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Dans le monde universitaire, les défis que rencontrent les femmes en général et les mères en particulier sont connus depuis longtemps. Malgré cela, les inégalités perdurent et les obstacles qui nuisent à leur carrière tardent à s’estomper. Dans un contexte déjà tendu, la pandémie de COVID-19 a agi à la fois comme accélérateur et comme révélateur de ces inégalités. Cet ouvrage collectif, dirigé par Amélie Keyser-Verreault et Florence Pasche Guignard, décortique ces questions, en documentant la manière dont la pandémie a transformé l’expérience de la maternité en milieu universitaire. Les autrices de chacun des douze chapitres, des chercheuses à divers stades de leur carrière évoluant dans des disciplines et des contextes nationaux différents, racontent tour à tour comment la pandémie a affecté leur expérience de la maternité, leurs activités professionnelles et la manière dont les divers rôles qu’elles occupent au quotidien s’entrecroisent.
Dans l’introduction, les directrices de l’ouvrage soulignent trois dimensions qui traversent les expériences et les constats livrés par leurs collaboratrices, soit l’espace, le temps et les réseaux. L’espace renvoie à l’univers du quotidien qui s’est rétréci aux limites du domicile, au difficile partage des lieux, mais aussi aux parcours migratoires et à leurs conséquences. La temporalité rend compte du manque de temps, mais aussi du brouillage des frontières entre le temps consacré au travail et celui dédié à la vie personnelle. La dislocation des réseaux, finalement, s’avère le plus souvent une conséquence de la transformation de l’espace et du temps, se traduisant par l’isolement des mères qui se retrouvent avec moins de ressources pour accomplir leurs charges de travail familial et professionnel, pourtant toutes deux alourdies par la pandémie et les confinements.
À la lecture des douze chapitres, ce qui frappe d’entrée de jeu est la remarquable similarité des difficultés rencontrées par les autrices pendant les confinements, alors que les garderies et les écoles étaient fermées et que l’organisation du quotidien était complètement bouleversée. En toile de fond se trouve la multiplication des rôles que les mères interrogées doivent occuper simultanément, sans séparation physique ou temporelle pour les distinguer. Parmi les similarités des expériences racontées dans l’ouvrage apparaît d’abord, sur le plan de l’espace, l’entrée de l’univers professionnel non seulement dans l’espace familial, mais également dans la sphère de l’intime. La nécessité d’avoir un endroit où travailler a dans plus d’un cas déplacé les réunions, conférences et activités d’enseignement – maintenant virtuelles – dans la chambre à coucher ou dans celle des enfants, avec l’espoir que les bruits de la vie familiale n’envahissent pas la sphère professionnelle. Rapidement, lorsque la chambre à coucher (ou autre bureau de fortune) s’est révélée inadéquate, une autre stratégie s’est instaurée. Celle-ci misait sur le déplacement des activités non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps, le jour étant désormais consacré aux soins des enfants, et la nuit aux activités professionnelles, avec quelques périodes de travail pendant la journée, souvent dépendantes de la contribution du conjoint. La nécessité de ces arrangements n’est pas étrangère au fait que les attentes autour de la performance en milieu universitaire ne se sont que peu modifiées pendant la pandémie. Sans surprise, l’essoufflement est d’ailleurs l’un des thèmes récurrents de l’ouvrage.
L’accès à un réseau de soutien est un autre volet important des récits réunis ici. En raison de leur statut d’immigrantes – la mobilité géographique étant l’une des caractéristiques propres au milieu universitaire –, de nombreuses femmes se sont retrouvées sans réseau d’aide. Celles qui ont pu bénéficier d’un réseau reconnaissent son caractère salutaire. Les témoignages laissent toutefois l’impression que ce soutien a servi l’institution qui les emploie au moins autant que les mères elles-mêmes, le temps libéré par l’aide reçue – provenant le plus souvent des grand-mères – étant consacré au travail beaucoup plus qu’au repos.
Outre ces similarités quant aux stratégies employées en réponse aux confinements, chaque chapitre s’enracine dans un vécu particulier. Le premier, rédigé par Andrée-Ann Métivier et Anne-Marie Rouillier, toutes deux étudiantes au doctorat à l’Université Laval pendant la pandémie, est une « autoethnographie à quatre mains » qui mobilise le concept de care. Cette approche collaborative permet de voir ce qui, en contexte pandémique, unit leurs expériences, mais aussi les particularités de leur situation respective qui colorent leur vécu personnel, fait des tensions énoncées plus haut, mais aussi des moments de joie en famille qui n’auraient pas pu survenir autrement. Le deuxième chapitre, de Alice Fomen, étudiante au doctorat à l’Université Laval d’origine camerounaise, domiciliée à Toronto et mère de trois enfants d’âge scolaire, raconte les défis propres au passage entier des activités en ligne qui aura marqué des moments déterminants de son parcours, soit ses deux examens de doctorat. L’anxiété causée par l’incertitude entourant ce moment charnière de sa scolarité est au nombre de ceux qui caractérisent son expérience. Le troisième chapitre, rédigé par Pascaline Kamning Tala, doctorante camerounaise tout juste émigrée au Canada avec son mari et ses quatre enfants au moment où la pandémie a frappé, montre comment elle a dû repenser et redéployer les ressources auxquelles elle avait accès pour terminer sa thèse dans les temps impartis, notamment un espace calme pour travailler, du temps, de l’énergie, de la motivation, et le soutien des membres de sa famille. Tala souligne également le rôle crucial joué par les ressources spirituelles qui lui ont permis de passer à travers l’épreuve, de réussir sa thèse et de « tenir le coup ».
Le chapitre 4, par Edmée Ballif et Isabelle Zinn, toutes deux Suisses et chercheuses postdoctorales, invite à penser aux inégalités engendrées par la pandémie au-delà de l’indicateur classique de la productivité. Par un travail autoethnographique, les autrices offrent une lecture fine de ces inégalités, qui permet d’ancrer leurs constats dans la description des défis de leur quotidien comme mères et chercheuses : au nombre d’entre elles comptent les contraintes du partage de l’espace avec de très jeunes enfants à la maison, les tensions autour de la répartition des tâches domestiques, les difficultés posées par la mobilité internationale exacerbées par la COVID-19, et l’absence de reconnaissance des enjeux rencontrés par les mères dans leur vie professionnelle par les organismes de financement. Leurs conclusions font d’ailleurs écho aux données présentées par Sabine Kradolfer dans le chapitre 12. Le chapitre 5, rédigé par Armelle Corpet, offre un point de vue entièrement différent, le confinement ayant été pour sa famille une expérience positive : à l’annonce du premier confinement en France, elle a pu quitter son domicile de Lyon avec son mari et ses cinq enfants pour s’installer dans le chalet familial. L’accès à suffisamment d’espace pour que chacun trouve sa place, couplé avec l’accès à la nature, a permis d’atténuer les tensions induites par le rythme effréné imposé par l’addition des activités scolaires et professionnelles à la maison. Le retour au travail en laboratoire aura plutôt révélé les inégalités qui pénalisent les parents dans les milieux universitaires. Le chapitre 6, rédigé par Amélie Keyser-Verreault et Lee Chien-Chang, rend compte de la pandémie et du confinement du point de vue d’une parentalité queer et en contexte migratoire. Ensemble, ces deux auteurs montrent comment la redéfinition des rôles de genre et la possibilité de remanier le partage des tâches et les soins à apporter aux enfants ont été essentielles à la poursuite de la carrière d’Amélie Keyser-Verreault. Le chapitre 7 est la réimpression d’une lettre ouverte, rédigée par Catherine Larochelle, cosignée par 25 professeures et professeurs travaillant au Québec et publiée dans Affaires universitaires en octobre 2020. Intitulée « Publish or perish » : des chercheuses demandent la fin de la discrimination systémique, cette lettre invite à transformer la culture universitaire, en commençant par la révision des critères de reconnaissance de la contribution universitaire et de l’excellence.
Dans le chapitre 8, Florence Pasche Guignard témoigne de son entrée en poste à l’Université Laval – qui a eu lieu juste avant la pandémie – et de son écartèlement géographique, alors que sa fille et son mari demeuraient à Toronto pendant qu’elle-même s’installait à Québec. Nouvellement arrivée dans un milieu universitaire francophone, elle note les avantages du télétravail sur le plan du réseautage, devenu beaucoup plus efficace du fait des liens en ligne qui se font plus nombreux. Elle explore également les sources de sa résilience, qu’elle rattache à une forme d’introspection facilitée par l’injonction à rester chez soi et au rôle qu’a eu pour elle la spiritualité, qui l’a aidée à affronter les défis propres à cette période.
Le chapitre 9 présente deux entretiens : un réalisé avec Amélie Barras, mère de trois enfants, et un second avec sa mère, Martine Dubreuil, qui a assumé une large part des soins apportés aux enfants pendant la pandémie. Amélie Barras raconte son inquiétude quant à la progression de sa carrière et au processus de titularisation, notant les inégalités manifestes de genre, de même que la distance qui sépare les chercheuses avec de jeunes enfants des autres en ce qui concerne la performance en recherche. Quant à Martine Dubreuil, elle se remémore l’intimité particulièrement forte qui a pu se créer avec ses petits-enfants, parce qu’elle était seule avec eux pendant que sa fille et son conjoint étaient au travail. De manière générale, son témoignage reflète celui des autres mères quant aux défis propres à la parentalité en période de COVID-19.
Le chapitre 10 est consacré au témoignage de Laurentine Mouchingam Mefire Nguwuo’ Petuenju’. Pendant la pandémie, son quotidien a été défini par l’incertitude, les imprévus et les autres défis liés au temps et à l’espace qu’ont rencontrés la plupart des collaboratrices à cet ouvrage. Madame Petuenju’ a aussi relevé d’autres éléments d’apparence anodine qui ne dévoilent leur importance réelle que lorsqu’ils sont perdus, comme les petits rituels quotidiens qui contribuent à construire et à maintenir les relations avec les proches.
Le chapitre 11 traite des effets différenciés de la pandémie selon le genre dans les milieux scientifiques en France. Il est rédigé par Jacqueline Étay, Colette Guillopé, Isabelle Vauglin, Anne Schuhl, Sophie Trélat, Laurence Broze et Sophie Dabo-Niang. Il se base sur une enquête sur le vécu au travail pendant le confinement. Dans l’ensemble, l’enquête démontre comment les femmes – surtout celles avec enfant – ont été affectées de manière disproportionnée par la pandémie, en plus de révéler à quel point leur situation dans le milieu universitaire était déjà fragile. Le douzième et dernier chapitre est signé par Sabine Kradolfer, professionnelle active dans la promotion de l’égalité dans les institutions d’enseignement supérieur en Suisse. Son chapitre s’appuie sur des travaux antérieurs à la pandémie pour préciser quels sont les freins à l’activité professionnelle des femmes en milieu universitaire qui ont gagné en puissance pendant la pandémie. Outre les diverses difficultés décrites par les autres autrices de l’ouvrage, en Suisse, le manque de structure d’accueil pour les jeunes enfants, le partage traditionnel des tâches au sein de la famille et la structure fiscale découragent d’entrée de jeu le plein investissement par les femmes de la sphère professionnelle. Leur situation est particulièrement complexe en milieu universitaire parce que ses exigences – comme les longs horaires de travail et la précarité d’emploi qui touchent les femmes de manière disproportionnée – sont difficilement compatibles avec les attentes qui pèsent sur elles en matière de soins des enfants. Ces difficultés liées à la maternité tendent à entraîner ce qui est perçu comme un retard dans la carrière, qui freine durablement l’avancement des femmes dans la hiérarchie universitaire.
Quelques constats se dégagent des témoignages réunis ici. D’abord, la pandémie a été très difficile pour les mères, et la pression engendrée a dépassé de loin les avantages que peuvent représenter des éléments comme la flexibilité dans l’organisation du travail qui semble vouloir persister. Ensuite, la pandémie et le confinement ont montré par l’extrême les difficultés quotidiennes qui découlent de la nécessité de maintenir un degré de productivité élevé afin de progresser dans une carrière universitaire, un degré qui n’est atteignable qu’au prix de nombreux sacrifices touchant à toutes les sphères de la vie professionnelle et personnelle. Finalement, force est d’admettre que les inégalités révélées et exacerbées par la pandémie se répercutent directement sur la qualité de la production scientifique à l’échelle collective, la culture d’excellence et de performance qui infuse le milieu universitaire, contribuant directement à réduire la diversité des voix qui parviennent à se faire entendre et, ce faisant, à étouffer la créativité qui se trouve pourtant à la racine de la démarche scientifique. Espérons donc que les enseignements tirés de la pandémie mènent à des actions concrètes pour corriger ces problèmes, afin que nos universités puissent représenter un réel espace de liberté intellectuelle et accomplir pleinement leur mission de création et de diffusion du savoir qui devrait se faire au bénéfice de toutes et tous, et pas au détriment de ses artisanes.