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Cette édition collective sur les syndicats européens, ou plus justement — marketing mis à part — sur les syndicats dans cinq pays européens, est un complément de qualité dans la série Routledge consacrée à l’Europe. Que le lecteur soit d’emblée averti, il ne s’agit pas d’un ouvrage examinant les dédales de la dimension syndicale européenne. Celle-ci est plutôt considérée comme une option stratégique parmi d’autres. Il ne s’agit pas non plus d’un ouvrage visant l’innovation théorique. Bien au contraire, la priorité est donnée à l’empirique, avec pour principale ambition théorique de tester les hypothèses ambiantes sur ce que les syndicats doivent et peuvent faire. Et cela, cet ouvrage le fait fort bien. Le souci de pragmatisme des auteurs se reflète d’ailleurs dans la structure du livre, très systématique, ainsi que dans le style, particulièrement dry, qui sacrifient l’élégance et parfois la nuance au profit de l’efficacité et de la clarté, ce qui comporte également l’avantage de rendre la lecture plus accessible à un lectorat non anglo-saxon.

L’essentiel de l’ouvrage est consacré à un examen comparatif de l’action syndicale dans quatre secteurs d’activité : l’électronique, la production alimentaire, le milieu bancaire et l’administration publique (chapitres IV à VII respectivement). Pour chacun de ces secteurs, cinq contextes nationaux sont considérés : l’Allemagne, le Danemark, l’Espagne, la Grande-Bretagne et l’Italie. Après une très brève introduction expédiant la méthodologie, en particulier le choix des pays et des secteurs visés, ainsi que les principaux objectifs de l’ouvrage, à savoir l’identification des stratégies syndicales et leur convergence ou divergence, les deux premiers chapitres consistent à réviser ces notions.

Passage obligé semble-t-il des travaux à caractère comparatif, le chapitre I livre ainsi un compte rendu élémentaire des débats sur la convergence/divergence des systèmes nationaux de relations professionnelles, des enjeux et de la pratique des acteurs. L’exposé est concis aux dépens cependant de la finesse analytique : convergence/divergence à la fois à l’intérieur et entre contextes nationaux ? Divergence des moyens, convergence des fins, juste une question de trajectoire, vers quoi ? À souligner dans la conclusion de ce chapitre (p. 17) un retour sur l’importance méthodologique de retenir le niveau sectoriel, niveau à la fois pertinent pour l’analyse des idiosyncrasies nationales et pour l’analyse comparative ; sans compter qu’à défaut d’un cadre législatif pour une négociation collective européenne (p. 36), celui-ci constitue un relais stratégique pour l’activité syndicale transnationale.

Le chapitre II vise à passer en revue les problématiques syndicales contemporaines pour en extraire une série de cinq hypothèses reflétant, selon les auteurs, un consensus sur la nature des réponses syndicales au contexte actuel. Ces hypothèses seront systématiquement soumises à l’épreuve empirique dans chacun des secteurs à l’étude tout en servant de canevas à l’analyse. Celles-ci sont : (1) davantage d’importance accordée au niveau de l’entreprise et à une approche de collaboration ; (2) la mise en avant de revendications plus qualitatives que quantitatives ; (3) davantage d’intervention au plan politique ; (4) davantage d’attention apportée au membership et, en particulier, davantage d’intérêt pour les nouveaux entrants sur le marché du travail ; (5) le développement de l’activité supranationale (p. 21). S’il agit là d’autant d’options stratégiques pour les syndicats, les auteurs les subordonnent à une condition plus large de capacité stratégique, avec pour hypothèse générale que celle-ci dépend fondamentalement d’un contexte institutionnel et politique favorable.

Afin de faciliter la compréhension des chapitres empiriques à suivre, le chapitre III décrit les grandes lignes des systèmes nationaux de relations professionnelles dans lesquels les secteurs s’inscrivent. Il serait trop lourd de rendre compte ici des détails de chacune des analyses sectorielles, bien qu’il s’agisse d’un des points forts de l’ouvrage. On peut signaler cependant que celles-ci obéissent aux mêmes exigences de présentation (voir p. xviii), notamment en lien aux hypothèses exposées ci-dessus. Après une introduction au contexte sectoriel et aux stratégies patronales, chaque chapitre se concentre ainsi sur les relations avec l’employeur, l’agenda syndical de négociation, les relations au politique et au membership, puis l’international. Ces chapitres sont également ponctués de résumés qui s’avèrent très utiles si le lecteur a la faiblesse de perdre sa concentration.

La conclusion offre une synthèse particulièrement bien ficelée de la contribution des observations empiriques aux débats et hypothèses de départ. On va donc s’y attarder un peu plus longuement.

Les auteurs remarquent d’abord un haut niveau de convergence en ce qui concerne les réponses syndicales. Premièrement, face à un environnement plus compétitif et à des employeurs plus intransigeants, les syndicats ont généralement délaissé des réflexes de confrontation pour des stratégies plus axées sur la collaboration. Deuxièmement, ils se montrent davantage préoccupés par leurs relations avec leur base, le plus souvent cherchant à renforcer le niveau sectoriel via des fusions ou collaborations inter-syndicales afin d’être en mesure d’offrir de meilleurs services. Troisièmement, ils cherchent communément à se distancer des partis politiques et témoignent d’un intérêt croissant pour l’international, en particulier mais non pas exclusivement pour les comités d’entreprise européens. Pour être juste, le tableau d’ensemble est plutôt celui d’une divergence dans la convergence, ou comme les auteurs le soulignent, de variations dans la convergence selon les contextes. Ces variations s’expliquent, d’une part, par le contexte national de relations professionnelles, notamment le degré de remise en cause de la représentation collective ayant pour principale conséquence de limiter les capacités stratégiques de l’acteur syndical, le cas britannique étant l’exemple extrême — les auteurs reviendront sur les implications de ce point dans leurs commentaires finaux. Elles s’expliquent, d’autre part, en regard du contexte sectoriel : production manufacturière versus services. Alors que dans les secteurs manufacturiers, c’est l’intensité des impératifs de compétitivité qui est en cause, dans les services, l’enjeu est davantage la consolidation de la négociation collective. Un point d’orgue à souligner toutefois, à l’exception des syndicats britanniques pour des raisons évidentes, tous les syndicats nationaux insistent sur la nécessité d’articuler la négociation d’entreprise avec des niveaux de négociation multiemployeurs.

Les auteurs revisitent ensuite les cinq hypothèses de départ. Tandis que la première hypothèse relative à la préférence pour des stratégies plus coopératives dans un contexte décentralisé se trouve largement confirmée, c’est moins le cas pour la seconde. Si les syndicats font montre d’un intérêt croissant pour des dimensions qualitatives, en particulier la santé et sécurité au travail, les revendications dites traditionnelles, c’est-à-dire les salaires et surtout la sécurité d’emploi demeurent de loin les priorités du jour. La troisième hypothèse en lien au politique se trouve elle aussi globalement validée. Les auteurs soulignent néanmoins des nuances importantes dans les conduites syndicales selon les arrangements corporatistes en place mais aussi selon le secteur, notamment dans les services compte tenu de l’importance stratégique de l’État. La réponse à la quatrième hypothèse relative à l’évolution de la relation syndicat/membership est davantage équivoque et c’est également ici, selon les auteurs, que l’on retrouve le plus de variation. Davantage intéressés par le recrutement que par l’implication des membres dans un contexte décentralisé, deux approches divisent alors les syndicats : servicing versus organizing. De surcroît, alors que les syndicats véhiculent un discours positif sur la nécessité de diversifier leur recrutement (au profit des femmes, des jeunes, etc.), l’attention demeure en pratique réservée aux bases traditionnelles. Les auteurs identifient deux facteurs importants à l’origine de ce biais organisationnel : le facteur « taille », c’est-à-dire le fait que ces « nouveaux » segments de la force de travail se retrouvent souvent dans des organisations de petites tailles difficiles et coûteuses à syndiquer ; le fait que les ressources syndicales et donc la décision concernant leur allocation proviennent des insiders traditionnels. Cela dit, les auteurs concèdent que les syndicats se montrent davantage enclins à se joindre aux revendications des nouveaux mouvements sociaux. Même topo enfin pour ce qui est de l’international. Bien qu’il y ait un intérêt croissant pour les comités d’entreprise européens, que les syndicats insistent sur le besoin d’influencer la législation européenne et sur l’importance des fédérations industrielles européennes, ceci est surtout vrai du discours des représentants syndicaux au niveau national. Par ailleurs, peu de signes laissent croire à l’imminence d’une négociation collective européenne. Il est plus raisonnable de s’attendre à des tentatives de coordination syndicale à un niveau général, voire de façon ponctuelle ou régionale.

Si les hypothèses relatives à des changements dans l’agenda syndical, aux relations syndicats/membres et à l’international ne se trouvent donc pas pleinement validées, les auteurs précisent malgré tout la volonté des syndicats d’aller en ce sens. Plus justement, le caractère défensif des politiques déployées ou bien le manque d’initiative des organisations syndicales seraient plutôt à mettre au compte de l’intensité des pressions qui pèsent sur elles et au manque de ressources. Cela nous renvoie à la notion de capacité stratégique du syndicalisme.

L’analyse a la grande qualité de ne pas considérer à priori les réponses syndicales comme des réponses stratégiques. Pour les auteurs, une réponse syndicale peut être qualifiée de « stratégique » si elle satisfait aux trois critères suivants : elle est innovatrice, consistante à tous les niveaux de la structure syndicale et donne lieu à des efforts réels de mise en application. Or si l’on accepte ces critères, le bilan est que les pratiques syndicales dans les secteurs à l’étude ne peuvent être qualifiées de stratégique. Cependant, et c’est là la grande leçon de l’ouvrage, il est possible d’identifier des circonstances favorables à la capacité stratégique des syndicats. D’une part, il s’agit d’un contexte institutionnel où existent à la fois une négociation multiemployeurs et des structures actives de représentation locale. D’autre part, il s’agit d’un contexte syndical marqué par une intégration horizontale et verticale, autrement dit à la fois un fort degré de cohésion ou de coordination intersyndicale et d’articulation à une confédération nationale.

Tout en dénotant que les nouveaux modes de gestion des ressources humaines ne constituent pas tant un problème pour les syndicats au quotidien et que l’origine de leurs maux réside bien davantage dans l’inflation des exigences de compétitivité — situation contre laquelle, selon les auteurs, ils ne peuvent pas faire grand chose — la conclusion est alors que les syndicats ont tout intérêt à investir dans l’institutionnel : « success […] is not only a function of the specific policy initiatives adopted by the unions, but of context […]. Only unions operating in a supportive con- text […] are likely to have the self-confidence and “space” to develop strategic responses » (p. 227). L’analyse supporte ainsi l’hypothèse générale de départ. D’où l’importance de l’exemple européen, en particulier pour les pays anglo-saxons.

Somme toute, cet ouvrage a le mérite de remplir tout à fait ses objectifs. Point d’innovation théorique mais le double avantage de s’intéresser à des secteurs relativement moins couverts par la recherche que celui de l’automobile et d’avoir la discipline de mettre à l’épreuve empirique des hypothèses dont la popularité fait parfois office de vérité, ce qui est en soi une contribution théorique très utile. Une analyse à caractère plus structuraliste aurait sans doute aidé à confronter le fait que les difficultés syndicales sont principalement liées aux pressions du capitalisme moderne : quid du succès d’une stratégie institutionnaliste en aval du problème ? Mais on entame peut-être là un autre débat… Bref, il s’agit d’un ouvrage de référence très utile sur les secteurs en cause, dont la structure facilite une lecture efficace et qui adresse les questions scientifiques et pratiques du jour. Autant de bonnes raisons pour en recommander la lecture.