La volonté de constituer ce numéro donne suite, de manière oblique, au colloque Toujours deboutte! Perspectives sur le renouveau féministe au Québec, qui a eu lieu les 21 et 22 novembre 2019 à l’Université du Québec à Montréal. Organisé par Marie-Andrée Bergeron, Josette Brun et Camille Robert, ce colloque avait pour objectif de revisiter, cinquante ans après l’émergence du Front de libération des femmes, l’héritage du « renouveau féministe » québécois. Nous souhaitions alors examiner non seulement les discours, les publications, les créations, les revendications et les mobilisations qui en étaient issus, mais aussi les limites et les absences, ou même les exclusions, de certains groupes de femmes au sein de cette frange féministe. Le colloque a réuni environ 150 personnes issues de plusieurs disciplines et universités, ainsi que des militantes et des travailleuses de diverses générations. Lors des panels et en marge de ceux-ci, de vives discussions sont survenues quant aux analyses sur les courants féministes des années 1970 et leur histoire, notamment sur la place qu’y ont eue – ou n’y ont pas eue – les femmes autochtones et racisées. Des tensions ont surgi entre approches de recherche et préoccupations militantes; entre histoire et mémoires; entre héritages féministes à transmettre ou à revoir. Pour les organisatrices, un bilan critique s’est imposé, notamment sur les manières d’aménager un espace pour tenir ces discussions entre féministes. Sans vouloir produire des actes de colloque, nous avons vu là l’occasion d’aborder de front la question des héritages féministes afin d’interroger ce qui se maintient, se perd ou se transforme dans les héritages. À l’instar de Françoise Collin, nous considérons que « la transmission n’est pas un mouvement à sens unique. [C’est] toujours une opération bilatérale, un travail de relation prélevé sur le vivant [...] Prise dans le jeu des générations, elle a rapport au désir des anciennes, comme des nouvelles » (Collin 2020 : 11). Nous sommes toutes trois issues d’une nouvelle génération de féministes, une cohorte moins définie par son âge que par ses préoccupations, ses moyens et ses idées. Bien que nos expériences et appartenances théoriques et disciplinaires diffèrent, nous avons consacré une partie de nos recherches à la question de la transmission et des filiations entre féministes, notamment à travers les journaux, les revues et les oeuvres littéraires. Nos démarches intellectuelles se sont également transformées avec le temps : après une volonté de reconstitution et de préservation des héritages, nous sommes arrivées à un désir de les réexaminer à la lumière des critiques soulevées par les féminismes décoloniaux, noirs et queer, entre autres. Ces courants de pensée ont eux-mêmes circulé de manière discontinue dans les espaces féministes, alors que des enjeux de traduction, de diffusion et d’occultation ont complexifié leur transmission, y compris au sein du milieu universitaire francophone. Comment expliquer, par exemple, que des ouvrages majeurs comme Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (Judith Butler 2005), La pensée féministe noire (Patricia Hill Collins 2016) ou De la marge au centre (bell hooks 2017) n’aient été traduits en français que 15 ans, 25 ans et 33 ans après leur publication originale? Nous souhaitions ainsi écouter ce qu’ont à nous dire ces longs silences. Ce numéro fait également suite au dossier « Temps et mémoire des femmes », publié par la revue Recherches féministes en 1993. Nos prédécesseures ont remis en cause l’androcentrisme dans la constitution des savoirs, notamment en ce qui a trait aux questions liées à l’histoire. Elles ont soutenu que, jusque-là, les récits, la mémoire, la périodisation ou la temporalité ont essentiellement été conçus à travers une vision masculine du …
Appendices
Références
- ANTANE KAPESH, An, 2020 Tanite nene etutamin nitassi / Qu’as-tu fait de mon pays? Montréal, Mémoire d’encrier.
- ANTANE KAPESH, An, 2019 Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse. Montréal, Mémoire d’encrier.
- BOWEN, Deanna, 2010 sum of the parts: what can be named. Performance filmée, couleur, HD, 18 min 47 sec, [En ligne], [https://www.youtube.com/watch?v=hCOmhgA-QtMA-QtM] (2 avril 2023).
- COLLIN, Françoise, 2020 Un héritage sans testament. Montréal, Les éditions du remue-ménage.
- LORDE, Audre, 2018 Sisters outsiders. Paris, Éditions Mamamelis.
- NOËL, Fania, 2022 Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe. Paris, Éditions Cambourakis.
- PIERRE, Alexandra, 2022 Empreintes de résistance. Montréal, Les éditions du remue-ménage.
- TRUTH, Sojourner, 2021 Ain’t I a Woman? Toronto, Penguin House Canada.
- VERGÈS, Françoise, 2019 Un féminisme décolonial. Paris, La fabrique éditions.