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Voici un livre qui saura répondre tant aux attentes des lecteurs intéressés par les transformations récentes du travail qu’à ceux et celles passionnés par les grandes fresques historiques sur le travail et le syndicalisme.
Pour Rolande Pinard, la question qui a été à l’origine de cet ouvrage « a été suscitée par le rapprochement de plus en plus patent depuis les années 1980 entre syndicat et management, ce qu’on présente souvent comme une forme de démocratisation du travail et d’émancipation collective des travailleurs ». Pour aborder cette question, l’auteure analyse les différentes significations qu’a prises le travail à travers le temps. Le ton adopté par l’auteure qui a oeuvré de nombreuses années au service de la recherche de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec est un ton politique et engagé ; mais en même temps, c’est à travers une thèse de doctorat fort documentée qu’elle s’attaque à son sujet.
En partant d’auteurs tels Touraine, Lefebvre et Gorz qui avaient déjà constaté la fin de la centralité du travail dans la société, le livre de Rolande Pinard est consacré, dans la foulée de travaux plus récents (tel celui de Dominique Méda qui signe d’ailleurs la préface de son livre), à retracer les diverses significations qu’a prises le travail depuis la révolution industrielle. D’emblée, le concept de travail est vu comme une catégorie sociale historiquement construite ; c’est, dit l’auteure, une invention de la modernité contre la féodalité. Tel est en effet le titre du premier chapitre qui donne le ton au reste du livre.
Il s’agit en fait d’un essai à caractère historique, retraçant les divers sens du travail à travers l’époque moderne, un essai basé d’abord sur une analyse de documents. L’originalité de l’essai tient au découpage qu’a fait l’auteure des moments qui ont marqué la trajectoire du travail : entre les moments classiques de la révolution industrielle et celui de la crise contemporaine, Rolande Pinard placera la révolution managériale lié au stade du développement du capitalisme qu’elle nomme le capitalisme corporatif-managérial. Ce faisant, pour les fins de son analyse, l’auteure rapproche deux domaines longtemps séparés de la sociologie : la sociologie du management (des organisations) et celle du travail, la première pratiquée surtout aux États-Unis et la seconde en Europe. Par là, elle reprend un certain nombre de thèses d’auteurs américains et les réinterprète à la lumière de sa grille d’analyse, faisant de son ouvrage un amalgame intéressant de thèses peu souvent rapprochées.
La deuxième partie du livre aborde le premier moment décisif de la trajectoire du travail, la révolution industrielle. Si le travail peut être analysé comme une libération de la servitude féodale, il devient en même temps marchandise. L’intérêt de cette partie sera surtout de montrer comment le mouvement ouvrier européen a donné un sens social-politique au travail en se servant d’abord de cette caractéristique du travail-marchandise pour marchander le prix du travail en même temps qu’il cherche à garder la maîtrise de l’activité de production. Il n’en ira pas de même pour le mouvement ouvrier américain lorsque celui-ci sera confronté à la révolution corporative managériale au début du 20e siècle.
Dans la préface au livre, Dominique Méda avance que la partie de l’ouvrage portant sur ce deuxième moment de l’évolution du travail, à savoir la révolution corporative managériale, est « pour les lecteurs français en particulier, la plus originale et la plus passionnante de cette vaste fresque écrite par Rolande Pinard ». Nous ne saurions qu’être d’accord avec cette affirmation en ajoutant qu’elle le sera aussi pour les autres lecteurs. L’intérêt de cette partie est de montrer la transformation du sens du travail avec l’apparition du management comme agent de l’organisation de l’atelier, de l’entreprise et de la société. Ainsi, si l’entrepreneur capitaliste du 19e siècle a été incapable, selon l’auteure, d’exercer le contrôle du travail qui découlait juridiquement de son droit de propriété, « il faudra qu’apparaisse le management pour que le contrôle se fonde véritablement dans l’organisation capitaliste ».
Le chapitre portant sur « le management et le travail » donne une analyse stimulante des différentes tendances d’évolution de l’organisation du travail durant cette période aux États-Unis. Rolande Pinard distingue ici le labor management du personel management : le premier, qui s’occupe de l’organisation du procès de travail, sera examiné par le biais du taylorisme et du fordisme ; le second, qui se manifeste d’abord par des relations patronales paternalistes qui se transforment plus tard en politiques de gestion du personnel, sera analysé entre autres par le biais du courant des relations humaines et celui des marchés internes de travail.
L’auteure montre d’abord comment le taylorisme transforme le sens du travail en éliminant pour l’ouvrier ce qu’il reste de subjectivité dans l’accomplissement du travail permettant ainsi au management de se présenter comme le « véritable sujet de la production et le seul auteur du travail productif ». L’auteure analyse ensuite le courant des relations humaines qui, selon elle, effectue une jonction entre l’organisation managériale à la Taylor et l’organisation technique à la Ford ; ce courant tente en fait « d’apporter une solution au problème humain de l’industrie, c’est-à-dire à l’expression subjective que les travailleurs s’obstinent à prêter à leur activité et à leurs rapports ». Est enfin examiné le développement du personel management qui prendra la forme, dans les années 20, d’un syndicalisme organisé par l’employeur pour déboucher sur l’entreprise comme marché interne du travail.
L’idée force que développe Rolande Pinard est qu’en développant les marchés internes de travail et donc la sécurité d’emploi, la corporation vise d’abord à s’attaquer à l’instabilité de la force ouvrière. En systématisant la reconnaissance de l’ancienneté, la mobilité interne, les régimes d’assurance et de retraite tous liés à l’entreprise, la corporation vise à stabiliser la main-d’oeuvre et à assurer une régularité de fonctionnement aux entreprises. La sécurité d’emploi aura donc été à l’origine promue par les employeurs et non par les travailleurs.
Le rapprochement que fait Rolande Pinard entre le syndicalisme américain et le capitalisme corporatif-gestionnaire est tout à fait intéressant. Dans un chapitre bien documenté, revenant sur les débuts du syndicalisme américain, l’auteure montre comment celui-ci s’est développé comme syndicalisme responsable, c’est-à-dire comme force négociatrice/médiatrice dans le cadre de l’ordre corporatif où les dirigeants syndicaux s’adaptent à leur nouveau statut d’experts face au management. Il s’agira encore d’un syndicalisme d’entreprise visant non pas, à l’image du syndicalisme européen à contrer les lois du marché mais à s’adapter à celles-ci « en accentuant l’enfermement des travailleurs dans l’entreprise comme « marché interne du travail ».
Toute cette analyse conduit à démontrer, et ceci est une autre idée forte du livre, qu’en se donnant comme rôle de garder leurs membres au sein des marchés internes du travail et à réguler leurs mouvements, les syndicats d’entreprise jouent le jeu de la sécurité économique et contribuent à river les travailleurs à leur travail et à leur emploi. L’auteure montre comment la crise se traduit par une érosion des marchés internes du travail remplacés par une dualisation noyau central/périphérie.
Alors que la phase du capitalisme corporatif-managérial avait été bien définie, la phase de la crise n’est pas aussi bien circonscrite. Cette partie du livre s’ouvre sur un chapitre montrant la place centrale qu’a prise l’organisation dans la société mais l’on voit mal en quoi cette phase se distingue de la précédente. L’auteure parle bien d’un nouveau contexte de mondialisation de l’économie et de globalisation financière, mais tout en avançant que ce contexte contribue à la rationalisation de l’organisation, de la production et du travail, on n’en voit pas ici les répercussions sur le sens du travail. Une bonne partie de ce chapitre portera sur « l’équipe managériale » qui devient la nouvelle figure de proue de la technostructure.
Le chapitre suivant sur « Le syndicalisme et le management en crise » constitue un début de réponse à la question initiale de l’auteure concernant la supposée « démocratisation du travail » ou encore « l’émancipation des travailleurs ». Ainsi, analysant la vague de concessions syndicales qui déferlent aux États-Unis dans les années 80, Rolande Pinard avance que la participation syndicale à la gestion se renforce au fur et à mesure de l’abandon des règles et pratiques de travail inscrites dans des conventions collectives dénoncées comme trop rigides. L’auteure montre comment l’affaiblissement des syndicats américains dans leur dimension institutionnelle, c’est-à-dire comme expression de la revendication ouvrière, les amènera à accentuer leur dimension organisationnelle, en participant à la gestion de l’entreprise. Les nouveaux partenariats sont analysés à la lumière de la notion de « syndicalisme de contrôle » : quand l’organisation du travail se voit appropriée par le management, on ne peut plus parler d’action syndicale autonome et il devient nécessaire de parler de « participation, c’est-à-dire d’intervention dans un domaine commun ». Le chapitre suivant poursuit cette réflexion en partant de deux thèmes prisés par la sociologie du travail dans les vingt dernières années, à savoir celui de la technologie et celui des qualifications.
Un passage de la conclusion résume bien la pensée de l’auteure sur sa question de départ : « Le travail-gestion n’est pas la réalisation du potentiel émancipateur du travail mais sa négation, et ce parce qu’il enferme le travailleur dans une logique systémique où il n’est plus sujet ni même individu, mais un simple mode de comportement “conforme à”. Le retour au local, au communautaire, à la “citoyenneté située”, s’il est accompagné par l’État organisé, risque de déboucher sur le même type d’impuissance politique que celle des travailleurs dans l’entreprise, où l’on tente de compenser l’incapacité politique ouvrière par la participation localisée à la gestion, à l’organisation : le citoyen organisationnel “situé” par définition ».
Plutôt que de penser le travail comme une force capable de transformer la société, l’auteure appellera à développer la capacité d’exercer une subjectivité et une intersubjectivité envers et contre l’organisation. Comme le faisait justement remarquer Dominique Méda dans sa préface au livre, on demandera sûrement à Rolande Pinard « dans quels espaces peut naître, se développer et se maintenir cette subjectivité critique ». Le travail de sociologie critique entrepris par Rolande Pinard appelle un prolongement et, en ce sens, on peut dire qu’il a atteint son but, celui de faire réfléchir aux transformations actuelles du travail et à la thèse aujourd’hui dominante à ce propos, celle d’une supposée émancipation des travailleurs et d’une démocratisation des lieux du travail. Une autre suite possible serait de refaire ce travail de réflexion à partir des nombreuses études québécoises sur ces thèmes que le livre de Rolande Pinard passe sous silence.
Au total, ce livre présente une réflexion solide, bien argumentée sur l’évolution du sens du travail qui saura intéresser tous les spécialistes du travail et plus précisément ceux et celles qui s’intéressent aux transformations récentes du travail. Il s’agit par contre d’une thèse qui demande à la base une certaine connaissance des thèmes traités et il ne saurait donc s’agir d’un ouvrage s’adressant à un large public.