeuvres. Mais en vertu d’un régime créé dans les années 1960, les artistes français ayant accompli un nombre déterminé d’heures de travail dans une période donnée ont également accès, durant leurs périodes d’inactivité, à des revenus de remplacement procurés par l’assurance-chômage, lesquels constituent une proportion croissante de leur revenu total. Il existe d’ailleurs un débalancement de plus en plus marqué entre les cotisations versées par ce secteur à l’assurance-chômage et le montant des prestations qu’il en retire (dans un rapport de 8 pour 1, p. 108), d’où les tensions sociales récurrentes.
Le chapitre 3 décrit le fonctionnement de ce que l’auteur appelle « le régime d’emploi-chômage » intermittent, qui repose sur trois ancrages juridiques. D’une part, même si l’artiste échappe en bonne partie à la subordination, le Code du travail établit à son endroit une présomption de salariat; d’autre part, les secteurs artistiques font partie de ceux dans lesquels des contrats à durée déterminée (CDD) peuvent être conclus; finalement le cadre juridique repose sur le postulat que ces professions ou activités ne s’exercent pas sur le mode permanent. Alors que les deux formes (contrat à durée indéterminée et contrat à durée déterminée) pourraient coexister, les données recueillies par Menger démontrent que tout le secteur s’est en quelques années « converti » au CDD. Le système assurantiel permet en effet aux employeurs de transformer les coûts fixes du travail en coûts variables, en substituant l’emploi précaire à l’emploi classique. Cette fragmentation de l’emploi a en retour pour effet de faire croître le chômage, de telle sorte qu’en 2001, il y a eu chez les intermittents trois fois plus de jours chômés indemnisés que de jours travaillés.
Le coût du système est inégalement partagé : les entreprises payent des salaires horaires plus élevés que dans d’autres secteurs, à qualification égale; le salarié doit trouver lui-même ses contrats et vivre dans l’insécurité du lendemain, et le mécanisme assurantiel dont les coûts sont supportés par le régime général d’assurance-chômage indemnise les périodes récurrentes de chômage, une fois le nombre minimal d’heures de travail accumulé. Chacun des acteurs concernés (employeurs, salariés, pouvoirs publics, associations) développe des pratiques qui ont pour effet de tirer le meilleur partie possible du système et s’adapte rapidement lorsque les normes d’éligibilité deviennent plus restrictives, comme ce fut le cas suite à la réforme de 2003, qui a haussé les seuils d’accès au régime, limité le type d’entreprises dans lesquels les droits pouvaient être accumulés et raccourci la période d’indemnisation.
Menger parle à ce propos d’un « ap-prentissage collectif » de l’usage de l’intermittence et consacre le chapitre 5 à la description de ces pratiques, après avoir, au chapitre 4, exploré la nature du risque sous-emploi dans le monde des arts du spectacle. Dans cet univers caractérisé par de très fortes inégalités entre les professionnels qui sont au coeur des réseaux et ceux qui se trouvent à leur marge, la mutualisation du risque chômage est apparue comme un socle égalitaire destiné à compenser quelque peu ces inégalités. Les coûts de la propension des entreprises à fragmenter l’emploi en une multitude de contrats de courte durée, dont plusieurs sont pour le même employeur principal, sont ainsi reportés d’une part sur l’artiste, lui procurant certes autonomie et variété dans le travail, mais aussi risque permanent de sous-emploi, et d’autre part sur un assureur public sous-informé des calculs stratégiques qui président aux négociations contractuelles entre employeurs et salariés.
La flexibilité essentielle dans le monde des arts du spectacle génère un fort risque de chômage qui appelle une couverture appropriée mais force est de constater que, telle qu’elle a été organisée, cette couverture a eu pour effet d’accroître ce risque plutôt que de le faire diminuer. D’où la question posée par l’auteur : le risque chômage est-il assurable dans un système d’emploi hyperflexible ? En guise de réponse, Menger évoque au chapitre 6 quatre scénarios de réforme et en propose un cinquième. Sa proposition vise à consolider et à équilibrer les fondements assurantiels de la couverture du risque chômage des intermittents en recourant à trois types de financement provenant respectivement de la solidarité interprofessionnelle (cotisation des employés et des employeurs de tous les secteurs), d’une tarification différenciée selon le compte assurantiel de l’employeur d’intermittents (responsabilisation de l’employeur, sur le modèle du régime des accidents du travail) et finalement de l’État et des collectivités locales et territoriales, au titre de financement de la culture.
Dans son septième et dernier chapitre, l’auteur pose la professionnalité artistique comme un système incomplet de relations sociales, la pièce manquante étant précisément l’engagement de la responsabilité d’employeur qu’il propose dans son scénario.
En conclusion, la mobilité, l’absence de subordination et les qualités exigées dans les milieux artistiques, mais aussi le risque permanent de sous-emploi qui leur est associé, deviennent le lot d’une portion grandissante de travailleurs qualifiés. Le régime des intermittents du spectacle en inspire plusieurs, qui rêvent de conjuguer « l’exercice expressif et insubordonné du travail », pour reprendre la belle expression de l’auteur, avec les protections sociales du salariat. L’ouvrage de Menger démontre de manière irréfutable que sans responsabilisation de l’ensemble des parties prenantes, et au premier chef des employeurs qui l’ont utilisée pour transformer les coûts fixes du travail en coûts variables, la mutualisation du risque chômage peut conduire à la précarisation accrue de l’emploi et à la croissance du chômage. Il intéressera sûrement ceux et celles qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, s’interrogent sur les modalités d’une protection sociale adaptées aux travailleurs atypiques et, de manière plus générale, à la mobilité professionnelle croissante des individus.