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L’ouvrage Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 est exemplaire de l’interdisciplinarité caractérisant les travaux de Juliette Rennes. Titulaire de la Chaire de recherche « Sociohistoire des régimes argumentatifs en démocratie » de l’École des hautes études en sciences sociales, elle a développé une approche croisant sociologie, histoire sociale, analyse de discours, études de genre et histoire des représentations. De fait, Rennes propose dans ce livre d’« [é]tudier les métiers de rue et leurs régimes de visibilité à Paris en adoptant une perspective de genre » (p. 15). En considérant un large tournant du siècle (1880-1914), mais plus spécifiquement les années 1900, elle appréhende les « petits métiers » de la rue parisienne par le double prisme des expériences de travail des hommes et des femmes, et des représentations qui en sont diffusées. Ce faisant, elle fait ressortir, dans son ouvrage, la manière dont les normes de genre modèlent l’accès aux métiers, l’occupation de l’espace urbain comme la production des images et des discours.
Après avoir brossé un portrait des diverses formes de travail sur la voie publique et souligné leur relation étroite avec la mise en scène d’un Paris pittoresque perçu comme menacé de disparition (chapitre 1), Rennes met en relief la partition inégale de l’occupation de la rue parisienne, ses espaces majoritairement masculins, mais aussi les interstices où se glissent les femmes. Si le travail dans la rue à Paris est, au tournant du xxe siècle, largement effectué et représenté par des hommes (chapitre 2), Rennes montre comment certaines pionnières s’introduisent dans des métiers traditionnellement masculins (tels ceux de cocher et de reporter) sous l’effet de « changements sociaux hétérogènes » (p. 404) et de facteurs pluriels, comme leur situation familiale, leur trajectoire propre et l’influence des discours féministes, mais aussi d’intérêts médiatiques et commerciaux (chapitre 3). Ces premiers chapitres font contraster de façon intéressante l’ordinaire des statistiques (la place prédominante des hommes sur la voie publique) avec l’examen d’expériences hors du commun, évocatrices des brèches qui s’ouvrent aux femmes. Les trajectoires des cochères, en particulier, sont analysées de façon approfondie, d’une part – leur cas, méconnu et fort bien étudié par Rennes, ponctue à plusieurs moments la réflexion. D’autre part, l’autrice, prenant appui sur des travaux antérieurs, en reste à un propos plus général au sujet des reportages que les femmes ont consacrés aux métiers féminins. À côté de ces exceptions, elle signale la place importante occupée par les femmes des classes laborieuses dans les domaines mixtes, comme celui de la vente ambulante, où les travailleuses « [mettent] en oeuvre des savoir-faire et des qualités réputées viriles », dans une appropriation transgressive cependant « masquée par la disqualification de leurs activités » (chapitre 4, p. 173). Le chapitre 5, par la suite, rapproche des métiers ayant pour point commun d’être associés à une forme de racolage (tels ceux de crieur de journaux et de bonimenteur de fête foraine) pour mettre en lumière les normes de genre qui régissent l’acceptabilité de l’occupation bruyante de la voie publique, et l’injonction à la discrétion qui pèse sur les femmes, mais qui est brouillée par les prostituées. Les derniers chapitres examinent des problématiques transversales : la façon dont l’avancée en âge modifie le rapport des femmes à l’espace urbain, le regard posé sur elles et leur accès aux métiers de la rue (chapitre 6); la tolérance dont bénéficie le « suiveur » parisien, homme d’âge mûr en chasse de midinettes, qui met en évidence « l’asymétrie des normes régissant les interactions urbaines entre les sexes » (chapitre 7, p. 340); enfin, la rencontre étonnante entre référence au féminisme et caractère déterminant des usages marchands dans ces expériences et représentations du travail dans la rue (chapitre 8).
La démarche de Rennes est intersectionnelle : elle interroge les « relations de travail, de genre [sexué] et d’âge qui se déploient dans la rue » (p. 35). Celles-ci différencient non seulement les expériences des hommes et des femmes, mais aussi celles des femmes issues des classes aisées et des classes populaires, ou des femmes jeunes et âgées, dont la présence sur la voie publique ne suscite pas les mêmes prescriptions, réactions et représentations. Rennes montre en quoi les idées reçues sur la division genrée entre professions nomades (dévolues aux hommes) et sédentaires (appropriées pour les femmes) suscitent une « ségrégation sexuée des activités professionnelles » dont font état les statistiques (p. 93). Sur la question de l’âge, l’autrice, qui propose de parler d’« agisation » pour renvoyer à l’« assignation disqualifiante à la vieillesse, quel que soit l’âge chronologique des individus » (p. 300), indique comment ce processus entre en jeu dans l’accès difficile des femmes vieillissantes à certains métiers, tout comme dans la façon dont est perçue leur présence dans l’espace public.
Sur un autre plan, la prise en compte du caractère genré de la production des représentations des petits métiers de l’espace urbain permet d’analyser le « regard altérisant » (p. 104) posé par les producteurs culturels masculins (photographes, illustrateurs, journalistes, entre autres) sur les travailleuses et de mettre en évidence les critères qui rendent acceptable l’exposition des femmes sur la voie publique (jeunesse, beauté et autres formes de capital). Ce faisant, Rennes interroge la performativité et les visées des représentations masculines. Ainsi, l’association entre la figure de la cochère et la prostitution dans la culture visuelle satirique peut jouer, explique-t-elle, une fonction conjuratoire : « en assimilant toute femme sortant des rangs à une prostituée, ces représentations tentent aussi d’empêcher l’émergence d’un autre ordre sexuel et de genre » (p. 315).
La perspective intersectionnelle de l’ouvrage est favorisée par les sources variées que l’autrice s’emploie habilement à faire dialoguer. Si la culture visuelle constitue le point nodal du livre, son propos n’aurait eu la même profondeur sans la convocation d’articles de presse, de statistiques, d’archives policières et judiciaires, de correspondances et d’écrits intimes. Ces sources sont contextualisées de façon critique, et leur rencontre permet de mettre en perspective les représentations littéraires, journalistiques ou iconographiques. Tandis que les statistiques rendent comptent de la forte hétérogénéité des travailleurs et travailleuses de la rue à divers égards (genre, âge, revenu, notamment), l’appellation « métiers de rue », alors en usage, aplanit les situations pour produire une représentation pittoresque qui a peu à voir avec la diversité des expériences. Le croisement des sources permet d’outrepasser le pittoresque afin de « restituer la voix et l’expérience des travailleuses » (p. 176) et de souligner les écarts entre représentations et pratiques. Rennes remarque, par exemple, que si la porteuse de pain est le plus souvent représentée, sur les cartes postales, en jeune femme séduisante, plus du tiers des porteuses de pain ont au-dessus de 40 ans. À l’inverse, les représentations nuancent parfois le portrait quantitatif : si aucune femme commissionnaire n’apparaît dans les statistiques officielles, on trouve pourtant des photographies montrant des couples de commissionnaires qui se répartissent probablement le travail sans que la femme soit enregistrée (p. 123). Le croisement des sources témoigne d’un souci de rigueur, l’autrice s’étant astreinte à vérifier la véracité de certains faits divers en consultant les archives de la préfecture de police de Paris, tout comme elle a relevé les indices indiquant le caractère reconstruit de certaines scènes représentées sur les cartes postales. On peut toutefois regretter que, parfois, le contexte de production des sources journalistiques soit esquivé (plusieurs notes font l’économie du nom du journaliste) – ce qui tend à instaurer un traitement un peu inégal des articles de presse par rapport aux documents iconographiques –, sauf quand le propos se focalise sur les femmes journalistes.
Si les sources mobilisées sont diversifiées, la culture visuelle occupe une place centrale dans le livre, ce qu’indique son sous-titre, qui met en relief l’action d’« observer » la rue. Ce choix n’est pas anodin. Rennes décrit sa démarche, à la rencontre entre histoire sociale et histoire du regard, comme une « ethnographie historique conduite à partir de traces du regard d’individus du passé » (p. 27). Dans le sillage des visual studies, l’autrice s’intéresse aux manières de représenter les travailleurs et travailleuses de la voie publique, à la production de leurs images, telle qu’elle est située depuis un point de vue inscrit à même la production visuelle. Elle souligne que la peinture, la photographie ou le film adoptent souvent la focale du producteur masculin, ce male gaze qui fait converger les regards du spectateur, du personnage et du producteur (p. 337), et instaure un rapport consumériste au corps féminin. L’autrice s’arrête aussi à la représentation de la spectacularisation de l’espace urbain dans les images, par exemple dans la mise en scène de personnages d’observateurs masculins, dont les regards se posent sur les premières femmes dans des métiers d’hommes. Avec son ouvrage, Rennes prolonge de la sorte les travaux sur l’histoire des moyens d’observer, d’enregistrer et de représenter les scènes et personnes actrices de la vie urbaine. L’image de couverture n’aurait pu être mieux choisie pour incarner la place faite à l’histoire du regard et à la culture visuelle; elle montre, au premier plan, deux colleuses d’affiches parisiennes de 1908, derrière lesquelles se masse un groupe de badauds masculins regardant le photographe. Elle illustre la spectacularisation de l’espace urbain de la Belle Époque, tout comme le découpage genré d’une telle scène.
En cohérence avec l’importance des sources iconographiques, le livre est abondamment illustré; son format croise la richesse de l’album et l’appareil critique d’un ouvrage savant. La bibliographie, très à jour, fait place aux travaux essentiels en matière d’histoire sociale, d’histoire des femmes, de culture visuelle, d’histoire de la presse et d’histoire culturelle, et témoigne de l’attention portée par l’autrice aux représentations et à leurs supports. Plusieurs brefs commentaires insérés au fil du propos contextualisent les diverses manifestations de la culture populaire, médiatique et visuelle étudiées, à l’instar de la fête foraine, des projections de cinéma ou de la parade du carnaval de la Mi-Carême; ces séquences témoignent d’un souci didactique et de la volonté d’interroger le mode de production des formes de spectacularisation des métiers de rue. Elles font aussi du livre une plongée dans la culture visuelle et médiatique des années 1880-1914. Il faut souligner la pertinence des considérations de Rennes sur le support de la carte postale, une source importante de l’ouvrage, exploitée à partir d’une collection personnelle et en prenant en compte les correspondances qui y sont inscrites.
Rennes structure l’ensemble de son ouvrage en traçant un arc implicite : partie des petits métiers traditionnels du Paris pittoresque et masculin, elle termine sur l’interrogation du rôle des revendications féministes dans l’entrée des premières femmes dans des métiers d’homme. À ce sujet, elle conclut de façon stimulante par la mise en relief d’une convergence entre la modernité sociale associée à ces pionnières et les intérêts commerciaux et médiatiques derrière leur réussite. La doxa de l’époque, qui voit dans les premières cochères des « innovations » placées sur le même plan que les avancées techniques ou industrielles, leur a assuré une visibilité de premier ordre, malgré la déstabilisation des relations de genre qu’elles initiaient. Cette convergence montre en quoi les revendications féministes, sans être majoritaires, ont pu rencontrer les logiques marchandes et promotionnelles de la culture médiatique, et participer à la représentation de Paris en capitale moderne.