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En ce début de XXIe siècle, la mondialisation est un thème difficilement contournable. Si ses dimensions économiques font l’objet de questionnements et de débats multiples, la réalité de l’internationalisation de la recherche demeure en revanche beaucoup moins bien circonscrite. Ce n’est donc pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nous offrir un panorama d’ensemble de la sociologie du travail à travers le monde, et cela pour mieux contribuer — tel est en tous les cas un des objectifs explicitement affiché par les deux éditeurs — au développement d’un dialogue international encore balbutiant aujourd’hui. L’histoire intellectuelle de la sociologie du travail qu’entreprend de conter cet ouvrage collectif (vingt-cinq chercheurs y ont contribué) engage quatorze pays d’Amérique, d’Europe, d’Asie, d’Afrique et de la zone Pacifique, la Chine étant certainement la grande absente de cette cartographie mondiale. Assez classiquement, chaque espace national fait l’objet d’un traitement singulier. Signée par un ou des chercheurs du pays étudié, chaque contribution rend compte des principales étapes institutionnelles et intellectuelles qui ont marqué le destin national de la discipline. Heureuse initiative des éditeurs, tous les textes se concluent par la recension (nom, adresse, contact email) des principaux laboratoires spécialisés en sociologie du travail. Le tout est encadré par une introduction des deux éditeurs et par un chapitre conclusif, signé J.J. Castillo, qui offre une vue synthétique de l’ouvrage.
Bien qu’il soit rigoureusement impossible de résumer un ensemble de contributions nécessairement aussi hétérogènes que les réalités sociales et académiques qu’elles décrivent, plusieurs lignes de force transversales peuvent néanmoins être repérées. La première nous engage sur les chemins de l’histoire propre au domaine de spécialité ici étudié. La sociologie du travail a pris corps à travers le monde sur une période de longue durée qui s’ouvre au tournant des XIXe et des XXe siècles (Canada, France, Allemagne, Hongrie, Suède, Royaume-Uni, USA) pour s’étaler jusqu’aux décennies les plus récentes (Australie, Brésil, Inde, Corée, Mexique, Portugal, Afrique du Sud). Non seulement les moments et les conditions d’émergence diffèrent grandement d’un pays à l’autre mais les scansions majeures ont parfois peu à voir. Quoi de commun en effet entre les évolutions finalement plutôt continues des États-Unis, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la France… et des pays dont l’histoire s’écrit sur le mode de la rupture ? On ne peut comprendre, par exemple, la sociologie du travail portugaise sans référence à la « révolution des oeillets », moment charnière pour le devenir des sciences sociales en particulier et de l’ensemble du pays en général. Inutile de préciser qu’il en va de même pour les ex-pays de l’Est. En Hongrie (seule nation de cet espace représentée, hélas, dans cet ouvrage), la fin des années 1980 sonne le glas du communisme et du plein emploi officiel. Elle ouvre une nouvelle ère à une sociologie du travail qui gagne en autonomie intellectuelle pour affronter des questions sociales inédites (celle du chômage au premier chef).
En fait, quelles qu’aient été leurs trajectoires, les quatorze pays examinés dans ce livre ont développé des réflexions sociologiques sur le travail qui mène à des espaces d’interrogations largement sécants. Sans réelle surprise, les thèmes dominants sont ceux des conditions de travail et de l’organisation des entreprises, des modes de mobilisation de la main-d’oeuvre, du rôle des syndicats et de l’émergence possible de la démocratie industrielle, de la satisfaction au travail et des déterminants sociaux de la productivité… Chacun de ces thèmes possède, bien évidemment, une historicité qui lui est propre. Mais, si l’on ajoute un fort souci empirique actualisé grâce au recours à petit nombre de méthodes (observation, monographies d’ateliers et d’entreprise, cadrages statistiques…), l’on perçoit vite que, par delà la diversité des configurations nationales, la sociologie du travail a réussi un peu partout à se constituer en tant que champ disciplinaire autonome avec ses objets fétiches (l’étude du travail dans l’atelier dans les grandes organisations industrielles), ses options théoriques et quelques grandes références partagées (les travaux de H. Braverman, par exemple, au cours des années 1970). Par ailleurs, elle a été et elle demeure toujours pourvoyeuse de carrières et de statuts finalement assez semblables d’un pays à l’autre : dans l’enseignement et la recherche bien sûr mais aussi au sein des entreprises (du côté de la gestion des ressources humaines en priorité), dans les organisations syndicales, dans les institutions internationales…
Les esquisses historiques qui ouvrent la plupart des chapitres montrent plus encore que, rapidement, les frontières furent plus perméables qu’on ne le pense parfois. Après la Seconde Guerre mondiale, la sociologie nord-américaine a eu, outre-Atlantique, une influence décisive sur la construction des sciences sociales du travail. Sur le continent européen, la France a essaimé également assez rapidement en direction de l’Allemagne (par l’entremise notamment des traductions des réflexions fondatrices de G. Friedmann) mais aussi en Amérique du Sud. Ce constat « diffusionniste » mérite cependant d’être doublement relativisé. En premier lieu, ainsi que nous l’apprend l’expérience de la jeune sociologie du travail mexicaine qui s’épanouit avec les années 1970, d’autres disciplines — l’économie et la science politique en l’occurrence — ont parfois exercé un magistère tout aussi déterminant que la sociologie. En second lieu, on aurait tort d’imaginer que, sous le poids des contaminations croisées, l’homogénéité ait pu définitivement l’emporter sur les contingences et caractéristiques propres à chaque pays. À la lecture de chacun des chapitres nationaux qui composent le gros de ce livre, il est frappant de constater au contraire combien l’histoire sociale de chaque nation sourde les questionnements, les théories et le rôle social de la sociologie du travail.
Les questionnements d’abord. Retenons, à titre d’illustration, le cas de la Corée. On y observe combien, de la fin des années 1960 à celle des années 1980, la conjoncture politique a pu influer de manière décisive sur les interrogations privilégiées par des sociologues soucieux de peser sur la réalité qu’ils étudiaient : intérêt porté aux conséquences dramatiques d’un régime autoritaire sur les conditions de travail et de vie des salariés, études des liens entre le gouvernement et les chaebol (entreprises équivalentes des zaibatsu japonais), analyse du rôle de ces derniers dans la segmentation du marché de l’emploi… Le constat est similaire pour ce qui concerne l’équipement intellectuel dont se dotent les sociologues. En Afrique du Sud, par exemple, la notion de régulation (au sens de l’école économique française) connaît un certain succès mais les chercheurs savent faire la part des choses. Dans la mesure où la population noire ne bénéficie pas des transformations des normes de consommation, l’on évoque alors un « fordisme racial » afin d’intégrer dans l’analyse du travail cette variable si déterminante qu’est la ségrégation ethnique. Dans les autres pays étudiés, les options intellectuelles qui dominent à un moment donné — paradigme des classes sociales (Brésil, Mexique, Portugal…), de l’occupation et des professions (Canada, USA, Hongrie…), du marché du travail (Grande-Bretagne, France…), etc. — prennent sens pareillement dans la mesure où les auteurs savent lier conjoncture sociopolitique et rationalisation théorique. Qu’en est-il, enfin, de l’usage social de la sociologie du travail ? Les éditeurs de l’ouvrage recensent trois manières de pratiquer le métier de chercheur. La première consiste à produire un savoir qui se veut neutre et purement scientifique, la seconde à se placer en position d’aide à la décision au profit des décideurs et des autorités politiques et la troisième, enfin, à associer sociologie et action militante en faveur des plus défavorisés. Comme on le constate au fil des pages et des expériences nationales, ces trois registres ne sont pas séparables autrement qu’en théorie mais leur importance respective varie fortement selon les pays et, surtout, les conjonctures politiques.
En dépit de la pérennité de ces idiosyncrasies nationales, l’ouvrage met en évidence un autre fait massif : depuis deux décennies au moins, l’on assiste dans l’ensemble des pays étudiés à un renouveau des interrogations, des thèmes voire même des méthodes. Ce n’est pas un hasard d’abord si les questions d’emploi, de « précarité » et de régulation du marché du travail intéressent tant aujourd’hui. La forme d’emploi traditionnelle (à durée indéterminée, dans une grande entreprise industrielle, à temps plein…) cède un peu partout la place à d’autres types de mobilisations de la force de travail et suscite de ce fait nombre d’études originales sur la gestion des ressources humaines et les trajectoires sur le marché du travail. Ce décentrement vers l’emploi va de pair avec une attention inédite portée aux relations de genre. L’accès croissant des femmes à l’activité au cours de ces dernières décennies y est évidemment pour beaucoup. Comme le constatent les premiers les deux éditeurs de l’ouvrage, dans les 14 pays, les sociologues assignent enfin un sexe aux travailleurs, ce qui conduit les chercheurs à étudier les inégalités entre hommes et femmes dans le travail et dans l’emploi ou encore à se pencher sur la question des articulations entre travail et famille. Pour des raisons qui tiennent autant aux transformations des techniques de production qu’à l’existence d’une nouvelle donne économique, le thème du « post-taylorisme » est un troisième objet commun à de nombreuses équipes nationales, mais sans que l’on puisse voir poindre pour autant un réel consensus sur le sens à donner aux changements en cours. Dernier élément enfin : appliqué aux terrains les plus variés, la comparaison internationale est une méthode qui semble faire de plus en plus d’émules (au Brésil, en France, au Mexique, aux USA…). On ne peut bien sûr que s’en réjouir car c’est, par ce biais notamment, que se construit une communauté de recherche internationale. Mais, à en juger par l’emprise encore forte de la domination anglo-saxonne que révèlent notamment les différentes bibliographies nationales, cet objectif a toujours statut d’idéal régulateur. Et bien c’est l’un des mérites majeurs de cet ouvrage que de nous aider à tendre un peu plus en direction de ce dernier.