Abstracts
Résumé
Cet article présente une échelle d’évaluation de la perception du soi émotionnel adaptée au niveau préscolaire. L’analyse psychométrique préliminaire montre une structure en deux facteurs d’une cohérence interne satisfaisante (sous-étude 1A) ainsi que la stabilité des réponses des enfants et leurs compétences langagières suffisantes pour comprendre les items de l’échelle (sous-étude 1B). L’étude 2 compare le soi émotionnel de 45 enfants ayant une déficience intellectuelle (DI) à celui de 45 enfants tout-venant (TV) appariés en âge développemental. Les résultats soutiennent l’hypothèse de retard de développement du soi émotionnel des enfants DI. Contrairement aux enfants TV, leur âge chronologique ou développemental n’est pas lié à l’autoperception de leur soi émotionnel; aucune différence n’est obtenue entre l’autoperception et l’hétéroperception de l’enseignant.
Abstract
This paper presents a scale of assessment of the perception of emotional self, adapted to preschool level. Preliminary psychometric analysis shows a structure in two factors with a satisfactory internal consistency (study 1A), and the stability of children’s answers and their sufficient language skills to understand the items of the scale (study 1B). The study 2 compares emotional self in 45 children with an intellectual disability (ID) and in 45 typically developing (TD) children, matched for developmental age. The results support the hypothesis of a developmental delay of emotional self in ID children. Contrary to TD children, their chronological or developmental age is not linked to self-perception of their emotional self; no difference is obtained between self-perception and teacher’s perception.
Article body
Introduction
Veiller au bien-être et à l’adaptation sociale d’enfants ayant une déficience intellectuelle (DI) constitue une préoccupation centrale, tant pour les professionnels de l’éducation que pour les psychologues cliniciens. Ceux-ci sont régulièrement confrontés à des inadaptations sociales d’enfants ayant une DI présentant des troubles de comportement associés, tant externalisés qu’internalisés, voire présentant un double diagnostic. Par ailleurs, des insatisfactions, et des vécus émotionnellement difficiles des enfants ayant une DI peuvent altérer leur qualité de vie subjective dans différentes sphères, comme l’indiquent quelques travaux empiriques. Dans leur étude, Sabaz, Cairns, Lawson, Bleasel et Bye (2001) constatent que les enfants et adolescents épileptiques entre 4 et 18 ans présentant une déficience intellectuelle (QI entre 50 et 70) sont perçus par leurs parents comme ayant une qualité de vie globale moins satisfaisante ainsi qu’une moindre satisfaction pour toutes les dimensions évaluées par le questionnaire (fonctionnement physique, social et cognitif; bien-être émotionnel; comportement) en comparaison à des enfants et adolescents épileptiques de même âge ayant un QI au-dessus de 70. La qualité de vie subjective a également été étudiée chez des enfants et adolescents ayant une DI en utilisant l’Auto-questionnaire de la Qualité de vie de l’Enfant Imagé (AUQUEI, version préscolaire de 4-6 ans, Manificat, Dazord, Cochat et Nicolas, 1997) par Lemétayer et Gueffier (2006), vu leurs faibles capacités d’attention. Cet outil permet d’évaluer la satisfaction de l’enfant pour différents domaines de vie, tels que les relations familiales ou sociales, les fonctions (sommeil, alimentation), la séparation, les activités (vie scolaire ou loisirs) et la santé. Bien que quelques différences soient pointées en fonction du mode de prise en charge (semi-internat ou internat), la qualité de vie autorapportée par les enfants et adolescents ayant une DI apparait comme satisfaisante (Lemétayer et Gueffier, 2006).
Pour mieux appréhender les particularités de qualité de vie d’enfants atypiques, il est indispensable d’apprécier leurs compétences émotionnelles, envisagées comme la manière dont les enfants identifient, comprennent, expriment, régulent leurs émotions et celles d’autrui (Lahaye, Van Broeck, Bodart et Luminet, 2009). Cette dernière décennie, une multitude d’études se sont penchées sur les vécus et les compétences émotionnelles d’enfants atteints de maladies chroniques, ainsi que sur les répercussions de la maladie chronique sur leur vie psychologique, sociale et scolaire. Ainsi, par exemple, les compétences émotionnelles se sont avérées exercer un rôle protecteur pour la qualité de vie d’enfants souffrant d’asthme (Lahaye, Van Broeck, Bodart et Luminet, 2009). Par contraste, on ne peut que déplorer le peu d’études menées à propos des compétences émotionnelles et des vécus émotionnels d’enfants ayant une DI, alors que détecter des spécificités émotionnelles chez ces derniers permettrait d’identifier les enfants plus vulnérables et d’intervenir au mieux pour améliorer leurs compétences émotionnelles et leur qualité de vie. Mais il est nécessaire pour cela de savoir si ces enfants ayant une DI présentent un retard de développement des compétences émotionnelles ou s’ils diffèrent dans le développement de celles-ci par rapport aux enfants tout-venant (TV).
Relevons que, pour mieux comprendre leurs difficultés d’adaptation sociale, quelques études récentes ont examiné certaines compétences émotionnelles d’enfants ayant une DI, en se focalisant sur leur reconnaissance émotionnelle (Pochon, Brun et Mellier, 2006), sur leur régulation socio-émotionnelle (Baurain et Nader-Grosbois, 2012; Brun et Mellier, 2004) ou encore sur leur compréhension des émotions d’autrui, en référence à la théorie de l’esprit (Thirion-Marissiaux et Nader-Grosbois, 2008). Les travaux de Thirion-Marissiaux et Nader-Grosbois (2008) ont mis en évidence un retard de développement de la compréhension des émotions d’autrui chez des enfants ayant une DI, appariés en âge de développement à des enfants TV d’âge préscolaire. Mais ces travaux n’ont pas investigué la perception par les enfants ayant une DI de leurs propres émotions, autrement dit, de la perception de leur soi émotionnel. Or, les compétences en théorie de l’esprit sont liées au concept de soi (Fiasse et Nader-Grosbois, 2011a), le développement du soi étant défini en relation avec les pensées et les actions des autres (Symons, 2004).
Au vu de la littérature actuelle sur les compétences émotionnelles et des préoccupations des milieux d’intervention concernant la prévention de troubles comportementaux et la qualité de vie, il paraît pertinent de se questionner sur la perception du soi émotionnel d’enfants ayant une DI.
Sur le plan méthodologique, pour appréhender le soi émotionnel d’enfants ayant une DI, la création d’un outil d’évaluation autorapportée et adaptée à leurs particularités est nécessaire. Obtenir des perceptions fiables de soi de la part d’enfants fonctionnant à un niveau préscolaire est complexifié par trois types de facteurs développementaux, selon Verrier (2004). Premièrement, des habiletés langagières en cours d’acquisition chez les jeunes enfants sont nécessaires pour pouvoir parler de soi, bien que leur niveau de compréhension soit supérieur à leur niveau de production verbale. Deuxièmement, les jeunes enfants présentent des capacités attentionnelles de courte durée. Troisièmement, la désirabilité sociale et la suggestibilité peuvent biaiser l’évaluation de l’expression de soi lorsqu’un adulte interroge un enfant sur lui-même. Le respect de certaines conditions rendrait toutefois possible l’autoévaluation par le jeune enfant : l’usage de questions simples et directes en référence à des items pertinents par rapport à son expérience quotidienne et un entretien individuel créant une relation avec lui tout en s’assurant de sa bonne compréhension des questions (Marsh, Ellis et Craven, 2002).
Parmi les outils permettant l’évaluation multidimensionnelle du concept de soi, nous avons mis en exergue, dans un précédent article, l’intérêt d’une version francophone de la Pictorial Scale of Perceived Competence and Social Acceptance for young children (PSPCSA, Harter et Pike, 1980) pour évaluer des enfants typiques de niveau préscolaire et des enfants ayant une DI ainsi que pour tester l’hypothèse de retard ou de différence de développement du soi de ces derniers (Fiasse et Nader-Grosbois, 2011b). Cette échelle évalue l’autoperception des compétences cognitives, des compétences physiques et de l’acceptation sociale. Très peu d'outils évaluent la dimension émotionnelle du soi chez des enfants d'un niveau préscolaire, étant donné leurs capacités limitées à communiquer leurs propres expériences émotionnelles (Warren et Stifter, 2008). Dans la littérature, trois outils d’approche multidimensionnelle du soi intègrent la dimension émotionnelle du soi. La McDaniel-Piers Young Children’s Self-Concept Scale (1973) se présente sous forme d’énoncés à la première personne à propos desquels les enfants âgés de cinq à huit ans marquent leur accord ou non (Héroux et Farrell, 1985). Les deux autres outils se présentent sous la forme d’un entretien semi-structuré avec le support de deux marionnettes. D’une part, l’entretien d’Eder (1990) à l’égard d’enfants de trois à huit ans évalue dix dimensions d’humeur et de personnalité présentes chez l’adulte. Parmi celles-ci, trois se rapprochent du soi émotionnel et sont catégorisées comme suit : alienation (croyance qu’autrui veut nous nuire, sentiment d’être malheureux, isolé), stress-reaction (sentiment d’être bouleversé, effrayé, fâché) et well-being (bien-être, joie, satisfaction, enthousiasme). D’autre part, inspiré des travaux d’Eder (1990), le Berkeley Puppet Interview (Measelle, Ablow, Cowan et Cowan, 1998) évalue six dimensions dont deux évaluent les sentiments d’agressivité-hostilité et les sentiments dépressifs-anxieux. Ces dimensions reflètent plutôt des symptômes de troubles de comportements internalisés ou externalisés correspondant à des critères diagnostiques de psychopathologie, que la perception par l'enfant de ses ressentis émotionnels vécus au quotidien.
Deux aspects du développement de l’enfant d’âge préscolaire plaident pourtant en faveur d’une évaluation du soi émotionnel. D’une part, il est capable d’identifier des émotions et de les relier à des situations particulières (Maillochon, 2008). D’autre part, il peut utiliser des mots émotionnels, dont les adjectifs émotionnels descriptifs, et comprendre ces termes émotionnels dans les conversations avec les adultes (Bosacki et Moore, 2004). En outre, à l’âge préscolaire, la conscience de ses propres émotions, définie par Lane et Schwartz (1987), comme la capacité à identifier et à décrire ses propres émotions et celles des autres, peut être évaluée par la concordance entre l’émotion rapportée par l’enfant suite à une situation et l’émotion observée durant celle-ci. Cette conscience émotionnelle peut avoir un impact sur ses interactions sociales et sa régulation émotionnelle (Warren et Stifter, 2008). Le niveau de conscience émotionnelle prédirait la capacité à reconnaitre les émotions d’autrui, à travers la communication verbale et non verbale (Lane, Sechrest, Reidel et Weldon, 1996).
Quelles sont les conditions propices pour évaluer le concept de soi émotionnel de façon directe auprès de la personne ayant une DI?
Les informations subjectives, comme celles en lien avec les émotions, sont plus difficiles à obtenir que les informations factuelles (Carrier et Fortin, 1994). Sur le plan de l’expression émotionnelle, des questions concernant des émotions seront donc plus facilement abordées si des situations concrètes y sont associées (voir recension d’Héroux, 2011, p.32), en raison de la capacité limitée d’abstraction et de la tendance à raisonner presque exclusivement en fonction de réalités concrètes caractérisant les personnes ayant une DI (American Association On Mental Retardation [AAMR], 2002). Lemétayer et Gueffier (2006) ont montré que des enfants et adolescents ayant une DI sont capables d’utiliser avec pertinence une échelle imagée à quatre niveaux de type Likert, pour exprimer leurs sentiments lors de l’évaluation de leur qualité de vie subjective au moyen de l’AUQUEI (Manificat et al., 1997).
Nous n’avons pas relevé de recherche s’intéressant spécifiquement au concept de soi émotionnel d’enfants ayant une DI. Cependant, l’étude de Lemétayer et Kraemer (2005) concernant 30 adolescents ayant une DI scolarisés en classe d’enseignement spécialisé et 30 adolescents TV, peut apporter un premier éclairage. Ces auteurs ont administré l’Échelle Toulousaine d’Estime de Soi (ETES, Sordes-Ader, Lévêque, Oubrayrie et Safont-Mottay, 1998) qui comprend l’évaluation de la dimension émotionnelle du soi, envisagée comme un indicateur de la capacité de contrôle des émotions. Pour cette dimension, aucune différence n’est obtenue entre les deux groupes, appariés selon leur âge chronologique. L’âge de développement d’un groupe ayant une DI est inévitablement moins élevé que celui d’un groupe TV. Il serait donc intéressant de vérifier si le soi émotionnel d'enfants TV et ayant une DI, tous de niveau préscolaire, se développe de façon différente (hypothèse de différence de développement) ou similaire (hypothèse de retard de développement). Vérifier ces hypothèses nécessite la création de nouveaux outils d'évaluation du soi émotionnel, adaptés au niveau préscolaire, afin de comparer ces deux groupes d'enfants. Pour pouvoir répondre aux préoccupations actuelles de terrain et de recherche, de tels outils devraient dès lors être validés ainsi qu’adaptés aux spécificités du fonctionnement préscolaire et de la déficience intellectuelle.
Objectifs
La comparaison du soi émotionnel d’enfants ayant une DI et d’enfants TV a nécessité la création d’un outil adapté permettant d’évaluer l’autoperception des émotions éprouvées dans des situations inductrices d’émotions spécifiques.
L’objectif préliminaire de cet article concerne la présentation de la validation de l’Échelle de Perception du Soi Émotionnel (EPSE, Fiasse et Nader-Grosbois, 2008) effectuée dans deux sous-études (1A et 1B). À partir de l’évaluation de 118 enfants TV d’âge préscolaire, la sous-étude 1A analyse la structure factorielle et la cohérence interne de l’outil, la congruence entre l’autoperception de l’enfant et l’hétéroperception de l’enseignant ainsi que la relation entre le soi émotionnel et certaines caractéristiques de l’enfant (année scolaire, âge et sexe). Basée sur les données de 71 de ces enfants, la sous-étude 1B vérifie la fidélité de l’outil par une analyse de la stabilité test-retest des réponses ainsi que les prérequis en compréhension langagière nécessaires lors de l’évaluation du soi émotionnel.
L’objectif principal de cet article est traité dans l’étude 2 et consiste à tester les hypothèses de retard versus de différence de développement du soi émotionnel, évalué au moyen de l’EPSE, auprès de 45 enfants ayant une DI appariés en âge de développement à 45 enfants TV.
Méthode
Participants
L’étude 1A concerne 118 enfants TV (66 filles et 52 garçons) scolarisés en enseignement maternel, répartis selon les trois années maternelles (30 en première, 39 en deuxième et 49 en troisième). Leur âge chronologique varie de 38 à 78 mois (M = 59,9; ET = 10,2), tandis que leur âge de développement varie de 37 à 88 mois (M = 58,5; ET = 12,5). Le niveau de scolarité des parents, pour lesquels nous avons récolté des informations, correspond à un statut socioculturel moyen à élevé. La majorité des pères ont un diplôme d’enseignement supérieur (65 %) ou d’enseignement secondaire (34 %). De même, les mères ont pour la plupart un diplôme d’enseignement supérieur (57 %) ou d’enseignement secondaire (42 %). Les critères d’inclusion sont : la langue maternelle française, la maîtrise des compétences langagières de base en compréhension et en production et un niveau intellectuel correspondant à la norme.
L’étude 1B concerne 71 enfants TV (39 filles et 32 garçons) issus du précédent échantillon en scolarité maternelle (24 en première, 21 en deuxième et 26 en troisième). L’âge chronologique des 71 enfants varie de 38 à 78 mois (M = 60,5; ET = 10,6) et leur âge de développement varie de 37 à 88 mois (M = 57,1; ET = 12,5).
L’étude 2 implique 45 enfants ayant une DI appariés en âge de développement à 45 enfants TV. D’une part, le groupe des 45 enfants ayant une DI est composé de 22 filles et de 23 garçons. Leur âge chronologique varie de 6,6 à 13,6 ans (M = 9,6; ET = 1,7) alors que leur âge de développement s’étend de 3,6 à 6,5 ans (M = 4,9; ET = 0,8). Ces enfants sont scolarisés en enseignement spécialisé de type 1 (déficience intellectuelle légère) ou 2 (déficience intellectuelle modérée). Les critères d’inclusion sont un âge développemental entre 3,5 et 6,5 ans (en référence à leurs dossiers) et une maîtrise élémentaire de la langue française en compréhension et en production, tandis que les critères d’exclusion sont des troubles autistiques ou psychotiques associés. Les étiologies sont connues pour 15 des enfants ayant une DI : génétiques (n = 10), dues à des complications prénatales ou périnatales (n = 3), relatives à de la maltraitance (n = 1) et à un manque de stimulation environnementale (n = 1). L’étiologie de la déficience intellectuelle pour les 30 autres enfants n’est pas connue. Une estimation du quotient de développement des 45 enfants ayant une DI est inférée à partir du rapport entre leur âge de développement global et leur âge chronologique : la moyenne de ce quotient de développement est de 52,8 (ET = 10,2). D’autre part, le groupe des 45 enfants TV est composé de 26 filles et 19 garçons. Ils ont un âge chronologique variant de 3,3 à 6,9 ans (M = 4,9; ET = 0,8) et un âge de développement s’étendant de 3,3 à 6,5 ans (M = 4,9; ET = 0,9). Ces enfants TV sont appariés aux 45 enfants ayant une DI en fonction de leur âge de développement (t = -0,12, ns) et présentent un âge chronologique significativement moins élevé (t = -16,3, p < 0,001). Ils sont scolarisés dans l’enseignement fondamental maternel ou primaire ordinaire. Les critères d’inclusion et d’exclusion sont identiques à ceux du groupe ayant une DI.
Instruments
Évaluation cognitive et langagière
Outil standardisé et validé, les Échelles Différentielles d’Efficience Intellectuelle, forme Révisée (EDEI-R, Perron-Borelli, 1996) ont permis d’évaluer l’âge de développement global (intégrant l’âge de développement verbal et non verbal) des enfants pour apparier les deux groupes.
L’Épreuve de Compréhension Syntaxico-Sémantique (ECOSSE, Lecocq, 1996) constitue une adaptation française du Test for Reception Of Grammar (TROG, Bishop, 1983). Seule la partie de compréhension syntaxique est administrée : elle propose 92 énoncés, répartis en 23 blocs de 4 énoncés, dont la complexité syntaxique augmente (Tableau 1). L’enfant doit désigner, parmi quatre images, l’illustration correspondant au mot, au groupe de mots ou à la phrase énoncé(e) par l’examinateur. Seuls les 71 enfants TV de l’étude 1B ont été évalués au moyen de cette épreuve.
Évaluation du soi émotionnel
L’Échelle de Perception du Soi Émotionnel (EPSE, Fiasse et Nader-Grosbois, 2008) évalue la perception de ses émotions par l’enfant à travers huit items, décrits dans le Tableau 2. La présentation des items, le mode de passation, le système de cotation ainsi que la déclinaison en version masculine et féminine se sont inspirés des caractéristiques de la Pictorial Scale of Perceived Competence and Social Acceptance for young children (PSPCSA, Harter et Pike, 1980). L’expérimentateur se place cependant à côté de l’enfant : l’instrument s’utilise à la manière d’un livre interactif raconté par l’adulte, afin de rendre sa passation plus attrayante.
Chacun des huit items de l’EPSE réfère à une situation critique en contexte scolaire induisant une émotion spécifique. Cinq items se réfèrent à une émotion à valence négative (tristesse, colère, peur, culpabilité, honte) et trois items se réfèrent à une émotion à valence non négative (joie, surprise, fierté). Pour chaque item, deux images en couleurs vives représentent une même situation critique, mais elles diffèrent entre elles quant à l’expression émotionnelle du personnage principal. L’enfant doit choisir entre deux types d’expression sur le visage du protagoniste : émotion-cible exprimée ou expression neutre. Pour chaque item, l’expérimentateur décrit la situation (p.ex. : « En classe, un copain prête à Léo deux de ses plus beaux crayons ») et deux expressions du personnage (p.ex. : « Tu vois, là, Léo est content… et là, Léo n’est pas content… »). Ensuite, il demande à l’enfant : « Quel enfant te ressemble le plus? » et peut préciser par exemple « Si un copain te prête deux de ses plus beaux crayons, serais-tu content ou pas content? ». L’enfant peut répondre oralement ou pointer l’image qui lui correspond le mieux. L’expérimentateur cache l’image non choisie afin de centrer l’attention de l’enfant sur l’image qu’il vient de désigner. Sous l’image se trouvent deux cercles (un petit et un grand) permettant à l’enfant d’évaluer dans quelle mesure il ressemble au personnage de l’illustration. L’expérimentateur demande alors à l’enfant : « Et, ce garçon, il te ressemble beaucoup (en pointant le grand cercle) ou un peu (en pointant le petit cercle)? » Le cercle finalement pointé par l’enfant donne lieu, pour chaque item, à une cotation variant de un à quatre points selon une échelle de Likert. Un ou deux points sont attribués lorsque l’enfant pointe le personnage qui n’éprouve pas l’émotion impliquée par la situation : un point si l’enfant pense ressembler beaucoup au personnage et deux points s’il pense lui ressembler un peu. Trois ou quatre points sont attribués lorsque l’enfant pointe le personnage qui éprouve l’émotion : trois points s’il pense lui ressembler un peu et quatre points si l’enfant pense ressembler beaucoup au personnage. Une moyenne (allant de un à quatre) peut être calculée pour chaque groupe d’items : en l’occurrence, une moyenne pour les cinq items se rapportant à une émotion à valence négative et une moyenne pour les trois items se rapportant à une émotion à valence non négative.
Évaluation de l’hétéroperception de l’enseignant
Ce questionnaire se présente sous la forme d’une grille à compléter par l’enseignant. Pour chaque item, la situation inductrice est décrite (p.ex. : Un copain lui prête deux de ses plus beaux crayons) et l’émotion potentiellement induite par ce contexte est évoquée (p.ex. : Il/elle est content[e]). L’enseignant doit alors répondre, en fonction de ce qu’il connait des réactions habituelles de l’enfant, sur une échelle à quatre niveaux (non - plutôt non - plutôt oui - oui). Un score allant de un à quatre points est obtenu pour chaque item de ce questionnaire. Ce système similaire de cotation permet de comparer l’autoperception de l’enfant et l’hétéroperception de son enseignant, afin d’obtenir une indication sur le réalisme du concept de soi émotionnel de l’enfant.
Procédure
L’évaluation des enfants s’est déroulé individuellement dans une pièce calme de l’école. Il s’est organisé en plusieurs séances en fonction du niveau d’attention de l’enfant et du rythme scolaire (respect de l’horaire de l’école et des temps de récréation). Pour tous les enfants (étude 1A, 1B et 2), les EDEI-R ont été administrées en premier lieu et l’EPSE en second lieu. Les enfants participant à l’étude 1B ont en troisième lieu passé l’ECOSSE. Trois doctorantes et quatre étudiantes, toutes formées en psychologie de l’enfant et du handicap, ont fait passer ces différents tests aux enfants. Un même matériel et des consignes identiques ont été utilisés avec tous les enfants afin d’assurer l’homogénéité de la passation.
Résultats
Le test Kolmogorov-Smirnov de normalité ainsi que les indices d’asymétrie et d’aplatissement indiquent que les résultats relatifs au soi émotionnel des 118 enfants TV impliqués dans l’étude 1 ne sont pas distribués normalement, en particulier pour les émotions à valence non négative. Tenant compte de ces distributions, nous avons effectué des analyses statistiques non paramétriques.
L’analyse factorielle et le calcul d’un indice de cohérence interne utilisent le score de chaque item, tandis que les autres analyses statistiques utilisent une moyenne de scores, d’une part, pour les cinq items relatifs aux émotions à valence négative et, d’autre part, pour les trois items relatifs aux émotions à valence non négative.
Étude 1 : Validation de l’EPSE
Sous-étude 1A (n = 118)
Une analyse en composantes principales suivie de la rotation oblique Promax (avec Kappa = 4), permettant aux facteurs d’intercorréler, a été appliquée aux items de l’outil du soi émotionnel. Les résultats présentés dans le Tableau 3 indiquent une structure en deux facteurs. Le premier facteur correspond à la perception des émotions négatives (5 items : tristesse, colère, peur, honte, culpabilité) alors que le second facteur regroupe la perception des émotions non négatives (3 items : joie, surprise, fierté). La corrélation entre les deux facteurs est de -0,08. Pour chacun des facteurs, la valeur propre est supérieure à 1 et la variance totale expliquée par cette structure est de 50,35 %.
Un bon indice global de cohérence interne est obtenu pour l’EPSE, puisque l’alpha de Cronbach est de 0,61. Alors que l’indice obtenu pour les émotions négatives est très bon (α = 0,75), celui obtenu pour les émotions non négatives est faible (α= 0,38). Cet indice est déforcé par l’item-surprise, puisqu’il équivaut à 0,51 une fois cet item enlevé.
Le Tableau 4 présente la comparaison des médianes des scores d’autoperception des enfants et d’hétéroperception de l’enseignant, à propos du soi émotionnel, au moyen du test de classement de Wilcoxon. En comparaison à l’hétéroperception de leurs enseignants, les enfants perçoivent ressentir moins les émotions tant négatives que non négatives. Un manque de congruence entre l’autoperception et l’hétéroperception est donc identifiable.
Le Tableau 5 présente les moyennes, médianes et écarts-types des scores d’autoperception et d’hétéroperception à l’EPSE, en fonction de l’année scolaire. Les résultats globaux d’autoperception montrent que les enfants perçoivent ressentir des émotions dans une situation donnée. Une comparaison multiple effectuée au moyen du test de Kruskall-Wallis montre une différence significative en fonction de l’année scolaire pour l’autoperception de l’ensemble des émotions (KW, χ2(2) = 9,61, p < 0,01), en particulier des émotions négatives (KW, χ2(2) = 6,4, p < 0,05). Une comparaison de moyennes deux à deux au moyen du test de Mann Whitney permet d’identifier ces différences. Par rapport aux enfants de première maternelle, les enfants de troisième maternelle perçoivent ressentir davantage d’émotions globalement (U = 485, p < 0,05), surtout les émotions négatives (U = 538,5, p < 0,05). Les résultats en comparaison aux enfants de deuxième maternelle sont similaires : les enfants de troisième maternelle perçoivent ressentir davantage d’émotions globalement (U = 639, p < 0,01), particulièrement les émotions négatives (U = 692, p < 0,05).
Concernant l’hétéroperception, la différence significative en fonction de l’année scolaire se marque pour les émotions globalement (KW, χ2(2) = 14,73, p < 0,01) et les émotions négatives (KW, χ2(2) = 6,93, p < 0,05). Une comparaison de moyennes deux à deux au moyen du test de Mann Whitney explique ces différences. Les enseignants perçoivent que les enfants de première maternelle, par rapport à ceux de deuxième maternelle, ressentent moins les émotions globalement (U = 88,5, p < 0,01). De même, ils perçoivent que les enfants de première maternelle, par rapport à ceux de troisième maternelle, ressentent moins les émotions globalement (U = 159,5, p < 0,01), tant les émotions négatives (U = 405,5, p < 0,05) que non négatives (U = 491, p < 0,05).
Le Tableau 6 présente les corrélations de Spearman calculées entre les scores du soi émotionnel (autoperçu/hétéroperçu) d’une part et les âges chronologique et développemental d’autre part. Tant pour l’autoperception que pour l’hétéroperception, les liens positifs et significatifs sont obtenus entre d’une part les émotions (négatives/non négatives/globales) et d’autre part les âges chronologique et développemental respectivement, à l’exception du lien entre les émotions non négatives autoperçues et l’âge chronologique.
Le Tableau 5 montre que les filles perçoivent significativement plus ressentir les émotions que les garçons globalement (U = 1179,5, p < 0,01), en particulier pour les émotions négatives (U = 1187, p < 0,01). Aucune différence entre filles et garçons n’est obtenue pour l’hétéroperception.
Sous-étude 1B (n = 71)
Les corrélations de Spearman obtenues entre les réponses à l’EPSE des enfants au temps 1 et les réponses des enfants au temps 2 (soit deux à quatre semaines plus tard) sont très significatives. La corrélation obtenue est de 0,92 (p < 0,01) pour le facteur des émotions négatives et de 0,78 (p < 0,01) pour le facteur des émotions non négatives.
La compréhension des items de l’EPSE nécessite l’acquisition par l’enfant des compétences langagières relatives aux blocs A à E de l’ECOSSE (syntagmes nominaux, adjectifs seuls, phrase simple, verbes à l’infinitif et phrase négative simple), ainsi qu’au bloc Q (comparatif et superlatif). Les scores obtenus pour chaque bloc de l’ECOSSE présentés dans le Tableau 7 indiquent une bonne maîtrise des compétences relatives aux blocs A à E, mais une maîtrise plus faible de la compréhension des comparatifs et superlatifs (bloc Q). La compréhension de l’EPSE fait aussi appel aux compétences langagières relatives aux blocs G (phrases simples + prépositions) et J (phrases simples + déterminant au singulier/pluriel) qui sont relativement bien maîtrisées par les enfants. Dans l’ensemble, les écarts-types présentés dans le Tableau 8 témoignent cependant d’un certain degré de variabilité interindividuelle.
Des corrélations de Spearman ont été calculées entre les compétences langagières en compréhension et les scores des facteurs du soi émotionnel autoperçu. Les corrélations obtenues entre le score global à l’ECOSSE et, respectivement, les émotions autoperçues négatives et non négatives ne sont pas significatives.
Étude 2 : Comparaison du soi émotionnel d’enfants ayant une déficience intellectuelle (n = 45) et d’enfants tout-venant (n = 45)
Aucune différence significative n’est obtenue entre les deux groupes pour les émotions négatives et pour les émotions non négatives, qu’elles soient autoperçues ou hétéroperçues. Toutefois, les différences observées entre les deux groupes concernant l’autoperception sont proches de la significativité, tant pour les émotions négatives (U = 734,5, p = 0,073) que non négatives (U = 744, p = 0,074).
Concernant la congruence entre autoperception et hétéroperception, le Tableau 9 présente la comparaison réalisée au moyen du test de classement de Wilcoxon, entre l’autoperception et l’hétéroperception du soi émotionnel, respectivement pour chaque groupe. Aucune différence significative entre autoperception et hétéroperception n’est obtenue pour les enfants ayant une DI. Par contre, en comparaison à l’hétéroperception de leur enseignant, les enfants TV perçoivent ressentir moins les émotions négatives et les émotions non négatives.
Enfin, le Tableau 10 présente les corrélations de Spearman obtenues entre le soi émotionnel (autoperçu/hétéroperçu) et respectivement les âges, chronologique et développemental, pour chaque groupe. Aucune corrélation significative n’est obtenue pour les enfants ayant une DI, alors que trois corrélations positives et significatives sont obtenues concernant l’autoperception des enfants TV : entre la perception des émotions négatives et, respectivement, l’âge chronologique et l’âge développemental, ainsi qu’entre la perception des émotions non négatives et l’âge développemental.
Les résultats n’indiquant aucune différence entre enfants ayant une DI et enfants TV nous ont amenés à nous interroger sur la variabilité du soi émotionnel des enfants. En vue de distinguer d’éventuels profils particuliers, nous avons réalisé une analyse en regroupements de cas, au moyen de la méthode de Ward, dans laquelle ont été introduites deux variables : les émotions négatives et les émotions non négatives autoperçues. Trois analyses en regroupements de cas ont été réalisées : la première porte sur les deux échantillons réunis, la deuxième sur les enfants TV uniquement et la troisième sur les enfants ayant une DI uniquement. Le test de Mann-Whitney a été appliqué pour vérifier si les sous-groupes obtenus présentaient des différences significatives pour les variables du soi émotionnel ainsi que pour les variables d’âges chronologique et développemental.
À partir de l’ensemble des enfants (n = 87), deux sous-groupes se différencient (Tableau 11). Le premier sous-groupe, composé de 19 enfants ayant une DI et de 15 enfants TV, obtient des scores significativement plus élevés que le second sous-groupe, composé de 23 enfants ayant une DI et de 30 enfants TV, pour les émotions autoperçues négatives et non négatives. Ce premier sous-groupe présente également un âge chronologique et un âge de développement significativement plus élevés que ceux du second sous-groupe.
À partir du groupe d’enfants TV (n = 45), deux sous-groupes se distinguent significativement (Tableau 12). Le premier sous-groupe (n = 17) présente des scores supérieurs à ceux du second sous-groupe (n = 28), pour les émotions autoperçues négatives et non négatives ainsi qu’un âge chronologique et un âge de développement plus élevés.
À partir du groupe des enfants ayant une DI (n = 42), deux sous-groupes sont identifiés (Tableau 10). Les enfants du premier sous-groupe (n = 19) ont des résultats plus élevés que ceux du second sous-groupe (n = 23) pour les émotions autoperçues négatives et non négatives. Par contre, aucune différence significative n’est obtenue entre les deux sous-groupes concernant leur âge chronologique et leur âge de développement.
Discussion
À propos des propriétés psychométriques de l’EPSE, soulignons qu’une structure bifactorielle s’est dégagée : les huit items se répartissent clairement en deux facteurs : les émotions négatives (tristesse, colère, peur, honte, culpabilité) et les émotions non négatives (joie, surprise, fierté); ce qui permet de coter deux types de scores. L’indice d’alpha de Cronbach est excellent pour le facteur des émotions négatives, alors qu’il est faible pour le facteur des émotions non négatives. Ce dernier est affaibli par l’item évoquant la surprise; ce qui met en question le sens de regrouper cette émotion avec deux émotions positives. Selon De Bonis (1996), le fait que la surprise ne soit ni négative ni positive pourrait conduire à l’exclure du domaine conceptuel des émotions. L’auteur précise que la surprise occupe une position ambiguë au niveau du lexique émotionnel, vu qu’elle est moins marquée par une polarité négative ou positive. Dans l’EPSE, l’item relatif à la surprise fait référence à une excursion au zoo. Ce contexte situationnel induit très probablement un attrait positif aux yeux de la plupart des jeunes enfants, ce qui expliquerait le regroupement de la surprise avec la joie et la fierté. Un tel regroupement a en outre permis d’assurer un nombre suffisant d’items à cette sous-échelle, en contraste avec les cinq items composant la sous-échelle d’émotions négatives. La proportion plus grande d’émotions négatives par rapport aux émotions positives composant l’EPSE reflète la dissymétrie constatée par de Bonis (1996) au niveau de la richesse lexicale entre les émotions positives et négatives. Quant à l’analyse de la fidélité test-retest, elle témoigne que les réponses des enfants sont stables dans le temps, avec un intervalle de deux à quatre semaines. Concernant la méthode d’administration et le support de l’EPSE (présentée comme un livre raconté par l’adulte, composée d’images aux couleurs vives, évoquant des situations proches du vécu quotidien de l’enfant), ils conviennent particulièrement aux enfants d’âge de développement préscolaire, à la fois pour soutenir leur attention (passation courte, aucune réponse verbale exigée, pointage), leur motivation, et pour contourner leurs difficultés en production langagière. À ce sujet, les compétences langagières en compréhension des enfants, mesurées au moyen de l’ECOSSE, se sont avérées suffisantes à une compréhension adéquate des items de l’EPSE. La compréhension du superlatif (utilisé dans la question « Quel(le) garçon/fille te ressemble le plus? ») est moins bien maîtrisée par les enfants, mais est soutenue durant l’évaluation par l’expérimentateur qui pointe successivement les deux images de l’item et peut reformuler la question.
Plusieurs pistes d’amélioration méthodologique de l’EPSE devraient toutefois être prises en compte dans de futures recherches. L’EPSE invite l’enfant à rapporter une émotion de façon hypothétique, en fonction d’une situation particulière. Dans ce type de procédé, la situation est souvent décrite avec suffisamment de détails pour susciter de manière différenciée des croyances à propos de l’influence de la situation spécifique (Robinson et Clore, 2002). L’échelle comportant un seul contexte inducteur par émotion, plusieurs situations pourraient être présentées par émotion pour vérifier que la réponse de l’enfant est bien fonction de l’émotion évoquée et non de l’item qui l’évoque. En outre, trois émotions impliquées dans l’EPSE font référence au regard d’autrui (culpabilité, fierté et honte) et peuvent être moins bien maîtrisées par les enfants les plus jeunes. La compréhension de ces émotions complexes et du lexique émotionnel associé pourraient être préalablement contrôlée.
Qu’en est-il du degré de réalisme du concept de soi émotionnel, apprécié par la comparaison entre l’autoperception des enfants et l’hétéroperception de leurs enseignants, tout en considérant des variables individuelles (année scolaire, âge et genre)? La perception du soi émotionnel des enfants d’âge préscolaire ne semble pas réaliste, vu qu’ils perçoivent ressentir moins les émotions, tant négatives que non négatives, par contraste à la perception de l’enseignant. L’analyse du concept de soi en fonction de l’année scolaire nuance un tel résultat. Les enfants de troisième maternelle perçoivent en effet ressentir plus les émotions négatives que les enfants de première et de deuxième maternelle. Étant plus âgés, les enfants de troisième maternelle ont vécu des expériences sociales plus diversifiées et plus nombreuses. Ils ont probablement été confrontés à un panel plus varié d’expériences émotionnelles à valence négative. De ce fait, ils seraient plus susceptibles d’avoir vécu réellement la situation critique présentée dans l’item, ce qui faciliterait leur identification au personnage exprimant ces émotions et leur perception de ressentir davantage ces émotions dans ce type de situations. Ceux-ci auraient par conséquent plus de discernement pour différencier les émotions négatives. Dans le même sens, les enseignants perçoivent que les enfants de première maternelle ressentent globalement moins les émotions que les enfants de deuxième et de troisième maternelle. De plus, tant pour l’autoperception que pour l’hétéroperception, les relations entre l’âge (chronologique/développemental) et le soi émotionnel sont toutes positives et pour la majorité significatives. Plus l’enfant grandit, plus il perçoit ressentir des émotions d’une part et plus son enseignant perçoit qu’il ressent des émotions d’autre part. Par ailleurs, les filles perçoivent ressentir plus les émotions globalement, en particulier les émotions négatives, que les garçons. Ce résultat pointe l’importance de prendre en compte le sexe de l’enfant lorsqu’on évalue le soi émotionnel.
À propos de l’étude comparative du soi émotionnel des enfants DI et TV, appariés en âge de développement, aucune différence n’est obtenue entre les deux groupes; ce qui soutient le postulat de retard de développement du soi émotionnel chez les enfants DI. De même, Lemétayer et Kraemer (2005) ne trouvent aucune différence entre des adolescents DI et TV. Les auteurs expliquent cette absence de différence au niveau du soi émotionnel du fait que, malgré leur déficience, les adolescents DI vivent les mêmes interrogations et les mêmes incertitudes de la période pubertaire que les adolescents TV. Cette explication ne peut toutefois rendre compte des résultats de notre étude, les deux groupes d’enfants étant appariés en âge de développement. De manière surprenante, l’expérience de vie accrue des enfants DI, en raison de leur âge chronologique plus élevé, ne semble pas avoir d’impact sur leur soi émotionnel. Pour vérifier cette interprétation, il serait intéressant de mener une nouvelle recherche en vue de comparer le soi émotionnel de ces enfants DI à des enfants TV appariés en âge chronologique, notamment en utilisant l’échelle Levels of Emotional Awareness Scale for Children (LEAS-C, Bajgar, Ciarrochi, Lane et Deane, 2005), qui évalue le soi émotionnel à l’âge scolaire.
De plus, les résultats diffèrent entre les deux groupes quant à la relation entre l’autoperception du soi émotionnel et l’âge des enfants. Plus les enfants TV ont un âge chronologique ou développemental élevé, plus ils perçoivent ressentir des émotions. Par contre, aucune relation n’est mise en exergue chez les enfants DI, qu’il s’agisse de l’âge chronologique ou de l’âge de développement. Cette absence de corrélation pourrait s’expliquer du fait que d’autres variables entrent en jeu dans l’autoperception du soi émotionnel par les enfants DI, vu les profils hétérogènes potentiellement engendrés par des caractéristiques tant individuelles qu’environnementales. Au niveau individuel, les enfants DI sont appariés en âge de développement aux enfants TV et présentent a priori des ressources cognitives similaires. Une hétérogénéité peut toutefois subsister à cet égard étant donné des étiologies variées caractérisant leur déficience intellectuelle et le développement potentiellement différent de processus cognitifs spécifiques, telles que les compétences mnésiques pouvant être influencées par le degré de sévérité de leur déficience (Cederborg, La Rooy et Lamb, 2008). Au niveau environnemental, des caractéristiques familiales et contextuelles peuvent également influencer l’autoperception de leur soi émotionnel; par exemple, le fait d’être placé en institution (et donc d’avoir des relations et des conversations privilégiées avec l’adulte moins fréquentes) ou de bénéficier d’un suivi psychologique (et donc de profiter d’un lieu d’expression privilégié).
Contrairement aux enfants TV, l’autoperception des enfants DI est congruente avec l’hétéroperception de leur enseignant, tant pour les émotions négatives que non négatives. Ils seraient donc réalistes à propos de leur soi émotionnel, ou auraient du moins une perception de leur soi émotionnel plus influencée par ce qu’exprime leur enseignant à l’égard de leurs émotions. Une autre interprétation pourrait provenir d’une évaluation plus fine du soi émotionnel de la part des enseignants des enfants DI (que les enseignants d’enfants TV). Tous les enfants DI de notre étude sont scolarisés en enseignement spécialisé, dans des classes composées d’un petit nombre d’enfants; ils bénéficient d’une pédagogie ajustée à leur rythme et d’un plan individuel d’apprentissage. Lors des conseils de classe, l’enseignant échange régulièrement avec l’équipe psycho-médico-sociale, sur l’évolution cognitive, sociale et affective de l’enfant, et reçoit des rapports de bilans à son sujet. Ce contexte de travail amène probablement les enseignants des enfants DI à être plus attentifs et à développer une évaluation plus fine à l’égard du développement socio-affectif de leurs élèves.
Les analyses en regroupements de cas ont également affiné notre compréhension des résultats obtenus en faveur de l’hypothèse de retard de développement du soi émotionnel chez les enfants DI. Certains enfants DI et TV présentent effectivement le même type de profil de soi émotionnel. Soit ils ont un âge (développemental et chronologique) plus élevé et perçoivent plus ressentir les émotions (négatives et non négatives), soit ils ont un âge moins élevé et perçoivent ressentir moins les émotions. Dans le même sens, ces deux types de profil sont respectivement obtenus pour les deux sous-groupes formés à partir de l’analyse en regroupements de cas des enfants TV. L’analyse en regroupements de cas des enfants DI met elle aussi en exergue deux sous-groupes se différenciant par leur autoperception des émotions, sans se distinguer au niveau de leur âge de développement ou de leur âge chronologique. Cette analyse qualitative corrobore non seulement l’absence de relation significative entre l’autoperception des émotions et l’âge des enfants DI, mais souligne aussi le fait que certains enfants DI, quels que soient leurs âges chronologique et développemental, pourraient être plus vulnérables par le fait qu’ils éprouvent des difficultés à percevoir leurs propres émotions.
Conclusion et perspectives
Suscitant l’interaction entre l’enfant et l’adulte-examinateur, l’EPSE est un outil exploratoire qui constitue une nouvelle porte d’entrée pour appréhender la dimension émotionnelle du concept de soi d’enfants se situant en période symbolique de développement, que leur fonctionnement soit typique ou atypique. Certaines améliorations méthodologiques devraient toutefois être apportées à l’échelle, comme l’ajout de plusieurs items pour une même émotion et le contrôle de la compréhension des émotions complexes chez les plus jeunes enfants. Il pourrait en outre être intéressant d’évaluer en parallèle les compétences en théorie de l’esprit de l’enfant, afin d’observer les liens entre sa compréhension des émotions d’autrui et la façon de percevoir ses propres émotions.
Concernant l’objectif principal de cet article, les résultats soutiennent un retard de développement du soi émotionnel chez les enfants DI, puisque celui-ci n’est pas différent de celui des enfants TV. Lorsqu’ils sont appariés en âge de développement, des enfants DI et des enfants TV de niveau préscolaire présentent des profils similaires quant à l’autoperception de leurs émotions, qu’elles soient négatives ou non. Les jalons concernant le développement du soi émotionnel d’enfants TV pourraient dès lors fournir des repères intéressants pour mieux comprendre ce même développement chez les enfants DI, indépendamment de leur âge chronologique. Au sein du groupe des enfants DI, certains perçoivent moins ressentir les émotions. Ce profil particulier pourrait engendrer une plus grande vulnérabilité quant à leur qualité de vie. Détecter ces enfants pourrait permettre d’amorcer une intervention précoce quant à la perception de leur vécu émotionnel, en vue d’améliorer leurs compétences socio-émotionnelles et, in fine, leur adaptation sociale. Dans cette intervention, les enseignants des enfants DI pourraient constituer des alliés de poids, étant donné la congruence entre leur perception et celle de l’enfant. Par ailleurs, prendre en compte d’autres caractéristiques individuelles, telles que l’étiologie de la déficience intellectuelle ainsi que des variables contextuelles relevant du contexte scolaire dans lequel évoluent l’enfant, ses pairs et son enseignant et du contexte familial pourrait améliorer les connaissances à propos du soi émotionnel des enfants DI.
Appendices
Bibliographie
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