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Dans cet ouvrage, l’auteur relate les réalités de certaines femmes dont le commerce entre les villes de Brazzaville et de Kinshasa constitue l’unique moyen de survie. Souhaitant répondre à la question de savoir si cette activité, importante pour l’économie urbaine, contribue à élever le niveau de vie de ces femmes, il s’est intéressé aux échanges qui se sont déroulés entre les deux villes de part et d’autre du fleuve Congo. Pour y répondre, il a interviewé des acteurs sociaux et des actrices sociales comme les femmes commerçantes, les douaniers et douanières ainsi que le personnel administratif du port Fima et des services de l’immigration. Il a principalement essayé de comprendre les réalités de ces femmes commerçantes à travers l’identification de leur activité et de leur statut social avec un accent particulier sur le petit commerce sans cependant l’isoler de l’ensemble. Cette analyse lui a permis, à travers l’identification de l’activité, autant d’en montrer les causes, l’organisation et le fonctionnement que de mieux appréhender ses effets sur l’économie urbaine.

L’ouvrage, divisé en trois grandes parties (hormis l’introduction et la conclusion), positionne, dans un premier lieu, son sujet. L’auteur illustre tout particulièrement, pour reprendre Durkheim (1919), « les manières d’être, d’agir et de réagir » des femmes qui tiennent un petit commerce entre Brazzaville et Kinshasa. Il s’agit d’une activité informelle et précaire qui représente, chez certaines commerçantes, un tremplin avant d’apprendre un métier. Il se présente comme un moyen permettant à certaines d’entre elles d’épargner l’argent nécessaire pour se lancer ensuite dans l’apprentissage.

Dans la deuxième partie, l’auteur présente le contexte dans lequel s’est réalisée son étude. Cet essayiste et romancier transporte ses lecteurs et lectrices en Afrique subsaharienne, dans les deux capitales les plus rapprochées du monde : Brazzaville, en République du Congo, et Kinshasa, en République démocratique du Congo. Les deux villes sont séparées par le fleuve Congo, le deuxième fleuve le plus puissant du monde après l’Amazone. Long de 5 600 kilomètres, il prend sa source dans la région des Grands Lacs et se jette dans l’océan Atlantique. Bien que plusieurs aspects permettent de distinguer ces deux villes, tels que le développement économique, l’étendue du territoire, l’histoire coloniale et le nombre d’habitants, entre autres, ce sont pratiquement les mêmes peuples qui vivent de part et d’autre du fleuve Congo puisqu’ils parlent « à peu de choses près les mêmes langues » et ont à peu près les mêmes coutumes. Ce sont ces aspects qui facilitent les échanges commerciaux entre les deux villes.

La troisième partie dresse principalement le portrait de femmes tenant un petit commerce entre Brazzaville et Kinshasa, les conditions dans lesquelles il se déroule ainsi que les motivations à le pratiquer. D’origine paysanne ou ouvrière, ces femmes sont, bien souvent, plutôt jeunes, âgées de 25 à 35 ans, et séparées, veuves, divorcées ou célibataires. Elles sont, dans la majorité des cas, peu scolarisées et mères d’enfants d’âge scolaire. Cette activité de commerce intéresse particulièrement les femmes qui souhaitent donner un nouvel élan à leur vie, avec un passé difficile, généralement caractérisé par des cas de divorce, de viol, de perte d’un ou de plusieurs êtres chers, entre autres.

À partir de données issues de l’observation d’une journée typique d’une femme commerçante et d’entrevues individuelles, l’auteur tente, notamment, de faire réfléchir sur les conditions très difficiles dans lesquelles se déroule ce type d’activité. Ces femmes doivent tout d’abord remplir certaines conditions essentielles avant de commencer ce métier. La condition sine qua non est l’acquisition d’un capital de départ qui, généralement, provient d’une entraide parentale, mais il faut aussi remplir les formalités administratives, qui jouent un rôle prépondérant. D’une manière générale, le capital de départ provient d’une épargne personnelle ou de la famille (mari, ex-mari, oncle, père, par exemple). D’autres puisent dans le gain accumulé lorsqu’elles exerçaient de petits métiers (employées de maison, serveuses dans un restaurant) ou se prostituaient. D’autres encore retirent une certaine somme de ce qu’elles reçoivent de leur mari ou concubin. Comme le mentionne l’auteur, certaines ont recours à un système d’épargne informel nommé témo ou kitémo en kikongo, et ikékemba ou likélemba en lingala. Il s’agit d’un « instrument de crédit non rémunéré et à court terme. Il échappe au contrôle économique, juridique des pouvoirs publics » (M’Bemba-Ndoumba 2021 : 188).

En somme, dans la plupart des cas, ces actrices sociales doivent surmonter plusieurs difficultés de natures diverses autant à Brazzaville qu’à Kinshasa : horaires lourds, trajets longs, difficultés de transport, effort physique exigé par la nature du travail, incidents fréquents, climat de travail nuisible pour la santé (chaleur, poussière, bruits excessifs), revenus précaires, tracasseries causées par les services de l’immigration, les douaniers et douanières ou le personnel des services de santé du port, entre autres. Elles inventent des tactiques, comme le dirait de Certeau (1990), pour continuer à exister malgré de multiples difficultés qu’elles doivent affronter dans cette urbanité contemporaine.

L’analyse économique et sociologique de l’auteur sur les réalités des femmes commerçantes est très pertinente, et permet de saisir leur place dans la société contemporaine. Il essaye de faire réfléchir ses lecteurs et lectrices sur la participation des femmes commerçantes à l’urbanité dans des contextes socio-économiques et politiques particuliers. Cette participation transcende les dimensions économiques tout en embrassant les sphères sociales, notamment les relations sociales et les liens sociaux qui se créent, se maintiennent et s’intensifient autour de l’activité commerciale dont les femmes sont les principales actrices. À travers les échanges commerciaux, ces actrices sociales font preuve de normativité, comme le dirait le médecin philosophe Georges Canguilhem (1966). En d’autres termes, elles font preuve de créativité et d’inventivité afin de survivre au rythme de l’urbanité contemporaine. Elles ne participent pas uniquement à une activité strictement économique. Elles animent et maintiennent un lieu social où se réalisent des apprentissages d’intégration à l’urbanité actuelle. Dans ce lieu de socialisation naissent de nouveaux enjeux de la condition des femmes en ville.

M’Bemba-Ndoumba transporte ses lecteurs et lectrices dans un contexte où de multiples facteurs individuels (niveau de scolarité, âge, attitudes, valeurs, croyances) à l’intersection avec d’autres à l’échelle macroscopique (lois, rôles traditionnels des femmes, pauvreté et déséquilibre des pouvoirs, entre autres) façonnent les expériences des femmes commerçantes. Animées de la volonté de rendre viable un univers de vie économiquement limité, celles-ci élaborent, toujours comme le dirait de Certeau (1990), des tactiques pour survivre, pour subvenir à leurs besoins de première nécessité à partir des matériaux de la modernité disponibles dans leur milieu et en dehors. Dans la plupart des cas, ces micro-commerces ne constituent pas seulement un moyen de survie pour elles, mais aussi une façon de subvenir aux besoins de leurs proches.

L’originalité de cet ouvrage réside, entre autres, dans la mise en lumière de quelques situations de déséquilibre des pouvoirs entre les hommes et les femmes. Ces situations incitent les lecteurs et les lectrices à réfléchir sur les inégalités sociales de genre qui constituent l’un des principaux obstacles au développement humain (Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) 2019). Il importe de préciser que, même si que certains progrès ont déjà été enregistrés dans le monde, ils restent timides et lents, surtout dans certains pays de l’Afrique subsaharienne comme la République du Congo et la République démocratique du Congo. Les inégalités de genre persistent notamment sur le marché du travail et elles sont encore bien palpables dans certains pays (Banque africaine de développement 2016; PNUD 2019). Les hommes et les femmes ne jouissent pas des mêmes possibilités (éducation, emplois, etc.), ce qui crée des situations socioéconomiques inégales. Souvent, ce sont les femmes qui sont davantage exposées à des situations de précarité élevée.

Les rôles traditionnels attribués aux femmes semblent nuire à leur émancipation économique. Les normes sociales les exposent, dans la plupart des cas, à des positions de déséquilibre des pouvoirs qui les empêchent ainsi d’occuper certains types d’emploi et de choisir librement leur vie. Leur épanouissement économique dépend d’une manière ou d’une autre des hommes. À titre indicatif, comme l’affirme l’auteur, « souvent, une femme qui manifeste une initiative économique et désire se livrer à quelque activité de commerce en appelle à l’aide financière d’un frère, d’un oncle ou d’un autre membre du groupement familial disposant de revenus élevés » (M’Bemba-Ndoumba 2021 : 188). De même, pour obtenir l’autorisation de pratiquer le commerce entre Brazzaville et Kinshasa, une femme mariée doit montrer un document officiel attestant que son mari l’y autorise. Si ce dernier refuse, elle ne peut pas exercer ce métier.

En guise de conclusion, nous retiendrons de l’ouvrage de l’essayiste et romancier M’Bemba-Ndoumba (2021) que, même si le petit commerce entre Brazzaville et Kinshasa joue un rôle important dans l’économie urbaine de Brazzaville, cette activité ne contribue pas forcément à élever le niveau de vie des femmes qui la pratiquent. Une variété de barrières, notamment le déséquilibre des pouvoirs entre les hommes et les femmes, l’inexistence ou la non-application des lois au sein de la société congolaise, empêchent le développement du pouvoir d’agir de ces actrices sociales. Encore aujourd’hui, à Kinshasa comme à Brazzaville, les femmes demeurent dépendantes, d’une manière ou d’une autre, des hommes. Bien que l’origine et les raisons de cette dépendance soient multifactorielles, les rôles sociaux attachés à une position sociale de la femme congolaise y contribuent également.

Malgré la contribution de cet ouvrage à éclairer « les manières d’être, d’agir et de réagir » des femmes qui pratiquent un petit commerce entre Brazzaville et Kinshasa, il y manque, à notre avis, une analyse poussée sur les causes fondamentales qui expliquent l’intérêt de certaines femmes pour cette activité en dépit des conditions très difficiles. La corruption, la violence, l’insécurité et le vol, entre autres, caractérisent bien le contexte dans lequel se déroule ce petit commerce. Ces femmes subissent parfois de l’humiliation pendant les fouilles. Elles doivent parfois dévoiler leur intimité dans un climat d’injustice. Malgré ces conditions, elles persistent. Toutefois, cette lacune ne gâche en rien la qualité et l’apport de cet ouvrage. Mentionnons tout simplement qu’une analyse approfondie des causes fondamentales aurait été un ajout très utile pour mieux appréhender les réalités multiples des femmes tenant un petit commerce entre Brazzaville et Kinshasa.