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Féminités féministes. Métamorphoses d’un paradoxe

  • Lila Braunschweig and
  • Léna Silberzahn

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Le lundi 14 septembre 2020, dans les lycées des grandes villes de France, des adolescentes se parent de jupes, de crop tops ou de maquillage pour revendiquer leur liberté face aux injonctions de leurs établissements et aux accusations de s’habiller de manière trop « provocante » pour leurs camarades masculins. En ligne, les témoignages se multiplient sous les mots-dièse #balancetonbahut et #14septembre. En janvier 2022, une maison d’édition décide de publier une traduction française du premier livre de Vandana Shiva, plus de trente ans après l’édition originale. Le livre valorise « le principe féminin » comme réponse au « mal-développement » et à l’exploitation capitaliste et coloniale du vivant (Shiva 2023). En 2023, Barbie explose le record d’entrées pour un film réalisé par une femme aux États-Unis. Greta Gerwig y met en scène un monde rose bonbon dirigé par des femmes en chaussures à talon. Certaines militantes et autrices féministes y voient une fable d’émancipation. Dans ces trois exemples, des femmes valorisent des normes et des pratiques considérées comme féminines à des fins d’autonomisation, d’autodétermination ou de lutte contre l’exploitation. Aucune n’a échappé à de vives accusations au sein du champ féministe : la révolte du crop top ne reproduirait-elle pas l’hypersexualisation de corps d’enfants tout en renforçant une conception individualiste de l’émancipation? Vandana Shiva ne glisserait-elle pas sur la pente essentialiste et réactionnaire d’une association entre les femmes et le monde naturel? Peut-on voir dans Barbie davantage qu’une réalisation à saveur féministe que des femmes blanches, hétérosexuelles et de classe supérieure pourraient trouver positive? Chacun à sa manière, ces exemples posent la question de savoir si la féminité, au sens des dispositions et normes indissolublement associées au genre féminin dans une culture donnée, peut devenir une ressource féministe. Ils renouvellent ainsi un dilemme épineux auquel les féminismes sont confrontés de longue date : le rejet des valeurs traditionnellement associées au « féminin » reconduit des formes de misogynie et la supériorité de l’éthos dit « masculin »; mais leur valorisation risque de renforcer les catégories binaires et patriarcales du genre, réassignant les femmes et les minorités de genre à des rôles dont elles cherchent à s’émanciper. « La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables, c’est-à-dire tant que se perpétuera la féminité en tant que telle » (Beauvoir 1949 : 563). Depuis la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, la mise en cause des valeurs traditionnellement associées au féminin constitue un élément central de la pensée féministe. Comme les théoriciennes matérialistes et radicales de la seconde vague l’ont souligné à sa suite, remettre en cause la différence des sexes comme principe structurant du monde social implique de s’attaquer aussi à la féminité. D’une part, cette dernière n’a rien de naturel ni d’inné : les injonctions à la maternité ou à la domesticité résultent de l’organisation sociale et culturelle, et notamment des relations de production et de reproduction entre les groupes de sexes. D’autre part, la féminité participe activement au maintien des femmes dans une situation de subordination. Cet argument très large prend appui sur des critiques plus concrètes. Les attitudes de soin et de sollicitude considérées comme féminines justifieraient et renforceraient, par exemple, la disponibilité physique, mentale et émotionnelle des femmes envers les hommes et les personnes vulnérables (Guillaumin 1992). Les normes esthétiques et vestimentaires de la féminité, quant à elles, constitueraient des instruments centraux de la sexualisation, de l’objectification et de l’appropriation du corps des femmes par les hommes (Mackinnon 1987; Guillaumin 1992). À travers ces perspectives, l’émancipation féministe prend souvent la forme d’une abolition des différences …

Appendices