
Volume 48, Number 1, 2018 État et cultures juridiques autochtones : un droit en quête de légitimité
Table of contents (7 articles)
-
Agences de conseil en vote : réflexion comparative et critique sur leur encadrement réglementaire
Ivan Tchotourian, Anne Shirley LeBel and Francis Paradis
pp. 5–63
AbstractFR:
Les agences de conseil en vote (proxy advisors) sont aujourd’hui des acteurs incontournables de la gouvernance d’entreprise. Leur rôle est devenu crucial dans les votes qui ont lieu lors des assemblées annuelles des entreprises cotées sur les grandes places financières. Du fait de l’internationalisation de l’actionnariat et de la place qu’occupent les investisseurs institutionnels dans le capital des entreprises, les agences de conseil en vote offrent des services utiles dans le domaine de l’exercice du droit de vote. Elles facilitent la participation des investisseurs institutionnels dans la gouvernance et donnent à la démocratie actionnariale un moyen d’exister. Cependant, le rôle des agences de conseil en vote donne également lieu à des controverses. Divers reproches leur ont été faits, qui ont justifié l’intervention des régulateurs canadiens, états-uniens et européens, ces dernières années. À l’heure où un encadrement souple, basé sur des principes, semble faire l’unanimité, le présent article revient sur ce choix de politique législative (notamment au Canada) et discute de sa pertinence au regard de l’influence qu’exercent les agences de conseil en vote et des enjeux considérables que leur intervention soulève.
EN:
Proxy advisors have become actors with the capacity to influence corporate governance standards. Their role has become crucial in the process of casting votes at the annual meetings shareholders of Canadian, American and European companies. In reaction to the internationalization of share ownership and the increased presence of institutional investors holding large numbers of shares, proxy advisors have been created to offer services that outsource the process of deciding how to vote. Thus, they facilitate the involvement of institutional investors in corporate governance and foster shareholder democracy. Nevertheless, the role of proxy advisors is also controversial. The issues raised by scholars and experts in the field have encouraged regulators across the world to intervene in the last few years. As a flexible approach based on principles has emerged as the preferred framework for regulation, this article reviews the different policy choices made by regulators (in Canada in particular) and discusses their relevance in light of the influence of proxy advisors and the legal and practical challenges raised by the services they provide.
État et cultures juridiques autochtones : un droit en quête de légitimité
-
Introduction
-
La production du droit autochtone : comportement, commandement, enseignement
Ghislain Otis
pp. 67–89
AbstractFR:
Ce texte présente quelques réflexions sur les modes de production, de détermination, de transformation et de transmission du droit autochtone en marge de l’État. Les systèmes juridiques autochtones ont souvent été refoulés et occultés par les politiques coloniales. Ils ont aussi subi des bouleversements en raison des transformations culturelles et économiques qui ont marqué la vie des sociétés autochtones. En conséquence, il peut être difficile aujourd’hui, surtout pour la société non autochtone, de saisir les processus par lesquels se forment et se transforment les systèmes juridiques autochtones. L’auteur montre d’abord que les cultures juridiques autochtones restent encore aujourd’hui fortement ancrées dans le droit spontané, c’est-à-dire un droit inhérent à la compétence originelle du groupe et donc créé sans l’intervention de l’autorité politique, du juge ou du juriste savant. Il souligne toutefois aussi que l’univers juridique autochtone se trouve de plus en plus confronté à la question de l’autorité et du commandement comme foyers de normes, ce qui pose la question des rapports de pouvoir et de la place du droit écrit ainsi que de sa relation, de tension ou de coopération, avec le droit non écrit. Enfin, l’auteur montre comment la quête de connaissance des traditions juridiques autochtones, la volonté de les revitaliser dans la régulation quotidienne des communautés et le besoin de les rendre plus lisibles pour les non-autochtones, ont induit l’émergence d’une école doctrinale autochtoniste mobilisant les récits et la tradition orale autochtones pour en tirer des enseignements susceptibles d’inspirer des initiatives d’autodétermination plus effectives et légitimes.
EN:
This paper offers some basic thoughts on how non-state indigenous law is produced, transformed, ascertained and transmitted. Indigenous legal systems have often been marginalized or rendered invisible by colonial policies. They also have experienced major upheavals as a result of cultural and economic changes that have marked the life of indigenous societies. Thus, it can be difficult today, especially for the non-indigenous, to understand the sources of indigenous legal systems and how they evolve. The author first shows that several indigenous legal cultures are still grounded in the inherent and original jurisdiction of the collective so that law is not derived from political, judicial or doctrinal authority. He also explains, however, that the indigenous legal world is increasingly confronted with the issue of hierarchical authority, power relationships and command as sources of legal norms which also introduces the need to think about the role of written law and about its relationship—constructive or conflictual—with non-written law. In the last section, the author shows how the need for a contemporary understanding of indigenous legal traditions, the will to restore their central role in the daily regulation of communities and the hope to make them more legible for non-indigenous society have given rise to a new scholarly indigenous movement. This movement mobilizes indigenous stories and oral tradition as a source of legal teaching or doctrine capable of providing strong foundations for more legitimate and effective self-determination initiatives.
-
Le pluralisme juridique en contexte atikamekw nehirowisiw dans le secteur pénal et la protection de la jeunesse
Mylène Jaccoud, Marie-Ève Sylvestre, Anne Fournier, Christian Coocoo, Marie-Andrée Denis-Boileau and Marie-Claude Barbeau-Leduc
pp. 91–121
AbstractFR:
À partir de l’étude de cas de trois communautés atikamekw nehirowisiwok au Québec, nous présentons dans cet article un schéma d’intelligibilité des interactions entre droit autochtone et droit étatique dans le champ des conflictualités des violences familiales et dans celui de la protection de la jeunesse. Ces interactions sont structurées par un modèle fondamental, l’imposition de l’ordre juridique étatique, qui consacre la subordination du droit atikamekw. À partir de ce modèle, deux modèles d’interaction sont repérables : celui des « accommodements » et celui de l’« autonomisation ». L’accommodement consiste à adapter, modifier ou intégrer des principes et des pratiques pour tenir compte de la spécificité d’un système de droit par rapport à un autre. Quoique les deux systèmes de droit soient bidirectionnels, c’est-à-dire que le système de droit étatique peut incorporer des éléments du droit atikamekw et vice-versa, nous trouvons que la tendance qui se dessine en pratique est celle d’une plus grande propension à retrouver des situations où le droit atikamekw incorpore des éléments du système de droit étatique. Le modèle d’autonomisation demeure, quant à lui, marginal, en particulier dans le domaine de la gestion de la criminalité. Notre analyse fait ressortir deux types d’autonomisation : une autonomisation « déléguée » et une autonomisation « revendiquée ». L’autonomisation déléguée procède d’un transfert de pouvoirs exercés par l’État à la nation atikamekw en ayant recours à des mécanismes prévus dans le système de droit étatique. L’« autonomisation revendiquée » participe d’un mouvement de revendications de droits par la mobilisation des communautés atikamekw. C’est dans la sphère socioprotectionnelle que l’autonomisation revendiquée s’est le plus affirmée.
EN:
In this paper, we present an intelligibility grid to understand the interactions between Indigenous law and state law to deal with conflicts related to family violence and youth protection in three Atikamekw Nehirowisiw communities in Quebec. These interactions are structured around one dominant model (“imposition”) which poses that Atikamekw law is subordinated to state law. Within that model, we observe two other models of interactions characterized by “accommodations” and “autonomization”. The accommodation model consists in adapting, modifying or integrating one system’s legal principles and practices in order to take into account the specificities of the other legal system. While such accommodations are by definition bidirectional, meaning that both the Atikamekw and the state systems can incorporate principles from the other system, we find that, in practice, there are more instances where the Atikamekw legal system incorporates state legal principles than the other way around. The autonomization model remains marginal, in particular in the criminal law context. We identify two types of autonomization: one that is “delegated” by the State, while the other is “vindicated” by the Atikamekw nation. In the first type, the State delegates some of its duties or responsibilities within state law to the Atikamekw allowing them to exercise greater autonomy. By contrast, “vindicated autonomy” is achieved by the Atikamekw as they claim and assert their right to enforce their legal traditions and principles. The Atikamekw have succeeded in advancing this type of autonomy in the field of youth protection.
-
L’interaction entre le droit innu et le droit québécois de l’adoption
Sébastien Grammond and Christiane Guay
pp. 123–152
AbstractFR:
Le présent texte est consacré à l’étude des interactions entre le droit québécois et le droit innu de l’« adoption » (ne kupaniem), avant l’entrée en vigueur des récentes modifications au Code civil du Québec portant sur ce sujet. Le discours officiel, qui nie les interactions entre les deux ordres juridiques, contraste avec les pratiques des acteurs du terrain, qui établissent, sans nécessairement le dire explicitement, des points de contact entre les deux ordres juridiques. L’analyse de récits de personnes impliquées dans ces pratiques et celle des décisions des tribunaux font voir que la Loi sur la protection de la jeunesse, l’adoption légale, la tutelle et les règles du droit de la famille peuvent être utilisées pour superposer un rapport de droit québécois à une relation qui existait déjà en droit innu.
EN:
This paper is devoted to the study of the interactions between Québec law and Innu law with respect to “adoption” (ne kupaniem), before the coming into force of recent amendments to the Civil Code of Québec in this regard. The official discourse, which denies any interaction between the two legal orders, is contrasted to the practices of the front-line players, who establish, without always acknowledging it explicitly, points of contact between the two legal orders. The analysis of life stories of persons involved in those practices and that of court decisions shows that the Youth Protection Act, statutory adoption, tutorship and family law rules may be used to superimpose a relationship under Québec law to an already existing relationship under Innu law.
-
Porcupine and Other Stories: Legal Relations in Secwépemcúlecw
Hadley Friedland, Bonnie Leonard, Jessica Asch and Kelly Mortimer
pp. 153–201
AbstractEN:
For thousands of years, Secwépemc laws (like other Indigenous laws) related to the Secwépemc lands, or “Secwépemcúlecw,” developed and were learned and practiced within a context where the personhood of Secwépemc individuals, as well as animals and the earth itself, was not in dispute. Nor was the existence, legitimacy or efficacy of Secwépemc laws. All of these crucial legal relationships still exist, and are ongoing. However, for the past 150 years or so, Secwépemc laws, and people, have lived in relation to something quite distinct — a set of laws that were jurispathic in nature —laws that would not recognize or tolerate any other law but themselves. The Secwépemc Nation’s resilience and perseverance in upholding and revitalizing Secwépemc laws in the face of this colonial disregard, attests to their strength and enduring value. In this article, the authors discuss the purpose, as well as some of the methods, outcomes and limits of the Secwépemc Lands and Resources Laws project produced in collaboration with the University of Victoria Indigenous Law Research Unit. They then examine present interactions between Secwépemc and state land and resources laws operating within Secwépemcúlecw, including the challenges and limited opportunities that exist within the way these legal and political relations are currently structured and implemented on the ground. Finally, they draw on the Secwépemc “Story of Porcupine” to suggest a constructive way forward towards a more mutually respectful Nation-to-Nation relationship between the Secwépemc people and the Canadian State.
FR:
Pendant des milliers d’années, les lois des Secwépemc (comme d’autres lois autochtones) relatives aux terres des Secwépemc, ou « Secwépemcúlecw », ont été élaborées, apprises et pratiquées dans un contexte où la personnalité des individus Secwépemc, ainsi que celle des animaux et de la terre elle-même, n’étaient pas en litige, pas plus que ne l’étaient l’existence, la légitimité ou l’efficacité des lois des Secwépemc. Toutes ces relations juridiques essentielles existent toujours et sont en cours à l’heure actuelle. Cependant, au cours des 150 dernières années environ, les lois et les individus Secwépemc ont eu à vivre en relation avec quelque chose de tout à fait distinct — un ensemble de lois de nature jurispathique — c’est-à-dire un corpus de normes juridiques qui ne reconnaît ou ne tolère aucune autre loi que les siennes. La résilience et la persévérance de la Nation Secwépemc à maintenir et à revitaliser ses lois face au mépris colonial témoignent d’une force dont la valeur est durable. Dans cet article, les auteurs discutent du but, ainsi que de certains des méthodes, résultats et limites du projet de loi sur les terres et les ressources Secwépemc, produit en collaboration avec l’Unité de recherche en droit autochtone de l’Université de Victoria. Ils examinent ensuite les interactions actuelles entre les lois des Secwépemc et les lois de l’État sur les terres et les ressources au sein de Secwépemcúlecw, en tenant compte des défis et des possibilités limitées qui existent dans la façon dont les relations juridiques et politiques sont actuellement structurées et mises en oeuvre sur le terrain. Enfin, les auteurs s’inspirent de l’« histoire du porc-épic » secwépemc pour suggérer une voie constructive vers une relation de Nation à Nation plus respectueuse entre les peuples Secwépemc et l’État canadien.
-
De facto, non de jure ou De facto, hoc de jure? Incursions dans la pratique de l’interaction entre le droit étatique et le droit coutumier rom en Roumanie
Sergiu Mișcoiu and Laura Maria Herța
pp. 203–236
AbstractFR:
Les Roms sont le seul peuple d’Europe ayant (encore) un droit coutumier vivant. Dans cet article, nous nous proposons d’explorer et d’analyser les hypostases de l’interaction entre le droit coutumier des Roms en Roumanie et le droit étatique roumain. Pour ce faire, dans un premier temps, nous allons brièvement exposer le cadre théorique qui guide notre démarche analytique — le pluralisme normatif. Puis, nous allons présenter les différences fondamentales entre les deux ordres juridiques en relation avec les modes d’organisation sociopolitique respectifs. Enfin, nous esquisserons et explorerons les trois hypostases de l’interaction entre le droit coutumier rom et le droit étatique roumain — la non-coplanarité officielle, l’intersection marginale et la subordination exceptionnelle.
EN:
The Roma are the sole people in Europe (still) having a living customary law system. In this article, we intend to explore and to analyse the hypostases of the interaction between the customary law of the Roma in Romania and the Romanian law system. To do so, we will first briefly present the theoretical framework guiding our analytical demarche, namely normative pluralism. Then, we will present the main differences between the two legal orders in relation with the two modes of social and political organization. Finally, we will sketch and explore the three hypostases of the interaction between the Roma customary law and the Romanian state law — the official non-coplanarity, the marginal intersection and the exceptional subordination.