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La rivière sans repos (Cousineau et Ivalu 2019) est le plus récent long métrage d’Arnait Video Productions, un collectif de femmes cinéastes qui produit et réalise des oeuvres valorisant « the unique culture and voices of Inuit women and to open discussions with Canadians of all origins » (www.arnaitvideo.ca, sous l’onglet « About us »). Plusieurs des fondatrices collaboraient déjà avec Isuma avant la fondation de leur collectif en 1991. Établi en 1990, Isuma est un collectif d’artistes et une société de production, nommément connu pour Atanarjuat, la légende de l’homme rapide (Kunuk 2001), premier film écrit, réalisé et joué en inuktitut. Sa victoire de la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2001 marque la reconnaissance du cinéma inuit. Le premier long métrage de fiction d’Arnait, Le jour avant le lendemain (Cousineau et Ivalu 2008), clôt la trilogie d’Igloolik composée d’Atanarjuat et du Journal de Knud Rasmussen (Cohn et Kunuk 2006), deux films dans lesquels les femmes occupent des places secondaires. Le collectif de cinéastes féminines désire donc remédier à une absence. Tout comme Isuma, Arnait cherche à montrer le point de vue inuit, mais essentiellement celui des femmes inuit[2] qui a été négligé.

Presque 50 ans après la publication de l’ouvrage éponyme de la romancière d’origine franco-manitobaine Gabrielle Roy (1995), les réalisatrices Marie-Hélène Cousineau et Madeline Ivalu adaptent le roman à l’écran. Cette adaptation cinématographique permet de réactualiser des enjeux propres aux femmes inuit. Le film raconte l’histoire d’Elsa, une Inuk vivant à Fort Chimo (Kuujjuak) pendant la Seconde Guerre mondiale. À la suite d’un viol commis par un soldat américain, Elsa donne naissance à son fils. En contact avec la culture traditionnelle inuit et celle de la colonisation, la mère tente de mener sa vie en respectant ce qui lui tient à coeur, tout en tâchant de donner le plus d’occasions favorables possible à son enfant. Le long métrage met au centre de son récit le vécu d’une Inuk. Dans le présent article, nous[3] nous intéressons à la représentation décoloniale de l’expérience d’une Inuk, et ce, particulièrement en rapport avec la violence sexuelle. Dans un premier temps, nous étudierons le personnage d’Elsa principalement ce qui a trait aux concepts d’autonomisation (empowerment), d’agentivité et d’identité plurielle. Nous ferons des emprunts aux théories décoloniales de Chandra Talpade Mohanty et de Gloria Anzaldúa. Il sera aussi question du mythe de la « disparition des Indiennes et Indiens » (vanishing Indian). Dans un deuxième temps, nous explorerons la place de la Seconde Guerre mondiale dans l’oeuvre. En prêtant attention à l’expérience féminine et inuit plutôt que masculine et blanche, le film aborde les violences sexuelles en temps de guerre et de colonisation. De plus, nous mettrons en parallèle la scène de viol du long métrage avec le reportage « Abus de la SQ : les femmes brisent le silence » (Marchand 2015) pour démontrer la résonance de l’oeuvre avec les dénonciations actuelles en matière de violence sexuelle. Le sujet des agressions sexuelles nous amène au troisième temps de notre article, où il sera question de la représentation du viol dans La rivière sans repos. Nous analyserons la mise en scène de l’agression sexuelle, notamment en la comparant à des représentations d’agressions sexuelles provenant du regard masculin (male gaze), soit à Irréversible (Noé 2002) et à Genèse (Lesage 2019), et nous démontrerons la création d’un regard féminin (female gaze) inuit.

L’évolution d’Elsa

Publié en 1970, l’ouvrage La rivière sans repos a été rédigé par Gabrielle Roy d’après ses souvenirs d’un séjour en Ungava dix ans plus tôt (Ricard, cité dans Ramond (2019b)). Bien qu’il soit relativement sensible à la réalité des Inuit et qu’il découle d’une perspective féministe, le roman appartient aux discours occidentaux qui créent les femmes du « tiers monde ». Bien que l’Inuit Nunangat[4] ne fasse pas partie de la liste des territoires du « tiers monde », puisqu’il y a un contexte colonial et raciste au sein du Canada qui maintient les Autochtones dans la posture de l’Autre, nous nous permettons d’utiliser la théorie décoloniale de Mohanty (1984 : 335) :

it is in the production of this « Third World Difference » that Western feminisms appropriate and « colonize » the fundamental complexities and conflicts which characterize the lives of women of different classes, religions, cultures, races and castes in these countries. It is in this process of homogenization and systemitization of the oppression of women in the third world that power is exercised in much of recent Western feminist discourse, and this power needs to be defined and named.

Roy a conçu le récit d’Elsa comme une tragédie, ce qui s’insère dans une des tendances des féministes occidentales nommées par Mohanty (1984 : 339), soit celle de réduire les autres femmes à un statut de victime. Contrairement à l’héroïne du roman, dans le film, Elsa a une plus grande agentivité et son destin est plus heureux. Outre l’adaptation en scénario par Cousineau et Ivalu, le personnage a également été modifié par l’actrice jouant le premier rôle. Malaya Qaunirq-Chapman a grandi à Pangnirtung, à Iqaluit et à Los Angeles. Elle est comédienne, productrice, mannequin, défenseuse d’Iqaluit et de la santé mentale dans le Nord (Cousineau, citée dans Ramond (2019a)). La protagoniste de La rivière sans repos, comme Qaunirq-Chapman, possède une personnalité plurielle qui contribue à son autonomisation. Elsa, « [c]omme celles et ceux qui ont, ou qui vivent dans plus d’une culture, re[çoit] des messages multiples et souvent contradictoires » (Anzaldúa 2011 : 3). En façonnant sa propre identité hybride, Elsa abandonne l’idée binaire de devoir embrasser seulement une des deux cultures, soit la culture inuit ou coloniale, et de rejeter l’autre. À propos de cette sortie de la dualité, l’autrice et féministe chicana Anzaldúa (2011 : 4), qui s’est intéressée à l’expérience chicana et latina à travers le prisme du genre, de la race, de l’identité et du colonialisme, a écrit que « [l]e soi, en essayant de construire une synthèse, a ajouté un troisième élément qui est supérieur à la somme de ses parties disjointes. Ce troisième élément est une nouvelle conscience – une conscience mestiza. » Consciente des relations de pouvoir intrinsèques du colonialisme qui vise son assimilation, Elsa lutte et construit son individualité.

À plusieurs moments, des gens de l’entourage de la protagoniste tentent de lui dicter ses actions. Par exemple, la mère d’Elsa, Winnie, conseille à sa fille de ne pas essayer de vivre dans un campement comme l’avait fait sa grand-mère. Des hommes aussi s’efforcent de diriger les choix d’Elsa. Notamment, le pasteur, sans que l’héroïne soit allée vers lui, dit à Elsa qu’elle devrait trouver un mari, un père pour son enfant et pour une future progéniture. Il ajoute que ce qui est arrivé avec son agresseur appartient au passé et qu’elle peut l’oublier. Cette figure d’autorité blanche, coloniale, masculine et hétérosexiste voudrait que l’Inuk se conforme à l’ordre patriarcal, ce dernier étant troublé par l’existence d’une mère célibataire qui s’éloigne du modèle familial traditionnel occidental. Qui plus est, cet ordre tente de lui imposer une manière de réagir à son viol, ce qui est courant dans les cultures du viol. Le policier, M. Beaulieu représente également l’État qui cherche à s’immiscer dans la vie de la femme autochtone, ce qui s’illustre – entre autres – par l’ordre d’envoyer Jimmy, fils d’Elsa, dans une école au lieu de le laisser vivre auprès de sa parente dans un mode de vie nomade. Même si son entourage tente de l’orienter dans certaines directions, Elsa n’hésite pas à faire des choix auxquels elle croit et qui déplaisent à ceux et celles qui l’entourent, comme ses décisions de tenter le nomadisme, d’assumer son statut à la tête d’une famille monoparentale et de fuir la police.

Le film, dont le récit se déroule sur plusieurs années, témoigne du cheminement d’Elsa pour forger son identité hybride et être en paix avec celle-ci. Cette idée est montrée dans l’avant-dernière scène, dans laquelle Elsa discute avec le prêtre qui lui propose de lui trouver un emploi pour qu’elle fasse plus d’argent. La protagoniste refuse l’offre en ajoutant qu’elle est bien avec ce qu’elle a, qu’elle dispose enfin de temps pour faire ce qui lui plaît et qu’elle est heureuse :

  • Elsa : My home is fine. What I have is good enough. I finally have time to walk around and do what I want.

    […]

    Elsa : I am happy with my life.

    Priest : Yes, I can see that.

La scène suivante, où l’héroïne au bord de l’eau sourit et amuse deux jeunes adolescentes, appuie ses propos. Son bonheur semble être amplifié par le bien-être de son fils, maintenant pilote, qui lui aussi vit harmonieusement son identité hybride. Le long métrage met en lumière le fait que, « [b]ien entrés dans le monde moderne [contrairement à la croyance populaire], les Inuit […] veulent modeler leur version de la modernité en respectant leur culture et leurs valeurs » (Méthot 2019 : 33). Cela s’oppose au mythe de la « disparition des Indiennes et Indiens ». Comme le dit Kathryn E. Fort (2013 : 309), « the concept is rooted in the belief that in the face of “ advancing civilization ”, tribes and tribal citizens would necessarily and inevitably disappear ». Les représentations découlant de ce mythe dépeignent les Autochtones comme des reliques du passé, qui sont en voie d’extinction ou qui ont déjà disparu. Une des conséquences de cette idée préconçue est « the manufactured absences of modern Indigeneity on screen » (Hearne 2012 : 5). Le long métrage de Cousineau et Ivalu déstabilise ce mythe en présentant Elsa, ses proches et son environnement sur une période approximative de 25 années, et ce, à l’époque contemporaine. Durant ce laps de temps, l’individualité d’Elsa se transforme de manière significative, mettant en valeur une identité autochtone vivante et dynamique. De surcroît, nous ne voyons ni la mort d’Elsa ni celle de Jimmy. Le film met de plus l’accent sur l’agentivité d’Elsa, une façon de perturber le statut de victime associé aux Autochtones et aux personnes qui survivent à une agression sexuelle, sans nier les violences systémiques. Par exemple, l’imposition des normes coloniales est mise en évidence par des personnages comme les Beaulieu, le pasteur et la patronne du magasin général et par des événements tels que l’emploi de bonne d’Elsa dans une famille blanche, la délocalisation des Inuit et l’agression sexuelle.

La guerre et la colonisation : des contextes propices aux violences sexuelles

Une autre composante intéressante de l’oeuvre est la réappropriation du contexte de la Seconde Guerre mondiale. Ici, la guerre n’est pas le sujet principal, mais participe à la diégèse. La colonisation du Nord canadien n’a pas pris la même forme que celle du Sud, car elle a été plus tardive. C’est surtout pendant et après la Seconde Guerre mondiale que le processus de colonisation s’est accéléré, notamment par la création d’une base aérienne, de pensionnats et de nouvelles écoles ainsi que par la sédentarisation contrainte (Méthot 2019 : 32). Ainsi, La rivière sans repos permet de revenir sur une période marquante pour les peuples de l’Inuit Nunangat et pourtant peu connue.

La majorité des films de guerre sont axés sur les hommes et les affrontements. Dans La rivière sans repos, on attire l’attention sur l’expérience d’une femme en temps de conflit armé, plus précisément celle d’une Inuk qui vit l’accroissement des mesures coloniales. De même, l’oeuvre présente la réalité du viol en temps de guerre (Bertrand 1979 : 204) :

Les guerres et les occupations qu’elles entraînent, les invasions, les colonisations ont toujours et partout été l’occasion pour des hommes, vainqueurs et dominateurs, de violer les femmes […] [elles] sont aussi dominées par les étrangers qui occupent leur pays.

Bien que les combats ne se soient pas déroulés sur le sol de l’Inuit Nunangat, une base aérienne a tout de même été construite par les États-Unis pour la guerre de 1939-1945 à Fort Chimo (Kuujjuak). Cette infrastructure a servi de base militaire (Cartier 1964). Renée Collette-Carrière (1980 : 62-63) fait remarquer le lien entre la guerre et la virilité :

La guerre exalte la force virile du militaire. Elle fournit comme d’ailleurs l’esclavage, un cadre institutionnel qui confère aux assaillants un avantage certain. D’autres exemples de tels cadres sont la prison, les autorités policières et les relations d’autorité par rapport aux enfants.

La guerre tout comme la colonisation sont des contextes propices aux violences sexuelles. Les deux amplifient le phénomène de la culture du viol, « ces pratiques, mythes, conventions et faits culturels qui banalisent, dénaturent ou favorisent les violences sexuelles dans notre société » (Zaccour 2019 : 76). Dans des pays patriarcaux, sexistes, classistes, coloniaux et racistes comme le Canada et les États-Unis, l’Américain qui agresse Elsa bénéficie d’une impunité en tant qu’homme blanc en situation d’autorité. Qui plus est, puisque le soldat se trouve temporairement stationné au Canada, son départ du territoire marque une sécurité supplémentaire pour lui.

En raison du statut militaire de l’agresseur d’Elsa, la scène du viol résonne avec les actualités. Avant l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2015-2019) qui a commencé quelques mois plus tard, le 22 octobre 2015, le reportage « Abus de la SQ : les femmes brisent le silence » (Marchand 2015), diffusé dans le contexte de l’émission journalistique Enquête, révèle le scandale de Val-d’Or. Plusieurs Autochtones témoignent de violences sexuelles commises par des policiers de la Sûreté du Québec. Outre qu’elle lève le voile sur les abus, l’émission souligne la peur, la crise de confiance envers les autorités et l’absence de sanctions imposées aux forces de l’ordre. Rappelons le modus operandi des policiers dans cette affaire : des hommes en position d’autorité font monter dans leur véhicule de travail des femmes autochtones vulnérables pour les amener dans un endroit isolé, souvent la forêt, pour leur demander des faveurs sexuelles. Celles qui refusent sont battues et abandonnées, alors que celles qui cèdent sont habituellement payées pour « leur service » et pour garder le silence. La scène du viol de La rivière sans repos se déroule dans un bois reculé, et, après avoir agressé Elsa, le militaire lui propose de l’argent. Ce n’est qu’une fois l’agression commise que l’homme crie à Elsa de lui dire son nom, alors qu’elle fuit en courant. Le désintérêt de l’agresseur pour son nom avant le viol manifeste sa déshumanisation envers l’Inuk, qu’il considère comme un objet sexuel. Le soldat exploite sa victime comme le colonialisme le fait avec les ressources (Ogunade 2018 : 71).

Il était interdit aux soldats américains d’entrer en contact avec les Inuit, règle qui s’insère dans les mesures biopolitiques d’un État. Théorisé par Michel Foucault, le biopouvoir s’exerce sur la vie des individus, sur leur corps et sur les populations, et peut s’illustrer par des règlements sur la santé et la natalité (Gros 2012 : 84). L’imposition aux soldats blancs de ne pas entrer en contact avec les femmes autochtones réduisaient les probabilités de rencontres et de mariages entre les deux parties, mais surtout leur reproduction. Au nom de la pureté des Blancs, cette mesure discriminait la vie des Autochtones, déjà mise en jeu par les stratégies coloniales qui visaient la diminution vitale de leurs peuples. Cette mesure a pour effet de décréter que les femmes autochtones ne sont pas de bonnes épouses, elle les considère comme non « dotée[s] des caractéristiques idéales d’une véritable amoureuse, donc [in]digne[s] d’être subjectifiée[s] » (Boisvert 2017 : 248). Par conséquent, dénigrées et chosifiées, les femmes autochtones courent plus de risques d’être agressées sexuellement.

Le documentaire « Abus de la SQ : les femmes brisent le silence » et le long métrage La rivière sans repos abordent chacun à leur manière le racisme systémique, particulièrement celui subi par les femmes. Dans le reportage, les Autochtones racontent que la police ne les protège pas et que les enquêtes dans lesquelles les femmes blanches sont des victimes sont réalisées avec plus de sérieux. Selon le document Précis des faits sur la victimisation des femmes et des filles autochtones, rédigé par la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada (2017), trois fois plus d’Autochtones déclarent des agressions que les non-Autochtones. Suivant l’Association des femmes autochtones du Canada (2015), critique des statistiques gouvernementales, « six crimes violents sur 10 perpétrés contre des Autochtones ne sont pas signalés ». Les non-dénonciations seraient dues en particulier à une méfiance envers les institutions publiques. De plus, les faibles taux de réussite des démarches judiciaires en découragent plusieurs (Piedboeuf et Lévesque 2019). Le changement « involves listening not only to who speaks and in what circumstances, but who does not speak and why. It requires that we listen for those stories that differ from the master(‘s) story » (Higgins et Silver 1991 : 3). La culture du viol, le colonialisme et le racisme systémique contribuent à maintenir les femmes racisées dans le silence, mais ces dernières tentent de sortir de l’ombre pour renverser leurs oppressions en usant de leur voix, notamment par l’entremise du médium cinématographique.

Le regard féminin

Même si la scène d’agression sexuelle peut être lue comme une métaphore du colonialisme, la mise en scène du film en général et celle du viol s’efforcent prioritairement de rendre l’expérience personnelle d’une survivante. Bien que le viol soit un motif central du médium cinématographique, comme le démontre la professeure Sarah Projansky (2001 : 64) dans son ouvrage Watching Rape: Film and Television in Postfeminist Culture, les films présentent rarement le point de vue des survivantes et des survivants. Dès l’instant où les hommes dominent dans la société patriarcale, ils dirigent l’industrie cinématographique dominante. Sauf exception, les réalisateurs ont mis en scène l’expérience du viol à travers le regard masculin, c’est-à-dire en spectacle. Théorisé par Laura Mulvey en 1975, le regard masculin sert au plaisir visuel et aux processus d’érotisation des corps féminins. Ce concept repose sur l’adhésion entre le regard du héros, de la caméra et du spectateur, sur l’identification au personnage principal masculin et sur la femme-objet. Cette formule force l’adoption d’un point de vue masculin hétérosexuel. Dans le cinéma hégémonique, les scènes d’agression sexuelle ont été esthétisées, voire érotisées pour la satisfaction des hommes hétérosexuels, et l’on a effacé du même coup l’expérience des victimes de ce crime sexospécifique. Selon la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada (2019), « les femmes sont plus souvent victimisées (37 incidents pour 1 000 femmes) que les hommes (5 pour 1 000 hommes) ». Pour ne pas participer à la culture du viol par le regard masculin, des cinéastes se tournent vers le regard féminin, comme c’est le cas pour Cousineau et Ivalu. Selon Joey Soloway (2016), le regard féminin se décline en trois parties : privilégier le ressenti sur le regard, amener à éprouver ce que cela fait d’être l’objet du regard et inverser le regard. D’après Iris Brey (2020 : 77), six éléments composent le regard féminin :

  • Il faut narrativement que :

    1/le personnage principal s’identifie en tant que femme;

    2/ l’histoire soit racontée de son point de vue;

    3/ son histoire remette en question l’ordre patriarcal.

    Il faut d’un point de vue formel que :

    1/ grâce à la mise en scène, le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine;

    2/ si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l’inconscient patriarcal);

    3/ le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectifiant comme un voyeur).

Ces deux théorisations proposent la création d’une nouvelle articulation subversive du langage cinématographique qui place le partage de l’expérience, le corps et la subjectivation en son centre. Dans La rivière sans repos, il y a une autochtonisation du regard féminin, et ce, particulièrement remarquable dans la scène du viol.

La mise en scène de la subjectivité d’Elsa

À la suite du générique qui ouvre le film, le premier plan cadre en très gros plan le regard du personnage principal féminin et autochtone. Ces yeux annoncent que l’histoire qui suit est subjective, que c’est l’expérience de cette femme et qu’elle décide d’offrir sa version des faits. Nous ne vivons pas son récit à sa place, nous l’accompagnons, c’est son vécu. Avant le générique de fin se trouve le même plan, ce regard identique qui fait sortir le public de sa subjectivité. De plus, la présence de ce regard féminin au début, exactement comme à la fin, autant tourné vers le passé et le présent que l’avenir, crée une nouvelle temporalité non linéaire, celle du « temps sacré » (Bertrand 2013 : 205). Sans oublier, dans l’oeil au foyer d’Elsa, qu’il est possible de voir le paysage qu’elle regarde. Cette juxtaposition expose « le caractère éminemment féminin du territoire » (ibid. : 211) de la Terre-Mère qui reviendra tout au long du film.

L’expérience cinématographique du viol à travers le regard masculin

Nous comparerons maintenant le film à l’étude aux films Irréversible (Noé 2002) et Genèse (Lesage 2019) pour mettre en exergue les différences entre le regard masculin et le regard féminin dans la mise en scène cinématographique des agressions sexuelles. Ces trois longs métrages présentent une position similaire des corps des agresseurs et des victimes lors des agressions. Dans toutes les scènes, le violeur pénètre la femme qui est couchée, le visage contre le sol. Malgré cette similitude, La rivière sans repos propose une expérience spectatorielle dissemblable. La scène dure une minute et 34 secondes, et le plan de l’acte de violence sexuelle, une dizaine de secondes. Selon nos observations empiriques sur la représentation des agressions sexuelles, il est rare que ce type de représentation soit aussi court. À l’opposé, dans Irréversible, la scène complète a une durée approximative de 15 minutes et la pénétration compte 9 minutes. Le plan du viol dans le drame Genèse dure autour de 2 minutes. Dans Irréversible, la caméra est du côté des visages des personnages. Genèse présente les corps de côté, tandis qu’Elsa et son agresseur sont filmés presque de dos dans une diagonale.

Dans les deux films produits par des réalisateurs, le public est dans une posture voyeuriste. D’abord, la pulsion scopique des spectatrices et des spectateurs qui visionnent le long métrage de Lesage est encouragée par un travelling avant qui n’est pas sans rappeler le fameux travelling de Kapo (Pontercorvo 1961) vilipendé par Jacques Rivette (1961) en raison de l’esthétisation de la violence. De surcroît, dans Genèse, la semi-obscurité entraîne un regard plus attentif, encouragé par les halètements, dans une sorte de jeu « en direct » de dévoilement mobilisant la vue, sens à partir duquel le regard masculin forge son plaisir. Ensuite, dans le film de Noé, plusieurs choix esthétiques érotisent le viol, outre qu’ils placent ceux et celles qui le regardent dans une position voyeuriste : les visages, vecteurs d’érotisme (Marin 2005 : 22), le déshabillage, la durée « en temps réel » ainsi que les cris et les gémissements. Par ailleurs, dans ces deux productions, à l’inverse de celle de Cousineau et Ivalu, le début de la pénétration et la fin, l’éjaculation de l’homme, sont enregistrés. Leur déroulement correspond dans une certaine mesure au rythme linéaire qui permet la montée du désir dans la pornographie, que Paul Ardenne (1996 : 53) décrit ainsi : 1) déshabillage, 2) attouchements, 3) rapports buccaux, 4) pénétration et 5) jouissance. Ardenne (1996 : 57) aborde également la composition de l’image pornographique qui doit toujours accentuer la visibilité de l’action. Les mouvements de caméra des films Genèse et Irréversible assurent au public de mieux voir, de tout voir. Ces références à la pornographie révèlent l’évolution du processus d’érotisation cinématographique. Dès la fin des années 50, celui-ci s’inspirait principalement de la littérature alliant sexe, mort et sang, telle que celle du Marquis de Sade ou de Georges Bataille; puis, à compter de 1975, les mécanismes ont mué en gestes érotico-pornographiques (Tapia 2007).

L’expérience cinématographique du viol de La rivière sans repos

Contrairement aux films Genèse et Irréversible, La rivière sans repos n’offre pas au public des conditions favorables pour regarder. D’abord, la courte durée, les coupes et les ellipses freinent la scopophilie. Quand le soldat viole Elsa, leurs corps sont cadrés dans un plan d’ensemble qui les fait paraître de petite taille, annonçant aux spectatrices et aux spectateurs que des éléments ne leur seront pas montrés. Certaines personnes pourraient considérer que le cadrage favorise le voyeurisme parce qu’il donnerait à voir la scène entre les arbres, ce qui peut vaguement évoquer le déshabillage dans la forêt du film de « Maple Syrup porn » Valérie (Héroux 1969). Cependant, à l’opposé de cette séquence, il n’y a pas de nudité, de morcellement du corps féminin, et la caméra – qui est plus loin – ne regarde pas l’héroïne à son insu. Dès le commencement de la scène, le public est invité à accompagner la protagoniste par un accès à son intériorité : on l’entend rejouer dans sa tête les dialogues du film qu’elle vient de visionner. Ensuite, la place importante accordée à la nature appuie le regard féminin inuit en réitérant le corps « comme élément indissociable de la nature dans laquelle l’Inuk puise toutes les ressources qui lui permettent de vivre » (Le Goff, cité dans Karine Bertrand (2017 : 43)). Plutôt que la construction d’un point de vue d’une tierce personne qui espionne, l’insistance visuelle sur l’environnement naturel semble signaler le lien intrinsèque entre Elsa et le territoire. De nombreux plans de paysage ponctuent le long métrage, incarnant la subjectivité de l’Inuk, spécialement symbolisée par la rivière Koksoak, qui sépare les rives de l’ancien et du nouveau Kuujjuak.

Le plan précédent la monstration du corps de l’agresseur sur la femme est un panoramique vers la gauche qui balaye la cime de conifères remués par le vent. L’effet n’est pas de présenter la forêt en tant que témoin, mais de projeter une expérience sensorielle particulière. C’est un appel aux sens autres que la vue, comme l’ouïe et le toucher qui permettent de sentir la sensation du vent, élément invisible sauf lorsqu’il est en contact avec de la matière. Au début de la séquence, un fondu sonore occasionne la disparition des réminiscences d’Elsa, laissant la place au son synchrone pendant le dialogue entre l’Américain et l’Inuk, ce qui signifie le retour au concret. Ensuite, le son synchrone s’évanouit en concomitance avec le sourire du soldat pour laisser toute la place aux bruits du vent. De ce fait, nous n’avons pas accès aux sons de l’action, ce qui empêche l’éruption de sentiments paradoxaux chez les spectateurs et les spectatrices que pourrait provoquer l’écoute de cris et des halètements de la part des personnages. Parmi les attentes envers le genre féminin relevées dans Le principe du cumshot : le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels, l’autrice Lili Boisvert (2017 : 38) note qu’« [u]ne femme doit gémir et crier pour montrer à l’homme qu’elle apprécie ce qu’il lui fait ». Les sons de plaisir émis par les femmes peuvent être confondus avec des plaintes. Par conséquent, l’absence de sons synchrones dans La rivière sans repos limite l’érotisation de la violence. Distordus, amplifiés et ronflants, les bruits du vent composent une bande sonore singulière qui insiste sur la sensation du vent.

Dans l’introduction de son ouvrage intitulé Le regard féminin : une révolution à lécran, Brey (2020 : 14-15) critique la mise à l’écart de la corporéité de l’expérience spectatorielle dans les études cinématographiques :

Dans la philosophie traditionnelle occidentale, l’esprit et la parole sont plus importants que le corps […] L’importance du corps au cinéma a ainsi souvent été ignorée, jusqu’à ce que, dans les années 1990 et 2000, dans la lignée de la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty, des penseuses élaborent un nouveau cadre théorique où l’expérience vécue entre les spectateur.trice.s et le film est au coeur d’un échange.

Le regard féminin s’inscrit dans ce nouveau cadre théorique, dans cette perspective phénoménologique : « le corps en tant que sujet [est] au coeur de l’expérience du female gaze » (Brey 2020 : 47). L’expérience du regard féminin délaisse l’idée traditionnelle de l’identification au héros et s’intéresse au fait que « regarder est avant tout une expérience incarnée où le corps joue un rôle fondamental » (ibid. : 15). Dans cette optique phénoménologique, les choix formels employés dans la scène d’agression sexuelle dans La rivière sans repos semblent être mis en oeuvre pour transmettre des sensations en vue de se rapprocher des perceptions de la victime. Les spécificités du langage cinématographique sont organisées pour faire ressentir non pas le viol en soi, mais l’expérience de la survivante en l’inscrivant dans le regard féminin pour partager son ressenti et se concentrer sur la corporalité, tout en « autochtonisant » la représentation.

Les réalisatrices ont exprimé la mémoire du corps dans la scène où Elsa, juste après sa fuite, se remémore certains moments de l’agression. Les souvenirs se présentent en trois séquences d’approximativement 2 secondes chacune. Chaque apparition est ponctuée d’un son brutal, d’un choc, et la trame sonore de cette série de plans est pleine de réverbérations. La rapidité de l’enchaînement en sus de la composition sonore tiennent lieu de stimuli. La personne qui interagit avec le film est happée par le langage cinématographique, ce qui la met dans un état propice à l’idée de concevoir l’attaque à laquelle repense l’Inuk. Elsa, en pleurs, se souvient de son corps poussé au sol par le soldat, de la main du Blanc qui comprime la sienne, du poids des jambes de son agresseur sur les siennes, de son visage plaqué contre le sol et de sa propre main qui s’agrippe dans la terre avant d’en être extraite. L’alternance entre les plans des larmes de l’héroïne et ceux des réminiscences éloigne aussi une sexualisation de l’expérience violente qui lui a été imposée. Les très gros plans partagent les sensations négatives corporelles de la survivante. La professeure en études cinématographiques Linda Williams (2008 : 58) dépeint de la sorte le processus de transformation de la vision en ressenti tactile chez le public : « Sight commutes to touch, not literal touch, but our own senses make sense of the vision of touch in our own flesh in haptic ways that cannot be reduced to sight alone. » En raison notamment des gros plans, l’orchestration du langage formel employé dans la séquence de remémoration augmente la possibilité de communiquer les sensations d’Elsa. Ce n’est pas le viol seul qui intéresse les réalisatrices, mais la subjectivité du personnage et sa compréhension par le public.

Conclusion

En somme, La rivière sans repos dépeint un portrait nuancé d’une Inuk forte, survivante d’un viol, survivante de la colonisation, survivante d’un génocide. Sans tomber dans le misérabilisme, les réalisatrices abordent des réalités difficiles qu’affrontent les Inuit, particulièrement celles des femmes autochtones qui vivent en plus une domination par rapport à leur genre. Cependant, ces dernières ne sont pas réduites à un statut de victime, encore moins homogénéisées, ce qui se manifeste notamment par la représentation des différences de vécu et d’opinion de la grand-mère, de la mère et de la fille. De surcroît, l’affirmation de la subjectivité du personnage principal dénote une volonté de relater une histoire personnelle, qui s’inscrit certes dans une histoire plus large, mais sans en effacer ses spécificités puisque le récit reste raconté du point de vue d’Elsa. Cette dernière diffère en certains points de l’héroïne écrite à travers le regard blanc de Gabrielle Roy. Une modification considérable est la plus grande agentivité octroyée à la protagoniste du long métrage. La fin plus heureuse du film efface également le renvoi du personnage à un statut de victime. L’autonomisation d’Elsa se fait sentir aussi tout au long de son parcours. De plus, l’identité plurielle du personnage principal est présentée comme une force. En outre, l’illustration de l’identité hybride décolonise les savoirs en mettant en évidence la sortie de la binarité coloniale en ce qui a trait à la question identitaire. L’évolution identitaire d’Elsa résonne avec la monstration plus large du dynamisme de l’identité inuite, loin de rejouer la « disparition des Indiennes et Indiens ». En s’éloignant des mythes et des stéréotypes qui ciblent les Inuit comme ceux de bon ou bonne enfant et de mangeur ou de mangeuse de chair, en présentant des personnages Inuit complexes, le film participe à la décolonisation des représentations. La création de cette oeuvre majoritairement réalisée par et pour les Inuit permet cette autoprésentation et cette autodétermination. Même si nous n’avons pas pu l’aborder dans notre article, nous tenons à souligner que La rivière sans repos est issue d’une collaboration entre Inuit et qallunaat[5].

Bien que le récit se déroule en majeure partie pendant la Seconde Guerre mondiale, le sujet du film n’est pas la guerre en soi. En utilisant cette guerre comme contexte diégétique et en n’illustrant pas de luttes armées, l’oeuvre décolonise en racontant l’augmentation des mesures coloniales qui avait lieu à la même période dans l’Inuit Nunangat, événement historique aussi important. Au surplus, l’agression sexuelle commise par le soldat américain permet de traiter du viol en temps de conflit armé, mais également dans un contexte colonial. La guerre et la colonisation constituent des cadres qui facilitent la perpétration d’agressions sexuelles et protègent ceux qui les commettent. La colonisation au Québec et au Canada se déroulant encore, ces abus sont toujours actuels, comme l’exemplifie le scandale de Val-d’Or, qui peut être mis en parallèle avec la scène de viol du long métrage en raison du statut d’autorité, du modus operandi et des races de la victime et de l’agresseur.

Dans La rivière sans repos, l’intersection entre le féminisme et le décolonialisme s’intéresse en particulier à l’histoire des représentations cinématographiques du viol. Critique, le film propose un nouveau langage formel féministe et « autochtonisé » pour mettre en scène une agression sexuelle. Ces spécificités cinématographiques se concentrent sur la résilience des survivantes et des survivants et font disparaître le regard masculin au profit du regard féminin. Ce dernier priorise les sensations sur la vue, subjectivise la femme, neutralise le plaisir visuel masculin et hétérosexuel et remet en question l’ordre patriarcal. Cependant, ce regard n’est pas que féminin, il est autochtone et il lutte contre le colonialisme et le racisme. Ici, l’autochtonisation du regard féminin passe par la subjectivation et la non-fétichisation de la femme autochtone, par une notion particulière du temps, par la transmission du ressenti d’une Inuk et par l’énonciation du lien inséparable entre le corps et la nature. La réalisation d’un regard féminin inuit est nommément le coeur de la résistance du film.

Une des forces de l’oeuvre de Cousineau et Ivalu s’avère sa résonance avec les réalités d’aujourd’hui des Inuit, que ce soit les questions entourant la survie des traditions culturelles, les identités hybrides ou les violences militaires et policières. Malgré l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’inaction au niveau tant fédéral que provincial donne invariablement l’impression que les peuples autochtones sont considérés comme inférieurs, qu’ils ne sont pas traités au même titre que la population blanche. Trop de femmes autochtones ont souffert et souffrent encore aujourd’hui. Il est crucial de mettre fin à ce génocide toujours en cours. L’existence de personnes et de personnages comme Elsa est un acte de résistance en soi.