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Publié sous la direction de Marie Garreau et Mickaëlle Provost, l’ouvrage intitulé Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique est une contribution majeure aux efforts fournis en vue de penser les effets pratiques et expérientiels de l’oppression touchant le genre et la race. Ce livre vient combler un fossé à double titre. L’insuffisance ou l’inconsistance des travaux, ou les deux à la fois, touchant la persistance des effets de l’oppression patriarcale, les impensés du regard racialisant de même que les conséquences pratiques du racisme et du colonialisme sont pris à bras le corps dans les textes. En s’appropriant la méthode phénoménologique et ses outils conceptuels, et en en faisant un usage critique, dans la lignée de Simone de Beauvoir et de Frantz Fanon, on analyse les normes qui structurent la société et qui façonnent l’expérience vécue des personnes dominées. Ce faisant, on se donne les moyens pour comprendre et combattre les oppressions dans leur dimension ordinaire.

Par cette pratique de réflexion, qui sera théorisée tardivement par Lisa Guenther (2020) et Gayle Salamon (2018), on ne se limite pas seulement à démontrer que le sujet constitue le monde à la manière de la phénoménologie dite classique, on fait voir aussi à quel point les structures sociales et historiques façonnent la manière dont celui-ci se comprend et appréhende le monde. D’autre part, et du point de vue méthodologique, on remet ainsi en cause le principe d’épochè husserlien, par lequel le monde est mis entre parenthèse pour ne s’intéresser qu’à la manière dont celui-ci serait constitué par le sujet transcendantal, en démontrant l’impossibilité d’une mise hors circuit, entre autres, des structures du racisme et du patriarcat qui caractérisent la société (p. 9). En outre, par l’attention particulière accordée aux descriptions de l’expérience vécue, à partir des positions subjectives minoritaires[1], cette pratique phénoménologique prend une trajectoire qui l’écarte de toute vocation à devenir le fondement des sciences comme le souhaitait Husserl. Au contraire, en se donnant par ailleurs pour tâche de « critiquer les savoirs dominants et leur point de vue d’extériorité adopté », elle devient une épistémologie critique (p. 10).

Constitué de sept chapitres, ce livre est subdivisé en trois parties. La première présente la phénoménologie comme une épistémologie critique. Pour tenir compte des rapports de pouvoir et des « constructions des catégories organisant la perception », « tout en soulignant les liens de parenté entre la phénoménologie critique, les épistémologies critiques », et la théorie féministe du point de vue issues de la tradition marxienne, les auteures et les auteurs démontrent l’insuffisance de la phénoménologie classique et le besoin de l’articuler à ses critiques pour prendre en considération la pluralité des situations et des points de vue et en rendre compte (p. 35). Ainsi, les textes de cette partie tentent de comprendre à la fois la façon dont les processus de domination « sont incorporés », mais aussi la manière dont ils sont « vécus et subvertis par celles et ceux qui en sont les sujets » (p. 34).

Dans le premier chapitre, « Merleau-Ponty et les mondes non européens. Les politiques (post) coloniales du perspectivisme », Matthieu Renault fait ressortir la double dimension de la phénoménologie critique. En fonction de la critique sociale, il interroge les méthodes et les outils de la phénoménologie dite « classique », et démontre les obstacles internes qui empêchent l’éclosion d’une phénoménologie décoloniale, malgré des postures et des postulats de décentrement à l’oeuvre au sein de celle-ci. En relevant à quel point le perspectivisme[2] merleau-pontien est bénéfique à l’élaboration d’une « épistémologie du positionnement » (p. 46), il passe en examen l’articulation de deux perspectivismes – l’un historique, d’orientation marxiste, et l’autre spatial – qui traversent l’oeuvre merleau-pontienne (p. 43-45). Si le « structuralisme des points de vue » merleau-pontien pose un « universel latéral » qui permet de décoloniser la pratique et la méthode de la phénoménologie, la prédominance du point de vue colonial a toutefois étouffé le développement d’une telle position (p. 61)[3]. L’interrogation des impensés méthodologiques, et des outils conceptuels, devient alors impérative à l’avènement d’une phénoménologie pleinement décoloniale.

Au deuxième chapitre, en articulant de façon originale le « perspectivisme » au constructivisme, Magali Besonne, dans son texte « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique des races », passe en revue l’importance du regard dans l’opération de racialisation et d’assignation des corps. Elle y démontre que la perception dépend du contexte social et de la situation sociale du sujet qui perçoit (p. 68). Dans son analyse de différents positionnements des groupes dans l’espace social, ainsi que de l’historicité des formes de perception qui assurent et renforcent la « logique de différenciation », elle prouve à quel point la production des corps racisés et visibles dépend des logiques racialisantes du regard (p. 75). Alors que le regard « blanc » fabrique des indices et met en place des régimes de visibilité afin de rendre des groupes hypervisibles, à l’inverse il s’établit, d’après Besonne, comme « l’unique point de vue invisible, c’est-à-dire non regardé » (p. 77). Son analyse rend donc visible l’intérêt d’une phénoménologie critique et décoloniale qui s’attaquerait aux conditions théoriques et pratiques de la pérennisation des logiques racialisantes du regard au sein de la société.

Au troisième chapitre, par son questionnement sur la pratique située et incarnée de la phénoménologie, Marion Bernard, dans son texte « Sur la liberté de “ philosopher ”. Petites réflexions de mère célibataire », révèle que l’image et la pratique de la phénoménologie peuvent être bouleversées par la situation familiale, conjugale et professionnelle. Son analyse porte sur les conditions politiques et sociales de la phénoménologie classique, précisément la manière dont l’université se l’approprie et la met en pratique, conformément aux normes patriarcales et racistes qui assurent la division du travail. Cette auteure rend ainsi visibles ses effets d’exclusions ainsi que les impensés qui guident sa méthode et ses concepts (p. 84-85). Elle invite à avoir un regard critique sur des déterminations et le déni de certaines réalités qui biaisent la pratique de la phénoménologie (p. 85-86).

La deuxième partie du livre illustre l’intérêt de la méthode et des concepts phénoménologiques pour appréhender l’expérience de l’intime comme une expérience configurée par les rapports de pouvoir, mais aussi comme lieu de subversion de tels rapports (p. 36). En effet, au quatrième chapitre, en faisant une lecture croisée des textes de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, dans « La socialisation de l’intime. La transformation du concept d’aliénation dans Le deuxième sexe de Beauvoir et Saint Genet de Sartre », Alexandre Féron met au jour la fécondité de leur conception politique du « sujet ». Il étudie leur usage des concepts et des méthodes de la phénoménologie pour penser l’articulation entre l’intime et le social, ce qui lui permet de montrer comment les deux philosophes élaborent une conception originale du façonnement social de l’intime au tournant des années 40 et 50 (p. 107). L’examen du concept d’aliénation chez Beauvoir et Sartre remet en cause la théorie du sujet désincarnée des théories politiques contemporaines, grâce à la mise en relief des rapports à l’intersubjectivité et au monde social qui se trouvent au coeur du processus de subjectivation.

Par sa reprise du cadre militant de l’analyse de Simone de Beauvoir, dans le cinquième chapitre, « Penser le corps vécu des femmes : féminisme et génitalité », Camille Froidevaux-Metterie examine l’ambivalence de l’expérience corporelle des femmes à la lumière de l’analyse beauvoirienne. Pour elle, la philosophe observe l’aliénation des femmes en rapport avec les normes du patriarcat qui s’ancre dans la différence sexuée, d’une part; et elle fait remarquer que l’expérience corporelle féminine constitue aussi l’ancrage de leur émancipation, vu qu’elle permet de resignifier les expériences les dédiant à la soumission (p. 132), d’autre part. Considérant par là que Beauvoir aurait ouvert la voie à un « féminisme phénoménologique », et en soulignant la reprise de cette analyse beauvoirienne par Iris Marion Young – qui l’articule avec la notion de genre et lui intègre une critique sociale (p. 138) –, Froidevaux-Metterie soutient que l’accomplissement de la liberté des femmes consiste dans le parachèvement du projet beauvoirien, à partir de la réappropriation de leur corps sexué vécu, ce qui conduit à déconstruire son assignation historique à la sexualité et à la maternité (p. 151).

La troisième partie – qui fait écho aux textes de la deuxième partie – permet de voir à quel point la phénoménologie s’avère essentielle pour saisir et comprendre le déploiement des résistances, notamment parce qu’elle révèle l’importance d’une réflexion sur la dimension processuelle de la transformation de soi dans des luttes en vue de la transformation des structures sociales (p. 37).

À ce propos au sixième chapitre, « Penser les résistances au prisme de la phénoménologie : Merleau-Ponty, Fanon et la possibilité d’une phénoménologie critique », Mickaëlle Provost montre combien la phénoménologie est féconde pour penser les résistances politiques. Elle interroge le concept de « résistances » hors de la sphère réflexive et représentationnelle, et élabore une épistémologie originale pour rendre compte des aspects préréflexifs, affectifs ou corporels qui l’enveloppent (p. 159). Cette auteure révèle les limites de la conscience politique sartrienne et de la philosophie normative, qui tendent à invisibiliser la dimension expérientielle des résistances, et fait voir, à l’inverse, que Merleau-Ponty et Fanon livrent une puissante analyse des pratiques de subversion, de réappropriation et de resignification au sein des expériences de l’oppression (p. 169). Le déploiement des pratiques de résistance n’est pas nécessairement l’effet d’un projet élaboré ou conçu à l’échelle de la conscience, mais il enveloppe des dimensions affectives de l’expérience même (p. 174-175). Cette analyse laisse voir l’apport de la phénoménologie critique aux réflexions sur des formes de résistance à l’oeuvre au sein des expériences d’oppression les plus abjectes.

Dans le septième et dernier chapitre, intitulé « Les slogans féministes : transformation sociale et pratique politique de soi », Mona Gérardin-Laverge, en admettant que la critique des théories féministes du patriarcat dénaturalise les justifications idéologiques de celui-ci, met au jour par ailleurs la persistance de leur force pratique et structurante sur la vie des femmes. Pour s’en défaire, elle appelle au développement d’un « féminisme pratique », qui s’articulerait autour des outils d’interprétation et de critique du monde social et des conceptualisations en vue de la transformation du monde et de soi (p. 181). Dans cette perspective, elle analyse les pratiques féministes des slogans et elle réarticule le poststructuralisme et la phénoménologie féministe critique : elle démontre ainsi que « la politisation de l’expérience par et dans des pratiques langagières dans les luttes » transforme la relation des femmes à leur corps, aux autres et au monde (p. 182).

Enfin, la postface du livre, « Déconstruire le réel : la phénoménologie critique comme antinaturalisme », présente un entretien de Mickaëlle Provost réalisé avec Johanna Oksala. Cette dernière conçoit la phénoménologie critique comme une forme d’enquête historico-transcendantale qui met la critique des conditions et des structures conditionnant l’expérience vécue au coeur de la méthode phénoménologique (p. 203). Elle souligne également la nécessité d’articuler la phénoménologie critique avec d’autres traditions critiques, comme l’analyse foucaldienne des relations de pouvoirs qui structurent les relations intersubjectives, et la théorie marxiste pour comprendre les relations de domination et d’exploitation du capitalisme façonnant la réalité sociale et politique contemporaine et sa constitution intersubjective (p. 205). Pour Oksala – au-delà de certaines tensions qui jalonnent la relation de ces conceptualisations –, ces articulations sont essentielles à une critique sociale efficace.

Ce livre s’avère un outil précieux pour celles et ceux qui veulent comprendre et combattre l’oppression dans sa dimension ordinaire. En même temps, il démontre à quel point la phénoménologie est féconde pour la critique sociale et rend également visible la manière dont celle-ci fournit de précieux outils afin d’encadrer les activités de militance.