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L’organisation du système d’exploitation de la ressource forestière est généralement étudiée par les spécialistes de la foresterie en regard de la sylviculture, de la récolte et de l’aménagement. Peu d’études, du moins au Québec, se sont intéressées aux acteurs de ce système à maints égards fort particulier, voire atypique. L’ouvrage de Camille Legendre arrive à point. La vie professionnelle de l’auteur ainsi que ses travaux de recherche universitaires ont été centrés sur l’étude et l’analyse des rapports des acteurs des opérations forestières au Québec. Cet ouvrage reprend les principales dimensions du champ d’étude que Camille Legendre a investi dès les années soixante par ses recherches au Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) sur l’organisation de l’industrie forestière ainsi que sur les caractéristiques sociales et professionnelles des travailleurs forestiers du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie.
Jusqu’alors l’étude de cette industrie se limitait à l’aspect économique de considérations organisationnelles préoccupant au premier chef les directions des entreprises papetières ainsi que les autorités publiques responsables du patrimoine forestier du Québec. L’étude des relations professionnelles était axée sur les besoins de main-d’oeuvre et sur sa productivité. C’est ce que révèle la documentation de l’ouvrage.
Par ailleurs le monde du travail de l’exploitation forestière québécoise se reflétait dans la production folklorique de la chanson, dans le film documentaire notamment le film engagé d’Arthur Lamothe, « Les bûcherons de la Manouane » (ONF, 1962), ainsi que dans la littérature, pensons au « Menaud maître draveur » de Félix-Antoine Savard.
Camille Legendre par ses travaux de terrain a été un pionnier de l’étude des structures et des relations sociales propres à cette industrie. Par les entrevues qu’il a réalisées avec les principaux acteurs, notamment les travailleurs et les entrepreneurs forestiers et par l’examen des publications émanant de l’industrie et du gouvernement, l’auteur a pu établir à la fois une solide description des structures organisationnelles et un modèle explicatif des caractéristiques des relations sociales particulières à cette industrie.
L’ouvrage est formé de neuf chapitres qui sont autant de fenêtres sur cet univers. Les quatre premiers portent sur les entrepreneurs forestiers. Les chapitres cinq et six référent à la main-d’oeuvre, le septième aborde la modernisation technologique de ce secteur alors que les deux derniers chapitres traitent de l’environnement social, de la syndicalisation et de l’activité de grève.
Atypique dans l’industrie manufacturière, le recours systématique par les grandes compagnies papetières aux services d’entrepreneurs pour assurer l’approvisionnement de leur principal intrant, soit la matière ligneuse, fait l’objet d’une analyse approfondie mettant en lien le développement industriel du secteur des pâtes et papiers et l’émergence d’un modèle d’exploitation forestière fondé sur ce que l’auteur nomme le « marchandage », forme apparentée à un mode de production précapitaliste. À partir de l’étude de l’organisation des opérations forestières caractérisée par un processus de production à forte intensité de main-d’oeuvre, et de son évolution, de l’examen de contrats préparés par les bureaucrates des grandes entreprises à l’intention des entrepreneurs forestiers et d’entrevues avec ces derniers, l’ouvrage nous révèle un sous-système industriel captif formé d’un grand nombre de petits et de moyens entrepreneurs originaires du milieu rural. Ces entrepreneurs assumèrent les risques financiers associés à la récolte de la matière ligneuse en étant fortement dépendants des entreprises papetières et de quelques grands entrepreneurs dans le cadre d’un arrangement institutionnel inégal, « le marchandage », de plus en plus complexe au fil du temps. Pendant de longues périodes, du moins jusqu’à la mécanisation de la récolte forestière, ces entrepreneurs exerçaient un rôle essentiel d’intermédiation dans la gestion des besoins de main-d’oeuvre entre les communautés rurales et les entreprises papetières.
Selon l’auteur, ce modèle a vraisemblablement freiné la constitution d’une classe d’entrepreneurs au sens large du terme dans les régions forestières, contribué par ses impacts sur les économies locales au maintien artificiel d’une agriculture de subsistance marginale, source de main-d’oeuvre disponible et abondante affectant ainsi le développement économique des régions forestières du Québec.
La description ainsi que l’analyse de ce sous-système d’exploitation industrielle du domaine forestier que nous offre Camille Legendre témoigne d’une connaissance profonde d’un arrangement institutionnel peu connu et pourtant décisif de l’histoire économique du Québec du 20e siècle.
Les chapitres cinq et six s’intéressent à la main-d’oeuvre forestière. Au chapitre cinq l’auteur débute par ce qu’il nomme le « portrait de famille » des travailleurs forestiers. Reprenant ses travaux effectués au BAEQ, l’auteur trace le profil de ce groupe de travailleurs à partir de cinq dimensions : les antécédents sociaux, l’expérience de travail, la vie familiale, la participation sociale et les aspirations. Il inscrit ce profil dans l’échec du mode de développement agricole axé sur la survie dans les régions de colonisation encouragé par le gouvernement du Québec pendant la crise des années trente, lequel échec mène à la transition vers les centres urbains. Les témoignages de travailleurs forestiers, repris au chapitre cinq et l’analyse soignée des résultats de son investigation sur les aspirations sociales des communautés rurales forestières permettent à l’auteur d’identifier cette phase de transition vers la ville, marquée de détresse voire de résignation, où le travail en forêt en sera le pivot. Les conséquences de cette transition sur la transformation de mentalités et des comportements de ces travailleurs nous éloignent de l’image folklorique du bûcheron libre et triomphant ; il en résulte une population qui se cherche, à l’enseigne de la précarité et de l’incertitude professionnelle, se préparant à émigrer en ville.
Dans un autre registre, celui des conditions de travail, l’auteur aborde la rémunération à la pièce, principale caractéristique de l’organisation du travail forestier. Même au stade de la mécanisation, ce mode de rémunération a continué de s’imposer notamment dans les activités d’abattage et de débardage semi-mécanisées. Les organisations syndicales adoptèrent une analyse critique de ce mode de rémunération l’associant entre autres aux problèmes de sécurité au travail et aux difficultés de négocier des conditions de rémunération stables et équitables. Camille Legendre traite de cette question au chapitre six et il en mesure les changements sur une période de cinquante ans (1920-1970). Il s’agit d’une contribution originale. L’auteur projette ainsi un éclairage sur les antécédents de la rémunération à la pièce et la situe dans la stratégie de contrôle organisationnel des entreprises du milieu forestier. Ce mode fut introduit vers le début des années trente en remplacement du salaire journalier ou mensuel afin d’augmenter la productivité et reconnaître l’effort individuel et pour renforcer la loyauté des meilleurs bûcherons. Le chapitre nous offre à la fois une information sur la structure et le contrôle des coûts des opérations forestières au moyen de ce mode de rémunération. Mais il soulève aussi une intéressante piste d’analyse au sens où le choix de ce mode de rémunération prend en compte de nombreux facteurs internes et externes à l’entreprise, notamment pour inscrire le système de rémunération aux conditions du marché du travail afin d’en tirer le meilleur parti (p. 249).
Avec les années soixante l’industrie forestière s’engage dans une phase de mécanisation sans précédent. Plusieurs techniques de production et équipements seront développés, dans un effort de rationalisation, par les principales entreprises, par exemple par la Canadian International Paper et par la Québec North Shore, au départ sur une base expérimentale. Par la suite, ces innovations seront implantées dans l’ensemble des opérations forestières. Au chapitre sept plusieurs tableaux synthèses illustrent ces innovations et leur impact sur les coûts et l’organisation du travail. Ces tableaux appuient une analyse qui explique les critères propres aux choix technique et organisationnel dans le cadre de cette activité industrielle où l’environnement de travail est variable et instable.
Les deux derniers chapitres abordent la syndicalisation des travailleurs forestiers. Essentiellement l’auteur cherche à expliquer la tardivité de la syndicalisation et la faible propension à l’action collective, notamment la grève, des travailleurs forestiers québécois. Pour ce faire l’auteur s’appuie sur divers modèles de l’activité conflictuelle afin de clarifier ce comportement particulier. Il reprend brièvement les éléments du syndicalisme en forêt au Québec et dans les autres régions forestières canadiennes et il analyse en détail l’activité de grève. À l’évidence ces statistiques montrent que l’activité de grève sur plus de 70 ans est nettement moins intense au Québec. Selon Camille Legendre l’on peut attribuer cette caractéristique de la main-d’oeuvre forestière du Québec à la tardivité du développement de la professionnalisation du travail en forêt, ce en lien avec les activités agricoles et la phase de transition décrite au chapitre cinq.
Finalement, au chapitre neuf l’auteur décrit et analyse la grève méconnue, voire oubliée depuis longtemps, des travailleurs forestiers de la Canadian International Paper dans la région de Rouyn en 1933. Bien détaillé le chapitre cerne les enjeux de la grève et le rôle des acteurs notamment celui de syndicalistes militants venus du nord de l’Ontario. Bien que cette grève fut perdue, organisée à la hâte, elle aura sensibilisé l’opinion publique sur les conditions de vie et de travail particulièrement difficiles dans les chantiers forestiers. Ainsi le Gouvernement du Québec instituera une enquête sur les causes de cette grève, suivie d’une enquête générale à l’échelle du Québec et de la mise en place d’une Commission des opérations forestières chargées d’examiner les conditions de travail et de salaires des travailleurs forestiers. Entre 1933 jusqu’à 1980, alors que se déroulera une grève majeure de quatre syndicats affiliés à la Confédération des syndicats nationaux, la progression du syndicalisme en forêt sera lente, prenant son essor véritable au milieu des années soixante, sans activité de grève particulièrement importante.
En résumé, cet ouvrage, bien documenté et s’appuyant sur une riche pratique professionnelle, nous offre une rétrospective complète de ce monde souvent méconnu, certainement dans le Québec d’aujourd’hui, du travailleur forestier québécois, quant à ses origines, ses valeurs, sa profession et son apport à l’une des plus importants filières industrielles du Québec. Il jette un éclairage original sur la structure organisationnelle des opérations forestières, notamment à l’égard de cette classe particulière de grands et petits entrepreneurs au service des grandes sociétés papetières et des conséquences de cette structure sur les relations sociales. Camille Legendre expose rigoureusement une explication à la tardivité de la syndicalisation des travailleurs forestiers, ce dans une filière industrielle à forte tradition syndicale dans ses usines de pâtes et papiers. Il permet de bien comprendre les nombreuses dimensions de cet environnement instable et de leurs conséquences sur l’organisation sociale et industrielle au Québec pendant presqu’un siècle. Il illustre bien le rôle instrumental du travail en forêt dans la transition vers la vie urbaine dans les régions dites périphériques au cours des années soixante. N’eut été de la constance de l’auteur tout au long de sa carrière et de la publication de ses travaux, une partie importante de l’histoire et de l’organisation du développement du Québec nous serait inconnue.