Abstracts
Résumé
Les auteures examinent l’expérience de femmes actives dans la pratique du hockey de haut niveau ou à la retraite. Dix entrevues ont été réalisées afin d’analyser les obstacles que ces joueuses de hockey ont rencontrés au fil de leur trajectoire et la manière dont elles ont été en mesure de bâtir et de maintenir leur carrière dans une discipline de tradition masculine. L’analyse de leur récit, à la lumière de la perspective des rapports sociaux de sexe et du concept de carrière déviante, montre que le hockey au Québec demeure une pratique fortement marquée par les inégalités entre les hommes et les femmes.
Mots-clés :
- Athlètes,
- discrimination,
- femme et sport,
- carrière déviante,
- rapports sociaux de sexe,
- trajectoire
Abstract
The authors examine the experience of women who are active in high-level ice hockey or retired. Ten interviews were conducted to analyze the obstacles that these hockey players encountered along the way and the way in which they were able to build and maintain their careers in a traditionally male discipline. The analysis of their stories, through the lens of gender relations and the concept of deviant careers, shows that hockey in Quebec is still a practice strongly marked by inequalities between men and women.
Resumen
Este artículo se centra en la experiencia de mujeres activas o retiradas del hockey de alto nivel. Se realizaron diez entrevistas para analizar los obstáculos que encontraron a lo largo de su carrera y cómo pudieron construir y mantener sus carreras en una disciplina tradicionalmente masculina. El análisis de su historia, a la luz de la perspectiva de las relaciones sociales de género y del concepto de carrera desviada, muestra que el hockey en Quebec sigue siendo una práctica fuertemente marcada por las desigualdades entre hombres y mujeres.
Article body
Le monde sportif est reconnu comme un lieu de construction, de valorisation et de reproduction de la masculinité, en particulier dans sa forme hégémonique (Connell 1995). Au Québec, la pratique du hockey sur glace, notamment par l’entrée progressive des femmes dans ce domaine sportif depuis les dernières décennies, offre un observatoire des plus pertinents pour analyser les rapports sociaux qui s’y « jouent ». Sur le plan international, l’introduction en 1998 du tournoi de hockey sur glace pour les femmes athlètes aux Jeux olympiques de Nagano a suscité une hausse de la visibilité des joueuses élites. Une décennie plus tard, la victoire de l’équipe canadienne aux Jeux de Vancouver offrira encore plus d’images de femmes produisant des performances de haut niveau dans un sport traditionnellement reconnu comme masculin.
Malgré cette avancée, la pratique des hockeyeurs et des hockeyeuses demeure différenciée, en particulier dans les règlements, tels que le port obligatoire du protecteur facial et la prohibition des mises en échec complètes pour les femmes. Cette différenciation sur la base du sexe altérise et infériorise la pratique du hockey par les femmes et reconduit des justifications non loin du mythe de la fragilité féminine (Di Carlo 2016; Robertson Neufeld 2010; Theberge 1989 et 1997). Outre ces enjeux touchant les représentations, les conditions de pratique sont aussi fortement différenciées entre les hommes et les femmes. Une inégalité patente est celle des salaires. Une forme de compensation financière n’a été introduite qu’en 2017 dans la Ligue canadienne de hockey féminin (LCHF) (Desjardins 2017)[1]. Deux ans plus tard, à la surprise générale, la LCHF annonce sa faillite après 12 années de fonctionnement, ce qui coupera court au mouvement de salarisation amorcé. Au cours de la même année, la Professionnel Women’s Hockey Player Association (PWHPA) sera créée avec l’objectif explicite de « servir de véhicule pour la promotion et le soutien de la création d’une ligue professionnelle féminine unique et viable en Amérique du Nord » (PWHPA 2019). En juin 2023, un groupe d’investisseurs s’est engagé à mettre en place une nouvelle ligue professionnelle en Amérique du Nord pour l’année 2024. Si la convention collective est acceptée, elle garantira aux joueuses un salaire annuel minimum de 35 000 $ US (Associated Press 2023), ce qui constituerait une avancée majeure en ce qui concerne l’enjeu de la rémunération.
Notre article s’inscrit dans ce contexte et porte sur l’expérience et sur les trajectoires de femmes actives dans la pratique du hockey de haut niveau ou qui en sont retraitées. Nous voulons analyser les obstacles rencontrés au fil de leur trajectoire et examiner la manière dont ces athlètes ont été en mesure de bâtir et de maintenir leur carrière dans une discipline issue d’une tradition masculine. L’analyse de leurs récits, à la lumière de la perspective des rapports sociaux de sexe (Kergoat 2010) et du concept de carrière déviante (Becker 1985), montre que le hockey au Québec demeure une pratique fortement marquée par les inégalités entre les hommes et les femmes.
Des femmes athlètes dans des disciplines de tradition masculine
Les femmes athlètes investies dans des disciplines traditionnellement masculines font l’expérience de sexisme dans l’espace sportif de manière ponctuelle ou récurrente (Mennesson 2005). Lorsque les femmes s’engagent dans une discipline traditionnellement associée à la masculinité, elles transgressent l’ordre social de genre et se voient soumises à une double contrainte de performance (sous-entendu, performer aussi bien qu’un homme), tout en répondant aux attentes hétéronormatives de la société en ce qui a trait à la féminité (par exemple, une attention envers son apparence ou l’absence de comportements jugés violents) (Di Carlo 2016; Mennesson 2005). Ainsi, elles font face à des attentes sociales et à des dilemmes que leurs homologues masculins investis dans les mêmes sports ne connaissent pas (Mennesson 2005). Selon Béatrice Barbusse (2016 : 133), ces sportives « transgressent les normes identitaires de genre en s’arrogeant le droit de s’approprier des attributs “ normalement ” inhérents au genre masculin ». En contrepartie, elles doivent composer au quotidien avec des commentaires, des attitudes ou des comportements sexistes, manifestes ou parfois plus subtils, qui constituent des formes de rappel à l’ordre (Barbusse 2016; Bohuon et Quin 2012).
En ce qui a trait de manière plus spécifique aux hockeyeuses, elles rencontrent plusieurs obstacles liés à des inégalités entre les sexes, tels que la durée des plages d’entraînement et les heures auxquelles elles peuvent s’entraîner (souvent tard en soirée), l’absence d’espaces de pratique réservés, des attitudes sexistes de la part du personnel qui s’occupe des installations ou d’athlètes masculins et une attention médiatique beaucoup moins importante que celle qui est accordée au hockey masculin (peu importe le niveau) (Adams et Leavitt 2018; Gilenstam, Karp et Henriksson-Larsén 2008; Pelak 2002).
Les travaux de Nancy Theberge (1995, 1997, 1998 et 2003) offrent un éclairage sur les potentiels, mais aussi sur les entraves et les ambivalences relativement au fait de poser le hockey comme un terrain de contestation de la différenciation sexuelle. Si la pratique du hockey par des femmes peut constituer une façon de contester les normes de genre, l’imposition de règlements différenciés selon le sexe rend leur pratique « différente » de l’étalon de comparaison implicite (la pratique des hommes). Cette altérisation conduit à l’opinion répandue qu’il y a le « vrai » hockey et celui des femmes (Theberge 1997). Par ailleurs, la comparaison médiatique et sociale des performances de joueuses et de joueurs de hockey (notamment sur la vitesse des lancers frappés ou les mises en échec – absentes chez les femmes) mène quasi inévitablement au constat d’une infériorité « objective » des femmes. Cette double différenciation (altérisation et hiérarchisation) contribue à maintenir le statu quo qui associe la pratique du hockey de haut niveau avec la masculinité hégémonique (Robertson Neufeld 2010). Certaines joueuses de haut niveau se montrent ambivalentes quant à la différenciation selon le sexe de la pratique du hockey : certaines naturalisent la supériorité physique des hommes et leur usage quasi inné de la violence, alors que d’autres estiment que cela relève d’un apprentissage (Theberge 1998). Par ailleurs, si des joueuses croient que l’interdiction des mises en échec pour les femmes les pousse à développer d’autres habiletés, faisant d’elles de meilleures joueuses, d’autres déplorent être restreintes à une pratique alternative par rapport à celle des hockeyeurs (Theberge 2003).
Les rapports sociaux de sexe et la carrière déviante
Les obstacles rencontrés par les sportives et, plus particulièrement dans les disciplines de tradition masculine ont des répercussions sur leur accès au sport et, en corollaire, sur leur engagement sportif et leurs conditions de pratiques. La perspective des rapports sociaux de sexe offre un éclairage incontournable pour mieux comprendre les situations d’inégalités et de traitement asymétrique que vivent bon nombre de sportives. Constitutifs du rapport hiérarchique entre les sexes, les rapports sociaux de sexe entraînent des différences socioéconomiques et politiques et ils contribuent à des expériences différenciées de la réalité sociale ainsi qu’à un sentiment d’appartenance à un groupe ou à une catégorie de sexe (Guillaumin 1992; Mathieu 1991). Si pour Danièle Kergoat (2010 : 64) la division sexuelle du travail est l’enjeu central des rapports sociaux de sexe, ses principes de séparation et de hiérarchie ancrés dans une idéologie naturaliste se transposent bien à la sphère sportive. À titre d’exemple, l’espace sportif est marqué par un accès et des conditions de pratique inégaux (par exemple, une plus grande précarisation financière, une plus faible médiatisation et des freins à la professionnalisation pour les femmes), tandis que la double distinction horizontale (séparation) et verticale (hiérarchique) se manifeste, d’une part, dans le fait que certaines disciplines sont plus associées socialement à un sexe qu’à l’autre (Defrance 2011; Louveau 2004) et, d’autre part, dans le fait que les personnes sportives et les grands dirigeants sont le plus souvent des hommes (Barbusse 2016; Landry 2008). La valorisation moindre accordée aux performances des femmes athlètes constitue un autre exemple de distinction hiérarchique.
Le concept de carrière déviante (Becker 1985) apparaît des plus pertinents pour approfondir l’analyse des trajectoires sportives des joueuses de hockey sur glace en raison de la transgression présumée de ces athlètes investies dans une discipline de tradition masculine. Les travaux de l’interactionniste Howard Becker sont notamment célèbres pour leur analyse des trajectoires (carrières) d’individus qui vivent en marge des normes sociales (par exemple, les fumeurs et les fumeuses de marijuana dans la société américaine des années 50) et qui en viennent à acquérir l’étiquette de « déviants ». Par la transgression d’un ensemble de normes sociales, la personne se retrouve aux yeux de la société dans une position (double) d’exclusion ou de marginalité (outsider) (puisque l’outsider définit également le groupe qui l’étiquette comme étant étranger à sa propre personne). Le concept de carrière déviante décrit ainsi un processus composé d’étapes menant au statut d’« outsider ». La première étape s’amorce dès la première transgression (par exemple, être une fille et commencer à pratiquer un sport traditionnellement associé au masculin). Cette transgression peut faire l’objet de répression, d’une forme de « contrôle social » (Becker 1985 : 83), menant ainsi à la sortie directe (arrêt de la pratique de l’activité sportive en question). Si la personne persiste et que le comportement jugé transgressif se répète, la deuxième étape, soit la désignation publique, a lieu. La personne acquiert alors un nouveau statut, potentiellement accompagné d’une forme de stigmatisation de la part de la collectivité. La troisième étape correspond à l’adhésion au groupe déviant qui va avec l’adoption des comportements de ce dernier, l’acquisition d’une certaine légitimité, de même que le développement d’un sentiment d’appartenance et d’un « système de justification qui l’incite à persévérer » (Becker 1985 : 63). Cette succession d’étapes, pendant lesquelles les différentes sphères sociales s’agencent et s’entrecroisent, construit un mode de vie (Hannerz 1983). De telles imbrications supposent de constantes adaptations matérielles et organisationnelles ainsi qu’en ce qui concerne les représentations de soi. Entre chaque phase, les protagonistes sont amenés à procéder à certaines ruptures afin de répondre à des exigences contradictoires. L’analyse des carrières doit ainsi être opérée par sa mise en contexte et posée comme le résultat d’un va-et-vient entre l’univers social (par exemple, les structures organisationnelles ou les représentations sociales) et l’univers intime, soit à l’échelle individuelle.
La démarche méthodologique
Nous avons réalisé dix entretiens semi-dirigés de type récit de vie (Berteau 1997; Nossik 2011) au courant de l’été 2019. La grille d’entretien était constituée de trois moments structurant la carrière dans le hockey en Amérique du Nord : les débuts dans le hockey mineur, l’engagement dans la pratique de haut niveau (collégial, universitaire et sénior) et l’arrêt de la pratique de haut niveau. Les participantes étaient d’abord invitées à faire le récit chronologique de leur trajectoire. Des questions de relance étaient formulées afin d’approfondir les difficultés éprouvées, les ressources disponibles, les personnes mobilisées, les solutions envisagées et les décisions prises à différents moments de leur parcours. Dix joueuses, dont cinq qui avaient terminé leur carrière liée au hockey de haut niveau, ont pris part aux entretiens. La méthode « boule de neige », qui consiste à recruter des participantes à partir de contacts privilégiés ayant fait circuler l’appel à la recherche (de vive voix et sur les médias sociaux), a été utilisée. Les participantes étaient âgées de 24 à 42 ans et avaient joué de 1 à 16 saisons dans des ligues séniores de haut niveau. Nous avons privilégié une approche générale d’analyse inductive (Thomas 2006) : chaque entretien a donc été transcrit, relu puis réorganisé en un résumé chronologique selon les différents moments de la trajectoire, en incluant des extraits. Par la suite, une relecture a été effectuée et les catégories thématiques émergentes et susceptibles de répondre à l’objectif de la recherche (documenter et analyser les obstacles) ont été mises en évidence pour chaque étape de la carrière. Nous avons alors sélectionné les extraits les plus porteurs de sens afin d’illustrer le sens des catégories. Le projet avait obtenu l’approbation éthique nécessaire à sa réalisation.
Les résultats obtenus
L’analyse du récit des trajectoires des participantes a fait émerger six phases constitutives de la carrière des joueuses de hockey : 1) l’entrée en carrière; 2) le parcours dans le hockey mineur; 3) la transition dans une équipe féminine; 4) le hockey universitaire comme accès unique à la pratique de haut niveau; 5) le parcours de haut niveau; 6) la sortie de carrière de l’athlète et son après-carrière. Chacune de ces phases est marquée par des obstacles distinctifs et des stratégies mises en place par les joueuses afin de pouvoir poursuivre une carrière et de s’y maintenir.
L’entrée en carrière et le parcours dans le hockey mineur
La plupart des répondantes ont commencé à patiner vers l’âge de 3 ou 4 ans et à jouer au hockey entre l’âge de 3 et 15 ans. Elles ont traversé les divisions : prénovice (5-6 ans), novice (7-8 ans), atome (9-10 ans) et peewee (11-12 ans)[2]. Jusqu’à l’âge de 13 ans environ, toutes les participantes ont évolué dans des équipes au sein desquelles chacune était généralement la seule fille.
Plusieurs participantes rapportent avoir passé leur enfance à jouer avec des garçons. Des frères ou des cousins plus âgés sont présentés comme les principaux compagnons d’enfance et initiateurs à l’activité physique : « C’est à cause de mes deux frères que j’ai joué au hockey. On jouait dans la rue, on jouait au mini-hockey en bas dans le sous-sol tout le temps, tous les jours » (Clémentine). Pour certaines jeunes filles, la fréquentation des arénas débute avant même leurs propres coups de patin : « Mon père a joué au hockey sur glace […] Il coachait mes cousins […], moi j’étais toujours à l’aréna avec eux et j’ai voulu jouer aussi » (Édith). En l’absence de modèles féminins, les joueurs de hockey constituaient leurs modèles : Joe Sakic, Sidney Crosby, les Canadiens. Lorsqu’une participante a vu pour la première fois une femme dans un magazine de hockey qu’elle lisait régulièrement, elle a immédiatement découpé l’image pour la coller sur son agenda. Cette illustration y est restée « pendant au moins 5 ans » (Martine).
Malgré l’enthousiasme familial à l’idée que les participantes se lancent dans la pratique d’un sport, la possibilité de s’inscrire dans une équipe de hockey a dû être négociée avec les parents pour certaines. Une participante rapporte que son père était même très réticent : « Je voulais commencer le hockey. Et puis il a dit : “ Non. ” […] Ça a pris deux ans à le convaincre » (Manon). Pour certaines, c’est le manque d’équipes féminines à proximité du lieu de résidence qui a posé problème : « Ils ne savaient pas où m’inscrire parce que c’était juste des gars. Mon père a été obligé d’aller demander à la Ville si c’était possible d’inscrire une fille » (Laure). Une fois inscrites, des obstacles entravent immédiatement leur intégration au sein de l’équipe. D’abord, plusieurs racontent comment le fait d’être une fille a été accompagné de comportements et de remarques désobligeantes à leur endroit : « On me dévisageait comme en voulant me dire que je n’avais rien à faire là » (Charlotte). Une participante a dit se souvenir très précisément d’un moment où, préadolescente, elle a entendu crier : « Retourne à tes chaudrons! » (Manon) depuis les estrades. Deux participantes ont confié avoir caché leurs cheveux lors des matchs afin de ne pas attirer l’attention. Une autre a raconté que certains coéquipiers masculins refusaient de lui faire des passes parce qu’elle « n’étai[t] pas considérée comme assez bonne » (Charlotte).
En général, les jeunes filles se changeaient à part des garçons, soit dans un petit vestiaire ou parfois même dans des toilettes. Des participantes se souviennent de s’être fait enfermer, parfois dans le noir, par leurs coéquipiers. Ces comportements ont contribué au sentiment de solitude évoqué par plusieurs :
J’étais un peu comme une outsider.
Édith
Je ne parlais pas, je faisais ma petite affaire et je m’en allais. J’étais toute seule.
Manon
J’arrivais, je m’habillais dans une chambre à part, j’arrivais sur la glace et je rentrais.
Martine
Un autre obstacle mentionné par les participantes relativement à cette étape de leur parcours est l’introduction des mises en échec dès l’âge de 13 à 15 ans. Des adversaires n’aimaient pas qu’il y ait des filles sur la glace avec eux (Charlotte). Certaines se sont senties menacées, comme Manon : « J’avais l’impression d’avoir une cible sur le dos. Ils voulaient me tuer. Je crois que c’était surtout parce que ma saison allait bien. »
Finalement, le personnel d’entraînement n’a pas toujours été accueillant. À niveau égal, une participante se souvient que, vers 11 ans, elle a été retranchée d’une équipe : « Il m’a dit que le garçon et moi étions de calibre égal, mais qu’il était plus à l’aise de prendre un gars » (Vanessa). À 9 ans, une autre participante, qui avait toujours joué avec des garçons, s’est également fait mettre à l’écart de son équipe : « Il m’a mise dans une chambre à part. Il ne venait pas me chercher pour me dire qu’on embarquait sur la glace. Il disait que ce n’était pas grave si je ne venais pas » (Clémentine). D’autres participantes notent le rôle positif qu’ont joué à leurs yeux des entraîneurs, notamment en « fix[ant] les règles » (Vanessa) dès le début de la saison ou en intervenant rapidement pour « cass[er] les comportements inappropriés » (Clara).
Déjà très tôt dans leur parcours de hockeyeuses, le sentiment de pression à performer est central. Pour une participante qui avait dû faire face aux réticences de son père à ce qu’elle joue au hockey, il était particulièrement important qu’elle soit en mesure de « prouver aux garçons qu’elle sait ce qu’elle fait » et qu’elle « mérite d’être avec eux » (Manon). La performance est aussi présentée comme une condition à l’intégration dans l’équipe : « Le message que je recevais […] c’était que, si j’étais la meilleure, j’allais être acceptée, j’allais faire partie de l’équipe, et ça allait bien aller » (Clara). Les participantes rapportent ainsi avoir eu conscience très tôt qu’elles devraient être meilleures que leurs coéquipiers pour mériter leur place.
La transition dans une équipe féminine
L’introduction des mises en échec progressives, vers l’âge de 13 ans, marque le moment où la plupart des participantes ont intégré une équipe féminine. À l’adolescence, Vanessa explique avoir commencé à avoir « peur d’aller dans les coins » parce que « les gars [étaient] vraiment plus grands et plus gros ». Bien qu’elle était alors « une des meilleures », Clémentine se souvient d’avoir ressenti qu’elle n’avait « plus sa place » avec les garçons lorsqu’ils ont eu leur poussée de croissance. Dans le cas de Laure, c’est sa mère qui a pris la décision de la transition vers une équipe féminine. Comme Laure était « la plus petite tout le temps », sa mère pensait qu’il était temps qu’elle aille jouer avec les filles si elle « ne voulait pas se faire casser en deux » (Laure).
Le fait de partager un vestiaire avec d’autres filles a été pour plusieurs une nouveauté appréciée. Comme d’autres, Édith explique la différence d’ambiance dans le vestiaire : « On se changeait toutes ensemble, on riait, on pouvait parler de plus de choses de filles […] C’est plus facile d’être dans une chambre pleine de filles » (Édith). Cela ne veut pas dire cependant que la transition ne leur a pas demandé un certain nombre d’adaptations. Pour Vanessa, cette transition s’est accompagnée d’une déception par rapport à des différences perçues de calibre (« la vitesse de jeu, la vitesse sur patins et la force des lancers ») et d’ambitions (« mes désirs de performance »). Cette déception est aussi partagée par Édith qui retournera jouer avec les garçons après une saison. Dans un même ordre d’idées, Charlotte, amère de la décision de son père de lui avoir fait intégrer une équipe féminine à 11 ans, souligne : « Tu t’améliores plus si tu restes jouer avec les gars. » Elle ajoute qu’elle se serait « développée plus vite » si elle avait joué encore quelques années dans des équipes masculines.
Le hockey universitaire comme accès unique à la pratique de haut niveau
De façon générale, à l’âge de 17 ans, les athlètes se sont jointes à des équipes au collégial. Par la suite, celles qui désiraient poursuivre leur parcours ont dû être recrutées par une équipe élite à l’université. La durée maximale du parcours universitaire est de cinq ans au Canada et de quatre ans aux États-Unis. Durant ces années, elles bénéficient d’une prise en charge partielle ou complète de leurs frais de scolarité. Des participantes soulignent que le passage à l’université est loin d’être motivé par une vocation scolaire, comme le dit Gemma : « Je ne savais même pas ce que j’allais étudier, j’allais à l’université pour le hockey. » En rétrospective, les participantes s’accordaient pour affirmer que cette période a été la plus agréable de leur carrière de joueuse sur le plan matériel. « J’avais tout, on avait tout », résume Laure. La plupart des participantes ont obtenu des bourses, et leur équipement était entièrement fourni ou en partie. Des inégalités sont toutefois remarquées entre les équipes féminine et masculine quant aux ressources accordées par une même université (comme le nombre de commandites et leur montant, de meilleures heures d’entraînement, la quantité d’équipements et de marchandises offertes à l’effigie de l’université). Dans les championnats universitaires, les parties sont nombreuses, et les horaires sont aménagés pour favoriser la réussite tant scolaire que sportive. Par exemple, l’horaire lié au sport est allégé en période d’examens. L’accès facilité aux cliniques médicales ressort comme un autre aspect fort apprécié de leur souvenir du hockey universitaire. En effet, comme le rythme de la saison est intense et les tournois nombreux, les blessures ne sont pas rares.
En arrivant à la fin de leur cursus universitaire, les athlètes désirant continuer à jouer au hockey doivent intégrer une équipe séniore. Les participantes se rappellent avoir eu des hésitations et des questionnements quant à la suite de leur parcours. Les conditions proposées de pratique, notamment l’absence de salaire et les séances d’entraînement tard en soirée, ont précipité la remise en question de la poursuite de leur carrière. Clémentine explique :
Je savais qu’ici, avec la ligue professionnelle, il faut que tu aies un emploi. Les séances d’entraînement sont tard le soir, et j’avais tellement vécu de belles expériences à l’université […] ça ne me tentait pas de finir sur un chemin qui me pousse à dire que ce n’était pas autant le fun.
Malgré ces appréhensions, toutes ont décidé de poursuivre leur carrière d’athlète en intégrant, pour la plupart, la LCHF.
Le parcours de haut niveau
La sortie de l’université correspond à un moment de grande tension en raison des conditions matérielles et de pratique du hockey de haut niveau tel qu’il est structuré pour les femmes athlètes. Par exemple, la compensation financière offerte de 2017 à 2019 suffisait à peine à payer leurs frais de déplacement et une partie de leurs dépenses d’équipement (patins, bâtons, etc.). Pour les deux participantes ayant fait partie du programme de l’équipe nationale à l’âge adulte, un petit montant supplémentaire était accordé par le gouvernement, mais leur situation financière demeurait précaire. L’exercice d’un emploi à côté de leur pratique athlétique apparaît ainsi comme une nécessité. Les séances d’entraînement sur glace sont souvent tard en soirée, et les joueuses doivent aussi trouver du temps pour des entraînements physiques en salle. La conciliation des entraînements avec l’emploi à temps plein est compliquée, comme en témoigne Édith : « Faire mon épicerie, cuisiner des repas sains, m’entraîner au gym et travailler 40 h par semaine, c’est très difficile. » Cette situation générait des frustrations : « On est limitées. C’est sûr que je ne peux pas performer comme quelqu’un qui se concentre là-dessus à 100 % » (Vanessa). Pour Laure, le fait de ne pas pouvoir s’investir autant qu’elle le souhaiterait dans sa pratique mine sa confiance en elle : « Au hockey, c’est ma préparation qui me donne confiance. Quand je n’ai pas le temps de m’entraîner, je perds confiance. Ça a commencé à jouer avec mon mental. » Bien qu’elle confie avoir choisi la pratique de haut niveau pour quelques années encore, Laure ajoute du même souffle qu’elle pourrait « faire bien plus d’argent » si elle arrêtait.
Des participantes ont mis en perspective leur situation avec la réalité actuelle perçue des joueuses de l’équipe nationale canadienne. À cet effet, Laure parle d’un écart qui se creuse avec le temps :
Les Olympiennes sont plus performantes que moi. Je voudrais m’entraîner plus, mais si je le faisais, je serais brûlée tout le temps. Pour vrai, c’est dur la réalité de professionnelle […] quand tu n’es pas dans l’équipe nationale. À un moment donné, tu réalises que tu as beau faire ton maximum, tu restes derrière les autres.
Outre le soutien financier, des participantes souhaitaient plus de reconnaissance sociale à leur endroit et « le même statut de joueuse professionnelle » (Vanessa) que les membres de l’équipe nationale pour leur investissement dans le hockey.
Durant leur parcours de haut niveau, certaines participantes exercent un rôle d’entraîneure. Dans ce contexte aussi, le sexisme est présent bien qu’il soit « rarement frontal », mais « toujours en arrière-plan » (Cécile). Engagée dans l’encadrement d’une équipe de jeunes garçons, Clara fait part d’un manque de prise au sérieux de la part des pères présents dans les estrades lors des séances d’entraînement. Elle explique que, « avec les premiers coups de patin donnés sur la glace, il faut leur prouver que ta place est là ». Elle sent que sa compétence est sans cesse mise en doute : « Cela ne suffit pas de dire que j’ai les aptitudes requises. » Ses collègues hommes, n’ayant pas eu de carrière professionnelle dans le hockey, n’essuient pas ce genre de remise en question de leurs compétences : « [Ce sont] des détails. Ça n’a l’air de rien, mais en fin de compte, on te rappelle constamment que tu es une fille. Constamment. » Les manifestations, parfois subtiles mais fréquentes dans le quotidien des hockeyeuses rencontrées, constituent un rappel continu à l’ordre social de genre. Ces formes de sexisme ordinaire participent à l’infériorisation de leur pratique et les amènent à être exclues ou à s’exclure du monde du hockey, voire de l’espace sportif en général.
De plus, malgré le manque de reconnaissance ressenti à l’égard de leur pratique et le rythme de vie effréné, un sentiment d’appartenance, d’amitié et d’(inter)reconnaissance ressort des récits à ce moment de leur carrière. Des participantes soulignent à cet effet :
Quand tu as une mauvaise journée et que tu arrives à l’aréna, tu retrouves les filles qui sont toutes énervées. Ça ne peut que te remettre de bonne humeur.
Vanessa
J’adorais mes amies, et c’est pour ça que je ne voulais pas arrêter.
Gemma
On a poussé les mêmes barrières : avoir joué avec les garçons, avoir entendu toute sorte de méchancetés, avoir été retranchées d’équipes parce qu’on était des filles. Et puis là, on avait la chance de jouer avec d’autres femmes qui avaient la même détermination, le même désir d’être la meilleure possible.
Manon
On était plus qu’une équipe de hockey […] On va se souvenir toute notre vie des filles avec qui on a joué et avec qui on a partagé ces moments-là.
Cécile
La sortie de carrière de l’athlète et son après-carrière
La sortie de carrière de l’athlète s’accompagne d’autres tensions pour les joueuses. Sur les dix participantes rencontrées, cinq avaient mis un terme à leur carrière après plusieurs saisons de pratique de haut niveau. Les exigences liées aux séances d’entraînement, les déplacements durant la fin de semaine et les blessures, combinés à un emploi à temps plein, ont fini par avoir raison de leur volonté à poursuivre comme joueuses de haut niveau. Dans la plupart des cas, cette décision a été prise à contrecoeur. Clara précise que la stabilité et l’équilibre qu’elle parvenait à avoir à l’université étaient devenus impossibles à maintenir. Cécile ajoute qu’elle aurait voulu continuer à jouer « jusqu’à ne plus être capable d’attacher [ses] patins » mais, « arrivée à un certain moment, il faut que tu paies ta maison et beaucoup d’autres choses ». Dans d’autres cas, comme Clara après sa sixième commotion cérébrale, c’est une blessure qui est venue mettre un point final à sa carrière : « Même si j’avais décidé que je revenais au jeu, les médecins m’auraient dit non. » Cette décision crève-coeur était amplifiée par son engagement envers les membres de son équipe : « J’avais l’impression que je ne pouvais pas les laisser tomber. » Elle a décrit sa transition vers la retraite comme « très difficile ».
Aux yeux des participantes retraitées, le hockey aura toujours une place importante dans leur vie, que ce soit en occupant un poste d’entraîneure ou en continuant à jouer au niveau récréatif. Pour plusieurs, dont Cécile, la passion à l’égard du sport demeure : « Le hockey va toujours rester une passion pour moi. Ça ne changera pas […] On est au mois de juillet, ce soir je donne une séance d’entraînement et j’ai hâte d’aller sur la glace! »
Les salaires, les soins et la visibilité
Interrogées sur l’avenir de leur sport, les participantes ont mentionné la question du salaire d’entrée de jeu. « Il faut payer les joueuses », a souligné Édith. Le peu de ressources mises à la disposition des femmes, « des miettes », résume Laure, est aussi déploré. Maintenant retraitée, Cécile estime que le soutien dont elle a bénéficié sur le plan médical pendant sa carrière était insuffisant : « Un jour, je me suis fracturé un os pendant une partie. J’ai repris l’autobus pour revenir, je suis allée à l’hôpital dans mon coin et j’ai attendu toute la nuit. Je me suis fait opérer deux jours après […] Ça ne se serait jamais arrivé dans le sport masculin. » Ces manques nuisent non seulement à leur performance, et à l’investissement personnel qu’elles peuvent mettre dans leur pratique, mais aussi à leur santé et à leur carrière. Cécile s’est exclamée sur ce point :
On a besoin de bâtons de hockey, de pucks [rondelles], de places pour s’entraîner et de pratiques à des heures raisonnables. Il faut qu’on soit entourées d’entraîneurs professionnels et qu’on puisse avoir accès à des docteurs et à des chirurgiens […] On ne parle pas de quelque chose d’inatteignable, on parle juste de pouvoir faire ça de sa vie, pas de gagner des millions.
Une plus grande et meilleure couverture médiatique de la pratique du hockey féminin est un autre élément souhaité par les participantes pour proposer des modèles d’athlètes femmes auxquelles les jeunes pourront s’identifier : « Il faut montrer [aux filles] qu’on peut faire tout ce qu’on veut dans la vie, pas juste faire à manger, laver la vaisselle et s’occuper des enfants » (Martine). Elles souhaiteraient également que les jeunes garçons « voi[ent] dès un jeune âge que les filles aussi sont capables d’être des superstars dans le sport » (Gemma).
Entre passion et adversité : une carrière parsemée d’embûches
L’analyse des trajectoires nous a permis de relever les obstacles vécus par les hockeyeuses rencontrées et de constater que ces freins ont une incidence sur la durée et le déroulement de leur carrière. De prime abord, les participantes ont grandi dans un contexte familial leur ayant permis de développer un goût pour les activités traditionnellement associées au masculin. Leur intérêt pour le hockey a parfois fait l’objet de réticences de la part de leurs parents, dont plusieurs auraient préféré que leur fille se tourne vers le patinage artistique ou la ringuette. En ce sens, le hockey sur glace a un statut particulier dans les représentations du masculin et du féminin. L’engagement des jeunes filles dans ce sport traditionnellement masculin correspond ainsi à une transgression et donc à une entrée dans une carrière « déviante » (Becker 1985). Dans la foulée d’autres recherches (par exemple, Christine Mennesson et Jean-Paul Clément (2009) et Megan T. Stiebling (1999)), les filles évoluant dans une discipline considérée comme masculine voient se dresser devant elles différents obstacles d’ordre interpersonnel qui traduisent une stigmatisation de leur pratique et les placent dans une position d’outsider (Becker 1985). Cette position les expose à des comportements discriminatoires comme des mises à l’écart, des plaisanteries ou encore de l’acharnement physique provenant des adversaires. Dans une recherche qualitative portant sur l’expérience de joueuses de hockey sur glace dans la grande région de Toronto, Danielle Di Carlo (2016) a également constaté des formes d’infantilisation de la part des entraîneurs rapportées par les athlètes. Cette dernière forme, plus subtile, de sexisme ordinaire dans le sport pourrait correspondre à ce que Becker désigne comme des manifestations de contrôle social.
Néanmoins, les joueuses de hockey de haut niveau parviennent à s’imposer dans une discipline de tradition masculine, et leurs performances contribuent à ébranler la domination masculine dans la sphère sportive (Laberge 1994). Par ailleurs, comme le constatent Theberge (1998) et Stiebling (1999), les jeunes hockeyeuses et joueuses de soccer choisissent généralement d’intégrer une équipe féminine lorsque l’occasion se présente. À l’adolescence, cette possibilité semble constituer une stratégie pour éviter la défection des jeunes femmes athlètes. Comme les joueuses de soccer étudiées par Mennesson (2005 : 66), les jeunes hockeyeuses entrent alors dans un milieu « homosocial », leur permettant de se soustraire en partie au regard des garçons et des hommes. Conformément à la définition que fait Howard Becker de la troisième étape de la carrière déviante, l’adhésion au groupe déviant est effectivement associée à la disparition des comportements discriminatoires et au développement d’un sentiment d’appartenance. Par ailleurs, en évoluant entre femmes selon des règlements différenciés (notamment sans mises en échec), elles échappent aussi temporairement à la comparaison avec les hommes, en pratiquant un « autre » hockey. Selon Carly Adams et Stacey Leavitt (2018), ces règlements différenciés se basent principalement sur des arguments liés à la prévention des blessures et à la protection du corps des femmes. Leur action normative positionne le hockey pratiqué par les hommes comme la « vraie » version du jeu et soumet le corps des femmes athlètes à une « protection paternaliste et à des notions troublantes d’essentialisme biologique » (Adams et Leavitt 2018 : 22; notre traduction). Cette infériorisation structure la pratique organisée du hockey freinant ainsi la professionnalisation des hockeyeuses (Leavitt et Adams 2021) et le traitement équitable avec leurs homologues masculins. Plus globalement, le peu de visibilité du hockey féminin, hors de la période des Jeux olympiques, contribue à maintenir le statu quo en légitimant indirectement l’idée voulant que l’absence de mise en échec en fasse une pratique moins enlevante ou intéressante que celle des hockeyeurs.
L’université constitue un moment charnière pendant lequel les bonnes conditions de pratique, d’encadrement et le partage d’un rythme de vie orienté autour du hockey donnent lieu au développement d’une forme de solidarité entre les joueuses, ce qui semble finalement constituer leur principale ressource et raison de persévérer dans leur carrière d’athlète. La fin du parcours dans le hockey universitaire constitue un moment décisif (turning point) (Hughes 1971) important dans la trajectoire des joueuses de hockey. Contrairement à leurs homologues masculins du même âge qui ont plusieurs possibilités comme hockeyeurs professionnels (par exemple, la Ligue nationale de hockey, la Ligue américaine de hockey, des ligues européennes, les équipes juniores majeures), les hockeyeuses se trouvent dans une impasse. Leurs occasions de jouer professionnellement sont quasi nulles, exception faite de quelques ligues européennes dans lesquelles seules les joueuses étrangères sont défrayées de leurs dépenses. Bien que la situation semble aujourd’hui évoluer en Amérique du Nord, ce moment de tension reste propice à la défection. Le passage à la pratique de haut niveau est une initiation coûteuse, impliquant « des sacrifices temporels, physiques et psychiques », comme le constate également Olivier Le Noé auprès de judokates (2015 : 541). Selon ce dernier, plus l’initiation est coûteuse, plus les coûts associés à la défection se révèlent importants. Cela peut expliquer la raison pour laquelle les joueuses de hockey poursuivent leur carrière à un haut niveau, même si elles sont tout à fait en mesure d’anticiper les obstacles auxquels elles devront faire face et si elles font preuve de clairvoyance quant à la précarité de leur future situation de joueuse de haut niveau.
Le hockey postuniversitaire implique une réorganisation quasi totale de l’agencement des sphères de la vie des joueuses de hockey. Bien qu’elles souhaitent garder ce sport au centre de leurs priorités, les exigences contradictoires (Hannerz 1983) liées au contexte structurel du hockey féminin font en sorte qu’elles n’ont d’autre choix que d’adapter leurs ambitions, voire carrément de rompre avec une partie d’entre elles. Alors que tout était organisé autour de leur performance sportive à l’université, elles en viennent à devoir concilier cette dernière avec un emploi à temps plein, des séances d’entraînement tardives et une prise en charge médicale limitée. Leur engagement dans le hockey sur glace contraint leur évolution professionnelle hors du hockey et, à l’inverse, la nécessité de travailler tout en poursuivant leur carrière sportive les empêche de performer au maximum de leurs capacités dans le sport. Ces obstacles ont un poids considérable pour leur santé mentale et physique. Nos résultats confirment ceux de Le Noé (2015), de Mennesson (2007) et de Barbusse (2016) qui, dans différents contextes sportifs, montrent à quel point la conciliation de la pratique sportive de haut niveau avec les autres sphères de vie est particulièrement difficile pour les femmes athlètes.
La sortie de carrière représente un autre moment charnière où se vivent des tensions importantes. Bien qu’elles soient motivées par une volonté de retrouver une certaine forme d’équilibre, ces hockeyeuses doivent s’adapter à un mode de vie où la performance n’est plus la priorité. Comme les judokates de haut niveau rencontrées par Le Noé (2015), les vies des joueuses de hockey de haut niveau se distinguent de la normalité par un rythme de vie strictement contrôlé, physiquement et moralement épuisant, mais participant également à entretenir leur loyauté envers la pratique. La rupture avec ce mode de vie, surtout lorsqu’elle est opérée à contrecoeur, est un défi.
En somme, le concept de carrière déviante, éclairé par la perspective des rapports sociaux de sexe, permet de mieux comprendre la charge supplémentaire qui incombe à ces femmes pour entrer dans leur carrière et la poursuivre comparativement à leurs homologues masculins. Des entraîneurs qui refusent des filles sur la base de leur sexe, des parents insultants ou des coéquipiers « farceurs » apparaissent comme des éléments récurrents du sexisme ordinaire vécu par les hockeyeuses tout au long de leur trajectoire. Ces éléments contribuent à les faire sentir comme n’étant pas à leur place dans un sport qu’elles pratiquent, qu’elles ont choisi et dans lequel plusieurs d’entre elles excellent. Manifestations des rapports sociaux de sexe à l’oeuvre dans l’espace sportif, ces situations se rattachent à des structures organisationnelles et à des normes de genre qui produisent des pratiques différenciées entre les sexes, légitimant une hiérarchie et induisant des inégalités (salariales, médiatiques, liées aux conditions et aux possibilités de pratiques). L’absence de salaire et de protection médicale dans ce sport où les blessures sont fréquentes est une inégalité patente qui génère, de surcroît, des défis et des risques supplémentaires pour les joueuses de hockey.
En conclusion, mentionnons que les participantes que nous avons rencontrées ont toutes connu la pratique de haut niveau. Elles ont donc été en mesure, grâce à diverses stratégies, de persévérer malgré les obstacles. Toutefois, dans les différentes phases constitutives de la trajectoire, des athlètes font le choix ou sont contraintes d’abandonner leur carrière sportive. Dans une future recherche, il serait intéressant de se pencher sur l’expérience de ces filles et de ces femmes qui ont cessé de jouer au hockey en cours de trajectoire.
Appendices
Notes biographiques
Nuria Jeanneret est titulaire d’un baccalauréat en sciences sociales de l’Université de Lausanne et d’une maîtrise en sociologie avec concentration en études féministes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Son mémoire portait sur les carrières de hockeyeuses de haut niveau. Elle travaille maintenant comme chercheuse à l’Université de Montréal.
Isabelle Courcy est professeure au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Sociologue et kinésiologue, elle s’intéresse aux inégalités sociales à travers le prisme de l’expérience du quotidien et de leurs effets sur la santé. Chercheuse engagée, elle priorise la recherche partenariale ou collaborative dans une approche émancipatrice, féministe et inclusive.
Notes
Références
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