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Le vestiaire occupe une place de choix dans l’imaginaire collectif relatif au journalisme sportif, et particulièrement aux journalistes sportives. Aux États-Unis, un jugement rendu en 1978 à l’issue de l’action en justice de la journaliste sportive Melissa Ludtke, que les Yankees de New York, une équipe de baseball professionnelle, avaient empêchée d’accéder aux vestiaires pendant la Série mondiale de 1977, a obligé les ligues professionnelles américaines à ouvrir les portes de leurs vestiaires aux femmes (Fuller 1992). Mais cette obligation légale ne s’est pas matérialisée sur-le-champ. Alors que la National Basketball Association (NBA) et la Ligue nationale de hockey (LNH) ont imposé aux équipes qui les composent de donner un libre accès aux vestiaires aux journalistes sportives en 1980, il a fallu attendre 1985 pour que la National Football League (NFL) et la Major League Baseball (MLB) leur emboîtent le pas (Finn 1990).

Cette « ouverture » obligée des vestiaires n’a pas pour autant fait cesser la discrimination à l’endroit des journalistes sportives, y compris au Canada, alors qu’en 1990, les Blue Bombers de Winnipeg, une équipe de football canadienne, ont préféré condamner l’accès de tous les journalistes à leur vestiaire plutôt que de permettre à une femme d’y entrer (Associated Press 1990). De même, les débats entourant la légitimité des femmes et leur droit à exercer leur travail dans les mêmes conditions que leurs confrères ne sont pas disparus. Par exemple, le controversé ancien entraîneur et commentateur de hockey Don Cherry a plus d’une fois critiqué le travail des femmes (La Presse canadienne 2013). La MLB a dû rappeler à l’ordre ses 32 équipes en 2022 pour leur rappeler de fournir aux femmes, ce qui inclut les journalistes sportives et le personnel, un accès à des salles de bain à une distance raisonnable des vestiaires (Passan 2022).

Bien qu’il se soit écoulé quelques décennies depuis que les premières femmes ont mis les pieds dans les vestiaires, cet aspect particulier du métier a suscité et continue de susciter une curiosité certaine de la part du public et des médias eux-mêmes (Bruce 2002). Dans cet article, je vais revenir sur l’enjeu des vestiaires sportifs en m’intéressant au cas particulier des journalistes sportives québécoises francophones sur un horizon allant de 1970 à 2015. Même si on peut déplorer une trop forte insistance symbolique mise sur cet aspect du travail journalistique, il n’en demeure pas moins un lieu important de travail pour les journalistes sportives. Les relations entre les journalistes et leurs sources occupent une place prépondérante dans le travail quotidien qui marque les parcours professionnels des journalistes sportives. Dans les pages qui suivent, j’expliquerai comment les vestiaires, en tant que lieu de pratique journalistique, contribuent à entretenir une culture inégalitaire qui souscrit à la réitération d’une hétérosexualité obligatoire à travers un rituel initiatique qui renforce la position d’« Autre » des journalistes sportives. J’exposerai également les spécificités de certaines disciplines sportives quant aux rapports de pouvoir genrés, spécificités qui viennent imprégner les pratiques des journalistes sportives.

Le vestiaire : lieu de construction de la masculinité pour les uns, lieu de pratique professionnelle pour les autres

Le vestiaire sportif est un lieu physique empreint de dualités. C’est un espace de conciliation entre, d’une part, la sphère privée dans un contexte professionnel où les athlètes échangent entre eux, se préparent aux rencontres, se changent, se douchent, etc., et, d’autre part, une porte d’entrée sur la sphère publique, où les reporters interrogent les athlètes, les filment, blaguent avec eux. Le rôle symbolique que joue le vestiaire sportif dans la construction et le maintien de la masculinité hégémonique en contexte d’homosocialisation chez les athlètes masculins (Messner 1992) entre également en collision avec la mixité au sein des effectifs rédactionnels sportifs.

Pour situer et analyser les expériences des journalistes sportives québécoises et les rapports de pouvoir genrés qui imprègnent leurs expériences dans les vestiaires, ces dualités doivent être plus détaillées. Je propose donc dans un premier temps d’aborder le vestiaire sous l’angle des athlètes et du rôle qu’il joue dans l’apprentissage et la performance de la masculinité hégémonique et, ensuite, de creuser son rôle dans les pratiques professionnelles des journalistes sportifs.

Construire sa masculinité

Le sport joue un rôle important dans la construction de la masculinité. Lieu d’homosocialisation où les garçons apprennent à être des hommes (Messner 1992; Robidoux 2001; Mazzie 2014; Curry 1991), la binarité masculin/féminin y est sans cesse réactualisée. Le sport « has helped to perpetuate the privileged status of men in Western societies by equating male attributes like strength, aggression, and competitiveness with hegemonic masculinity » (Harvey 1996 : 131). Autrement dit, le sport comme institution perpétue deux des assises du système de genre, soit la catégorisation binaire du monde entre masculin et féminin et la hiérarchisation de ces catégories (Delphy 2001). Dans ce contexte, le vestiaire masculin représente une forme de sanctuaire du patriarcat où les hommes sont amenés à performer « a culturally idealized form of masculinity (Connell 1990) based on physical violence, sexism and homophobia in which women are the ultimate outsiders and primary targets for ridicule and exclusion » (Bruce 2002 : 50). Cette notion de sanctuaire utilisée par Bruce (2002) nous rappelle qu’au vestiaire est associée cette idée qu’il s’agit d’une « retraite du monde extérieur » (retreat from the outside world) (Curry 1991 : 119) pour les sportifs. L’expression populaire « ce qui se passe dans le vestiaire reste dans le vestiaire » y fait écho.

La question de la performativité du genre (Butler 1990) est aussi au coeur de la dynamique observée dans plusieurs vestiaires qui ont fait l’objet de recherches en sciences sociales. Curry (1991) et Mazzie (2014), qui ont mené leurs recherches aux États-Unis, parlent plus largement du sport comme d’un lieu idéal pour mettre le genre et une masculinité hégémonique en action (do gender). En plus de la violence, associée à la force et à la compétitivité qui font partie intégrante de la performance de la masculinité hégémonique, se trouve l’obligation de performer une hétérosexualité obligatoire jumelée à une virilité saillante, particulièrement dans les vestiaires. Mazzie (2014 : 135) y va de cette formule percutante pour illustrer ce phénomène : « Real men must not be women and must not be gay ».

Prouver à ses pairs que l’on est un « vrai homme » (a real man) requiert donc de performer et de reperformer sans cesse le genre, de manière qu’aucune ambiguïté ne subsiste, en faisant des femmes et des hommes gais les cibles d’un ensemble de commentaires dégradants dans les vestiaires. Curry (1991 : 128), dans une étude qui consistait à faire de l’observation dans les vestiaires d’équipes universitaires masculines, et particulièrement à observer les interactions entre les athlètes, note que « [c]onversations that affirm a traditional masculine identity dominate, and these include talk about women as objects, homophobic talk, and talk that is very aggressive and hostile toward women – essentially talk that promotes rape culture ».

Mazzie (2014) note d’ailleurs que l’homophobie est utilisée comme un paravent qui sert à neutraliser toute forme de mise en doute de la masculinité hégémonique devant des activités qui pourraient révéler une forme d’homoérotisme, comme se doucher en groupe. Anderson (2002), toujours aux États-Unis, a lui aussi relevé chez les athlètes masculins une utilisation fréquente d’insultes homophobes, utilisées pour remettre en doute la masculinité de coéquipiers.

Dans un milieu où il n’y a pas de femmes, le sexisme, l’homophobie et la dégradation des femmes par des « blagues » misogynes et par leur objectification et leur sexualisation devient un moyen d’afficher son hétérosexualité et d’assurer le maintien des rapports hiérarchiques entre les hommes et les femmes, et corollairement, d’assurer aux premiers une position de pouvoir dans la hiérarchie sportive. Dans le monde fermé que constituent les vestiaires, ces comportements sont naturalisés : « boys will be boys » (Curry 1991; Harvey 1996). La naturalisation de ces comportements est telle que l’expression « locker room talk » est utilisée en dehors du monde sportif, pour référer à une « discussion of sex from a male heterosexual point of view, with most of the jokes at women’s expense » (Dellinger et Williams 2002 : 248).

Le vestiaire apparaît donc comme un lieu où la masculinité hégémonique s’apprend dans un contexte d’homosocialisation, mais également comme un espace de performativité de ce type de masculinité, particulièrement par le biais de la sexualité et de l’hétérosexualité obligatoire. Cela rappelle que les femmes sont avant tout des objets de désir, qu’elles sont « Autres », un « Autre » qui se trouve en position d’infériorité. Allain (2014) témoigne d’ailleurs de cette culture dans un article présenté comme une réflexion sur sa propre expérience en tant que chercheuse qui s’est intéressée aux jeunes hockeyeurs canadiens et aux organisations dans lesquelles ils évoluent. Elle relève diverses stratégies utilisées pour lui rappeler sa position de femme : des propos pour la mettre mal à l’aise, un accès parfois difficile aux joueurs et des tactiques pour bien lui faire comprendre qu’elle est une outsider.

Toutefois, les vestiaires perdent une partie de leur caractère privé lorsqu’ils deviennent des lieux ouverts aux journalistes sportifs et sportives ayant une accréditation.

Le vestiaire comme lieu de pratique

Dans leur travail, il est essentiel pour les journalistes sportifs et sportives d’obtenir un accès direct aux athlètes, entraîneurs et entraîneures et autres intervenantes et intervenants sportifs qui gravitent autour des équipes professionnelles. Lowes (1999) signale que les journalistes sportifs et sportives qui suivent une franchise au quotidien doivent produire du matériel tous les jours, même lorsqu’il n’y a aucun match à l’horaire. Établir des contacts de qualité avec les athlètes et observer les interactions entre les membres de l’organisation font donc partie des stratégies déployées par les journalistes sportifs et sportives en vue de produire des contenus qui ne reposent pas uniquement sur le résultat d’un match. Fuller (1992) explique que le vestiaire est l’un des rares lieux où les journalistes ont accès à l’émotion des joueurs, sans formatage. Une conférence de presse est préparée à l’avance alors qu’aucun ni aucune relationniste ne peut décider à l’avance qu’un joueur brisé par la défaite va soudainement craquer et se vider le coeur sur la performance médiocre de son équipe.

Selon le journaliste Frank Litsky (1990), c’est dans les vestiaires que l’on récolte les meilleures citations. De plus, l’avènement de la télédiffusion des matchs dans les années 50 a rendu les entretiens avec les athlètes encore plus importants puisqu’il s’agit d’une « matière » qui échappe à la diffusion de la rencontre elle-même.

L’accès aux vestiaires est bien entendu contrôlé. D’une part, les journalistes qui y pénètrent doivent posséder une accréditation fournie par l’équipe. D’autre part, ils ne peuvent y entrer quand bon leur semble. Des moments précis sont réservés aux médias, pendant lesquels ces derniers vont aller interroger les joueurs qui se rendent disponibles. Bref, c’est un endroit régi par des normes professionnelles qui permettent aux journalistes sportifs et sportives de faire leur travail, sans pour autant que les athlètes soient à leur merci.

Les femmes dans les vestiaires

L’homosocialisation dans les vestiaires professionnels nord-américains s’est maintenue jusque dans les années 70 (Fuller 1992), et l’entrée des femmes ne s’est pas faite sans heurts. La journaliste américaine Lisa Olson, qui, au début des années 90, a subi du harcèlement sexuel de la part de trois joueurs des Patriots de la Nouvelle-Angleterre (NFL), est devenue un cas emblématique des expériences des journalistes sportives nord-américaines. Rapidement, les joueurs impliqués ont renversé les rôles, accusant Olson d’avoir sciemment regardé leurs parties génitales, et présentant la journaliste comme une « looker ». « [I]n the culture of the locker room, this term has the status of a “ charge ” that the players understand to designate a “ crime ” that is unique to women reporters » (Disch et Kane 1996 : 280). Autrement dit, accuser une journaliste de regarder les athlètes revient à la dépouiller de son autorité professionnelle.

Au terme de leur analyse de la situation, et plus largement de la symbolique du vestiaire comme lieu de travail et de pouvoir, Disch et Kane (1996) ont constaté qu’il était attendu de la part des journalistes sportives qu’elles pratiquent le « peeking », que l’on pourrait traduire par le fait de jeter des regards furtifs, à l’endroit des athlètes. Les deux chercheuses expliquent que, lorsque des femmes pénètrent dans les vestiaires des équipes masculines, leur présence vient ébranler les fondations mêmes de la matrice hétérosexuelle comme l’a définie Butler. Toutefois, en sexualisant la présence des femmes, ce que fait le « peeking », on remet en place les rapports de pouvoir genrés et on masque du même coup les apories d’un système qui autrement seraient apparentes. Mais lorsque les coups d’oeil furtifs laissent place à un regard « frontal », qui n’est pas sexualisé, qui ne fait pas de cas de cette nudité, alors la binarité n’est pas réactualisée, et la matrice hétérosexuelle est remise en question. En accusant une journaliste d’être une « looker », on vient (re)sexualiser la situation, et dans une certaine mesure assurer le contrôle de la sexualité de la journaliste pour stabiliser les rapports de pouvoir (McLaughlin 1991).

Les luttes menées par les journalistes sportives américaines et le cas Olson m’amènent à interroger ce qui s’est passé au Québec entre les années 70 et 2015 quant à la place des journalistes sportives dans les vestiaires. Comme le souligne Scott (1986), le genre et les rapports de pouvoir qui le composent doivent être analysés selon les contextes historique et géographique dans lesquels ils se produisent. Les rapports aux vestiaires ne sont pas nécessairement les mêmes en contexte québécois et américain. Les systèmes médiatiques tout comme les cultures journalistiques y sont différents, et les équipes de sport professionnelles qui évoluent ou ont évolué au Québec sont peu nombreuses, si bien que l’attention des médias sportifs de la province tend à se concentrer sur un petit lot d’acteurs. Or, lorsqu’il est question des relations entre les athlètes et les journalistes sportives en contexte nord-américain, la littérature scientifique – et non scientifique – se concentre sur les États-Unis, avec quelques rares exceptions qui proviennent du Canada anglais (Robinson 1997; Salvian 2019). Cela m’amène donc à poser les questions suivantes :

  1. Comment les journalistes sportives québécoises sont-elles parvenues à intégrer les vestiaires des équipes sportives masculines professionnelles?

  2. Comment les journalistes sportives québécoises sont-elles reçues dans les vestiaires?

  3. Comment les vestiaires se distinguent-ils les uns des autres quant à l’accueil des journalistes sportives?

Démarche méthodologique

La démarche méthodologique que j’ai utilisée pour répondre à ces questions de recherche est l’entrevue semi-dirigée. J’ai privilégié cette méthode, car elle me permettait d’accéder aux « significations que [l]es journalistes donnent aux choses et à leurs actions » (Broustau et autres 2012 : 7). Autrement dit, ce qui est au coeur de la recherche est le point de vue subjectif des participantes (Forget et Paillé 2012).

Au total, j’ai rencontré 20 journalistes et autres professionnelles des médias sportifs (descriptrices, analystes, animatrices) ayant travaillé au sein de médias à portée nationale. Ces médias incluent des réseaux de télévision spécialisés et généralistes, des stations de radio et des quotidiens papier. Dix-huit de ces rencontres ont eu lieu à Montréal en 2015, et les deux autres en visio-conférence. La longueur des entrevues a varié de 50 minutes à 2 heures. Chaque entrevue a été enregistrée et un verbatim complet en a été tiré.

Au moment des entrevues, j’ai demandé à chacune des participantes, par le biais d’un formulaire de consentement, si elles désiraient que j’emploie leur véritable prénom ou un pseudonyme, tout en reconnaissant que, vu le faible bassin de participantes potentielles, des personnes qui connaissent bien le milieu pourraient tout de même les reconnaître par le biais de leur témoignage. Une partie des répondantes ont préféré utiliser un pseudonyme, et l’autre, leur véritable prénom. La volonté de chacune a été respectée.

Les entrevues n’ont pas porté exclusivement sur les vestiaires sportifs, mais plus largement sur le parcours professionnel des participantes. Les vestiaires ont été l’un des sujets abordés avec chacune. Une analyse de contenu inductive thématique des entrevues a permis d’établir que certaines expériences étaient partagées par plusieurs participantes, même si ces expériences n’avaient pas toujours eu lieu dans la même période, ce qui établit une continuité à travers les années. Le thème des vestiaires est apparu dans 19 des 20 entrevues. Ce thème a généré trois sous-thèmes : le rôle du vestiaire dans la pratique quotidienne du journalisme sportif, l’arrivée dans les vestiaires en début de carrière et les caractéristiques différenciées des disciplines sportives par rapport à l’ambiance dans les vestiaires.

Gagner l’accès aux lieux de pratique

Parmi les 20 participantes, Liliane, qui a commencé sa carrière au début des années 70, est la seule qui a connu l’époque où les femmes n’étaient pas admises dans les vestiaires des équipes professionnelles, ni même dans les galeries de presse des grands amphithéâtres et stades professionnels. Par exemple, de passage à Toronto pour y couvrir un match de hockey pour La Presse, elle ne peut accéder à la passerelle des journalistes, qui « était accessible seulement aux hommes. Il fallait porter une cravate, et il y avait certains règlements qui faisaient que j’en étais exclue ».

J’ai dit : « Écoutez, ça ne me dérange pas de ne pas être sur la passerelle – de toute façon, la passerelle était ici, les VIP, ils étaient prêts à ce que je sois VIP –, les VIP sont là, la passerelle des journalistes est à côté ». Pis c’est séparé par juste un petit cordon. C’est tout. Vous êtes à la même place, vous voyez la même chose. Sauf qu’ils passent les statistiques d’un bord, tout ce qui est nouvelles et tout ça, ils le passent d’un côté, ils le passent pas de l’autre. J’ai dit « Écoutez, ça ne me dérange pas moi. J’suis pas à cheval sur les principes à ce point-là, mais je veux avoir accès à la même chose que les autres par exemple ». Fait que, oui, ils l’ont fait. Ils me passaient [les choses] au-dessus du cordon.

Une situation similaire se produit au Forum de Montréal, alors domicile du Canadien de Montréal. Mais cette fois, comparativement au Garden de Toronto, il n’y a pas de section VIP où elle peut avoir accès aux mêmes informations que ses collègues masculins.

À ce moment, j’ai eu comme toute La Presse derrière moi, OK. La Presse, le journal, où ils ont dit, écoutez bien, parce qu’il n’y avait pas le petit cordon et tout ça. On était sur la passerelle, ou on n’y était pas, pis on avait accès, ou on n’avait pas accès. Et à ce moment-là, les gens de La Presse, y compris le rédacteur en chef, ont dit : « Ou bien elle passe, ou bien on ne vous couvre pas ». Et je pense que le Canadien de Montréal était assez au courant de notre gang pour savoir qu’on le ferait, alors ils m’ont laissée passer.

Ce n’est qu’en ces deux occasions que Liliane n’a pu accéder à la galerie de presse. Dans le cas des vestiaires, ça n’a toutefois pas été aussi simple. La journaliste a été très claire sur le sujet : pour elle, il n’a jamais été question de bousculer l’ordre établi, à partir du moment où elle pouvait exercer son métier correctement, avoir accès aux sources, poser ses questions et obtenir les mêmes informations statistiques que ses confrères. Elle n’a donc jamais milité pour y avoir accès. Non pas parce qu’elle considérait que les femmes ne devaient pas y entrer, mais parce qu’elle ne voyait pas pourquoi les journalistes dans leur ensemble devraient y avoir leurs entrées. Les vestiaires lui sont toujours apparus comme des lieux privés.

Mais au-delà de ses propres convictions, ses confrères y avaient accès et, par le fait même, avaient accès aux joueurs, ce qui n’était pas son cas. Cette journaliste a donc dû apprendre à travailler avec ce double standard et développer des tactiques qui lui étaient propres.

Alors, j’allais voir par exemple le coach de hockey en disant : « Écoute, moi, j’ai un texte à écrire, je ne peux pas les voir trois heures et demie après, j’ai besoin de les voir comme tout de suite. Ou bien j’ai accès à quelques joueurs tout de suite, ou bien je suis obligée d’y aller. Fait que, je veux dire, j’vous laisse ça à vous autres, mais c’est ça ». Ça devenait quasiment une joke parce que les entraîneurs venaient me voir en me disant, « Qui tu veux voir? » Un tel, un tel, un tel. Et même des joueurs venaient me voir en disant « j’imagine que tu ne veux pas me voir aujourd’hui? », parce qu’ils n’avaient pas bien joué. « Hooo, on va attendre la prochaine fois ». Fait que ça devenait quasiment une joke, mais j’avais accès, à cause de ça, à des quotes que les autres n’avaient pas. Alors, c’était juste avantageux pour moi. C’était pas du tout désavantageux, au contraire.

Pour la pionnière, le plus important était d’accomplir son boulot. Être une femme dans un monde conçu uniquement pour les hommes l’a obligée à développer des pratiques alternatives, et à user de certaines menaces lorsque son accès particulier aux sources était menacé. Cela a été le cas, par exemple, lors d’un long voyage avec les Expos de Montréal à travers les États-Unis. À l’époque, les femmes n’avaient pas encore accès aux vestiaires du baseball majeur. Ainsi, avant chaque nouvelle série, la journaliste rencontrait le gérant de l’équipe adverse : « [Je lui disais] exactement où je me situais. J’ai une job à faire et faut que je la fasse. Fait qu’arrangez-vous pour m’aider à la faire, ou bien oui, je vais brasser de la marde[1] ».

Les journalistes québécoises n’ont pas eu à se rendre devant les tribunaux pour entrer dans les vestiaires. Les combats qu’a menés Liliane ont d’abord et avant tout reposé sur l’obtention de conditions de pratique lui permettant de faire son travail adéquatement et de remplir ses obligations. Comme elle le souligne : « La seule chose, c’est que, comment dire, je ne me battrai pas pour un principe inutile, que je juge inutile [...] ».

Malaise et rituel initiatique

La normalisation de la présence des femmes dans les vestiaires n’a pas pour autant fait de cette pratique une banalité. C’est un lieu où la proximité physique entre les journalistes et leurs sources est la plus grande, toute forme de journalisme confondu.

Des participantes ont parlé ouvertement du malaise qu’elles ont ressenti les premières fois qu’elles sont entrées dans les vestiaires. Cela a été le cas pour Diane et Danielle, qui, dans les années 80 et début 90, ont couvert sur une base régulière les activités des Nordiques de Québec à une époque où les hockeyeurs se présentaient pour la plupart nus devant les journalistes. Si les deux femmes n’étaient pas surprises de la nudité ambiante, elles étaient tout de même intimidées et ne savaient pas comment agir et où poser les yeux.

Marie-Claude, qui a exercé dans les années 90 et 2000, ne voit pas pourquoi les journalistes sportifs et sportives y ont accès, rappelant en ce sens le point de vue de Liliane, qui a vécu l’époque pré-accès aux vestiaires. « Le vestiaire, c’est pour le sport. Point final. Ce n’est pas un endroit pour travailler, point. Et je pense que, par dépit, c’est comme une vieille tradition folklorique qui reste, qui n’a pas sa raison d’être ».

Le vestiaire se présente donc comme un univers en lui-même, qui demande à être apprivoisé selon plusieurs des journalistes rencontrées – et selon certains athlètes. J’insiste sur plusieurs, et non sur toutes les journalistes sportives, puisque pour certaines, il n’y a eu ni malaise ni gêne particulière à pénétrer dans le vestiaire. C’est le cas de Denise, qui a commencé sa carrière dans les années 90 et qui déteste « l’espèce de cliché de “ Ha, la fille dans un vestiaire d’hommes où les gars se promènent tout nus ”. C’est pas ça ». On a bien déjà lancé un jockstrap[2] sur son micro alors qu’elle se trouvait dans un vestiaire, mais pour elle, ce n’est qu’un cas isolé, qui n’a pas eu de suite et qu’elle a pris avec un grain de sel. Si cet incident n’a pas eu de répercussions sur sa carrière ni même sur sa manière de concevoir sa place dans la profession, il s’inscrit tout de même dans un récit plus large qui entoure la présence des femmes dans les vestiaires. L’analyse des entrevues révèle que ces incidents font partie de ce qui apparaît comme le rituel initiatique auquel sont soumis les journalistes, particulièrement à partir des années 90, quand la présence des femmes est devenue une réalité quotidienne pour les athlètes.

Le rituel initiatique que subissent les journalistes sportives est sans surprise axé sur la nudité et sur le désir de susciter un malaise évident chez les professionnelles de l’information. Marie-Claude raconte :

Ça m’est arrivé une fois d’aller dans le vestiaire [d’une équipe de football], pis y’ont tous enlevé leur serviette en même temps. Je n’ai pas trouvé ça drôle. […] OK, on peut rire et faire des blagues avec ça, c’est correct, mais moi, je n’ai pas tripé. Parce que ça voulait dire qu’à chaque fois que je rentrais dans le vestiaire, tout le monde allait se rappeler cette histoire-là. Pis moi, j’suis là pour travailler, pis c’est correct au début, je comprends l’aspect de la différence, mais c’est une job et moi, j’ai un topo à livrer. Fait que ça rend ma job difficile. Fait que le vestiaire, ce n’est pas cool.

Sophie a vécu une expérience similaire, elle aussi dans le vestiaire d’une équipe de football : « arriver dans le vestiaire la première fois, pis que les gars y prennent leur douche, pis ils font exprès pour laisser tomber la serviette […] ». Sans apprécier ce traitement, elle n’a pas été déstabilisée outre mesure par ce geste, s’appliquant à faire seulement son travail et à ignorer la situation. Noémie relate une expérience similaire, dans le même contexte.

[À] un moment donné, après une game, on est rentrés dans le vestiaire pour les interviews, et tous les gars étaient tout nus. Comme, tous les gars étaient tout nus. Et ça m’a surpris à quel point, là, c’était quasiment offensant. Ils shakaient leurs parties, pis toute ça, pour nous autres les filles. J’avais trouvé que c’était juste de s’attaquer aux filles pour s’attaquer aux filles. C’était dégradant un peu.

Stéphanie raconte qu’elle a dû subir son « initiation » de femme dans les vestiaires de hockey, lors d’un match disputé à l’étranger.

Fait que les joueurs de hockey, sur la route, dans les vestiaires à Buffalo, t’as pas un vestiaire où te changer pis un vestiaire où parler aux journalistes [comme c’est le cas à Montréal]. C’est dans la même salle. Fait que c’est sûr que j’ai eu comme mon espèce de petit rituel de passage. Les gars, les joueurs, une game sur la route, ça leur a pris énormément de temps à s’habiller. Y’avait des yeux, des espèces de guerres de regards, le premier qui va baisser les yeux. Bon, moi je trouvais ça un peu puéril, pis je me suis juste dit : « À soir, y’aura pas de quote de Joe Bine ». C’était [un joueur], notamment, qui était assis dans son coin, tout nu, en train de... Fait que t’sé, j’me suis dit : « Y’aura juste pas de quote de [ce joueur-là] dans le journal demain ». Moi, je vais pas aller, juste pour le fun, aller me planter à côté de lui alors qu’il est tout nu, qu’il se gratte le pénis en me regardant dans les yeux. Fait que je suis allée voir le joueur plus mature, qui avait mis ses boxeurs.

Le rituel initiatique décrit dans les citations précédentes remet à l’avant-plan les rapports de pouvoir entre hommes et femmes qui s’inscrivent ici dans un script hétéronormatif. Tant les témoignages des participantes que les recherches sur le journalisme sportif confirment un traitement différencié entre les hommes et les femmes journalistes sportifs. Les nouveaux journalistes sportifs masculins ne reçoivent pas de jockstrap sur leur micro, pas plus qu’ils ne doivent composer avec une équipe entière d’adultes qui, d’un seul élan, décident de dévoiler leurs organes génitaux pour embêter le nouveau venu. Ce sont des gestes qui sont posés par des hommes (les athlètes masculins) à l’endroit de femmes (les nouvelles journalistes sportives). Lorsque les femmes entrent dans les vestiaires des équipes masculines, ces lieux d’homosocialisation et de performance de la masculinité hégémonique, elles pénètrent dans un espace où elles deviennent hautement visibles, où les femmes sont perçues comme des outsiders (Allain 2014) et où ce qui est rattaché au féminin et aux femmes est rejeté. Si le principe de l’initiation au sens large peut avoir comme objectif d’intégrer les nouveaux venus, ce n’est pas ainsi que les participantes ont perçu ces événements. Elles n’ont pas relevé avoir soudainement fait partie du groupe. De plus, le fait que ce type d’initiation soit réservé aux femmes – en effet, les journalistes sportives qui sont dans le métier depuis longtemps n’ont pas observé ce traitement chez leurs homologues masculins – laisse entrevoir un processus de marquage de la différence plus qu’un moyen d’effacer ces différences.

Les athlètes masculins qui font « passer l’initiation » aux journalistes sportives performent une masculinité agressive envers les journalistes, en témoignant de leur pouvoir de mettre les représentantes de la presse mal à l’aise, en plus de souligner par la nudité les différences corporelles entre eux et elles, celles-ci étant positionnées comme des outsiders. De plus, ce malaise associé à la nudité, de même que le rituel initiatique, s’inscrivent dans le script de l’hétérosexualité obligatoire (Butler 1990). Il est tenu pour acquis que toutes les journalistes sportives qui entrent dans les vestiaires vont ressentir une gêne à l’idée de voir des corps d’hommes nus, ne sauront pas où mettre les yeux de crainte de laisser transparaître un désir sexuel. Il est tout aussi tenu pour acquis que les journalistes sportifs masculins ne vont pas, eux, ressentir de gêne face à la nudité des athlètes masculins, puisqu’ils sont tous hétérosexuels ou à l’aise avec la nudité intégrale. L’hétérosexualité de chacun et chacune est tenue pour acquise. Dans une culture qui, comme je l’ai mentionné plus haut, dévalorise tout ce qui est perçu comme féminin, ce qui englobe l’homosexualité masculine (Anderson 2002; Mazzie 2014), il n’est pas étonnant de voir l’hétérocentrisme dominer les relations entre les athlètes et les journalistes.

Que ces gestes soient posés avec l’objectif de mettre les journalistes sportives mal à l’aise ou de démontrer la désapprobation des athlètes quant à la présence de ces dernières dans les vestiaires, il n’y a pas de répercussions – du moins de répercussions connues – pour ceux qui font passer le rituel initiatique de la part des organisations sportives, même si ces incidents se déroulent dans un contexte professionnel. Il y a ainsi une forme de naturalisation et d’acceptation de comportements, qui dans un autre contexte seraient tenus pour inadmissibles, ce qui n’est pas sans rappeler les initiations par l’humiliation et la nudité que subissent les athlètes (Robidoux 2001). Quant aux journalistes sportives, elles ne perçoivent pas ce rituel de manière univoque. Comme je le mentionnais plus haut, pour Denise, ce n’est qu’un incident désagréable. Mais pour d’autres, dont Noémie et Marie-Claude, ce rituel est plus près d’une agression en raison de son caractère dégradant et des conséquences à long terme qu’il engendre, dont une perte potentielle de crédibilité auprès des pairs.

Un accueil à géométrie variable

Les entrevues avec les journalistes sportives québécoises ont également révélé un accueil à géométrie variable selon les disciplines sportives qu’elles sont amenées à couvrir. Ainsi, le rituel initiatique, qui implique la performativité d’une masculinité hégémonique saillante prenant pour assise la nudité, est avant tout une affaire de sports d’équipe, en particulier au hockey et au football. Le hockey est vu par les participantes comme le sport où la notion de « boys club » est la plus forte.

Justine utilise le terme de « cercle fermé » pour parler du hockey : « c’est plus ce que j’appelle un boys club ». Corinne abonde dans le même sens.

L’univers du hockey, c’est hyper macho. C’est hyper difficile de percer l’univers du hockey […]. On a l’impression qu’on dérange encore, même si ça fait des années qu’il y a des femmes qui rentrent dans le vestiaire des hommes. On dérange. Sont un petit peu mal à l’aise, pis l’approche est différente. Y’a vraiment une barrière, là, qui se trouve entre les joueurs de hockey [et les journalistes sportives].

Pour expliquer cette culture à part entière au niveau du hockey professionnel, Claudine, qui pratique le métier depuis les années 80, pointe du doigt l’environnement en amont des circuits professionnels. Donnant l’exemple des Jeux du Canada, dont elle avait assuré la couverture peu de temps avant notre entretien, la journaliste explique que, lorsqu’elle a assuré la description du curling et du hockey féminin, les intervenantes et intervenants et les athlètes manifestaient de l’ouverture envers les médias, sans se prendre trop au sérieux. Mais lorsqu’est arrivé le moment de décrire la compétition de hockey masculin, cela a été une tout autre histoire.

Tu les vois, ça roule les mécaniques, ça touche à peine à terre. Les coachs là, pas juste les jeunes. Les coachs, les [recruteurs], ça mâche la grosse gomme […]. À 12 ans, on les [les joueurs de hockey] fait se promener en complet-cravate. T’sé, j’veux dire, ils se déplacent, une petite équipe bantam en autobus, sont en complet-cravate. J’veux dire, on crée nos monstres. Après ça, étonnez-vous pas. Moi, ça me rend folle. Mais là, mes collègues ne seraient pas tous d’accord, parce que là, c’est l’éthique, c’est le style […] Y’ont 15 ans, ce sont des p’tits gars, pis c’est du sport. On peut tu revenir à la base?

L’apprentissage de la masculinité hégémonique et sa performativité s’inscrivent dans la culture de la discipline sportive elle-même, autant sur la glace qu’en dehors de la patinoire[3].

À l’opposé de la culture du hockey, peu réceptive aux journalistes sportives, se trouvent les sports de combat, en particulier la boxe. Marie-Claude établit le parallèle.

[J]’ai senti qu’on peut être portée. C’est-à-dire que les gens ont le goût d’avoir une femme qui parle de sport et qui est compétente. J’ai senti ça beaucoup dans le monde de la boxe. Extraordinaire. Écoute, moi j’ai été choyée dans cet univers-là. Autant le hockey, pis n’importe quelle fille dans le sport va te le dire, le hockey, c’est une culture différente. C’est la religion. C’est pas pareil. Mais dans la boxe, j’ai été encouragée, aimée, soutenue. Y’avait une réelle joie que j’arrive dans ce domaine-là. Pourtant, c’est tellement 100 fois plus rough que le hockey.

Cette discipline, qui mise dans sa pratique et sa mise en scène sur une masculinité hégémonique et un script hétéronormatif indéniable, a été jugée par une majorité de répondantes comme le sport professionnel le plus accueillant et ouvert aux représentantes de la presse. Pas de rituel initiatique, pas de jeux de regards malsains ni de nudité utilisée pour déstabiliser les journalistes sportives. Les athlètes sont ouverts et prêts à discuter de plusieurs sujets, y compris les plus personnels. Les dynamiques à l’oeuvre dans les sports d’équipe où les vestiaires sont partagés semblent désamorcées dans un contexte de pratique sportive individuelle.

La boxe est pourtant un milieu où la masculinité hégémonique se fait saillante et où la binarité est sans cesse réactualisée (Woodward 2011). On n’a qu’à penser au moment de la pesée officielle, où il est coutume de voir les deux pugilistes se lancer des insultes, afficher avec fierté leurs muscles, et poser, les yeux dans les yeux et poings levés, pour les photographes et les caméras. Une piste d’analyse pour expliquer l’ouverture aux femmes dans ces disciplines est l’absence du poids du groupe. Dans le vestiaire comme sur le ring ou dans l’octogone, l’athlète est le seul responsable de ses actes. Il n’a pas à défendre sa masculinité devant des coéquipiers. Dans la même veine, le simple fait d’exercer un sport de combat, de se présenter sur le ring ou dans l’octogone pour y donner – et y recevoir – des coups, pourrait mettre ces athlètes à l’abri de tout doute quant à leur masculinité. Ils n’ont pas à mettre en scène le combattant puisqu’ils sont littéralement des combattants. Il n’y a donc pas de crainte de se livrer à des confidences ou de parler de ses émotions, puisque la transgression à la norme ne remet pas pour autant en question la masculinité hégémonique des boxeurs, leur virilité ou leur hétérosexualité.

Conclusion : repenser le vestiaire comme lieu de travail?

Les expériences des journalistes sportives québécoises dans les vestiaires des équipes professionnelles, si elles ne sont pas aux antipodes de celles que vivent leurs consoeurs américaines, apparaissent tout de même comme comportant des différences notables. Il n’y a pas de scandales comparables à celui ayant marqué la carrière de Lisa Olson, de contestation devant les tribunaux ou encore d’entraîneurs ayant refusé ouvertement de laisser une journaliste entrer dans le vestiaire malgré une accréditation fournie par l’équipe.

Cette absence de scandale ne signifie toutefois pas qu’il y ait absence de malaise. Les vestiaires demeurent des lieux inconfortables pour une majorité de journalistes sportives, particulièrement à leurs débuts. Où poser les yeux? Comment éviter d’être perçue comme une « looker » pour reprendre le terme de Disch et Kane (1996), c’est-à-dire une femme qui est là pour regarder des hommes nus et en profiter, tout en faisant son travail adéquatement? Si le temps fait en sorte, pour certaines, de dissiper le malaise, il demeure pour d’autres un enjeu tout au long de leur carrière. À ce malaise s’ajoute le rituel initiatique, qui prend la forme d’exhibitionnisme en milieu de travail, alors que les athlètes performent une masculinité hégémonique saillante en sexualisant la relation de travail, en rappelant aux nouvelles journalistes sportives que, dans les vestiaires, elles sont des outsiders, et en assurant par le malaise suscité une réitération des rapports de pouvoir genrés qui reposent sur une hétérosexualité obligatoire et une hiérarchisation des caractéristiques masculines et féminines. Malgré les années, les journalistes sportives continuent de subir un traitement différent de celui de leurs collègues masculins, qui n’ont pas à subir d’initiation de ce genre dans les vestiaires. L’accès leur est octroyé sans différence, mais les conditions de pratique ne sont pas les mêmes.

Plus que des récits anecdotiques, les situations évoquées par les participantes permettent de situer le rôle des vestiaires dans le maintien de conditions de travail différenciées pour les hommes et les femmes qui y travaillent. Ces situations limitent les stratégies que peuvent utiliser les journalistes sportives pour faire leur place dans la profession. Toutefois, comme ces événements sont isolés dans le temps, se déroulent derrière des portes closes et sont traités avec peu de cas, à la fois par les organisations sportives et par les médias sportifs, les relations de pouvoir inégalitaires qu’ils mettent au jour sont simplement naturalisées au nom du boys will be boys.

Enfin, il semble important de remettre en question la pertinence des entrevues dans les vestiaires, qu’elles soient réalisées par des hommes ou par des femmes. Alors que le journalisme sportif québécois a connu des changements importants au fil des 45 années sur lesquelles s’étend l’étude (St-Pierre 2020), changements entre autres liés aux bouleversements économiques survenus après le départ de deux équipes sportives professionnelles québécoises et par la montée en puissance du médium télévisuel dans l’écosystème médiatique québécois, force est d’admettre que le vestiaire demeurait jusqu’à la pandémie de COVID-19 un lieu de travail pour les journalistes. Marie-Claude en parle comme d’une tradition « folklorique », et non comme d’un espace qui permet réellement d’apprendre de nouvelles informations. Le hockey professionnel, ciblé par les journalistes sportives comme le boys club par excellence, comme le sport où elles se sentent le moins bien accueillies, où le malaise persiste avec force, est également celui que les participantes ont jugé le plus contrôlé par une équipe de relations publiques qui veille à ce que les athlètes n’en disent pas trop. D’un autre côté, tel que je l’ai exposé au début de cet article, le vestiaire demeure pour certains journalistes le lieu par excellence pour capter l’émotion des joueurs et obtenir des informations et des citations inaccessibles autrement. Notre étude ne permet pas de trancher cette question. N’ayant interrogé que des femmes, je ne possède pas de données sur la vision des journalistes sportifs masculins quant à leur place dans le vestiaire et à leur compréhension du genre dans leurs espaces professionnels. C’est d’ailleurs une limite de la présente étude. Enfin, avec les changements introduits par la COVID-19 dans l’accès aux vestiaires, il sera intéressant de voir si la tradition des journalistes dans le vestiaire reprendra, une fois la crise sanitaire passée, ou si nous assisterons à une modification majeure des pratiques professionnelles en journalisme sportif.