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Cet ouvrage – dédié à William Grossin, fondateur des recherches sur les temps sociaux – traite des temporalités sociales et s’intéresse aux nouvelles manières de cerner les pratiques temporelles des acteurs, considérés au sens sociologique du terme. En partant d’enjeux sociaux concrets et de terrains d’enquête, l’objectif de ce livre porte sur les manières de travailler en sociologie des temps sociaux. Il met l’accent sur le « comment » de l’analyse en ayant demandé à une quinzaine d’auteurs – pour la plupart sociologues – d’interroger leurs outils, leurs concepts, leurs méthodes, les cadres théoriques qu’ils mobilisent. Les contributions fournies – douze au total – touchent à des enjeux sociaux divers : l’organisation productive et la réduction de la durée du travail, la féminisation des groupes professionnels, l’articulation emploi-famille et la dynamique du genre sur les arrangements temporels, l’expérience du chômage durable, les stratégies d’activité et les choix d’emploi de certaines catégories d’individus dans des pays aux économies en transition. Cette diversité d’objets et de terrains soumise pour chaque présentation au crible d’un questionnement sur la méthodologie utilisée, est en partie attenante à la problématique des 35 heures et au contexte de la RTT. Il va sans dire que ce contexte dans le cas français a contribué à stimuler et enrichir la recherche sur les temporalités sociales, en proposant à l’analyse une sorte de laboratoire d’élaboration des cadres temporels. Parmi les contributions qui ont répondu à l’exercice, nombreuses sont celles dont les investigations portent sur la production des normes temporelles en lien avec l’organisation productive et le hors travail.
Les auteurs ont été sollicités dans un but didactique pour mettre en avant leurs difficultés méthodologiques face à la saisie des temporalités avec la consigne, semble-t-il, d’un propos concis mais non exempt d’explications concrètes pour bien faire comprendre leurs objectifs de recherche et dégager pour le lecteur avancées conceptuelles et savoir-faire heuristiques. Leurs présentations ont été regroupées selon quatre prismes qui forment les différentes parties de l’ouvrage. Le premier ensemble thématique convie à une exploration méthodologique au coeur de la fabrique des formes temporelles : il s’intéresse, à partir du chantier des 35 heures, au formatage du temps de travail, en ancrant la réflexion sur les nouvelles régulations qui caractérisent une action publique de plus en plus négociée, sur la capacité du chercheur à interpréter les logiques sociales sous-jacentes aux accords entre employeurs et organisations syndicales à partir d’idéaux-types de la négociation (classes d’accords), ainsi que sur les manières d’aborder le poids des normes temporelles sexuées et leur évolution en tenant compte de la production des principes du genre. Le second ensemble se focalise sur l’articulation des niveaux d’analyse et illustre des démarches qui, en combinant plusieurs appareils méthodologiques, ont construit et cerné leur objet en dépassant les antagonismes entre recherche qualitative et quantitative : on y trouve au fil des descriptions de recherche comment l’utilisation de traitements statistiques (analyse multivariée…), combinée à des démarches d’enquête plus inductive (recours au recueil de données par entretiens par exemple avec une place particulière donnée aux entretiens biographiques), a permis de faire progresser les résultats, ou encore comment la mobilisation de l’approche de genre rend compte des points de vue des hommes et des femmes dans leurs aménagements du temps de travail. Le troisième ensemble met au centre les temporalités de l’individu et tout l’intérêt de l’individualisme méthodologique et de l’analyse stratégique pour saisir le sens que l’individu en situation donne à l’agencement de ses temporalités. Ce recentrage sur la subjectivité de l’acteur dans la construction de son temps est riche d’enseignements et particulièrement en résonance avec la notion d’équation temporelle personnelle souvent mentionnée par Grossin, elle-même empruntée à Gurvitch. Quant au dernier ensemble, il aborde le rapport entre le temps et la société à partir de deux terrains d’enquête au Gabon et au Vietnam ; une contribution de temporaliste fait office de post-face en distanciant l’ensemble du propos. Ce dernier prisme resitue le propos dans la durée longue des études sur les temporalités et pose les limites et les possibilités des diverses manières d’étudier sociologiquement les représentations temporelles tout en insistant sur les problèmes théoriques soulevés par l’interdépendance entre les matériaux recueillis et la manière de les traiter.
Il ressort de ces présentations des considérations très instructives que peuvent s’approprier tous ceux qui, plus ou moins spécialisés dans ce domaine, souhaitent élargir leurs connaissances sur un état des savoirs empiriques à jour en la matière. Ainsi, malgré tous les problèmes méthodologiques qu’elles peuvent poser, les enquêtes de budgets-temps, par exemple, sont toujours utilisées en sociologie. Cet ouvrage participe à une remise en question radicale de cette méthode traditionnellement utilisée pour l’étude des temps sociaux. On y perçoit de façon très explicite les limites d’une mesure objective des durées qui laisse de côté le temps vécu par les acteurs en imposant un modèle linéaire, quantitatif et cloisonné, celui du modèle dépassé du temps industriel. L’approche compréhensive des emplois du temps par les chronostyles présentée dans cet ouvrage innove en restituant contre la tradition macrosociologique toute l’importance d’une mise en cohérence par les individus eux-mêmes de leurs pratiques temporelles en tenant compte entre autres des chevauchements d’activité. De même, les enquêtes par entretiens biographiques auprès des chômeurs laissent convaincre d’une urgence à s’emparer d’un point de vue théorique renouvelé pour qualifier la situation de demandeur d’emploi par rapport à un temps vécu. Il y a également bien des manières de tirer partie de l’idée qu’une mobilisation de l’analyse de données en cours d’investigation de terrain peut être profitable parallèlement à la méthode de l’entretien et l’analyse de contenu pour objectiver un espace de négociation et obtenir une compréhension plus fine des processus de régulation des temps sociaux (cas de la négociation des normes temporelles dans un secteur d’activité, celui des sociétés de services informatiques). Tous ces éclairages de même que certains non cités élargissent la palette des savoirs temporalistes et plaident pour la mise en oeuvre d’une science des temps qui, comme le signalait William Grossin, « reste à entreprendre ».
Alors qu’une part importante de l’ouvrage apporte des éléments théoriques qui permettent de revisiter une manière de considérer l’action publique dans le formatage du temps, on regrette que l’espace politique européen n’ait pas été introduit dans les interrogations actuelles autour du paradigme de gouvernance. La feuille de route pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2006-2010 trace des stratégies globales pour l’emploi. La construction et le suivi d’indicateurs de conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle sont désormais requis par la Commission auprès des États-membres, cette question étant désormais au coeur des politiques d’égalité. Un tel objectif n’est pas sans soulever de nouvelles interrogations. On aimerait que ces repères méthodologiques soient prolongés d’une nouvelle vague de contributions.