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Le livre de Jean Fombonne retrace l’histoire de la fonction personnel dans les entreprises françaises de 1830 à 1990 en distinguant trois périodes. Une première période, jusqu’à la première guerre mondiale, est caractérisée par la mise en place d’un cadre législatif et doctrinal et par la définition d’un ensemble d’activités propres à cette fonction. Les conseils d’administration des entreprises hésitent d’abord à déléguer leurs prérogatives mais, peu à peu, la gestion du personnel devient une fonction à part entière. Au cours de la seconde période, à partir de la première guerre mondiale, de plus en plus d’entreprises créent une fonction spécialisée dans la gestion du personnel. La seconde guerre mondiale marque une troisième étape et, à partir des années 1950, la fonction se technicise davantage jusqu’à créer ses propres critères de performance, l’audit social par exemple.
L’ouvrage est issu d’une thèse en histoire soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales, mais l’auteur connaît aussi très bien la pratique de la gestion des ressources humaines en tant qu’ancien praticien. Il s’appuie sur un important volume de sources, notamment sur l’étude de 289 règlements intérieurs de 1836 à 1900 et, pour la période de l’après seconde guerre mondiale, sur un grand nombre d’entretiens avec des acteurs.
Pour retracer la mise en place et l’évolution de la fonction personnel dans les entreprises, l’auteur prend comme fil conducteur les différentes activités de la gestion du personnel : le recrutement, le règlement intérieur, la formation, la gestion des activités sociales... Il montre que la fonction personnel a été développée dans les entreprises pour faire face à des préoccupations de différents ordres : le nomadisme de la main-d’oeuvre, l’absentéisme, l’alcoolisme, l’insuffisance de qualification notamment.
L’approche sur la longue durée d’institutions comme le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail permet de mettre en scène la variété des acteurs intervenants : médecins, universitaires, législateurs, ingénieurs, concepteurs de machines et d’éviter de réduire la mise en place des institutions du droit social à l’action du législateur. Cette approche invite aussi à réfléchir sur la place de l’entreprise dans la société à partir d’exemples concrets et enracinés historiquement : la santé publique, la formation, les retraites…
Le livre comporte de courtes monographies d’entreprises telles que Lafarge, Michelin, Pechiney, la Régie autonome des transports parisiens ou encore Saint-Gobain et Pont-à-Mousson. Des biographies permettent de mieux comprendre comment les acteurs établissent des liens entre des entreprises, des institutions universitaires et des institutions politiques et de comprendre ainsi comment ils favorisent la diffusion d’idées et de pratiques nouvelles. Citons la biographie du réformateur social Frédéric Le Play (1806-1882), celle du docteur Salmont, titulaire de la première chaire de prévention des accidents du travail créée au Conservatoire National des Arts et Métiers en 1929 ou encore celle d’Alexandre Goineau, directeur du personnel de Schneider de 1919 à 1942.
L’examen de ces différents aspects de la gestion du personnel donne lieu à des études thématiques qui sont l’occasion pour l’auteur d’aborder de façon approfondie des notions qui cristallisent encore aujourd’hui les débats. La discussion de l’auteur sur la question du paternalisme est particulièrement bienvenue. En effet, le développement durable, qui est un problème actuel s’appuie sur des politiques d’entreprise qui peuvent être qualifiées de néo-paternalistes et la référence historique permet de nourrir les recherches et les réflexions d’aujourd’hui.
Ce livre est d’abord un récit chronologique de la mise en place de la fonction personnel dans la grande entreprise en France depuis les années 1830 mais la richesse des sources mobilisées permet d’envisager d’autres lectures. Le lecteur y voit aussi comment la gestion des ressources humaines en France a été inspirée par les pratiques anglo-saxonnes. En témoignent la création d’une école de surintendante d’usines en 1917 à l’image des ladies superintendent anglaises, ou l’influence du Tavistock Institute sur les grandes entreprises à partir des années 1950. Une autre lecture possible est celle de réseaux d’acteurs qui ont permis la diffusion de l’innovation dans la gestion du personnel en France. L’ouvrage décrit les réseaux d’entreprises, les lieux d’échange et de formation des doctrines de gestion du personnel et, pour prendre des exemples relevant de la troisième période, la place que tiennent les associations d’entreprises comme Entreprise et Personnel, les cabinets français de consultants comme la Commission générale d’organisation scientifique (CEGOS) ou anglo-saxons comme Mac Kinsey. Le rôle des associations professionnelles comme l’Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel est lui aussi décrit.
On peut ne pas toujours partager le point de vue de l’auteur qui semble parfois mettre en scène un « entrepreneur éclairé ». L’auteur indique lui-même une limite de sa recherche, l’aspect syndical n’est pas traité, mais il justifie cela par le fait de vouloir combler un vide dans la littérature. Par ailleurs l’évolution des mentalités est le principal facteur d’évolution des pratiques mis en avant et les relations de pouvoir au quotidien dans l’entreprise sont peu présentes. Cela dit, l’ambition et la nouveauté de ce travail font de ce livre une référence importante.
Cet ouvrage est le premier traitant avec méthode et de façon très complète de l’histoire de la fonction personnel en France. Il est une mine d’informations collectées avec la rigueur de l’historien et témoigne de l’apport de l’histoire de l’entreprise à l’étude du management. C’est un ouvrage de référence pour tous ceux qui veulent saisir dans la longue durée les enjeux et les techniques du gouvernement des individus dans l’entreprise.