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Paroles et regards de femmes en Acadie, recueil d’études sous la direction de Jimmy Thibeault et autres, issu d’un colloque qui a eu lieu à l’Université Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse en 2015, montre bien que le grand récit acadien axé sur les moments historiques, depuis le Grand Dérangement (1755-1757) jusqu’aux revendications linguistiques et politiques de nos jours, a eu tendance à négliger la voix des Acadiennes. Dans cet ouvrage de grande envergure, on propose « des études sur l’apport des femmes aux grands questionnements de la société acadienne en faisant ressortir la richesse des paroles et des regards qui permettent une meilleure compréhension de l’Acadie » (p. 9). Le recueil se découpe en trois sections : 1) « L’inscription de la femme dans le grand récit acadien »; 2) « La perception féminine dans la parole sociale »; 3) « L’affirmation d’un imaginaire acadien au féminin ». Les chapitres tracent un portrait des Acadiennes à partir d’approches historiques, politiques, journalistiques et artistiques, tout en faisant éclater d’anciens modes de pensée et en s’ouvrant à de nouvelles perspectives.
La première section de l’ouvrage passe en revue le rôle des femmes dans les mouvements politiques et sociaux en Acadie, notamment l’histoire peu connue du féminisme acadien. Pour briser la représentation stéréotypée de l’Acadienne en tant qu’épouse et mère vénérée comme « gardienne de la race » (p. 25), l’historienne Phyllis Leblanc puise dans 91 thèses de maîtrise en histoire à l’Université de Moncton depuis 1978 où elle en découvre 5 qui traitent précisément de femmes. Celles-ci travaillent dans des milieux genrés non traditionnels (la manufacture, l’industrie forestière, le domaine des affaires, la gestion hospitalière) et se trouvent même sur la route vers les usines de textile aux États-Unis dans le grand exode franco-canadien au début du xxe siècle.
Le chapitre de Julien Massicotte, « Idéologies et utopies en Acadie : retour historique », ainsi que celui de Michael Poplyansky, « Féminisme et néonationalisme : le cas du Parti Acadien », se rejoignent pour montrer les rapports entre le mouvement féministe des années 1960 et d’autres mouvements sociaux tels que le néonationalisme représenté par le Parti acadien. Poplyansky fait remarquer l’incompatibilité entre les revendications féministes et la perspective nationaliste du Parti acadien, où les femmes sont valorisées surtout comme « mères de la nation » (p. 87), porteuses d’enfants destinés à garantir la survie du peuple en milieu minoritaire. Selon Poplyansky, même les revendications initiales d’avoir 50 % de députées et d’appuyer des garderies gratuites sont vite abandonnées par le Parti acadien. Massicotte, de son côté, fournit un aperçu éclairant des revendications des groupes féministes tels que LES FAM (Liberté, Égalité, Sororité; les femmes acadiennes). Il finit par conclure que, parmi les trois idéologies des années 1960 et 1970 étudiées, soit le néonationalisme, le féminisme et le socialisme, seul le féminisme reste d’actualité. Pour sa part, à partir d’une analyse des journaux de l’époque, Mélanie Morin situe le mouvement féministe acadien surtout dans ses rapports avec la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird) des années 1970, en s’interrogeant sur le rôle du Groupe de femmes francophones de la région de Moncton, entre autres. Auprès de la commission Bird, le Groupe fait entendre ses revendications sur le traitement différentiel des pensions, la garde des enfants, la parité salariale, le besoin d’une plus grande variété de débouchés pour les femmes. Les textes de Poplyansky, de Massicotte et de Morin révèlent la vitalité du mouvement féministe en Acadie, tout en soulignant le manque d’appui au niveau politique.
La deuxième section met en vedette des Acadiennes engagées à assurer la transmission de l’histoire acadienne au féminin. Clint Bruce offre une analyse des mémoires peu connues de la Cadienne Désirée Martin (1830-1877), Les veillées d’une soeur ou le destin d’un brin de mousse (1877), où il considère en détail sa décision controversée à l’époque de se défroquer ainsi que sa critique de l’esclavage, institution à laquelle la famille et l’institution religieuse de la mémorialiste avaient pourtant participé avant son abolition en 1865 aux États-Unis. Spécialiste de l’orature, dans son article « La quête des contes de Laure-Irène Pothier-McNeil, conteuse acadienne de Pubnico-Ouest », Jean-Pierre Pichette présente l’histoire de Laure-Irène Pothier-McNeil (1896-1968), enseignante et mère de famille, qui fait valoir le patrimoine acadien en communiquant les contes et les chansons de sa mère à des collaboratrices ou à des collaborateurs tels que la chanteuse mezzo-soprano Juliette Gauthier (1888-1972), des spécialistes du folklore tels que Helen Creighton et Luc Lacourcière, ainsi que l’éditeur du Petit Courrier de West-Pubnico qui publie ses contes.
Dans « Sur les traces de la Marichette… Prise de parole féminine dans les chroniques de la Ruspéteuse (1980-1981) », Chantal White relie les chroniques de la Ruspéteuse de Clare (Marie-Adèle Deveau), parues dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, à celles de la chroniqueuse renommée du xixe siècle Marichette (Émilie C. Leblanc), en se penchant sur le concept de « performance », précisément la caractérologie des « gossipeuses », stéréotype fort reconnu en Acadie. La fausse naïveté de la Ruspéteuse ajoute de l’humour à son discours en vue de promouvoir l’éducation en français au secondaire, souhait réalisé en 1981 avec le Nova Scotia Education Act 1981 qui accorde le statut égal aux écoles secondaires acadiennes en Nouvelle-Écosse. À la fin de cette section, dans «“ J’ai des amies qui disent que le chic peut t’amener n’importe où, mais j’ai mes doutes ” : le récit d’une Acadienne qui traverse les frontières linguistiques et géographiques dans les années 1960 », Isabelle Leblanc aborde la promotion de la langue française sous une autre optique en se focalisant sur une des anciennes boursières du prix France-Acadie, établi en 1968 pour subventionner des études en France. Bien qu’elle soit très consciente des dangers de l’assimilation linguistique en milieu minoritaire, la femme en question, dénommée « Paula », considère le chiac parlé par ses enfants comme une expression de révolte chez les jeunes gens, au même titre que leur façon de porter des jeans troués (p. 231). Par contre, elle favorise le français standard en tant qu’instrument pour faciliter à ses enfants la même réussite professionnelle qu’elle a eue. L’image traditionnelle de la mère conservatrice qui soutient les traditions acadiennes à tout prix cède la place à celle qui affirme une perspective plus pragmatique axée sur les réalités de la vie contemporaine.
C’est par la célébration de la littérature que la troisième section du recueil met l’accent sur l’Acadienne, interprète de sa culture et de son histoire. Dans « Cécile Murat réincarnée : du regard d’un historien à celui d’une poète », Joëlle Papillon se penche sur l’étude du roman Le grand feu (2016) de Georgette Leblanc comme réécriture du Journal de Cécile Murat (1963), paru en 1950 sous la plume de l’historien J. Alphonse Deveau qui prétend rapporter les paroles d’une jeune fille pieuse recueillies par personne interposée. Le journal se termine par le grand feu destructeur de 1820 à la baie Sainte-Marie, d’où le titre du roman de Leblanc, récit subversif jalonné d’anachronismes qui, d’après Papillon, « fait éclater le carcan de la féminité chrétienne rurale dans lequel Cécile Murat était enfermée » (p. 245). Dans l’article suivant « La conversation entre hommes. La première prise de parole poétique au féminin en Acadie », Benoit Doyon-Gosselin aussi cherche à sortir la voix féminine créatrice de l’ombre, en examinant le thème de l’autocensure dans Conversations entre hommes (1973) d’Huguette Légaré, roman peu connu d’une poète peu connue, d’une vie tragique sombrée dans la démence. En contrepoint, Doyon-Gosselin célèbre aussi des auteures plus récentes, telles que Dyane Léger, Rose Desprès et Hélène Harbec, qui apportent du lyrisme intimiste à la tradition de la poésie acadienne, toujours dominée par des voix masculines aux prises avec le thème du pays.
Les débats autour de la montée du féminisme en Acadie et la vision sacrée de la mère de famille entourée de nombreux enfants laissent deviner aisément l’hétéronormativité de l’Acadie traditionnelle. Par contre, dans son article « Performances queer des légendes acadiennes chez Antonine Maillet et Régis Brun », Rachel Doherty explore « la queeritude de deux pionniers de la littérature acadienne » (p. 279) en examinant La Mariecomo (1974) de Régis Brun et Chronique d’une sorcière de vent (1999) d’Antonine Maillet, deux romans qui empruntent des légendes de sorcellerie pour mettre en vedette des personnages marginaux ou travestis qui participent d’un héritage queer. L’étude de Jimmy Thibeault, « Inscrire l’Acadie dans le récit universel : le processus d’universalisation de l’acadianité dans l’oeuvre de France Daigle », vient clore l’ouvrage en postulant une ouverture au monde à partir de l’oeuvre monumentale de France Daigle, auteure qui dépasse le grand récit acadien et ses angoisses identitaires. Dans le cycle de romans de Pas pire (1998) à Pour sûr (2011) qui tournent autour de la famille de Carmen et Terry et de leur fils Étienne, Daigle a tendance à reléguer l’histoire acadienne au domaine du tourisme, tout en situant des événements tels que le Grand Dérangement dans le contexte de l’injustice mondiale. Pour Thibeault, « [en] négociant ainsi les tensions entre le “ politico-national ” et l’universel, France Daigle parvient à donner au récit acadien une véritable portée universelle » (p. 302).
Marquées d’une rigueur théorique et scientifique ainsi que d’une diversité de méthodes et d’approches, les études rassemblées dans ce recueil illustrent la contribution riche et variée des Acadiennes. On n’oublie pas que l’émancipation de la femme et de la société entière ne s’accomplit jamais sans entraves, ni en Acadie ni ailleurs.